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Dossier : T-953-18

Référence : 2018 CF 1196

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

BUSHRA JABEEN HALEPOTA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Mme Halepota, une citoyenne du Pakistan et une résidente permanente du Canada, a demandé qu’on lui attribue de façon extraordinaire la citoyenneté canadienne en raison d’une situation inhabituelle de détresse et de services exceptionnels rendus au Canada. Ces services correspondent au poste qu’elle occupe depuis longtemps auprès du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR). Sa demande a été rejetée. Je fais droit à sa demande de contrôle judiciaire parce que la décision de rejeter sa demande de citoyenneté était fondée sur une mauvaise appréciation de ce qui pourrait constituer un service exceptionnel rendu au Canada.

I.  Contexte

[2]  Mme Halepota travaille pour le HCNUR depuis 1994. Elle a obtenu la résidence permanente au Canada en 2005. À ce moment-là, elle travaillait à New York. Elle a continué d’y travailler pendant environ deux ans, puis elle a été affectée en Arménie, au Pakistan, en Irak et maintenant au Népal. Elle a occupé des postes supérieurs au sein du HCNUR, y compris des affectations dans des régions minées par les conflits et la guerre.

[3]  Plusieurs membres de la famille de Mme Halepota, y compris ses enfants et ses sœurs, sont des citoyens canadiens et vivent au Canada.

[4]  En 2009, Mme Halepota a demandé la citoyenneté canadienne. Un juge de la citoyenneté a rejeté sa demande le 6 juin 2017 parce qu’elle n’avait pas été effectivement présente au Canada pendant la période requise. Elle a alors demandé un traitement spécial en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, LRC (1985), c C-29 (La Loi), qui est ainsi rédigé :

[5]  Le 16 mars 2018, une décideure principale qui agissait pour le compte du ministre a rejeté la demande de Mme Halepota. La décideure a d’abord rejeté les allégations de Mme Halepota fondées sur une situation particulière et inhabituelle de détresse. Elle a affirmé que de nombreux résidents permanents choisissent de travailler à l’étranger et que cela ne constitue pas une situation de détresse au sens du paragraphe 5(4). De plus, elle a souligné que Mme Halepota, en sa qualité de résidente permanente, [traduction] « est en mesure de vivre et de travailler au Canada sous réserve des exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ». Ainsi, lui refuser la citoyenneté canadienne n’aurait pas pour effet de la forcer à retourner au Pakistan, loin de sa famille.

[6]  La décideure a également refusé de reconnaître que Mme Halepota avait rendu des « services exceptionnels […] au Canada ». Elle a déclaré que le travail de Mme Halepota était [traduction] « louable » et [traduction] « noble ». Elle a toutefois conclu que le [traduction] « travail pour des organismes qui ont un programme humanitaire […] ne représente pas des services exceptionnels rendus au Canada ».

[7]  Mme Halepota a demandé un nouvel examen de la décision. Le 25 avril 2018, la même décideure a refusé de le faire, parce qu’il n’y avait pas eu manquement à l’équité procédurale ni erreur d’écriture ou nouvel élément de preuve. Mme Halepota a ensuite déposé la présente demande de contrôle judiciaire.

[8]  D’un point de vue technique, la demande de Mme Halepota vise la décision relative au nouvel examen seulement. Toutefois, je suis disposé à tenir pour acquis qu’elle conteste également la décision initiale rendue le 16 mars 2018. Je ne reproche pas à Mme Halepota d’avoir demandé à l’agente de réexaminer sa décision avant de déposer une demande de contrôle judiciaire devant notre Cour. Elle a agi rapidement et a toujours voulu contester la décision initiale. En tout état de cause, je ne vois pas en quoi cette façon de procéder cause un préjudice au ministre. Aucun retard déraisonnable ne découlera de cette situation.

II.  Analyse

[9]  Les décisions rendues aux termes du paragraphe 5(4) de la Loi sont de nature discrétionnaire. La Cour les examine selon la norme de la décision raisonnable (voir, par analogie, l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paragraphes 48 à 50, [2013] 2 RCS 559).

[10]  Mme Halepota a invoqué deux motifs distincts au soutien de sa demande de citoyenneté, ses services exceptionnels rendus au Canada et la situation de détresse dans laquelle elle serait placée si sa demande était rejetée. La décideure a rejeté sa demande sur la base des deux motifs.

A.  Services exceptionnels rendus au Canada

[11]  J’examine d’abord la question de savoir si le travail de Mme Halepota constituait des « services exceptionnels rendus au Canada ». L’évaluation du caractère raisonnable de cet aspect de la décision est quelque peu difficile parce que la décideure n’a pas clairement expliqué le fondement de sa décision. Même si elle n’était pas tenue de formuler un « critère » au-delà du libellé du paragraphe 5(4), elle devait expliquer quelles caractéristiques du travail de Mme Halepota faisaient en sorte qu’elle n’avait pas droit au bénéfice de cette disposition.

[12]  Après avoir résumé les observations de Mme Halepota, la décideure a expliqué sa décision défavorable en trois phrases :

[traduction]

Même si je trouve que le travail de la demanderesse auprès du HCNUR est louable puisqu’il offre des services précieux à des groupes vulnérables de la population dans des pays défavorisés et que son travail auprès du HCNUR s’harmonise avec le mandat d’aide humanitaire du Canada, je ne suis pas convaincue que ce travail constitue un service exceptionnel rendu au Canada en vue de l’attribution de la citoyenneté canadienne. De nombreux citoyens canadiens et non canadiens choisissent de travailler pour des organisations qui ont un programme humanitaire et, même si ce travail est noble, il ne constitue pas un service exceptionnel rendu au Canada qui justifie l’attribution à la personne de la citoyenneté canadienne. Suggérer le contraire ferait en sorte que la citoyenneté canadienne devrait être attribuée sur la base d’un service exceptionnel rendu au Canada à toute personne qui travaille pour une organisation humanitaire internationale, lorsque les objectifs de cette organisation s’harmonisent avec le mandat d’aide humanitaire du Canada.

[13]  Ainsi, plutôt que de se concentrer sur la situation personnelle de Mme Halepota, la décideure a décrit son travail comme étant [traduction] « humanitaire » et son employeur comme étant une [traduction] « organisation humanitaire » et elle a conclu que le travail ainsi décrit ne pourrait jamais être le fondement de l’attribution de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4).

[14]  Si ces trois phrases reflètent l’intégralité du raisonnement de la décideure, je dois conclure qu’elle a déraisonnablement entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Les décideurs à qui sont confiés des pouvoirs discrétionnaires doivent les exercer en tenant compte des circonstances de chaque cas. Même s’ils peuvent adopter des lignes directrices générales pour assurer un degré d’uniformité, ces lignes directrices ne peuvent faire systématiquement obstacle à certaines catégories de cas (Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2, aux pages 5 et 6; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 32, [2015] 3 RCS 909; Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, au paragraphe 18 [Delta Air Lines]). En l’espèce, la demande de Mme Halepota n’a pas été tranchée sur le fond. Sa situation a plutôt été assimilée à celle de chaque employé de chaque [traduction] « organisation humanitaire », et sa demande a été rejetée parce que la citoyenneté canadienne ne pouvait pas être attribuée à une catégorie aussi large de personnes.

[15]  Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, les tribunaux doivent examiner le dossier pour compléter les motifs qui pourraient paraître inadéquats à la première lecture (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 15, [2011] 3 RCS 708).

[16]  Le ministre a suggéré de nombreuses raisons pour lesquelles la décision pourrait être considérée comme étant raisonnable. Il a d’abord tenté de qualifier le HCNUR d’entité non canadienne. Dans son mémoire, le ministre a déclaré que le travail de Mme Halepota n’a [traduction] « aucun lien avec le Canada » et a décrit les Nations Unies comme [traduction] « une organisation internationale qui a son siège aux États-Unis et qui accomplit du travail à l’étranger ».

[17]  Toutefois, ces arguments font preuve d’esprit de clocher quant au type de services qui peut mener à l’attribution de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4). Adopter une telle vision serait déraisonnable. Elle n’est pas appuyée par le libellé de la disposition. Rien n’exige que les services soient offerts au gouvernement canadien ou à une entité canadienne. La disposition exige simplement que les services soient « rendus au Canada ».

[18]  À cet égard, il ne faut pas oublier que le HCNUR n’est pas simplement une [traduction] « organisation humanitaire ». C’est une agence des Nations Unies. Les Nations Unies représentent l’une des organisations gouvernementales internationales les plus réputées du monde. Le Canada, ainsi que la plupart des autres États, est membre des Nations Unies. Le Canada est fortement résolu à respecter les objectifs des Nations Unies, qui comprennent le maintien de la paix et de la sécurité internationales, le développement de relations amicales entre les États membres et la réalisation de la coopération internationale, plus particulièrement en ce qui a trait aux droits de la personne (Charte des Nations Unies, R.T. Can. 1945 no 7, article 1). Le Canada est également profondément engagé envers les Nations Unies en tant qu’organisation qui est bien placée pour réaliser ces objectifs sur la scène internationale. Le Canada accorde beaucoup de valeur à l’action multilatérale par l’intermédiaire des Nations Unies. Ainsi, les services rendus aux Nations Unies doivent être considérés comme étant rendus au Canada.

[19]  Les affaires portant sur le paragraphe 5(4) parviennent rarement à notre Cour. Une telle affaire, Mitha (Re), 1979 CarswellNat 1041 (CF), portait sur la situation d’un employé du HCNUR. Bien que l’affaire ait été tranchée en tenant compte de la situation de détresse, le juge Cattanach a reconnu qu’un travail exceptionnel pour le HCNUR pourrait être le fondement de l’attribution de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4) (au paragraphe 26). Il est déraisonnable de soutenir le contraire dans le contexte de la présente affaire.

[20]  À l’audience, le ministre a reconnu qu’un service rendu aux Nations Unies pouvait, dans certaines circonstances, être rendu au Canada. Toutefois, une telle décision ne pourrait être rendue que pour ce qui est du travail réel accompli par la personne concernée et non du travail réalisé par les Nations Unies en général. Ainsi, le ministre soutient que la décideure a raisonnablement conclu que le travail de Mme Halepota ne représentait pas un service rendu au Canada puisqu’il avait été accompli à l’étranger.

[21]  Cet argument soulève deux difficultés. Tout d’abord, ce n’est tout simplement pas ce qu’indique la décision. Bien que ses motifs soient brefs, la décideure a fait remarquer que le travail de Mme Halepota [traduction] « s’harmonise avec le mandat d’aide humanitaire du Canada ». Cela semble contraire à l’interprétation faite par le ministre de sa décision. En vérité, tenter d’étayer une décision par des motifs autres que ceux donnés par le décideur pose souvent problème. En l’espèce, il est loin d’être évident que la décideure aurait tiré la conclusion suggérée par le ministre si elle s’était penchée sur la question appropriée. Même si la Cour suprême du Canada a invité les tribunaux à compléter les motifs des décideurs administratifs en examinant le dossier, elle a indiqué que cela ne signifie pas que les tribunaux peuvent formuler de nouveaux motifs pour confirmer une décision lorsque les motifs donnés sont inadéquats (Delta Air Lines, au paragraphe 24).

[22]  Le deuxième problème est que le ministre a une fois de plus tenté de justifier la décision par l’hypothèse erronée voulant que le travail accompli à l’étranger ne puisse être rendu au Canada. La plupart des personnes qui travaillent pour les Nations Unies le feront à l’étranger. De plus, l’argument selon lequel le travail de Mme Halepota profitait à des personnes vulnérables d’autres pays plutôt qu’à des personnes au Canada ne tient pas compte du fait que la migration concerne des pays d’origine et des pays de destination, ni de « la volonté du Canada de participer aux efforts de la communauté internationale pour venir en aide aux personnes qui doivent se réinstaller » (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, alinéa 3(2)b) [LIPR]) Ainsi, même si on tente de donner à la décision un nouveau fondement de la façon suggérée par le ministre, il est loin d’être certain que cela la rendra raisonnable.

[23]  Les tentatives du ministre pour justifier la décision étaient fondées sur l’argument selon lequel le travail de Mme Halepota n’avait pas été rendu au Canada. Il n’a pas contesté la valeur exceptionnelle du travail de Mme Halepota. À l’audience, le ministre l’a reconnu, tout comme le fait qu’il aurait été raisonnable pour la décideure de conclure que le travail de Mme Halepota était exceptionnel. En effet, même si elle n’est pas parvenue à une conclusion ferme sur cette question, la décideure a insisté sur le fait que le travail de Mme Halepota était [traduction] « louable puisqu’il offre des services précieux à des groupes vulnérables de la population dans des pays défavorisés ».

[24]  Ainsi, la seule façon d’étayer la décision consiste à soutenir que le travail de Mme Halepota n’a pas été rendu au Canada. Toutefois, comme je l’ai déjà souligné, cela serait déraisonnable. Par conséquent, la décision dans son ensemble est déraisonnable et doit être annulée.

B.  Situation particulière et inhabituelle de détresse

[25]  Comme j’ai conclu que la décision est déraisonnable pour le premier motif allégué par Mme Halepota, je n’ai pas à aborder le deuxième motif, à savoir la question de la situation particulière et inhabituelle de détresse.

[26]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.




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