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Date : 20181012

Dossier : T‑1621‑16

Référence : 2018 CF 1026

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2018

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

LA CORPORATION DE GESTION DE LA VOIE MARITIME DU SAINT‑LAURENT

demanderesse

et

LE NAVIRE « BBC LENA », ANCIENNEMENT CONNU SOUS LE NOM DE « LENA J »,

‑ET‑

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « BBC LENA », ANCIENNEMENT CONNU
SOUS LE NOM DE « LENA J »

‑ET‑

SCHIFFFAHRTS UG

(HAFTUNGSBESCHRANKT) & CO. KG MS « LENA J »

défendeurs

 

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Corporation de gestion de la Voie maritime du Saint‑Laurent (« la demanderesse ») gère et exploite un pont qui a été endommagé quand le navire « BBC Lena » (anciennement, le « Lena J. ») l’a heurté. La demanderesse a intenté une action pour négligence contre le « BBC Lena », ses propriétaires et toutes les autres personnes ayant un intérêt sur ce dernier, ainsi que contre Schifffaharts UG (Haftungsbeschrankt & Co. KG MS « Lena J. ») (collectivement les « défendeurs »). Les défendeurs ont déposé la présente requête en jugement sommaire (la requête ou la requête en jugement sommaire) en vue de faire rejeter l’action de la demanderesse au motif que les pertes que celle‑ci a subies constituent des pertes économiques ne donnant pas lieu à indemnisation. La demanderesse convient que la présente affaire se prête à un jugement sommaire, mais elle est d’avis qu’il faudrait la trancher en sa faveur.

Le contexte factuel

[2]  Le 30 septembre 2015, le « BBC Lena » (« le navire ») a heurté le pont no 19 (« le pont 19 » ou « le pont »), qui fait partie de la Voie maritime du Saint‑Laurent (« la Voie maritime »). Cet accident a causé au pont 19 plusieurs dommages structuraux qui ont entraîné des réparations importantes et l’arrêt de toute circulation sur le pont et sous ce dernier pendant près de six mois.

[3]  La demanderesse est une société sans capital‑actions qui a été créée par le gouvernement du Canada. Elle a été constituée en société par lettres patentes datées du 9 juillet 1998, sous le régime de la Loi sur les corporations canadiennes, LRC 1970, c C‑32, et elle a été maintenue en vertu de la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif, LC 2009, c 23. À ce titre, la demanderesse jouit de la capacité, des droits et des pouvoirs d’une personne physique (Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif, par. 16(1)).

[4]  Pour les besoins de la présente requête, les défendeurs reconnaissent que, pendant toute la période pertinente, la demanderesse a été une société à but non lucratif chargée de la gestion et de l’exploitation de la Voie maritime, ce qui inclut le pont 19. Cette responsabilité découle du paragraphe 80(5) de la Loi maritime du Canada, LC 1998, c 10 (la « Loi »), de même que d’une série d’ententes de gestion qu’ont conclues la demanderesse et la Couronne. Ces ententes font en sorte que la demanderesse est chargée de faire faire les réparations nécessaires au pont, et ce, à ses propres frais.

[5]  La demanderesse a intenté la présente action in rem contre le navire et in personam contre ses propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur lui. Elle prétend que l’accident et les dommages qui en ont résulté sont imputables à l’état d’innavigabilité du navire, ainsi qu’à la faute et à la complicité des propriétaires défendeurs et à la négligence de ses officiers et membres d’équipage. Dans sa déclaration, la demanderesse réclame des dommages‑intérêts d’environ un million de dollars pour le coût des travaux de réparation du pont. Elle présente également une demande d’indemnisation pour la perte d’usage du pont, pour toute action de tiers par suite de la fermeture du pont, ainsi que pour les dépens et les intérêts antérieurs et postérieurs au jugement.

[6]  Dans leur défense, les défendeurs exigent de la demanderesse qu’elle établisse avec rigueur ses demandes d’indemnisation. Ils y affirment également que les pertes et les dommages que le demandeur a subis constituent des pertes économiques relationnelles, qui, en droit, ne donnent pas lieu à indemnisation. Subsidiairement, ils soutiennent que les dommages subis sont excessifs et exagérés.

[7]  Le 26 février 2018, les défendeurs ont déposé un avis de requête en jugement sommaire en vertu de l’article 215 des Règles des cours fédérales, DORS/98‑106 (« les Règles ») pour faire rejeter l’action pour négligence de la demanderesse. Subsidiairement, ils demandent que la demande d’indemnisation des frais de réparation de la demanderesse soit rejetée avec dépens et que le reste de l’action, le cas échéant, soit mené à procès.

[8]  En bref, les défendeurs estiment que les dommages que la demanderesse a subis ne s’accompagnent d’aucune lésion corporelle ou d’aucun dommage matériel à un bien appartenant à la demanderesse, ce qui fait que les dommages sont des pertes purement économiques, lesquelles ne donnent lieu à indemnisation que dans des circonstances bien précises, dont aucune, à leur avis, n’est présente en l’espèce.

Question préliminaire – L’ordonnance de confidentialité

[9]  Dans leur avis de requête en jugement sommaire, les défendeurs sollicitent, notamment, des directives sur la confidentialité des documents liés à la requête. Dans son ordonnance datée du 4 avril 2018, la juge St‑Louis a traité de cette question. Elle a également ordonné que le dispositif d’enregistrement sonore de l’audience (à huis clos) soit éteint et qu’aucun enregistrement des plaidoiries, par sténographie ou d’une autre manière, ne soit fait, la raison étant que cela donnerait aux avocats la latitude voulue pour se reporter à des documents confidentiels au moment de comparaître devant la Cour, sans craindre de mettre en péril la confidentialité de ces documents. La juge St‑Louis a également décrété que la totalité de son ordonnance était soumise à la décision ultime du juge présidant l’instance.

[10]  Pour ce qui est de la partie de l’ordonnance par laquelle la juge St‑Louis interdit tout enregistrement sonore de l’instance, je crains qu’en raison de cette mesure il n’y ait aucun compte rendu de l’instance dont je suis saisie. En cas d’appel, il n’y aurait aucune transcription de l’audience, ce qui, à mon avis, n’est pas souhaitable. Je signale également que la Cour fédérale, dans son « Avis à la communauté juridique, Projet pilote d’accès aux enregistrements audionumériques des audiences de la Cour fédérale » (2015), envisage précisément qu’une ordonnance de confidentialité puisse s’appliquer à l’enregistrement des audiences. Dans un tel cas, les renseignements confidentiels seront retranchés de l’enregistrement ou, s’il est peu pratique de le faire, celui‑ci ne sera pas rendu public. En conséquence, et comme j’en ai parlé avec les parties au début de l’audience, j’ai permis que l’audience soit enregistrée, selon le processus habituel, et j’ordonnerai que l’enregistrement soit considéré comme confidentiel et qu’il ne soit rendu public qu’à la suite d’une directive écrite expresse de ma part.

Disponibilité du jugement sommaire – Article 215 des Règles

[11]  Le paragraphe 215(1) des Règles prescrit que si la Cour, par suite d’une requête en jugement sommaire, est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence. Aux termes du paragraphe 215(2)b) des Règles, si la Cour est convaincue que la seule véritable question litigieuse est un point de droit, elle peut statuer sur celui‑ci et rendre un jugement sommaire en conséquence.

[12]  Dans l’arrêt Manitoba c Canada, 2015 CAF 57, la Cour d’appel fédérale a analysé l’article 215 des Règles et, citant l’arrêt Burns Bog Conservation Society c Canada, 2014 CAF 170, elle a conclu qu’il n’y a pas de véritable question litigieuse s’il n’existe, pour la demande, aucun fondement juridique, compte tenu du droit ou des éléments de preuve présentés. La Cour a conclu que cela concordait avec l’arrêt Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, de la Cour suprême du Canada, qui a décrété qu’il n’y a pas de véritable question litigieuse s’il n’y a pas de fondement juridique à la demande ou si le juge dispose de la preuve nécessaire pour trancher le litige de manière juste et équitable.

[13]  Pour les besoins de la présente requête en jugement sommaire, les défendeurs reconnaissent la plupart des faits pertinents. Plus précisément, par la voie d’un affidavit souscrit le 23 février 2018 par l’avocat des défendeurs, Me David Colford (« l’affidavit de Colford ») :

  • i) les défendeurs admettent que le navire a heurté le pont 19 par temps clair et dans des conditions d’excellente visibilité, causant à ce dernier de sérieux dommages structuraux et arrêtant la circulation sur le pont et sous ce dernier, et que la demanderesse a de ce fait encouru des coûts et subi des dommages considérables (par. 5 à 8 de la déclaration);

  • ii) les défendeurs n’ont pas contesté les allégations de faute contenues au paragraphe 9 de la déclaration de la demanderesse, mais ils ne les ont pas non plus admises, pas plus qu’ils n’allèguent un point quelconque qui excuserait le fait que les défendeurs n’ont pas conduit le navire de manière sécuritaire;

  • iii) les défendeurs ont été avisés par l’avocat de la demanderesse et ils croient que cette dernière a payé les réparations effectuées au pont 19, et les documents pertinents ainsi que la preuve des paiements sont joints en tant qu’annexe à l’affidavit de Colford. Les défendeurs admettent, pour les besoins de la requête, que la demanderesse a effectué les paiements décrits;

  • iv) les défendeurs reconnaissent que le pont 19 est un « bien géré », au sens des ententes de gestion décrites ci‑après.

[14]  L’affidavit de Colford indique également que la demanderesse n’a produit aucun document sur les demandes d’indemnisation pour perte d’usage du pont ou d’indemnisation de tiers. À ce sujet, lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat de la demanderesse a confirmé que sa cliente ne sollicite pas de dommages‑intérêts en lien avec ses demandes d’indemnisation pour perte d’usage du pont 19 ou pour indemnisation de tiers. De ce fait, la seule perte en litige est le coût des réparations effectuées au pont 19, coût que la demanderesse a payé et qu’elle souhaite recouvrer des défendeurs.

[15]  Compte tenu de ces admissions, il n’y a réellement qu’une seule question à régler pour trancher la présente requête : les dommages que la demanderesse a subis constituent‑ils des pertes économiques relationnelles et, dans l’affirmative, donnent‑ils lieu à indemnisation?

[16]  Je suis convaincue qu’il est possible de trancher sommairement cette question. Il n’existe aucune véritable question litigieuse à juger car la preuve qui m’est soumise est suffisante pour que je puisse trancher cette question de manière juste et équitable (voir l’arrêt Leo Ocean S.A. c Westshore Terminals, 2015 CAF 282 (« Leo Ocean »)). Et même si cette question est assimilable à une véritable question litigieuse, il s’agit d’un point de droit, ce qu’il m’est possible de trancher et, de ce fait, je puis disposer de l’affaire par voie de jugement sommaire.

[17]  Dans la mesure où il subsiste une question résiduelle quelconque pour ce qui est de la question de savoir si les réparations sont excessives et exagérées, ce que font valoir les défendeurs comme seul moyen de défense subsidiaire, l’alinéa 215(2)a) des Règles permet à la Cour de rendre un jugement sommaire et de renvoyer à un arbitre la question de la quantification de la perte, conformément à l’article 153 des Règles.

Le cadre législatif et contractuel applicable

[18]  Pour répondre à la question de savoir si les dommages que la demanderesse a subis constituent des pertes économiques relationnelles, il est tout d’abord nécessaire de comprendre le cadre législatif et contractuel qui s’applique en l’espèce. Ce cadre est constitué de la Loi maritime du Canada ainsi que des ententes de gestion.

La Loi maritime du Canada

[19]  Le paragraphe 2(1) de la Loi maritime du Canada définit ce qu’est la « Voie maritime », laquelle inclut les écluses, les canaux et les installations situés entre le Port de Montréal et le lac Érié et est connue sous l’appellation de Voie maritime du Saint‑Laurent. L’article 77 de la Loi définit l’« Administration » (ci‑après appelée l’Administration ou l’AVMS) comme étant l’Administration de la voie maritime du Saint‑Laurent, constituée par le paragraphe 3(1) de la Loi sur l’Administration de la voie maritime du Saint‑Laurent. L’« Administration », une mandataire de la Couronne, est l’entité qui a précédé la demanderesse.

[20]  La partie 3 de la Loi maritime du Canada concerne la Voie maritime. L’article 78 énonce les objectifs de cette partie, et l’article 79 traite des pouvoirs dont dispose le ministre. Détail important, pour les besoins de la présente affaire, le paragraphe 80(5) permet au ministre de conclure des ententes relatives à la Voie maritime :

80(5) Le ministre peut conclure des ententes relatives à la totalité ou une partie de la voie maritime ou des biens ou entreprises mentionnés aux paragraphes (1) ou (2); ces ententes peuvent être conclues avec une société sans but lucratif accordant un rôle important, notamment dans le mode de nomination de ses administrateurs et dans ses activités, aux utilisateurs de la voie maritime ou, s’il l’estime indiqué, avec toute autre personne ou une entité constituée au titre d’une entente internationale.

(6) Les ententes peuvent comporter les mesures que le ministre juge indiquées ainsi que des dispositions concernant :

(a) le transfert de la totalité ou d’une partie des biens ou entreprises visés aux paragraphes (1) ou (2);

(b) les modes de gestion et d’exploitation de la totalité ou d’une partie de la voie maritime et des autres biens ou entreprises visés aux paragraphes (1) ou (2);

(c) la construction, l’entretien et l’exploitation de la totalité ou d’une partie de la voie maritime;

(d) la perception des droits;

(e) l’exécution, volontaire ou forcée, des obligations que ces ententes prévoient;

(f) le transfert des dirigeants et employés de l’Administration;

(g) le versement de subventions, de contributions ou de toute autre forme d’aide financière;

(h) l’imposition d’obligations supplémentaires en ce qui a trait à la gestion financière;

(i) s’agissant d’une entente conclue avec une entité mentionnée au paragraphe (5), l’application de toute disposition de la présente partie relative aux ententes conclues avec une société sans but lucratif ou une autre personne mentionnée à ce paragraphe.

[21]  Revêtent également une importance particulière l’alinéa 91(1)d) et le paragraphe 91(2), qui portent sur le fait d’intenter une action en justice :

91 (1) Dans la mesure où une entente conclue en vertu du paragraphe 80(5) le prévoit, la personne qui conclut l’entente avec le ministre :

(a) n’est pas tenue de verser une indemnité au titre de l’utilisation des biens de Sa Majesté dont la gestion lui est confiée;

(b) peut, par dérogation à la Loi sur la gestion des finances publiques, conserver et utiliser les recettes qu’ils génèrent pour l’exploitation de la voie maritime;

(c) peut louer les biens placés sous sa gestion et accorder des permis à leur égard;

(d) est tenue d’intenter les actions en justice qui se rapportent à la gestion de ces biens et de répondre à celles qui sont intentées contre elle;

(e) est tenue d’exécuter les obligations qui se rattachent à la gestion de ces biens.

(2) Toute poursuite civile, pénale ou administrative relative à un immeuble ou un bien réel dont la gestion a été confiée à une personne qui a conclu une entente en vertu du paragraphe 80(5) ou à tout autre bien qu’elle détient — ou à tout acte ou omission qui y survient — doit être engagée soit par cette personne, soit contre celle‑ci à l’exclusion de la Couronne.

Ententes de gestion

[22]  Trois ententes confèrent à la demanderesse les droits et les responsabilités qui se rapportent à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien de la Voie maritime :

i)  la « Framework Agreement » (Entente‑cadre), datée du 11 août 1998 et conclue entre la demanderesse et la Couronne, représentée par le ministre des Transports;

ii)  la « Managed Assets Agreement » (Entente sur les biens gérés), datée du 30 septembre 1998 et conclue entre l’Administration et la demanderesse;

iii)  la « Management, Operation and Maintenance Agreement » (Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien), datée du 30 septembre 1998 dans sa forme modifiée et conclue entre la demanderesse et la Couronne, représentée par le ministre des Transports.

(collectivement, les « Ententes »).

Les passages pertinents des Ententes sont reproduits à l’annexe A des présents motifs. Ces dernières indiquent explicitement qu’elles constituent des ententes conclues aux termes du paragraphe 80(5) de la Loi maritime du Canada.

Positions des parties

Observations des défendeurs

[23]  Bien que la demanderesse fonde exclusivement son action sur la responsabilité délictuelle, les défendeurs, dans leurs observations écrites, font tout d’abord valoir qu’ils n’ont, avec la demanderesse, aucune relation contractuelle découlant du paiement de droits à la Voie maritime. Je suis d’avis que les défendeurs veulent dire que la demanderesse est donc incapable d’être indemnisée de ses pertes par les défendeurs d’après les principes du droit des contrats. Cependant, quand il a comparu devant moi, l’avocat de la demanderesse a confirmé que sa cliente ne présente pas une demande d’indemnisation fondée sur le droit des contrats. Il n’est donc pas nécessaire que je traite de ce point.

[24]  Dans le reste de leurs observations, les défendeurs font valoir que les pertes de la demanderesse sont assimilables à une perte économique relationnelle ne donnant pas lieu à indemnisation.

[25]  Les défendeurs présentent tout d’abord un historique de la gestion de la Voie maritime du Saint‑Laurent. Ils signalent qu’en 1951 la Loi sur l’Administration de la voie maritime du Saint‑Laurent a créé l’Administration. C’était une mandataire de la Couronne qui agissait au nom de cette dernière dans le cadre de la gestion et de l’exploitation de biens de la Couronne, dont les installations, les biens et les ponts utilisés dans la Voie maritime. Sa loi constitutive conférait à l’Administration le droit d’agir pour le compte de la Couronne, en son propre nom, relativement à la protection et à la défense des intérêts de la Couronne à l’égard des biens lui appartenant.

[26]  En 1998, la Loi maritime du Canada a été adoptée dans le but de commercialiser certaines activités maritimes, dont celles de la Voie maritime. Selon cette loi, une société à but non lucratif gèrerait dorénavant la Voie maritime. Cette société assumerait pour son propre compte la totalité des dépenses et des pertes liées à la Voie maritime, ce qui, d’après les défendeurs, était en échange du droit de percevoir des frais pour l’utilisation des installations. La demanderesse est une telle société.

[27]  Dans le cadre des Ententes qu’elle a conclues avec la Couronne, la demanderesse a assumé entièrement les responsabilités et les risques relatifs à la gestion du pont 19, relativement à son exploitation, son entretien et ses réparations. Aux dires des défendeurs, cette responsabilité s’étend jusqu’à un montant précisé de 2,5 millions de dollars.

[28]  Ils font valoir que les dommages que la demanderesse a subis découlent de son obligation contractuelle de réparer le pont, plutôt que de dommages matériels causés au pont lui‑même. Les dépenses de réparation de la demanderesse sont donc des pertes économiques relationnelles car il s’agit de dommages de nature purement financière qui résultent de dommages causés à un bien d’un tiers, plus précisément, le bien de la Couronne.

[29]  En règle générale, la common law n’impose pas une obligation de diligence qui consiste à éviter de causer des pertes économiques relationnelles à une autre partie, en l’absence de tout préjudice ou dommage matériel à une personne ou à un bien. Il existe des exceptions à cette règle. Une indemnisation est permise en cas de perte économique relationnelle survenant dans des situations où : i) une relation contractuelle confère au réclamant un droit de propriété ou de possession sur le bien endommagé, ii) la perte est attribuable à une avarie commune, ou iii) la relation entre le réclamant et le propriétaire du bien constitue une entreprise commune (Cie des chemins de fer nationaux du Canada c Norsk Pacific Steamship Co. « The Jervis Crown » [1992] 1 RCS 1021 (« Norsk »); Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c Saint John Shipbuilding Ltd. [1997] 3 RCS 1210, aux par. 45 à 56, p. 1240 à 1246 (« Bow Valley »)).

[30]  Les défendeurs soutiennent que la demande d’indemnisation de la demanderesse ne se range dans aucune de ces exceptions.

[31]  Cela est dû au fait que les Ententes indiquent explicitement que la demanderesse n’entretient pas une relation de mandataire avec la Couronne. Les deux ne sont pas non plus engagées dans une entreprise commune. La relation que la demanderesse entretient avec la Couronne est plutôt celle d’un entrepreneur indépendant. Cette relation peut être mise en contraste avec la prédécesseure de la demanderesse, à qui l’on avait explicitement conféré le statut de mandataire sous le régime de sa loi habilitante.

[32]  Par ailleurs, les Ententes ne transfèrent à la demanderesse aucun droit de possession ou de propriété sur les biens gérés, ce qui inclut le pont 19, pas plus que celle‑ci n’allègue dans sa déclaration qu’on a porté atteinte à de tels droits. Les paragraphes 80(1) et (2) de la Loi maritime du Canada ainsi que la section 2 de l’Entente sur les biens gérés montrent qu’il était entendu par les législateurs que les droits de propriété ou de possession que détenait la prédécesseure de la demanderesse, l’Administration, devaient être transférés à la Couronne.

[33]  Les défendeurs soutiennent également que Loi maritime du Canada et les Ententes ne confèrent pas à la demanderesse le droit d’être indemnisée de pertes purement économiques.

[34]  À cet égard, pour ce qui est des paragraphes 91(1) et (2) de la Loi maritime du Canada, qui, selon la demanderesse, lui confèrent le pouvoir d’entreprendre et de défendre n’importe quelle action en justice portant sur la gestion des biens, les défendeurs soutiennent que ces dispositions ne sont d’aucune utilité pour la demanderesse. Cela est dû au fait que ces dispositions, si on les interprète téléogiquement (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re) [1998] 1 RCS 27, au par. 21 (« Rizzo »)), en tenant compte de la loi antérieure, de l’objet de la loi actuellement en vigueur et de l’endroit où l’article 91 y est situé, habilitent seulement la demanderesse à agir et à intenter une action en justice en vue de [traduction« protéger les intérêts de Sa Majesté, et non ceux de la société demanderesse ». Le pouvoir qu’a la demanderesse d’agir au nom de la Couronne ne prend naissance qu’au moment où les biens de la Couronne ou les droits de la Couronne sur ces derniers entrent en jeu, et non quand la demanderesse elle‑même s’expose à des frais de réparation imprévus. Quant à l’alinéa 91(1)d), qui prévoit que la demanderesse « est tenue d’intenter les actions en justice qui se rapportent à la gestion de ces biens », dans le cas présent la Couronne possède les biens endommagés, mais n’a subi aucune perte. Ce n’est que si la Couronne avait engagé les frais de réparation que la demanderesse pourrait intenter une action en justice contre le tiers fautif pour être indemnisée de ces pertes – mais les Ententes exigeaient que la demanderesse engage les frais pour son propre compte.

[35]  De plus, les sections 9.01 et 12.01 de l’Entente sur les biens gérés indiquent clairement que les parties entendaient que la demanderesse répare les dommages causés aux biens gérés, ce qui inclut le pont 19, et ce, à ses propres frais et pour son propre compte. À cet égard, l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien est importante car elle ne comporte aucune indemnisation de la part de la Couronne en faveur de la demanderesse, advenant que cette dernière soit incapable, en droit, d’obtenir une indemnisation d’un tiers pour des réparations exécutées dans le cadre de ses responsabilités en matière de gestion, d’exploitation et d’entretien si ces réparations se chiffrent à moins de 2,5 millions de dollars. Dans la présente affaire, la demanderesse a payé la somme de 909 009,54 $ pour les réparations effectuées à son propre compte et elle ne dispose d’aucun recours en vertu des Ententes pour obtenir un remboursement de la Couronne. Il n’existe non plus aucune preuve que la Couronne a subi une perte financière. Selon les défendeurs, si la perte avait excédé la somme de 2,5 millions de dollars, la section 14 de l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien, qui se rapporte aux événements catastrophiques, se serait dans ce cas appliquée. Sinon, rien ne permet à la demanderesse d’être indemnisée par la Couronne pour les fonds qu’elle consacre à des réparations. Il était donc entendu par les parties que les pertes d’un montant de moins de 2,5 millions de dollars que subirait la demanderesse seraient pour son propre compte et à ses propres risques, pour ce qui était d’obtenir une indemnisation d’un tiers.

[36]  Les défendeurs soulignent que les Ententes ne visent pas à accorder à la demanderesse le droit de demander l’indemnisation d’une perte économique relationnelle, opposable à des tiers, ce que la demanderesse, en droit, ne pourrait par ailleurs pas faire.

[37]  Enfin, les défendeurs reconnaissent que le paragraphe 122(1) de la Loi maritime du Canada confère à la demanderesse l’avantage d’un privilège sur un navire, mais ce privilège, soutiennent‑ils, ne peut être exercé que pour un montant à payer; il ne crée pas une créance. Son objectif consiste plutôt à accorder priorité par rapport à d’autres réclamations dans le cas d’une créance. Dans la présente affaire, on ne doit rien à la demanderesse en droit, parce qu’elle demande l’indemnisation de pertes économiques relationnelles.

Observations de la demanderesse

[38]  La demanderesse soutient qu’il ressort clairement d’une revue des dispositions applicables des Ententes et de la Loi maritime du Canada que la totalité, ou la quasi‑totalité, des droits et des responsabilités de la Couronne qui se rapportent aux biens pertinents, dont le pont 19, lui ont été conférés et qu’elle détient de ce fait tous les pouvoirs nécessaires pour engager la présente instance et obtenir une indemnisation complète. Les Ententes font référence aux objectifs de la Loi maritime du Canada et sont destinées à les mettre en application. La Loi et les Ententes ont, ensemble, pour but de transférer à la demanderesse des droits et des responsabilités relatifs à certains biens précisés de la Couronne, dont le pont 19. C’est ce qu’illustrent le préambule et la section 3.01.01 de l’Entente‑cadre, les sections 2.01.03, 2.01.04, 2.02.01(a), 2.02.02, 2.02.03, 9.01.01, 9.02.02 et 12.01.02 de l’Entente sur les biens gérés, ainsi que l’alinéa 91(1)d) et le paragraphe 91(2) de la Loi maritime du Canada. Détail important, ce transfert des droits et des obligations de la Couronne comprend l’entretien et le remplacement des biens visés et oblige la demanderesse à agir comme le ferait le [traduction« propriétaire avisé » des biens. Ces dispositions montrent que la demanderesse remplace le propriétaire véritable, étant soumise aux mêmes obligations et exerçant les mêmes droits que le véritable propriétaire.

[39]  De plus, conformément à l’alinéa 91(1)d) et au paragraphe 91(2) de la Loi maritime du Canada, lorsqu’une entente a été conclue en vertu du paragraphe 80(5) de la Loi, comme c’est le cas en l’espèce, la personne qui a conclu l’entente – la demanderesse – exerce les droits de la Couronne, et cela inclut, explicitement, le droit d’intenter une action en justice et de répondre à celles qui sont intentées contre elle.

[40]  La demanderesse est donc d’avis qu’il n’est pas nécessaire de décider si les montants qu’elle réclame constituent des pertes économiques relationnelles. Aux termes des Ententes et de la Loi, la demanderesse a l’obligation exclusive de réparer et de remplacer certains biens, dont le pont 19. Le risque entier des dommages causés à de tels biens est supporté par la demanderesse, qui remplace le propriétaire véritable. Elle est donc la seule partie qui a subi des pertes ou des dommages à la suite de l’accident. Les Ententes et la Loi ne laissent non plus aucun doute sur le fait que la demanderesse a le droit entier et exclusif d’intenter une action en justice pour essayer  de recouvrer des fonds auprès des parties qui endommagent ces biens.

[41]  De plus, l’interprétation que font les défendeurs de l’article 91 de la Loi maritime du Canada introduit dans cette disposition des termes qui entrent en conflit avec le texte, l’esprit et les objectifs de cette loi, elle est contraire aux principes d’interprétation législative (Williams c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, aux par. 41 et 42) et elle rend futile l’article 91. Plus précisément, rien ne permet aux défendeurs de laisser entendre que l’article 91 autorise seulement les actions en justice qui visent à protéger des biens et des intérêts de la Couronne pour le compte de cette dernière. Ni les ententes ni l’article 91 ne mentionnent que la demanderesse engage une action en justice « pour le compte de la Couronne ». Cet article confère plutôt à la demanderesse le droit exclusif d’intenter une action en justice et de recouvrer les montants qu’elle aura forcément engagés elle‑même en exécutant les obligations que lui confèrent les Ententes, notamment celle de réparer et de remplacer les biens qu’endommagent des tiers. Comme la Couronne a transféré à la demanderesse la totalité des risques et des responsabilités liés à la perte de biens, dont le pont 19, une action en justice que la demanderesse engage en vertu de l’article 91 sera forcément pour son propre compte, et non pour celui de la Couronne. C’est donc dire que la demanderesse a tous les droits et les pouvoirs nécessaires pour intenter la présente action et tenter d’obtenir une indemnisation complète des défendeurs. Le jugement devrait être rendu en sa faveur pour ce seul motif, et il n’est nul besoin d’examiner si les pertes qu’elle a subies sont des pertes économiques relationnelles.

[42]  Quoi qu’il en soit, les pertes que la demanderesse a subies ne sont pas des pertes économiques relationnelles qui ne donnent pas lieu à indemnisation. Il survient une perte économique relationnelle quand une partie (le propriétaire d’un bien) subit une perte attribuable à un dommage causé à son bien, tandis qu’une autre partie (le demandeur) subit un préjudice financier séparé et distinct. Dans une perte économique relationnelle découlant d’un contrat, le préjudice financier distinct qui est subi est lié à l’interruption de l’exécution d’un contrat ou à une atteinte à cette exécution (Philip H. Osborne, The Law of Torts, 5e éd., Toronto, Irwin Law, 2015, à la p. 202 (« Osborne »)). Ici, les pertes que la demanderesse a subies peuvent être distinguées des pertes économiques relationnelles.

[43]  Premièrement, par le truchement de la Loi maritime du Canada et des Ententes, le propriétaire véritable du pont 19 – la Couronne – n’a subi aucune perte ou aucun dommage, car le risque de perte et l’obligation d’effectuer les réparations ont été transférés à la demanderesse. Deuxièmement, les fonds que réclame la demanderesse ne sont pas imputables à une interruption de l’exécution de ses contrats avec la Couronne ou à une atteinte à cette exécution, mais ils représentent plutôt les dommages réels et le montant nécessaire pour réparer le bien endommagé. C’est‑à‑dire les pertes que la Couronne aurait subies, n’eût été du transfert de risques et de responsabilités. Ce fait est particulièrement pertinent pour distinguer la présente affaire de l’arrêt Norsk, qu’invoquent les défendeurs. Dans l’arrêt Norsk, la Cour suprême du Canada a examiné si les pertes économiques, en plus des dommages matériels subis par le propriétaire du pont endommagé, étaient indemnisables. En l’espèce, la demanderesse sollicite l’équivalent des fonds attribués au propriétaire du pont dans l’arrêt Norsk, et aucune autre partie n’allègue avoir subi des dommages distincts ou indirects.

[44]  La demanderesse souligne également que cette distinction est particulièrement cruciale en raison des considérations de principe qui sous‑tendent la règle d’exclusion générale interdisant l’indemnisation d’une perte économique relationnelle, ainsi que l’a indiqué le juge La Forest dans l’arrêt Norsk (p. 1051 et 1052). Aucune de ces considérations de principe ne s’applique en l’espèce. Celles‑ci militent plutôt en faveur du fait de permettre à la demanderesse d’être indemnisée.

[45]  De plus, même si la Cour devait décider que la notion de perte économique relationnelle s’applique de façon générale aux fonds réclamés en l’espèce, ces fonds se rangent dans l’une des catégories qui ont été reconnues comme indemnisables, c’est‑à‑dire, dans les cas où le réclamant détient un droit de possession ou de propriété sur le bien endommagé (Bow Valley, au par. 48). Dans le cas présent, à tout le moins, la Loi maritime du Canada et les Ententes établissent que la demanderesse détient un droit de possession sur le pont 19 (Osborne, à la p. 206). Cette dernière détient nettement plus qu’un droit non exclusif d’utiliser le pont, ce qui était le cas du CN dans l’arrêt Norsk. Elle assume plutôt l’entier contrôle et l’entière responsabilité du pont, et elle est la seule partie chargée de le réparer et de le remplacer. Les Ententes exigent que la demanderesse agisse comme le ferait un propriétaire avisé. À cet égard, elle signale que les demandes d’indemnisation d’un affréteur coque nue sont généralement considérées comme l’exemple le plus évident d’une perte économique relationnelle indemnisable qui soit fondée sur un droit de propriété ou de possession (Osborne, à la p. 206). Elle soutient que, dans la présente situation, le lien qui existe entre elle et le pont ressemble encore plus au rôle du propriétaire du pont que celui qu’il y a entre un affréteur coque nue et le navire qu’il a affrété.

[46]  Enfin, la demanderesse soutient que la requête des défendeurs conteste implicitement la validité, l’applicabilité et l’effet, sur le plan constitutionnel, de l’article 91 de la Loi maritime du Canada, et qu’il y a lieu de la rejeter parce que les défendeurs n’ont pas signifié un avis aux procureurs généraux, comme l’exige l’article 57 de la Loi sur les cours fédérales, LRC (1985), c F‑7.

Analyse

[47]  À mon avis, la présente affaire se résume essentiellement à la nature de la relation contractuelle entre la demanderesse et la Couronne.

[48]  Il est donc nécessaire d’analyser en premier les dispositions applicables de la Loi maritime du Canada et des Ententes en vue de déterminer la nature de la relation entre la Couronne et la demanderesse. Il faut ensuite analyser cette relation dans le contexte de la jurisprudence relative aux pertes économiques relationnelles. Pour suivre cette démarche, je traiterai du droit de la demanderesse de poursuivre sa demande d’indemnisation, ainsi que du fait de savoir si ce droit est limité, si l’intention des Ententes était d’exclure toute demande d’indemnisation de la demanderesse, si les pertes de la demanderesse sont des pertes économiques relationnelles et, dans l’affirmative, si ces pertes sont irrécouvrables.

i. La Loi maritime du Canada, que les Ententes mettent en application, confère‑t‑elle à la demanderesse le droit de présenter une demande d’indemnisation?

[49]  Le paragraphe 80(5) de la Loi maritime du Canada permet au ministre de conclure des ententes relatives à la Voie maritime, lesquelles ententes peuvent être conclues avec une société à but non lucratif. Aux termes du paragraphe 80(6), une entente de cette nature peut inclure les mesures que le ministre juge indiquées, y compris, comme l’indique l’alinéa 80(6)b), des dispositions concernant les modes de gestion et d’exploitation de la totalité ou d’une partie de la Voie maritime et des autres biens ou entreprises visés aux paragraphes 80(1) ou 80(2) (les biens qu’il est ordonné de transférer de l’Administration au ministre ou à une autre entité précisée, et qui sont ensuite transférés par ailleurs par le ministre). Les ententes visées par le paragraphe 80(5) peuvent également renfermer des dispositions concernant l’exécution, volontaire ou forcée, des obligations que ces ententes prévoient (al. 80(6)e)).

[50]  Lorsqu’une entente conclue en vertu du paragraphe 80(5) le prévoit, la personne qui l’a conclue est tenue d’intenter les actions en justice qui se rapportent à la gestion des biens et de répondre à celles qui sont intentées contre elle (al. 91(1)d)), ainsi que d’exécuter les obligations qui se rattachent à la gestion de ces biens (al. 91(1)e)). Le paragraphe 91(2) prescrit que « toute poursuite civile [...] relative à un immeuble ou un bien réel dont la gestion a été confiée à une personne qui a conclu une entente en vertu du paragraphe 80(5) ou à tout autre bien qu’elle détient — ou à tout acte ou omission qui y survient — doit être engagée soit par cette personne, soit contre celle‑ci à l’exclusion de la Couronne ». C’est donc dire que dans la mesure où les dispositions des Ententes mettent en application les alinéas 91(1)d) et e), la Loi maritime du Canada confère à la demanderesse l’obligation positive d’intenter les actions en justice qui se rapportent à la gestion des biens et d’exécuter la totalité de ses obligations qui se rattachent à la gestion de ces biens. La mise en œuvre des dispositions incorporant le paragraphe 91(2) exige que les actions en justice qui se rapportent aux biens gérés dans le cadre d’une entente fondée sur le paragraphe 80(5) soient engagées par ou contre la demanderesse, et non par la Couronne.

[51]  Il ressort clairement du préambule et de la section 3.01.01 de l’Entente‑cadre que cette dernière a été établie en vue de mettre en œuvre l’esprit de la Loi maritime du Canada, à savoir que la gestion, l’exploitation et l’entretien de la Voie maritime par la Couronne, par l’entremise de l’Administration, prendraient fin et seraient transférés à la demanderesse, conformément à l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien ainsi qu’aux autres ententes que les parties pourraient conclure.

[52]  Dans le même ordre d’idées, la section 2.01.03 de l’Entente sur les biens gérés reconnaît explicitement que cette dernière, de même que les autres instruments qui y sont définis, constituent des ententes conclues en vertu du paragraphe 80(5) de la Loi maritime du Canada et qu’il faut les interpréter en tenant compte des objectifs énoncés à l’article 78 de la Loi. Fait important, la section 2.01.04 de l’Entente prescrit ce qui suit :

[traduction]

2.01.04 Sa Majesté et la Société reconnaissent et conviennent par la présente que toutes les actions et instances de nature civile, criminelle ou administrative qui se rapportent aux biens doivent être intentées par ou contre la Société et non Sa Majesté, conformément au paragraphe 91(2) de la Loi.

[53]  L’Entente sur les biens gérés ne comporte aucune disposition obligeant la demanderesse à entreprendre des actions en justice qui se rapportent à la gestion des biens, comme l’autorise et l’envisage l’alinéa 92(1)d). Cependant, elle exige bel et bien que n’importe quelle instance civile soit engagée par (et contre) la demanderesse et non la Couronne, comme l’envisage explicitement le paragraphe 91(2) de la Loi maritime du Canada.

[54]  L’Entente sur les biens gérés oblige également la demanderesse à gérer, exploiter, entretenir, réparer, acquérir et remplacer les biens gérés à ses propres frais, comme le ferait un propriétaire avisé (section 2.02.01a)), à payer dans les délais impartis la totalité des frais (définis), charges, dépenses et débours de quelque nature que ce soit, extraordinaires ou ordinaires et prévus ou imprévus qui se rapportent aux biens gérés (section 2.02.02), à assumer à ses propres frais la responsabilité entière et exclusive des travaux de réparation, de remplacement et d’entretien des biens gérés (section 9.01.01) et, à ses propres frais, à établir et maintenir ou à faire établir et maintenir les biens gérés dans un état pleinement opérationnel (tel que défini) pendant la durée de l’entente et à effectuer ou à faire effectuer tous les travaux d’entretien et de réparation nécessaires, ordinaires ou extraordinaires, prévus ou imprévus et structuraux ou non structuraux, afin de s’assurer que les biens gérés sont pleinement opérationnels, comme le ferait un propriétaire avisé (section 9.02.01). De la même façon, la demanderesse est obligée, à ses propres frais, de réparer, remplacer, remettre en état ou reconstruire tout bien géré qui a été endommagé ou détruit en tout ou en partie (section 12.01.02).

[55]  C’est donc dire qu’en vertu des obligations que lui confère l’Entente sur les biens gérés, la demanderesse était tenue, à ses propres frais, de réparer les dommages matériels causés au pont 19 – un bien géré – par la négligence des défendeurs.

[56]  Quant à l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien, celle‑ci stipule explicitement aussi qu’elle est établie en vertu du paragraphe 80(5) de la Loi maritime du Canada (section 1.12). La section 3 de l’Entente énonce les responsabilités et les obligations de la demanderesse, lesquelles consistent, notamment, à gérer, exploiter, entretenir, réparer et acquérir et remplacer les biens gérés et les autres biens (tels que définis) d’une manière compétente, honnête et commercialement avisée (section 3.2), à gérer, exploiter, réparer, acquérir et remplacer les biens gérés et les autres biens conformément à l’Entente sur les biens gérés et à l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien (section 3.4(1)), à aviser sans délai la Couronne de toute réclamation, toute demande, tout droit ou toute cause d’action invoqués, menacés ou engagés par ou contre la demanderesse ou la Couronne et mettant en cause les biens gérés et les autres biens décrits (section 3.4(3)), à prendre et à faire prendre de façon générale toutes les mesures requises pour gérer, exploiter, entretenir, réparer, acquérir et remplacer les biens gérés et les autres biens d’une manière compétente, honnête et commercialement avisée (section 3.4(4)), ainsi qu’à supporter la totalité des frais et des dépenses engagés par la demanderesse ou pour son compte, relativement à l’exécution des obligations que lui confère l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien, la Couronne n’assumant aucune responsabilité à l’égard des frais et des dépenses qu’envisage l’Entente ou un autre instrument (section 3.5).

[57]  En résumé, les dispositions de la Loi maritime du Canada et des Ententes indiquent clairement que la responsabilité de la gestion et de l’exploitation des biens gérés, lesquels incluent le pont 19, incombe exclusivement à la demanderesse. De plus, les frais de réparation des biens gérés doivent être engagés exclusivement par elle, et celle‑ci est tenue de les entretenir et de les réparer comme le ferait un propriétaire avisé, ainsi que d’exploiter la Voie maritime d’une manière commercialement avisée. Par ailleurs, toute action liée au bien géré doit être intentée par la demanderesse. Lue en corrélation et dans son ensemble, la Loi, que les Ententes mettent en application, confère à la demanderesse le droit législatif de présenter des demandes telles que la présente action. Et, comme la demanderesse l’a fait valoir, étant donné que les ententes transfèrent de la Couronne à elle la totalité des risques et des responsabilités qui se rattachent au pont 19, l’effet pratique du paragraphe 91(2) est le suivant : seule la demanderesse est en mesure, et a le droit exclusif, de présenter des demandes d’indemnisation, comme elle l’a fait en l’espèce. Selon moi, il est également commercialement avisé de sa part de tenter de recouvrer le coût des réparations effectuées par suite de la négligence d’une partie telle que les défendeurs.

ii. Le droit de la demanderesse de présenter une demande d’indemnisation se limite‑t‑il aux actions destinées à protéger les intérêts de la Couronne?

[58]  Les défendeurs soutiennent que l’article 91 n’autorise la demanderesse qu’à intenter une action en justice pour [traduction« protéger les intérêts de Sa Majesté – et non ceux de la société demanderesse ». Détail important, selon moi l’article 91 ne contient aucune formulation ou restriction de cette nature.

[59]  La Cour suprême du Canada a décrété que la méthode d’interprétation législative privilégiée est celle qu’a énoncée Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd., 1983), et, plus précisément : [traduction« [a]ujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (à la p. 87; voir aussi Rizzo, au par. 21; Bell Express Vu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42, au par. 26). La Cour suprême du Canada a également mis en garde contre le fait d’adopter une interprétation qui ne trouve pas appui dans le texte d’une disposition et qui oblige la Cour à y inclure des termes qui ne s’y trouvent tout simplement pas, car cela peut équivaloir à réécrire une loi sous prétexte de l’interpréter (Wilson c Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 47, au par. 27 citant R c McIntosh, [1995] 1 RCS 686, à la p. 701; R c Hinchey, [1996] 3 RCS 1128, aux par. 8, 9 et 36; Canada (Commissaire à l’information c Canada (Ministre de la Défense nationale), 2011 CSC 25, au par. 40.).

[60]  À mon avis, l’alinéa 91(1)d) et le paragraphe 91(2) sont clairs et non ambigus et n’obligent pas à faire référence à une preuve extrinsèque pour déterminer l’intention des législateurs. (voir : Institut professionnel de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2012 CSC 71, au par. 95). Il n’y a, non plus, rien dans l’esprit, l’objet ou le contexte général de la Loi maritime du Canada qui donne à penser que l’article 91 a le sens restrictif que les défendeurs laissent croire. Conformément aux objets généraux de la Loi (art. 4), les objectifs de la partie 3, Voie maritime, consistent à promouvoir une approche commerciale et compétitive dans le cadre de l’exploitation de la Voie maritime, à protéger son intégrité ainsi que son fonctionnement à long terme et sa viabilité à titre d’élément constitutif de l’infrastructure nationale des transports au Canada, et à favoriser la participation des utilisateurs à son exploitation. La partie 3 énonce également des exigences opérationnelles qui s’appliquent à une société sans but lucratif envisagée.

[61]  De plus, la Loi maritime du Canada et les ententes conclues en vertu du paragraphe 80(5) créent un régime dans le cadre duquel, une fois qu’une entente fondée sur le paragraphe 80(5) est conclue, l’entité qui l’a conclue prend en fait la place de la Couronne pour ce qui est de la gestion et de l’exploitation des biens et des services en question. Ce régime confère à cette entité certains droits et certaines responsabilités. Ces droits comprennent celui de percevoir des droits (par. 92(1), de contrôler la circulation dans la Voie maritime de la manière précisée (art. 99) ainsi que d’agir conjointement ou en liaison avec les autorités américaines parallèles (art. 100). De plus, ils comprennent celui de faire en sorte qu’un navire soit retenu s’il y a des motifs raisonnables de croire que des droits imposés sous le régime de la Loi n’ont pas été acquittés (al. 115(1)b)) ou que des biens gérés par une personne qui a conclu une entente en vertu du paragraphe 80(5) ont été endommagés par le navire ou par la faute ou la négligence d’un membre de son équipage (al. 115(1)c)). À cet égard, dans le but d’obtenir congé à la suite de la rétention d’un navire, l’entité visée par le paragraphe 80(5) doit déterminer le genre de cautionnement jugé satisfaisant, et son montant, qui doit être déposé au tribunal à l’égard d’une demande d’indemnisation déposée contre un navire pour droits non acquittés ou pour dommages subis (al. 116(4)c) et d)). Et, détail important, le congé est accordé quand « une somme jugée acceptable par l’administration portuaire, le ministre ou la personne qui a conclu une entente avec le ministre en vertu du paragraphe 80(5), selon le cas, a été versée à l’administration, au ministre ou à cette personne au nom du navire au titre soit des droits à payer, soit des dommages visés à l’alinéa 115(1)c) » (al. 116e)).

[62]  L’entité visée au paragraphe 80(5) peut également s’adresser au tribunal pour vendre un navire retenu (art. 117). De plus, elle a le droit d’enregistrer un privilège sur un navire ainsi que sur le produit de sa vente :

122 (1) L’administration portuaire, le ministre ou la personne qui a conclu une entente en vertu du paragraphe 80(5) est toujours titulaire d’un privilège sur le navire et sur le produit de toute disposition qui en est faite, pour sa créance; ce privilège a priorité sur tous autres droits et créances, quelle qu’en soit la nature, à la seule exception des créances salariales des membres de l’équipage, visées par la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, dans les cas suivants :

a) pour défaut de paiement des droits et des intérêts exigibles à l’égard du navire ou de sa cargaison;

b) pour dommages causés à des biens par le navire ou par la faute ou la négligence d’un membre de son équipage agissant dans l’exercice de ses fonctions ou sous les ordres d’un officier supérieur.

[63]  Les défendeurs soutiennent avec raison qu’un privilège sur un navire ne crée pas une créance, mais qu’il donne simplement priorité sur d’autres réclamations en cas de créance. Cependant, l’alinéa 122(1)b) a pour but de reconnaître explicitement qu’une personne ayant conclu une entente en vertu du paragraphe 80(5) est titulaire d’un privilège sur le navire, ainsi que sur le produit de sa disposition, et ce, pour la créance due à cette personne à l’égard des dommages que le navire a causés à des biens. À vrai dire, il découle naturellement de l’article 91, des alinéas 116(4)c), d) et e) et de l’alinéa 122 (1)b) que, dans des circonstances comme celles dont il est question en l’espèce, quand un navire heurte et endommage un pont qui est un bien géré par la demanderesse, celle‑ci, à titre d’entité visée par le paragraphe 80(5), peut intenter une action en justice en vue de faire vendre le navire pour régler une créance impayée qui découle de ces dommages. De plus, le produit à appliquer à cette créance sera payé à la demanderesse et non à la Couronne. Autrement dit, la demanderesse peut intenter une action pour être indemnisée des pertes qu’elle a subies parce que les Ententes l’obligent à réparer le bien géré.

[64]  Il est bien sûr possible qu’un navire, comme moyen de défense, puisse faire valoir, ainsi que le font les défendeurs en l’espèce, qu’aucune créance n’est exigible car les dommages constituent une perte économique ne donnant pas lieu à indemnisation. Cependant, le point que j’avance est que les dispositions précitées n’étayent pas l’interprétation que proposent les défendeurs, à savoir que l’article 91 empêche la demanderesse d’intenter une action et de recouvrer les fonds qu’elle a engagés pour réparer un bien appartenant à la Couronne, géré par la demanderesse et endommagé par un navire tiers.

[65]  En fait, ayant conclu les ententes visées au paragraphe 80(5), la demanderesse agit plutôt à la place de la Couronne. C’est ce que dénote l’article 91, qui exige que ce soit la demanderesse et non la Couronne qui intente les actions en justice. Par ailleurs, selon l’interprétation que font les défendeurs de l’article 91, la demanderesse, dans des circonstances comme celles de l’espèce, n’aurait aucun droit d’indemnisation. Pourtant, cela semble contraire à l’objet de la Loi, qui est de gérer la Voie maritime d’une manière avisée sur le plan commercial, de même qu’à la responsabilité que les Ententes confèrent à la demanderesse d’agir comme un propriétaire prudent.

[66]  En conclusion sur ce point, je ne vois rien dans le libellé de l’article 91, le contexte ou l’objet de la Loi, pas plus que dans les Ententes qui l’appliquent, qui donne à penser que le droit qu’a la demanderesse d’intenter une action en justice se limite à protéger les biens et les intérêts de la Couronne pour le compte de la Couronne, à l’exclusion du fait d’être indemnisée des pertes qu’elle a subies par suite des responsabilités qu’elle assume dans le cadre des ententes. À cet égard, la question de savoir si la demanderesse est un mandataire de la Couronne ou un entrepreneur indépendant importe peu.

iii. Était‑il prévu par les Ententes d’empêcher la demanderesse d’être indemnisée des dommages dus à la négligence d’un tiers?

[67]  Les défendeurs soutiennent également qu’il ressort des clauses des Ententes que les parties n’envisageaient pas que la demanderesse soit indemnisée de ses pertes dans des circonstances comme celles dont la Cour est saisie. À cet égard, ils font valoir qu’il est révélateur que l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien ne prévoie pas que la Couronne indemnise la demanderesse advenant que cette dernière soit incapable, en droit, d’être indemnisée par un  tiers pour des réparations d’une valeur de moins de 2,5 millions de dollars qu’elle a effectuées sur un bien géré, conformément à ses responsabilités en matière de gestion et d’exploitation. C’est là un argument que je ne trouve pas convaincant.

[68]  Il est exact que les Ententes ne prévoient pas que la Couronne est tenue d’indemniser la demanderesse des pertes que celle‑ci subit et qu’il lui est impossible de recouvrer, pour une raison quelconque, d’une tierce partie négligente dont les actes ont endommagé un bien géré. Les Ententes traitent plutôt d’une indemnisation accordée par la Couronne dans deux circonstances : les pertes ou les réclamations concernant la gestion de la Voie maritime qui ont pris naissance avant l’entrée en vigueur des Ententes (l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien, section 19.3), et les événements catastrophiques (l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien, section 14). Cependant, les Ententes ne lient pas l’absence d’indemnisation pour les demandes découlant de la négligence d’un tiers aux clauses relatives aux événements catastrophiques, comme le font les défendeurs.

[69]  Les dispositions de la section 14, Événements catastrophiques, ont pour objet de rendre la Couronne uniquement responsable d’intervenir à la suite d’un événement catastrophique, comme la Couronne le juge indiqué, et d’être uniquement responsable du paiement de tous les frais liés à un tel événement. C’est donc dire que les événements catastrophiques et les frais qui leur sont liés, lesquels sont définis aux sections 1.1(20) et (21), respectivement, de l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien, sont exclus des responsabilités qu’assume par ailleurs la demanderesse à l’égard de la réparation des biens gérés.

[70]  Cependant, la Couronne peut ordonner à la demanderesse de réparer tout bien endommagé ou détruit par un événement catastrophique, ou de prendre d’autres mesures connexes, ainsi que d’engager des frais liés à un tel événement. Dans un tel cas, la Couronne remboursera la demanderesse, sous réserve de l’accord du Conseil du Trésor (section 14.2). La demanderesse peut également intervenir à la suite d’un événement catastrophique et engager des frais liés à un tel événement si elle décide qu’une telle intervention doit avoir lieu ou que de tels frais doivent être engagés sur‑le‑champ, ou sinon, avant d’obtenir le consentement de la Couronne, de manière à contenir ou à atténuer les dommages ou la destruction (section 14.3).

[71]  La demanderesse n’assume par ailleurs aucune responsabilité à l’égard de tout bien endommagé ou détruit par un événement catastrophique ou des frais liés à un tel événement (section 14.5). Elle est toutefois tenue de collaborer avec la Couronne en lien avec les travaux de réparation (section 14.5(1)) et de verser à la Couronne le produit d’une assurance de biens, telle que définie, ou les autres paiements qu’elle reçoit de tiers en lien avec un événement catastrophique, dans la mesure où la Couronne engage ou paye à la demanderesse les frais liés à un tel événement (section 14.5(2)).

[72]  Il convient de signaler la portée restreinte de la clause d’indemnisation par la Couronne qui se rapporte aux événements catastrophiques et aux frais liés à un tel événement, la section 14.4(3). Une indemnisation n’entre en jeu que si la demanderesse engage des frais pour prendre d’urgence une mesure d’atténuation avant d’obtenir l’accord de la Couronne (section 14.3), si la demanderesse s’expose à une réclamation ou à une perte parce que la Couronne n’est pas intervenue à la suite d’un événement catastrophique (section 14,3), si la demanderesse n’intervient pas ou n’engage pas de frais liés à un événement catastrophique après avoir été avisée par le ministre de ne pas le faire (section 14.4) et si le Conseil du Trésor n’autorise pas les dépenses que la demanderesse engage (section 14.4).

[73]  À mon avis, ces dispositions ne donnent pas à penser que les parties envisageaient que la demanderesse n’aurait aucun moyen d’être indemnisée des pertes causées par négligence par l’auteur d’un délit, à moins que les dommages s’élèvent à plus de 2,5 millions de dollars. Elles traitent plutôt d’une situation restreinte et distincte : les événements catastrophiques et les frais qui y sont liés.

[74]  Il convient également de signaler que les événements catastrophiques ne sont ceux que dans le cadre desquels les dommages excèdent la somme de 2,5 millions de dollars et qui présentent un risque pour l’exploitation sécuritaire de la Voie maritime ou de n’importe quel bien géré. De ce fait, selon l’interprétation des défendeurs, les parties ont dû aussi envisager que la demanderesse serait responsable des dommages d’une valeur de plus de 2,5 millions de dollars qui ne présenteraient aucune inquiétude sur le plan de la sécurité et pour lesquels il lui serait impossible d’être indemnisée. Je ne suis pas convaincue que les clauses de l’Entente étayent cette interprétation.

[75]  Enfin, je signale que les dispositions en matière d’assurance de l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien envisagent que la demanderesse obtienne, à ses propres frais, une assurance de biens et une assurance‑responsabilité qui visent, notamment, les biens gérés, et que la demanderesse et la Couronne soient nommées comme les entités assurées dans les polices d’assurance, suivant leurs droits respectifs (section 18.2). La demanderesse a droit à la totalité du produit de l’assurance de biens ou des paiements reçus de tiers pour des dommages causés à des biens gérés en vue de payer leur réparation ou leur remplacement – et, en cas de réception de tels fonds, la Couronne est tenue de les payer à la demanderesse – sauf dans la mesure où la Couronne est tenue par l’Entente de payer les biens endommagés ou détruits en question. Là encore, ces dispositions n’étayent pas l’interprétation selon laquelle il était envisagé que la demanderesse ne puisse être indemnisée de telles pertes. Pas plus que les dispositions analysées précédemment au sujet de la retenue ou de la vente d’un navire pour des montants à payer à l’égard des dommages que ce navire a causés à des biens gérés.

[76]  En conclusion, même si la demanderesse n’est pas propriétaire des biens gérés, dont  le pont 19, elle est uniquement chargée d’exploiter, de gérer et de réparer ces biens à ses propres frais, ainsi que d’exploiter la Voie maritime d’une manière commercialement saine et comme le ferait un propriétaire avisé. Pour remplir cette fonction, elle doit être capable d’intenter des actions en vue de recouvrer les frais qu’elle engage pour réparer les dommages causés à ces biens par la négligence d’un tiers. Elle dispose de ce pouvoir par le truchement de la Loi maritime du Canada, que les Ententes mettent en application. L’absence d’indemnisation de la part de la Couronne advenant qu’une telle mesure échoue, pour une raison quelconque, ne veut pas dire que les parties envisageaient que la demanderesse supporterait ces pertes en tant que prix à payer pour faire des affaires, au lieu de tenter d’être indemnisée par la voie d’une action en justice.

[77]  Cela dit, et bien que je sois consciente que l’article 91 de la Loi et les Ententes ont pour effet pratique que seule la demanderesse a supporté le coût des réparations et qu’elle seule peut intenter une poursuite en vue d’être indemnisée, je conviens avec les défendeurs qu’il n’y a rien dans la Loi, dans sa mise en application par le truchement des Ententes ou dans les clauses de ces dernières elles‑mêmes qui va jusqu’à leur accorder un droit d’indemnisation dont ils ne disposeraient pas par ailleurs en droit, notamment au sujet d’une perte économique relationnelle.

[78]  Il est donc nécessaire d’examiner maintenant la nature de la relation entre la demanderesse et la Couronne pour décider si les pertes subies étaient des pertes économiques relationnelles et, dans l’affirmative, si la demanderesse peut être indemnisée pour ces dernières ou non.

iv. Les pertes que la demanderesse a subies sont‑elles des pertes économiques relationnelles?

[79]  Pour examiner cette question, il est utile d’énoncer tout d’abord la jurisprudence qui délimite ce qui constitue une perte économique relationnelle. J’analyserai ensuite les circonstances de fait dont il est question en l’espèce pour décider si les dommages que la demanderesse a subis tombent sous le coup de cette définition.

[80]  Naguère, la common law ne permettait pas d’être indemnisé d’une perte économique dans les cas où une partie demanderesse ne subissait un préjudice ni corporel ni matériel. Cependant, au fil du temps, la jurisprudence canadienne a révisé la règle traditionnelle et elle reconnaît aujourd’hui que, dans des circonstances restreintes, de tels dommages peuvent donner droit à indemnisation (Martel Building Ltd. c Canada, 2000 CSC 60, aux par. 36 et 37 (« Martel »)).

[81]  À l’heure actuelle, on reconnaît cinq catégories de demandes d’indemnisation pour négligence pour lesquelles une obligation de diligence a été établie en rapport avec les pertes purement économiques :

i)  la responsabilité indépendante des autorités publiques légales;

ii)  la déclaration inexacte faite par négligence;

iii)  la prestation négligente d’un service;

iv)  la fourniture négligente de marchandises ou de structures de mauvaise qualité;

v)  la perte économique relationnelle.

(Norsk à la p. 1049, le juge La Forest, s’exprimant en dissidence et renvoyant à Feldthusen, « Economic Loss in the Supreme Court of Canada : Yesterday and Tomorrow » (1990 – 1991) 17 Can Bus LJ 356, aux p. 357 et 358; Martel, au par. 38; Design Services Ltd. c Canada, 2008 CSC 22, au par. 31 (« Design Services »)).

[82]  Ces catégories ne sont pas limitatives (Martel, au par. 45). Cependant, avant d’évaluer s’il y a lieu de reconnaître une nouvelle catégorie de perte purement économique, il faut tout d’abord déterminer si la situation correspond ou est analogue à une relation antérieurement reconnue comme comportant une obligation de diligence entre les parties (Design Services, au par. 27, faisant référence à Childs c Desormeaux, 2006 CSC 18, au par. 15). Dans la négative, le tribunal doit alors déterminer s’il y a lieu d’étendre l’obligation de diligence dans une situation donnée, en appliquant le critère à deux volets qui est énoncé dans l’arrêt Anns v Merton London Borough Council, [1978] AC 728 (HL) (« Anns »), et l’arrêt Kamloops c Nielsen [1984] 2 RCS 2, aux p. 10 et 11 (« Kamloops ») :

1)  le lien entre le demandeur et le défendeur était‑il suffisamment étroit pour donner naissance à une obligation de diligence prima facie?

2)  si cette obligation existait, était‑elle écartée pour des raisons de principe et fallait‑il refuser l’indemnisation?

(Design Services Ltd., aux par. 45 et 46; Martel, aux par. 46 et 47).

[83]  Toutefois, pour des raisons de principe, les tribunaux font preuve de prudence pour ce qui est de reconnaître de nouvelles catégories de perte économique recouvrable. Ces raisons de principe sont décrites dans l’arrêt Martel :

[37] [...] Premièrement, on considère que les intérêts d’ordre financier ne méritent pas la même protection que l’intégrité physique ou les biens. Deuxièmement, la reconnaissance inconditionnelle de la perte économique pourrait donner lieu à une responsabilité indéterminée. Troisièmement, la perte économique est souvent subie dans un contexte commercial, où elle constitue dans bien des cas un risque inhérent à l’activité commerciale et contre lequel la partie en cause se protège le mieux en recourant, par exemple, à l’assurance. Enfin, permettre l’indemnisation de la perte économique à l’issue d’une poursuite en responsabilité délictuelle est considéré comme une mesure encourageant la multiplication de poursuites injustifiées. Voir D’Amato, précité, au par. 20, et A. M. Linden, Canadian Tort Law (6e éd. 1997), aux pp. 405 et 406.

[84]  Une perte économique relationnelle a été définie comme une « situation dans laquelle le défendeur cause par sa négligence un préjudice corporel ou matériel à un tiers. Le demandeur subit des pertes purement financières en raison d’un lien, normalement contractuel, qu’il a avec le tiers lésé ou le bien endommagé » (Design Services, au par. 33, citant A. M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law, 8e éd., Markham (Ontario), LexisNexis Butterworths, 2006) au par. 477).

[85]  Parmi les cinq catégories de perte purement économique qui sont présentement reconnues, seule la perte économique relationnelle continue d’être soumise à une présomption contre l’indemnisation. Il existe trois catégories de perte économique relationnelle découlant d’un contrat qui constituent à l’heure actuelle des exceptions à cette présomption :

1) les cas où le demandeur a un droit de possession ou de propriété sur le bien endommagé;

2) les cas d’avarie commune;

3) les cas où le lien entre le demandeur et le propriétaire du bien est une entreprise conjointe.

À l’instar des catégories de perte économique plus générales, ces trois exceptions ne sont pas limitatives (Martel, aux par. 42 à 45; Design Services, au par. 35).

[86]  Dans un tel cas, comment l’affaire qui m’est soumise cadre‑t‑elle avec les principes que la Cour suprême a énoncés dans les arrêts susmentionnés?

[87]  À première vue, les dommages pour lesquels la demanderesse souhaite être indemnisée tombent sous le coup de la définition d’une perte économique relationnelle, car nous avons ici affaire à une situation dans laquelle les défendeurs ont causé par négligence des dommages matériels à un tiers, la Couronne. La demanderesse a subi une perte purement économique du fait de sa relation contractuelle avec la Couronne ou le bien endommagé, le pont 19 (Design Services, au par. 33).

[88]  Cependant, comme le signale la demanderesse, les dommages qu’elle a subis ne correspondent pas parfaitement aux circonstances qui, a‑t‑il été décrit antérieurement, définissent ce qu’est une perte économique relationnelle découlant d’un contrat :

[traduction]

Une perte économique relationnelle découlant d’un contrat survient lorsque le défendeur a nui ou causé des dommages au bien d’un tiers avec lequel le demandeur a un lien contractuel. Ce dommage matériel perturbe ou entrave l’exécution du contrat et, de ce fait, le demandeur perd un certain avantage économique (Osborne, à la p. 202).

[89]  En l’espèce, les pertes pour lesquelles la demanderesse demande d’être indemnisée ne sont pas attribuables à une perturbation des Ententes, les contrats conclus avec la Couronne. Il ne s’agit pas d’une indemnisation pour perte d’usage ou de profits. Elles représentent plutôt le coût de la réparation des dommages réellement causés au pont 19 par la négligence des défendeurs.

[90]  La demanderesse estime qu’elle a pris la place du véritable propriétaire et que, de ce fait, elle est la seule partie à avoir subi des pertes ou des dommages par suite de l’accident. Elle soutient, subsidiairement, que les pertes tombent sous le coup de l’exception, fondée sur le droit de possession ou de propriété, à la présomption contre le recouvrement d’une perte économique relationnelle découlant d’un contrat. À l’inverse, les défendeurs qualifient les dommages de pertes économiques relationnelles découlant d’un contrat qui sont uniquement survenues à cause des obligations de réparer que les Ententes conféraient à la demanderesse.

[91]  En fait, quoique indirectement, la demanderesse qualifie les dommages qu’elle a subis de pertes transférées, c’est‑à‑dire de pertes que la Couronne aurait subies si la totalité des risques et des responsabilités concernant le pont 19 n’avait pas été transférée de la Couronne à la demanderesse conformément aux Ententes.

[92]  Bien qu’il ne s’agisse pas d’une exception reconnue à la règle interdisant l’indemnisation, la Cour suprême du Canada a traité de la notion des pertes transférées à deux reprises, dans l’arrêt Bow Valley ainsi que dans l’arrêt Norsk.

[93]  Dans l’affaire Bow Valley, la société Husky Oil Operations Ltd. (« HOOL ») et la société Bow Valley Industries Ltd. (« BVI ») avaient pris des dispositions pour faire construire une plate‑forme pétrolière par la société Saint John Shipbuilding Limited (« SJSL »). Avant le début des travaux de construction, la propriété de la plate‑forme et le contrat de construction passé avec SJSL avaient été transférés à la société Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. (« BVHB »). HOOL et BVI avaient conclu des contrats avec BVHB pour la location de la plate‑forme en vue d’opérations de forage. Ces contrats stipulaient que HOOL et BVI continueraient de payer un taux journalier à BVHB dans le cas où la plate‑forme serait hors‑service. Le système de réchauffage des conduites, mal installé, avait causé un incendie qui avait endommagé la plate‑forme et l’avait mise hors‑service pendant plusieurs mois, pendant que l’on effectuait les travaux de réparation. BVHB, HOOL et BVI avaient pris action contre SJSL pour négligence et rupture de contrat, ainsi que contre Raychem, le fabricant du système de réchauffage des conduites, pour négligence. BVHB réclamait à la fois le coût des réparations effectuées sur la plate‑forme et la perte de revenus découlant de sa mise hors‑service pendant une période de plusieurs mois. HOOL et BVI demandaient d’être indemnisées, d’une part, du taux journalier qu’elles avaient été tenues, en vertu du contrat, de payer BVHB pendant que la plate‑forme était hors‑service et, d’autre part, des dépenses qu’elles avaient faites pour approvisionner la plate‑forme.

[94]  La Cour suprême a signalé que les demanderesses HOOL et BVI, sollicitaient des dommages‑intérêts pour la perte économique causée par la mise hors‑service de la plate‑forme de forage au cours de la période des réparations. C’est‑à‑dire qu’elles souhaitaient être indemnisées de la perte économique qu’elles avaient subie en raison des dommages causés au bien d’un tiers, ou d’une perte économique relationnelle découlant d’un contrat. La question soumise à la Cour consistait à savoir si la perte que HOOL et BVI avaient subie donnait ouverture à indemnisation. La Cour a conclu que cette affaire ne tombait dans aucune des catégories susmentionnées de perte économique relationnelle découlant d’un contrat qui pouvaient donner lieu à indemnisation. Cependant, comme les catégories n’étaient pas limitatives, elle a ensuite examiné s’il s’agissait d’une situation dans laquelle il y avait néanmoins lieu de reconnaître le droit à l’indemnisation. Appliquant le critère énoncé dans l’arrêt Anns, la Cour a conclu que même s’il existait une obligation de diligence prima facie, celle‑ci était annihilée par des considérations de principe, la plus sérieuse étant la responsabilité indéterminée. Elle a considéré que l’effet d’enchaînement était présent dans cette affaire. Elle s’est également penchée sur deux autres facteurs de principe : le moyen de dissuasion supplémentaire qu’était l’extension de la responsabilité, et la capacité de la demanderesse de faire assumer le risque, par voie contractuelle, par le propriétaire du bien. Elle a toutefois conclu que, dans les circonstances de l’espèce, ces considérations de principe n’aidaient pas BVI et HOOL.

[95]  Il convient de signaler que dans l’affaire Bow Valley BVI et HOOL faisaient aussi valoir que la perte qu’elles réclamaient à l’encontre des défenderesses était en fait une perte transférée de BVHB, qui était propriétaire de la plate‑forme. Cependant, contrairement à la présente affaire, elles faisaient valoir qu’elles participaient à une entreprise commune avec BVHB, et que, de ce fait, les pertes de BVHB leur avaient été transférées. En conséquence, affirmaient‑elles, elles devraient pouvoir demander d’être indemnisées des pertes, comme si elles étaient BVHB. Étant donné que celle‑ci aurait pu demander d’être indemnisée des pertes indirectes causées par la perte d’usage de la plate‑forme de forage, HOOL et BVI pouvaient le faire aussi. La Cour suprême a rejeté cet argument dans le paragraphe suivant :

58 Cet argument se heurte à un certain nombre de problèmes. Premièrement, dans la mesure où les tribunaux ont reconnu la notion de perte transférée, elle a été limitée au préjudice physique : Norsk, précité. Appliquée à la perte économique relationnelle, elle devrait satisfaire aux critères relatifs à l’indemnisation pour cette catégorie de perte et, par conséquent, elle ne semble d’aucun secours aux demanderesses. Deuxièmement, ces dernières demandent non seulement à être indemnisées de la perte d’usage de la plate‑forme de forage, mais également des pertes relatives aux dépenses inévitables qu’elles ont exposées pour d’autres approvisionnements, y compris la nourriture, la boue de forage et le matériel supplémentaire. Il est plus difficile de voir comment ces pertes, fondées entièrement sur des contrats passés entre les demanderesses et d’autres sociétés, indépendantes de BVHB, peuvent être considérées comme des pertes transférées de BVHB. Troisièmement, rien ne prouve que les taux journaliers payés par HOOL et BVI pendant que la plate‑forme ne servait pas correspondent aux pertes indirectes qu’aurait essuyées BVHB. Enfin, que fait‑on au sujet de la négligence contributive de BVHB? Étant donné que BVHB est fautive dans une proportion de 60 pour 100, est‑ce que, selon la théorie de la perte transférée, les demanderesses ne peuvent être indemnisées que de 40 pour 100 seulement de leur réclamation? Ces problèmes tendent à indiquer que la perte des demanderesses n’est pas la perte transférée de BVHB, le propriétaire de la plate‑forme endommagée, mais plutôt une perte économique relationnelle découlant d’un contrat, et elle devrait être traitée comme telle.

[96]  Détail important, dans l’arrêt Bow Valley les pertes économiques relationnelles découlant d’un contrat pour lesquelles BVI et HOOL souhaitaient être indemnisées n’avaient pas trait au coût de réparation de la plate‑forme de forage, lequel avait été recouvré par son propriétaire. À l’inverse, dans l’affaire qui nous est soumise, la demande d’indemnisation du coût de réparation de la demanderesse est liée aux dommages matériels causés au pont 19. De plus, dans l’arrêt Bow Valley, BVI et HOOL souhaitaient être indemnisées pour la perte d’usage, contrairement aux circonstances dont il est question en l’espèce. Et, pour ce qui était de la demande de BVI et de HOOL au sujet des dépenses engagées au titre de l’approvisionnement, ces dépenses étaient fondées sur les contrats qui avaient été conclus entre ces demanderesses et des tiers indépendants de BVHB et qui n’avaient donc pas été transférés de BVHB, le propriétaire de la plate‑forme. En bref, bien que la demande de HOOL et de BVI en vue d’être indemnisées de la perte transférée ait échoué, les circonstances de fait sont dissemblables de celles dont il est question ici et, à mon avis, l’affaire ne sert pas à discréditer la notion de pertes transférées, comme les défendeurs l’ont laissé entendre quand ils ont comparu devant moi.

[97]  La décision que la Cour suprême a rendue dans l’affaire Norsk ressemble davantage, du point de vue factuel, à la situation dont je suis présentement saisie. Dans cette affaire, un remorqueur dont Norsk était propriétaire tirait un chaland sur le fleuve Fraser quand il avait heurté un pont ferroviaire appartenant à Travaux publics Canada (TPC) et qu’utilisaient quatre compagnies ferroviaires, dont le Canadien National (CN). Le choc avait causé des dommages importants, qui avaient entraîné la fermeture du pont pendant plusieurs semaines. Norsk avait admis sa responsabilité, pour sa négligence qui avait causé l’accident.

[98]  L’usage du pont que faisaient les compagnies ferroviaires était régi par un contrat qui prévoyait expressément que le pont demeurait la propriété exclusive de TPC et qui écartait expressément toute possibilité d’obtenir un droit de tenure à bail. L’exploitation du pont était fondée sur le principe du remboursement intégral des frais d’exploitation et d’entretien, mais non sur celui de la rentabilité. De plus, le CN avait consenti à fournir à TPC, sur une base contractuelle, les services de réparation, d’entretien, de consultation et d’inspection qu’il pourrait requérir. TPC devait autoriser tous ces services et les payer quand il en avait besoin.

[99]  TPC avait payé pour faire réparer le pont et, en première instance, il avait obtenu l’indemnisation de tous les dommages dus à l’accident. Les contrats de licence passés entre TPC et les compagnies ferroviaires ne prévoyaient toutefois aucune indemnisation en cas d’impossibilité d’utiliser le pont. Ne disposant d’aucun recours fondé sur le contrat, le CN avait intenté contre Norsk et les autres défendeurs une action délictuelle visant le paiement des frais réels entraînés par la fermeture du pont. La question en litige devant la Cour suprême consistait à savoir si une perte économique et une perte économique relationnelle découlant d’un contrat en particulier pouvaient donner lieu à indemnisation en matière délictuelle.

[100]  Le juge La Forest, s’exprimant en dissidence, a fait remarquer que l’affaire Norsk mettait en cause une demande d’indemnisation fondée sur la perte économique relationnelle subie par la demanderesse en raison d’un dommage causé à un bien d’autrui. Selon lui, la question en litige dans cette affaire consistait à savoir si la personne (A) qui passait un contrat pour l’utilisation d’un bien appartenant à une autre personne (B) pouvait poursuivre la personne qui endommageait ce bien pour les pertes découlant de l’incapacité de (A) d’utiliser le bien pendant qu’il était en réparation, ce qui s’appelle une perte économique relationnelle découlant d’un contrat. Les pertes relationnelles découlant d’un contrat dont le CN souhaitait être indemnisé avaient trait à la perte d’utilisation de ses droits contractuels.

[101]  Dans le cadre de ses observations, le CN a fait valoir qu’il avait des droits subsidiaires en jeu qui le distinguaient du réclamant ordinaire en vertu d’un contrat, et il a avancé deux arguments pour faire valoir que son droit était plus qu’un simple droit découlant d’un contrat. Le premier de ces arguments était que le CN avait subi une perte d’usage transférée, et le second était que le CN participait à une entreprise commune avec TPC. Ces arguments étaient axés sur le rapport qui existait entre la demanderesse et le propriétaire du bien, c’est‑à‑dire entre le CN et TPC.

[102]  Pour ce qui était de la perte d’usage transférée, le CN a fait valoir que si TPC avait subi au départ la perte matérielle en raison de l’endommagement du pont, conformément aux contrats conclus avec les compagnies ferroviaires, tous les frais auraient été assumés en fin de compte par ces compagnies. La Cour a rejeté cet argument pour un certain nombre de raisons. Le CN a également fait valoir que le fait de lui donner gain de cause dans les circonstances de l’affaire n’aurait pas pour effet d’élargir la responsabilité des défendeurs ou de celle à laquelle ils s’exposeraient normalement envers le propriétaire d’un bien commercial car, si TPC avait fait usage du pont, il aurait pu être indemnisé de la perte d’usage du pont à titre de perte économique indirecte.

[103]  En analysant cet argument, le juge La Forest a fait remarquer que dans l’affaire Candlewood Navigation Corp v Mitsui O.S.K. Lines Ltd. (The Mineral Transporter), [1986] A.C. 1 la Chambre des lords avait rejeté une variante de l’argument de la perte transférée du CN qu’avait invoqué l’affréteur à temps d’un navire endommagé lors d’une collision au motif que, si cet argument avait été admis, il aurait eu des conséquences considérables qui seraient allées à l’encontre du principe reconnu en droit.

[104]  En rejetant l’argument du CN, le juge La Forest a adopté un raisonnement semblable (aux p. 1095, 1096 et 1101) :

Accepter une indemnisation générale de la perte transférée, comme le propose ici la demanderesse, aurait pour effet de donner au demandeur le droit d’être indemnisé dans toutes les affaires ayant trait à des contrats d’utilisation du bien d’une autre partie. S’il y a extension de la perte d’usage de manière à inclure les frais engagés pour trouver d’autres sources en vue de tirer les mêmes profits, on va bien au‑delà de ce qui est normalement payable au propriétaire dans les affaires de nature commerciale quoique, de l’aveu de tous, ils pourraient être payables au propriétaire.

Les affaires où il y a une véritable perte transférée concernent une réclamation qui est essentiellement une demande d’indemnisation d’un dommage matériel dont le propriétaire lui‑même aurait été indemnisé si la perte n’avait pas été subie par le demandeur en raison de leur contrat. Pour qu’il y ait véritable perte transférée, il faut qu’il y ait eu transmission du risque de dommage matériel, comme dans le cas des marchandises endommagées durant le transport après que le risque (mais non le bien) a été transmis à l’acheteur. Dans un tel cas, à moins qu’un droit d’action ne soit conféré à l’acheteur, le transporteur ne sera responsable envers aucune des parties : ni envers le vendeur parce qu’il n’a subi aucune perte, ni envers l’acheteur qui ne possède aucun droit protégé; voir Fleming, The Law of Torts (7e éd. 1987), aux pp. 164 et 165.

Même dans ce genre d’affaires, l’indemnisation a été refusée dans l’arrêt récent de la Chambre des lords Leigh and Sillavan Ltd. Co. c. Aliakmon Shipping Co., précité, essentiellement pour le motif que le droit des contrats fournissait une protection suffisante dans les circonstances de cette affaire. C’est seulement la variante particulière du contrat que les acheteurs ont conclu qui les privait de leur droit d’action ordinaire.

L’espèce n’est pas un cas de véritable perte transférée. TPC a été indemnisé pour le dommage matériel qu’il a subi. La perte transférée dont on réclame l’indemnisation en l’espèce ne concerne donc pas la réclamation pour dommage matériel. La réclamation vise plutôt la perte d’usage transférée ou la perte économique transférée.

Dans ces circonstances, je ne vois pas comment l’intimée a subi une perte transférée de nature à créer un droit subsidiaire protégé s’ajoutant à son droit découlant du contrat.

[...]

En conclusion, je ne trouve pas convaincants les arguments de l’intimée selon lesquels elle possédait plus qu’un simple droit découlant d’un contrat. Le droit du CN d’utiliser le pont trouve son unique source dans le contrat. Le contrat indique toute la portée des droits du CN : sans le contrat, le CN commettrait une violation de propriété en empruntant le pont. Il a eu la sagesse de ne pas alléguer l’existence d’un droit de possession quelconque. Sa perte transférée ne réside que dans le transfert d’une perte d’usage et constitue un cas d’indemnisation moins impérieux que la perte subie par un affréteur à temps. La présente affaire ne porte pas sur une entreprise commune telle qu’il en existe dans les cas de contributions à l’avarie commune. Par conséquent, je ne puis admettre le principe d’indemnisation énoncé par le juge McLachlin selon lequel l’indemnisation en l’espèce vise à permettre « au demandeur dont la position, à toutes fins pratiques, vis‑à‑vis de l’auteur du délit, ne saurait être distinguée de celle du propriétaire des biens endommagés, de recouvrer ce que le véritable propriétaire aurait pu recouvrer ».

(Souligné dans l’original)

[105]  Il est important de signaler que dans la présente affaire, contrairement à Norsk, la demanderesse ne demande pas d’indemnisation pour la perte transférée de l’usage de droits découlant du contrat. Et, contrairement à Norsk, en l’espèce, le propriétaire véritable, la Couronne, n’a pas été indemnisé par les défendeurs pour les dommages matériels subis. Au lieu de cela, en vertu de l’article 91 de la Loi maritime du Canada et des Ententes, la Couronne a transféré à la demanderesse le risque et le coût des réparations et toutes les demandes d’indemnisation doivent être présentées par (et contre) la demanderesse. La perte transférée qui est revendiquée en l’espèce concerne la demande relative aux dommages matériels, pour lesquels la Couronne aurait été indemnisée si la perte n’avait pas été transférée à la demanderesse par suite des contrats, les Ententes. Dans le cas présent, les circonstances semblent correspondre à celles que le juge La Forest a qualifiées de « véritable perte transférée ».

[106]  Cependant, la demanderesse n’a pas présenté directement cette demande d’indemnisation. En définitive, bien que l’on puisse faire valoir que l’indemnisation de la demanderesse pour le coût des réparations constitue une perte transférée (voir Bruce Feldthusen, Economic Negligence, 6e éd., Toronto, Thomson Reuters Canada Ltd, 2012, aux p. 261 à 267 (« Feldthusen, 6e éd. »)) et qu’il s’agit donc d’une perte relationnelle découlant d’un contrat et ne donnant pas lieu à indemnisation, je n’ai pas pris de décision sur ce fondement. Cela dit, à mon avis, le fondement conceptuel qui sous‑tend à la fois la perte transférée et l’exception relative au droit de possession, que j’analyse ci‑après, sont semblables. Dans la présente affaire, il est possible de trancher la question en déterminant si l’indemnisation des frais de réparation que la demanderesse a subis tombe sous le coup de l’exception relative au droit de possession qui s’applique à la présomption générale contre l’indemnisation d’une perte économique relationnelle.

[107]  Comme il a été indiqué plus tôt, la Cour suprême du Canada a confirmé dans l’arrêt Bow Valley que les demandes fondées sur une perte économique relationnelle ne donnent généralement pas lieu à indemnisation, sous réserve de certaines exceptions reconnues : les affaires dans lesquelles le demandeur détient un droit de possession ou de propriété sur le bien endommagé, les affaires d’avarie commune et les affaires dans lesquelles le demandeur participe à une entreprise commune avec le propriétaire du bien. La demande de HOOL et de BVI dans l’affaire Bow Valley ne correspondait à aucune de ces exceptions. Cependant, comme les catégories de perte économique relationnelle découlant d’un contrat et susceptibles d’indemnisation en matière délictuelle ne sont pas limitatives, la juge McLachlin a ensuite examiné s’il s’agissait d’une situation dans laquelle il fallait néanmoins reconnaître le droit d’être indemnisé d’une perte économique relationnelle découlant d’un contrat (au par. 50, citant l’arrêt Norsk, à la p. 1134).

[108]  À cet égard, elle a également indiqué que l’on pourrait créer de nouvelles catégories exceptionnelles en se fondant sur la même méthode que celle employée pour déterminer si une action en responsabilité délictuelle peut être intentée en cas de perte économique relationnelle, soit le critère énoncé dans l’arrêt Anns (au par. 56). La juge McLachlin a admis que de nouvelles catégories de perte économique relationnelle découlant d’un contrat et susceptible d’indemnisation pourraient être reconnues si elles s’appuyaient sur des considérations de principe et si la justice commandait de le faire, mais elle a également déclaré que les tribunaux ne devraient pas chercher assidûment de nouvelles catégories (au par. 50).

[109]  Même si, en l’espèce, les circonstances soumises à la Cour sont nouvelles et peuvent justifier qu’on les considère comme une nouvelle exception, la demanderesse n’a pas fait valoir que la Cour devrait créer une nouvelle catégorie. Elle soutient plutôt que sa demande d’indemnisation relève de l’exception fondée sur le droit de possession ou de propriété.

[110]  La jurisprudence de la Cour suprême du Canada ne décrit pas ce qui constitue les paramètres d’un droit de possession ou de propriété qui soit suffisant pour fonder une indemnisation pour perte économique relationnelle, ou n’établit pas un critère à appliquer à cet égard. Cependant, le fait de savoir si la demanderesse détient un droit de possession ou de propriété sur le pont 19 dépend de la relation contractuelle qu’elle entretient avec la Couronne, ou d’une interprétation contractuelle (voir l’arrêt Leo Ocean, au par. 34). Dans la présente affaire, cette relation est également éclairée par les dispositions pertinentes de la Loi maritime du Canada.

[111]  La jurisprudence actuelle donne à penser que le droit de possession ou de propriété minimal qui est nécessaire pour fonder une indemnisation pour perte économique relationnelle découlant d’un contrat se situe quelque part au‑delà des droits d’un titulaire de licence ou d’un affréteur à temps et qu’il comportera vraisemblablement ceux d’un titulaire de bail ou d’un affréteur coque nue.

[112]  Par exemple, un bail, contrairement à une licence, confère un droit de possession sur un bien (Anne Warren La Forest, Anger et Honsberger Law of Real Property, 3e éd., Toronto, Thompson Reuters, 2018, à la s. 7 :10). Et la Cour a déterminé qu’une simple licence n’était pas un droit de propriété ou de possession suffisant pour fonder une indemnisation pour perte purement économique (Gypsum Carrier Inc. c Canada, [1978] 1 CF 147 (« Gypsum »)). Dans l’affaire Gypsum, la Couronne était propriétaire d’un pont qui avait été endommagé quand un navire l’avait heurté. Il a été conclu que les compagnies ferroviaires qui avaient, par contrat, le droit d’utiliser ce pont et qui avaient réclamé les dépenses engagées pendant la période où elles avaient changé les itinéraires de leurs trains par suite de la fermeture du pont ne détenaient pas un droit de possession sur le bien endommagé. Se fondant sur les clauses des ententes conclues entre la Couronne et les compagnies ferroviaires, la Cour a conclu que, dans le meilleur des cas, elles pouvaient détenir une sorte de licence à l’égard des terres (le pont et les voies d’accès).

[113]  De plus, comme nous l’avons vu plus tôt, dans l’arrêt Norsk le juge La Forest a indiqué qu’un affréteur coque nue peut détenir un droit de possession suffisant pour fonder une indemnisation pour perte économique relationnelle. Dans cette affaire, le CN faisait valoir qu’elle avait des droits subsidiaires en jeu qui la différenciait du réclamant ordinaire en vertu d’un contrat. À cet égard, le juge La Forest a indiqué que le CN ne cherchait pas à se ranger sous une exception de longue date à la règle d’exclusion énoncée dans l’arrêt Simpson & Co. v Thomson (1877), 3 App Cas 279 (HL), à la page 290, qui a trait à des affaires donnant droit à indemnisation à un demandeur qui détient un droit de possession ou de propriété. Si le CN avait pu faire valoir que son droit sur le pont était analogue au droit d’un affréteur coque nue sur le navire affrété, il aurait pu dans ce cas obtenir une indemnisation parce qu’il serait, vis‑à‑vis de tiers, le propriétaire temporaire du pont (faisant référence à Scrutton on Charterparties and Bills of Lading (19e éd., 1984, aux p. 47 à 52; Baumwoll Manufactur von Carl Scheibler v Furness, [1893] AC 8 (HL); The "Father Thames", [1979] 2 Lloyd’s Rep 364). Cela s’expliquait par le fait que, d’habitude, le droit d’un affréteur coque nue supplante entièrement le droit du propriétaire du navire, même pour ce qui est du droit d’agir pour la réparation de dommages matériels (faisant référence à Candlewood Navigation Corp. v Mitsui O.S.K. Lines Ltd. (The Mineral Transporter), [1986] AC 1, à la p. 18).

[114]  Et bien que les défendeurs affirment que, compte tenu de l’arrêt Bow Valley, l’arrêt Norsk ne fait plus jurisprudence, je signale que même si dans ce dernier les juges La Forest et McLaughlin divergeaient d’opinion sur le résultat (ce qui constituait une entreprise commune) et sur la méthode suivie (partir d’une règle d’exclusion générale, par opposition à un critère à deux volets), cette différence de démarche a par la suite été conciliée dans l’arrêt Bow Valley. Dans ce dernier, la juge McLaughlin a signalé que le juge La Forest et elle étaient en fait d’accord sur plusieurs thèses importantes, dont l’identification des trois catégories actuelles de perte économique relationnelle découlant d’un contrat qui constituent des exceptions à la présomption contre l’indemnisation, ce qui incluait l’exception fondée sur le droit de possession ou de propriété qui, en l’espèce, est préoccupante (arrêt Bow Valley, au par. 48). Je signale également que la décision que la Cour suprême a rendue par la suite dans l’affaire Design Services fait référence aux arrêts Caltex et Norsk dans le contexte de l’analyse de la présence d’un préjudice corporel ou matériel subi par un tiers en tant que condition préalable aux catégories existantes de perte économique relationnelle. Et, en tout état de cause, comme il a été mentionné plus tôt, l’arrêt Norsk est à distinguer de la présente espèce. Dans cette affaire, le propriétaire du pont endommagé, TPC, avait obtenu indemnisation du coût de réparation du pont directement auprès de l’auteur du délit. Aucune demande n’avait été présentée à cet égard par CN, l’utilisateur du pont. Et, dans sa demande d’indemnisation pour perte d’usage, le CN ne détenait que le droit d’un titulaire de licence. De ce fait, pour ce qui est de l’argument des défendeurs selon lequel l’arrêt Norsk serait tranché de manière différente de nos jours vu que la juge McLaughlin a souscrit par la suite à l’approche suivie par le juge La Forest dans l’arrêt Norsk, celui‑ci est conjectural. Cependant, même si l’on examinait la suggestion, le changement de démarche serait principalement pertinent pour la question de savoir si le CN participait ou non à une entreprise commune. Dans la présente affaire, la demanderesse ne fait pas valoir l’existence d’une entreprise commune, pas plus qu’une demande d’indemnisation pour perte d’usage. Elle fait valoir un droit de possession en se fondant sur les obligations de gestion et d’exploitation que lui confèrent la Loi maritime du Canada et les Ententes, et c’est sous cet angle qu’il convient d’analyser sa demande d’indemnisation.

[115]  À cet égard, comme il a été mentionné dans Feldthusen, 6e éd., l’exception fondée sur le droit de possession est principalement illustrée par les affaires d’affrètement de navire qui mettent en cause des contrats d’affrètement coque nue, des affaires dans lesquelles le demandeur détient un droit de possession sur le navire, par opposition aux contrats d’affrètement à temps, dans le cadre desquels lesquels le demandeur n’en détient pas. Pour décrire la distinction entre ces types de contrat d’affrètement, Feldthusen 6e éd., (à la p. 255) cite un extrait de Gilmore et Charles Black, The Law of Admiralty, 2e éd., Mineola, New York, Foundation Press, 1975, à la p. 194 :

[traduction]

Contrat d’affrètement à temps. Sous cette forme [...] le personnel du propriétaire continue de naviguer et de gérer le navire, mais la capacité de transport de ce dernier est prise en charge par l’affréteur pendant une période fixe pour transporter des marchandises n’importe où dans le monde (ou n’importe où dans des limites géographiques prescrites) pendant le nombre maximal de voyages qui correspond à peu près à la période d’affrètement. Le navire est de ce fait soumis aux ordres de l’affréteur quant aux ports visés, à la cargaison chargée et à d’autres aspects de nature commerciale [...] Contrat d’affrètement coque nue. Sous cette forme, l’affréteur prend en charge le navire, et il l’équipe de son propre personnel. Il devient, en fait, le propriétaire pro hac vice, tout comme le devient le locataire d’une maison et d’un lot, auquel s’apparente l’affréteur coque nue.

(Russell Brown, Pure Economic Loss, Markham, Ont., LexisNexis Canada Inc., 2011, à la p. 93, citant en partie A. Knauth, éd., Benedict on Admiralty, 7e éd., New York, Matthew Bender & Co, 1973, à la s. 52).

[116]  Feldthusen souligne que, pour décider si un affréteur peut poursuivre pour perte de profits l’auteur du délit qui a endommagé le navire, les tribunaux canadiens et anglais examineront la nature du contrat d’affrètement lui‑même pour vérifier si l’affréteur détient un droit de possession suffisant sur lequel fonder sa demande d’indemnisation. Il est évident qu’un affréteur coque nue peut obtenir une indemnisation, mais qu’un affréteur à temps ne le peut pas. Là encore, cela nous renvoie à la nature de la relation entre le propriétaire et l’affréteur.

[117]  Dans la présente affaire, le rôle que joue la demanderesse en vertu des Ententes consiste à gérer et à exploiter la Voie maritime ainsi qu’à entretenir, remplacer et réparer les biens gérés et d’autres biens, comme convenu (l’Entreprise de la Voie maritime définie à la section 1.1 de l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien, ainsi qu’à la section 3.1), à gérer, exploiter, entretenir, réparer, acquérir et remplacer les biens gérés et les autres biens d’une manière commercialement avisée (l’Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien, section 3.2), ainsi qu’à s’acquitter de toutes les responsabilités énoncées dans les Ententes. Pour remplir ces obligations, la demanderesse a la possession des biens visés par les Ententes, ce qui inclut le pont 19. Elle est habilitée à fixer des droits pour les utilisateurs de la Voie maritime, en tenant compte de ses obligations au titre des Ententes et de l’objectif consistant à lui assurer un revenu suffisant pour couvrir les coûts de la gestion, de l’entretien et du fonctionnement du bien (Loi maritime du Canada, par. 92(1); Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien, section 6.1). Elle est tenue de conserver et d’embaucher le personnel nécessaire pour s’acquitter de ses obligations au titre des Ententes (Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien, section 3.6). Elle peut également, au besoin, sous‑traiter avec des tiers à cette fin (Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien, section 3.7). La demanderesse est aussi tenue d’agir comme le ferait un propriétaire avisé à l’égard des biens. En bref, son obligation consiste à être entièrement et exclusivement chargée de l’exploitation et de la gestion des biens, ce qui l’oblige à détenir sur ces derniers un droit de possession.

[118]  En vertu du paragraphe 80(5) de la Loi maritime du Canada et des Ententes, la Couronne, en réalité, a renoncé à la possession des biens de la Voie maritime, y compris des biens gérés, et elle l’a conférée à la demanderesse. Autrement dit, cette dernière a pris la place de la Couronne à tous les égards pertinents, hormis la propriété absolue. Et, détail important, la demanderesse ne sollicite pas une indemnisation pour perte d’usage. Elle souhaite plutôt être indemnisée du coût de la réparation du pont. En conséquence, selon moi, compte tenu de la nature, ou de l’effet, de la relation contractuelle entre la Couronne et la demanderesse, la demande d’indemnisation de cette dernière pour les frais qu’elle a engagés en réparant les dommages causés au pont 19 par la négligence des défendeurs s’apparente aux demandes que peuvent présenter les affréteurs coque nue et elle tombe sous le coup de l’exception fondée sur le droit de possession.

[119]  Les défendeurs attirent l’attention sur les paragraphes 80(1) et (2) de la Loi maritime du Canada ainsi que sur la section 2 de l’Entente sur les biens gérés, qui, d’après eux, montrent que la Couronne n’avait pas l’intention d’accorder à la demanderesse un droit de propriété ou de possession. À mon avis, ces dispositions n’étayent pas cette position. Les paragraphes 80(1) et (2) de la Loi portent sur le transfert des biens et des entreprises de l’Administration. Le paragraphe 80(1) indique que le ministre peut ordonner à l’Administration de transférer, à lui ou à d’autres personnes décrites, la totalité ou une partie de ses biens ou entreprises. Le paragraphe 80(2) indique que si de tels biens ou entreprises ont été transférés par l’Administration au ministre, ce dernier peut les transférer de la manière prescrite. Ni l’une ni l’autre de ces deux dispositions ne donnent à penser que les parties à l’entente n’envisageaient pas que la demanderesse détienne un droit de possession sur de tels bien ou entreprises ou sur les biens gérés.

[120]  Cela dit, il est vrai que certaines clauses des ententes envisagent aussi que les [traduction« biens conservés par le gouvernement », lesquels sont définis, soient gérés et réparés aux frais de la Couronne, conformément aux autorisations et aux directives données par la Couronne à la demanderesse (Entente sur les biens gérés, section 9.02.04). Les Ententes envisagent également que la Couronne conserve certains droits résiduels, comme celui d’intervenir à la suite d’un événement catastrophique. Je suis toutefois convaincue que, lorsqu’on les considère dans leur ensemble, la Loi maritime du Canada et les Ententes confèrent à la demanderesse la possession exclusive du pont 19 et un droit de possession sur ce dernier – un bien géré – dans le but de gérer et d’exploiter la Voie maritime. En conséquence, comme je l’ai conclu plus tôt, la demande d’indemnité de la demanderesse pour les dommages qu’elle a subis en payant la réparation du pont 19 relève de l’exception fondée sur le droit de possession ou de propriété et il s’agit d’une perte économique relationnelle donnant lieu à indemnisation.

[121]  Au vu de cette conclusion, il est inutile que j’examine aussi les considérations de principe. Cela dit, et comme il a été signalé dans Osborne (à la p. 206), étant donné que rares sont les demandeurs qui détiendront un droit de possession ou de propriété, cela dissipe les préoccupations d’indétermination que crée la perte économique relationnelle découlant d’un contrat. À mon avis, les justifications de principe classiques qui permettent de rejeter ces genres de demandes d’indemnisation sont, dans ces circonstances, moins convaincantes. Contrairement aux affaires caractéristiques de perte économique, dans la présente affaire le fait d’autoriser la demanderesse à intenter une action fondée sur le droit de possession qu’elle détient sur le pont ne présente pas un risque de responsabilité indéterminée, ou de sur‑dissuasion. Dans le cas présent, seule la demanderesse a le pouvoir législatif et le droit contractuel connexe de gérer la Voie maritime et, à ce titre et à cette fin, elle a la possession des biens gérés. Dans ce cadre, seule la demanderesse a la responsabilité d’assumer le coût de la réparation de ces biens. En fait, si l’action n’était pas autorisée, la préoccupation opposée prendrait naissance pour ce qui est de la dissuasion. Cela est dû au fait que la demanderesse, par voie législative appliquée par les Ententes, a le pouvoir exclusif d’intenter la présente action en justice à l’égard de ces pertes. Si la demanderesse n’était pas autorisée à intenter la présente action pour tenter d’être indemnisée de ses frais de réparation réels, il n’y aurait donc aucun facteur de dissuasion. En fait, tous les utilisateurs de la Voie maritime qui endommageraient par négligence les biens de la Voie maritime seraient dégagés de toute responsabilité quant à leurs actes. De plus, et contrairement à l’affaire Bow Valley, dans la présente affaire la demanderesse demande d’être indemnisée des pertes découlant des dommages matériels causés au pont, et non de la perte d’usage, et elle est la seule partie qui peut le faire. Il n’existe aucun effet d’enchaînement. Et, enfin, la Couronne et la demanderesse ont décidé, par voie contractuelle, d’attribuer le risque à la demanderesse. Dans la mesure où ce facteur ne favorise pas entièrement cette dernière, à mon avis, dans ces circonstances, il est supplanté par les deux autres facteurs.

Faut‑il rejeter la requête des défendeurs en raison du défaut de la demanderesse de signifier des avis de question constitutionnelle?

[122]  La demanderesse fait valoir que les défendeurs contestent implicitement la validité, l’applicabilité ou le caractère opérant de l’article 91 de la Loi maritime du Canada sans avoir signifié d’avis aux procureurs généraux fédéral et provinciaux. Selon elle, si la Cour admet que ses pertes sont des pertes économiques relationnelles non indemnisables, cela impliquerait forcément que l’article 91 est invalide, inapplicable ou inopérant car aucune action en justice ne pourrait jamais être valablement intentée sur ce fondement. Des arguments qui mettent en doute, ne serait‑ce qu’implicitement, la validité de dispositions législatives doivent être précédés d’un avis fondé sur l’article 57. Comme les défendeurs n’ont jamais signifié de tels avis dans le cadre de la présente affaire, il y a lieu de rejeter leur requête en jugement sommaire (Husband c (Canada) Commission canadienne du blé, 2006 CF 1390).

[123]  Comme j’ai conclu que la demande d’indemnisation de la demanderesse pour le coût de la réparation du pont 19 est une perte économique relationnelle donnant lieu à indemnisation, il n’est pas nécessaire que j’examine cette question. Cependant, selon moi, l’argument est dénué de tout fondement. Les défendeurs ne font pas valoir, même implicitement, que l’article 91 de la Loi maritime du Canada est constitutionnellement invalide, inapplicable ou inopérante. Selon leur théorie, la demanderesse pourrait intenter une action en justice en vertu de l’article 91, mais uniquement si les droits de la Couronne sont en cause. Cela étant, l’argument qu’ils invoquent ne sous‑entend pas que l’article 91 est invalide. Les défendeurs offrent plutôt une interprétation de l’article 91 à laquelle la Cour ne souscrit pas.

Conclusion

[124]  En conclusion, je conviens avec les parties que la présente affaire peut être tranchée par voie de jugement sommaire. La question en litige consiste à savoir si la Loi interdit à la demanderesse d’être indemnisée du coût des réparations effectuées au pont 19, réparations qu’elle était tenue, conformément à la Loi maritime du Canada et aux Ententes, d’entreprendre à ses propres frais, parce que ses pertes constituent une perte économique relationnelle. Pour les motifs qui précèdent, j’ai conclu que la demanderesse, qui est exclusivement responsable de l’exploitation et de la gestion de la Voie maritime, a droit à l’indemnisation de ses pertes, car sa situation relève de l’exception fondée sur le droit de possession et de propriété qui s’applique à la règle d’exclusion générale interdisant toute indemnisation en cas de perte économique relationnelle découlant d’un contrat.

[125]  Certes, la demanderesse n’a pas déposé en l’espèce sa propre requête en jugement sommaire. Toutefois, la véritable question litigieuse que les défendeurs ont relevée a été admise comme telle par les deux parties. En conséquence, il ne s’agit pas ici d’une situation dans laquelle la demanderesse fait valoir une véritable question litigieuse qui est différente de celle que vise la requête des défendeurs, ce qui l’aurait obligée à déposer sa propre requête (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Omelebele, 2015 CF 305, aux par. 5 et 11).


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en jugement sommaire des défendeurs est accueillie, mais en faveur de la demanderesse;

  2. Quant au moyen de défense subsidiaire des défendeurs selon lequel les frais de réparation du pont 19 sont excessifs et exagérés, conformément à l’alinéa 215(2)a) et à l’article 153 des Règles la question de la quantification de ces frais fera l’objet d’un renvoi pour détermination de la somme si les parties ne parviennent pas à la régler entre elles;

  3. La demanderesse aura droit aux dépens afférents à la présente requête;

  4. Conformément à l’ordonnance de confidentialité datée du 30 avril 2018, l’enregistrement de l’audition de la présente instance sera considéré comme confidentiel. Le greffe ne pourra rendre publique aucune copie de cet enregistrement à moins d’y avoir été autorisé au préalable par une directive écrite expresse de ma part.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de février 2019.

Claude Leclerc, traducteur


ANNEXE A

i)  Entente‑cadre

Le préambule de l’Entente‑cadre indique ce qui suit :

[traduction]

ATTENDU QUE Sa Majesté souhaite mettre en application la partie 3 de la Loi maritime du Canada, L.C. 1998, c 10, qui implique, en partie, le transfert de la gestion, de l’exploitation et de l’entretien de la Voie maritime à une société à but non lucratif qui accorde un rôle important aux utilisateurs de la Voie maritime, en vue de commercialiser la gestion, l’exploitation et l’entretien de la Voie maritime avec la participation des utilisateurs;

ET ATTENDU QUE les parties ont relevé les grands principes sur le fondement desquels ce transfert devrait avoir lieu et ont reconnu qu’il serait nécessaire de mener d’autres négociations et discussions avant de pouvoir conclure une entente de transfert à la Société des activités de gestion, d’exploitation et d’entretien de la Voie maritime;

ET ATTENDU QUE les parties ont mené de telles négociations et discussions;

ET ATTENDU QUE Sa Majesté souhaite transférer à la Société, la gestion, l’exploitation et l’entretien de la Voie maritime;

ET ATTENDU QUE la Société souhaite prendre en charge, à titre d’entrepreneur indépendant, la gestion, l’exploitation et l’entretien de la Voie maritime;

***

Section 3.01 – Gestion, exploitation et entretien de la Voie maritime

Section 3.01.01 – Les parties aux présentes conviennent que Sa Majesté cessera de gérer, d’exploiter et d’entretenir la Voie maritime par l’entremise de l’AVMS à 23 h 59 à la date de clôture et que la Société, à 12 h 00 à la date du transfert, agissant seule (par l’entremise de ses employés et mandataires) et non en partenariat avec une autre personne, gérera, exploitera et entretiendra de façon continue par la suite la Voie maritime, à titre d’entrepreneur indépendant, sous réserve et en conformité de l’Entente de gestion, d’exploitation et d’entretien et des autres instruments ainsi que de toute autre entente que les parties aux présentes peuvent conclure après la signature et la délivrance de la présente Entente.

ii)  Entente sur les biens gérés

[traduction]

ARTICLE 1 – DÉFINITIONS ET INTERPRÉTATION

Section 1.01 – Définitions

ak)  « Biens conservés par le gouvernement » – désigne, collectivement, les terres conservées par le gouvernement, les biens existants conservés par le gouvernement, les nouveaux biens conservés par le gouvernement, ainsi que les autres bâtiments, structures ou installations situés, présentement ou ultérieurement, sur les terres conservées par le gouvernement, de même que la totalité du matériel fixe, de la machinerie fixe, des appareils fixes, des accessoires fixes et des améliorations aux biens conservés par le gouvernement qui en font partie;

ay)  « Biens gérés » – désigne, collectivement, les terres gérées, les biens existants gérés, les nouveaux biens gérés et les nouveaux biens conservés par le gouvernement, ainsi que les autres bâtiments, structures ou installations situés, présentement ou ultérieurement, sur les terres gérées par le gouvernement, de même que la totalité du matériel fixe, de la machinerie fixe, des appareils fixes, des accessoires fixes et des améliorations aux biens gérés par le gouvernement qui en font partie;

bw)  « Entreprise de la Voie maritime » – désigne l’entreprise qu’exploitait auparavant l’AVMS et qui consiste à gérer et à exploiter la Voie maritime et à entretenir, remplacer et réparer les biens gérés et les autres biens dont la Société a convenu par écrit avec Sa Majesté de se charger;

bx)  « Responsabilités liées à l’entreprise de la Voie maritime » – désigne les responsabilités autrefois assumées par l’AVMS et qui consistent à exploiter l’entreprise de la Voie maritime, conformément à la loi applicable;

ARTICLE 2 – TRANSFERT, GESTION, EXPLOITATION ET ENTRETIEN

Section 2.01 – Transfert

2.01.01  L’AVMS reconnaît et convient par la présente que le ministre lui a ordonné de transférer à Sa Majesté la totalité de son intérêt dans les biens existants, et AVMS transfère par la présente la totalité de cet intérêt à Sa Majesté, conformément au paragraphe 80(1) de la Loi.

2.01.03  Sa Majesté et la Société reconnaissent et conviennent par la présente que la présente Entente et les autres instruments constituent des ententes conclues en vertu du paragraphe 80(5) de la Loi et que leur interprétation sera fondée sur les objectifs énoncés à l’article 78 de la Loi, tel qu’il existe à la date des présentes.

2.01.04  Sa Majesté et la Société reconnaissent et conviennent par la présente que toutes les actions et instances de nature civile, criminelle et administrative qui se rapportent aux biens doivent être engagées par ou contre la Société et non Sa Majesté, conformément au paragraphe 91(2) de la Loi.

Section 2.02 – Biens gérés

2.02.01  La Société reconnaît et convient que :

a)  elle est tenue d’exploiter, d’entretenir, de réparer, d’acquérir et de remplacer, à ses propres frais, les biens gérés comme le ferait un propriétaire avisé, sous réserve et en conformité de la présente Entente et des autres instruments;

b)  elle est tenue de gérer, d’exploiter, d’entretenir, de réparer, d’acquérir et de remplacer les biens gérés d’une manière compétente, honnête et commercialement avisée, ainsi qu’en conformité des lois applicables.

2.02.02  La Société reconnaît que, à l’exception de toute obligation conférée à Sa Majesté par la présente Entente ou par l’un quelconque des autres instruments, elle est tenue de payer dans les délais impartis la totalité des frais, charges, dépenses et débours de quelle que nature que ce soit, extraordinaires ou ordinaires et prévus ou imprévus qui se rapportent aux biens gérés.

2.02.02  À l’exception de toute obligation conférée à Sa Majesté par la présente Entente ou par l’un quelconque des autres instruments, la Société convient par la présente d’exécuter ou de faire en sorte que l’on exécute toute obligation de Sa Majesté à titre de propriétaire des biens gérés ou d’une partie quelconque de ces derniers, ce qui inclut toute obligation découlant de la Loi applicable, et elle s’engage auprès de Sa Majesté à respecter et à exécuter les obligations de Sa Majesté pendant toute la durée des présentes.


ARTICLE 3 – UTILISATION ET EXPLOITATION

Section 3.01 – Utilisation des biens

3.01.01  La Société est tenue d’utiliser les biens gérés dans le cadre de l’exploitation de l’entreprise de la Voie maritime.

ARTICLE 9 – ENTRETIEN ET RÉPARATION

Section 9.01 – Obligation d’entretien et de réparation

9.01.01  Sous réserve de la présente Entente et des autres instruments, la Société assume par la présente, à ses propres frais, la responsabilité entière et exclusive de réparer, de remplacer et d’entretenir les biens gérés pendant la durée des présentes.

Section 9.02 – Entretien et réparations

9.02.01  Sous réserve de la section 9.02.02 et des autres instruments, la Société est tenue, à ses propres frais, de maintenir de façon constante dans un état pleinement opérationnel pendant la durée des présentes (l’« obligation d’entretien et de réparation ») et d’exécuter ou de faire exécuter tous les travaux d’entretien et de réparation nécessaires, ordinaires et extraordinaires, prévus et imprévus et structuraux ou non structuraux, de façon à maintenir les biens gérés dans un état pleinement opérationnel, comme le ferait un propriétaire avisé.

ARTICLE 12 – DOMMAGE OU DESTRUCTION

Section 12.01 – Obligation de reconstruction

12.01.01  Sous réserve de la présente Entente et des autres instruments, advenant qu’un bien quelconque soit endommagé ou détruit en tout ou en partie (à tout égard important), la Société est tenue d’en aviser sans délai Sa Majesté.

12.01.02  Advenant qu’un bien géré soit endommagé ou détruit en tout ou en partie (à tout égard important), sous réserve des autres instruments la Société est tenue, sauf si cette dernière et Sa Majesté en conviennent autrement, de réparer, remplacer, rétablir ou reconstruire de manière prompte, continue et diligente le bien géré en question, et ce, selon la norme et la qualité qu’exige la présente Entente. Tous les travaux de réparation, de remplacement, de remise en état et de reconstruction doivent être fondamentalement conformes aux lois applicables ainsi qu’à toutes les normes de construction applicables, conformément à la section 9.

iii)  Entente relative à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien

[traduction]

SECTION 1 – INTERPRÉTATION

(20)  Frais liés à un événement catastrophique – désigne les frais et les dépenses, autres que les frais et dépenses d’ordre non pécuniaire comme l’amortissement et la dépréciation, réels ou prévus, qu’engage Sa Majesté ou la Société, selon le cas, au cours de toute période pertinente en lien avec la réparation de biens endommagés ou détruits par un événement catastrophique.

(21)   Événement catastrophique – désigne un événement, une série d’événements, un incident ou une situation, soudains et imprévus qui causent ou sont susceptibles, dans l’avenir rapproché, d’endommager ou de détruire tout bien géré et qui nécessiteront vraisemblablement des dépenses d’un montant de plus de 2,5 millions de dollars, et qui :

a) ont interrompu ou sont susceptibles dans l’avenir rapproché d’interrompre l’exploitation sécuritaire de la Voie maritime (ou une partie quelconque de cette dernière) ou de tout bien géré;

b) portent atteinte ou sont susceptibles dans l’avenir rapproché de porter atteinte à la capacité de la Société d’exploiter de manière sécuritaire l’entreprise de la Voie maritime ou d’assumer de façon sécuritaire les responsabilités qui s’y rapportent.

(22)  Réclamation – désigne toute demande, action, poursuite, instance, demande péremptoire ou évaluation.

(68)  Autres biens – désigne les biens que possède, exploite ou gère la Société de temps à autre, y compris les biens transférés, à l’exclusion toutefois des biens gérés et des biens conservés par le gouvernement.

SECTION 3 – RESPONSABILITÉS DE LA SOCIÉTÉ

3.1  Exploitation de l’entreprise de la Voie maritime

La Société est tenue de continuer d’exploiter l’entreprise de la Voie maritime et d’assumer les responsabilités connexes à la suite de l’AVMS pendant la durée des présentes, et ce, aux conditions prévues par l’Entente et les autres instruments et en conformité des lois applicables.

3.2 Agir d’une manière commercialement avisée

La Société est tenue d’exploiter l’entreprise de la Voie maritime et d’assumer les responsabilités connexes, ainsi que de gérer, d’exploiter, de réparer, d’acquérir et de remplacer les biens gérés et les autres biens d’une manière compétente, honnête et commercialement avisée et en conformité des lois applicables.

3.4 Obligations de la Société

Sans restreindre la généralité des sections 3.1 et 3.2, la Société est tenue d’exécuter ou de faire en sorte que l’on exécute les obligations suivantes, conformément aux lois applicables :

(1)  gérer, exploiter, entretenir, réparer, acquérir et remplacer les biens gérés et les autres biens conformément à l’Entente sur les biens gérés et à la présente Entente;

(2)  fournir des renseignements aux autorités de supervision ou de réglementation (par l’entremise de leurs représentants) ayant compétence sur la Société ou la Voie maritime, comme le prévoient les lois applicables;

(3)  aviser sans délai Sa Majesté de toute réclamation, de toute demande, de tout droit ou de tout motif d’action revendiqué, menacé ou institué par ou contre la Société ou Sa Majesté et mettant en cause l’entreprise de la Voie maritime, les biens gérés, les autres biens, les biens conservés par le gouvernement ou l’exécution, par la Société ou Sa Majesté, des obligations que lui confèrent l’Entente ou tout autre instrument;

(4)  de façon générale, prendre et faire prendre toutes les mesures qu’exigent les clauses de la présente Entente et des autres instruments en vue d’exploiter l’entreprise de la Voie maritime et d’assumer les responsabilités connexes, ainsi que gérer, exploiter, entretenir, réparer, acquérir et remplacer les biens gérés et les autres biens d’une manière compétente, honnête et commercialement avisée;

3.5 Dépenses de la Société

La totalité des frais et des dépenses engagés par ou au nom de la Société en lien avec l’exécution des obligations que lui confère la présente Entente seront au propre compte de la Société, et Sa Majesté n’assumera aucune responsabilité à l’égard de ces frais et dépenses, sauf de la manière envisagée par la présente Entente ou tout autre instrument.

3.6 Personnel

La Société est tenue de retenir ou embaucher, ou de faire en sorte que soient retenus ou embauchés, soit à titre d’employés de la Société soit à titre d’entrepreneurs indépendants, les personnes, y compris les employés, les entrepreneurs et les consultants qui peuvent se révéler nécessaires pour qu’elle exécute ou fasse exécuter les obligations que lui confère la présente Entente et les autres instruments, ce qui inclut tout service additionnel découlant de l’application de la section 3.8, et elle est chargée de diriger et de superviser ses personnes dans l’exercice de leurs fonctions.

3.7 Sous‑traitance

La Société peut retenir les entrepreneurs et les fournisseurs de services tiers dont elle peut avoir besoin pour exécuter ou veiller à exécuter les obligations que lui confèrent la présente Entente et les autres instruments. Sous réserve des modalités et des conditions de l’Entente sur les biens gérés, la Société peut louer à bail l’un quelconque des biens gérés ou accorder à quiconque des licences à leur égard.

SECTION 14 – ÉVÉNEMENTS CATASTROPHIQUES

14.1  Avis et estimation de l’ampleur d’une catastrophe

(1) La Société est tenue d’aviser promptement Sa Majesté de la survenue d’un événement catastrophique.

(2) Aussitôt après avoir signifié l’avis mentionné à la section 14.1(1), la Société et Sa Majesté doivent déterminer l’ampleur des dommages ou de la destruction causés par l’événement catastrophique et, en agissant de manière raisonnable, estimer les dépenses à engager pour réparer ces dommages ou cette destruction.

14.2  Responsabilité du gouvernement. Sa Majesté assume l’entière responsabilité des mesures à prendre en cas d’événement catastrophique comme elle le juge approprié et à son entière discrétion, compte tenu de l’article 78 de la Loi tel qu’il existe à la date des présentes, et elle demeure entièrement responsable du paiement de toutes les dépenses relatives à cet événement. Sa Majesté peut, à son entière discrétion, ordonner à la Société de réparer ou de faire réparer tout dommage ou toute destruction causés par un événement catastrophique, ou prendre toute autre mesure connexe, et engager les frais liés à un événement catastrophique. À la condition que le Conseil du Trésor approuve un tel paiement, Sa Majesté est tenue de rembourser à la Société toute dépense relative à un événement catastrophique qu’elle engage conformément à une directive de Sa Majesté.

14.3  Mesures prises sans le consentement du gouvernement. Indépendamment de toute directive contraire à la section 14.2, la Société peut, sans le consentement ou une directive préalable de Sa Majesté, intervenir à la suite d’un événement catastrophique et engager les dépenses connexes, si elle détermine, en agissant raisonnablement, qu’une telle intervention ou l’engagement de ces dépenses doivent avoir lieu immédiatement ou, sinon, avant le temps requis pour obtenir le consentement préalable de Sa Majesté, de façon à contenir ou atténuer le dommage ou la destruction causés ou susceptibles d’être causés par l’événement catastrophique, à la condition toutefois que le ministre des Transports puisse en tout temps et par écrit ordonner à la Société de ne prendre aucune mesure ou de n’engager aucune dépense relative à un événement catastrophique en vertu de la présente section et, après avoir reçu un tel avis, la Société ne pourra prendre aucune mesure de cette nature ou engager aucune dépense relative à un événement catastrophique.

14.4 Approbation du Conseil du Trésor

14.4(3) Sa Majesté sera seule responsable des situations suivantes, et elle indemnisera intégralement la Société de ces derniers :

a. la totalité des frais et des dépenses engagés par la Société en vertu de la section 14.3;

b. toute demande présentée contre la Société, ou toute perte subie ou engagée par cette dernière, au motif que :

(i) Sa Majesté a omis d’intervenir en réponse ou à l’égard d’un événement catastrophique;

(ii) la Société n’est pas intervenue ou n’a pas engagé de frais liés à un événement catastrophique après avoir reçu un avis donné par le ministre de Transports en vertu de la section 14.3;

(iii) le Conseil du Trésor n’a pas donné son accord en vertu de la section 14.4.

14.5 Responsabilité de la Société. La Société n’est nullement responsable de réparer ou de faire réparer tout dommage ou toute destruction causée par un événement catastrophique, de prendre toute autre mesure liée à un événement catastrophique ou d’engager des frais liés à un événement catastrophique, à moins que Sa Majesté lui ordonne de prendre de telles mesures ou d’engager de telles dépenses et que le Conseil du Trésor ait approuvé le remboursement à la Société des frais liés à un événement catastrophique qu’elle engage. La Société doit :

(1)  collaborer avec Sa Majesté et ses mandataires et entrepreneurs en lien avec la réparation de tout dommage ou de toute destruction causés par un événement catastrophique;

(2)  payer à Sa Majesté le produit de toute assurance de biens ou autre paiement reçus par la Société de tiers pour un événement catastrophique, dans la mesure où Sa Majesté engage des frais relatifs à un tel événement ou paye à la Société de telles dépenses.

SECTION 18 – ASSURANCE

18.2  Obligation de la Société de souscrire une assurance. À compter de la date d’entrée en vigueur de la présente Entente, la Société doit avoir obtenu, à ses propres frais, une assurance‑responsabilité et de biens concernant l’entreprise de la Voie maritime, les biens gérés et les autres biens, et assortie des franchises, des montants, des risques et des conditions que Sa Majesté a jugé satisfaisants, conformément à l’Entente‑cadre, et ce, en agissant de manière raisonnable. La Société est tenue de maintenir ou de faire maintenir cette assurance pendant la durée de l’Entente et de ne pas changer le montant ou l’étendue de la couverture sans avoir obtenu au préalable le consentement du ministre des Transports. Sa Majesté et la Société seront désignées comme les entités assurées dans chaque police d’assurance, selon leurs droits respectifs.

18.3 Utilisation du produit de l’assurance de biens. La Société aura droit et, s’il est reçu, Sa Majesté le lui paiera, à la totalité du produit de l’assurance de biens ou des paiements de tiers pour les dommages causés aux biens gérés, pour payer la réparation de ces dommages ou le remplacement des biens gérés, sauf dans la mesure où Sa Majesté est tenue en vertu de la présente Entente ou de tout instrument de payer les dommages ou la destruction pour lesquels le produit de l’assurance de biens a été reçu, auquel cas Sa Majesté aura droit à la totalité de ce produit.

SECTION 19 ‑ INDEMNISATION

19.1 Indemnisation par la Société. Sous réserve des exclusions énoncées à la section 19.2, la Société indemnisera, protégera et défendra Sa Majesté, et elle l’exonérera de toute responsabilité, contre toute perte subie par Sa Majesté en lien avec les réclamations d’une personne quelconque (à part les demandes d’indemnisation au titre de l’environnement ou les revendications autochtones) qui découlent de :

(1) l’exploitation de l’entreprise de l’entreprise de la Voie maritime pendant la durée de l’Entente;


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1621‑16

INTITULÉ :

CORPORATION DE GESTION DE LA VOIE MARITIME DU SAINT‑LAURENT c LE NAVIRE « BBC LENA », AUTREFOIS CONNU SOUS LE NOM DE « LENA J », ET LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « BBC LENA », AUTREFOIS CONNU SOUS LE NOM DE « LENA J », ET SCHIFFFAHRTS UG (HAFTUNGSBESCHRANKT) & CO. KG MS « LENA J »

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 JUILLET 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE strickland

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 12 OCTOBRE 2018

COMPARUTIONS :

Matthew Liben

Peter J. Cullen

POUR LA DEMAnDERESSE

David G. Colford

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L.

Montréal (Québec)

POUR LA DEMAnDERESSE

Brisset Bishop S.E.N.C.

Montréal (Québec)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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