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Date : 20181211


Dossier : IMM-1251-18

Référence : 2018 CF 1238

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2018

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

JEYAJEEVAN JEYAREDSAGATHAS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Jeyajeevan Jeyaredsagathas sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SPR a conclu qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la décision de la SPR était à la fois déraisonnable et inéquitable sur le plan procédural. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

II.  Contexte

[3]  M. Jeyaredsagathas est un citoyen du Sri Lanka d’origine ethnique tamoule. En mai 2009, alors que la guerre civile sri-lankaise tirait à sa fin, il vivait à Colombo. Il affirme qu’il a souvent été harcelé par les autorités aux points de contrôle de sécurité en raison de son origine ethnique.

[4]  M. Jeyaredsagathas affirme qu’il a été enlevé en mars 2009 et tenu captif, et qu’on l’a interrogé et maltraité. Il a été libéré grâce à un pot-de-vin qu’il a versé à l’un de ses ravisseurs. Il dit avoir reçu des appels de menace où on exigeait de lui de l’argent sous prétexte qu’il avait de la famille au Canada. Il soutient également que deux personnes qui se sont identifiées comme des policiers en civil lui ont rendu visite et lui ont demandé si un certain Tamoul habitait avec lui. M. Jeyaredsagathas leur a répondu que non, et les policiers en civil auraient alors saccagé sa maison.

[5]  Craignant pour sa sécurité, M. Jeyaredsagathas a déménagé chez un ami et a fait des plans pour quitter le Sri Lanka. Un client de l’agence de voyages où il travaillait lui a un jour proposé une façon de se rendre au Canada, et l’a mis en contact avec un agent passeur.

[6]  Suivant les instructions du passeur, M. Jeyaredsagathas s’est rendu en Thaïlande en juin 2009 puis en Indonésie. Il a présenté une demande d’asile au Haut Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés [UNHCR] dont il s’est plus tard désisté.

[7]  Le 8 août 2009, M. Jeyaredsagathas a monté à bord du MS Ocean Lady, un navire à destination du Canada qui transportait un grand nombre de Sri-Lankais tamouls. Le MS Ocean Lady est arrivé au large de la côte de la Colombie-Britannique en octobre 2009. M. Jeyaredsagathas a été détenu et interrogé par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC].

[8]  M. Jeyaredsagathas a demandé l’asile au Canada. La SPR a rejeté sa demande et il a demandé le contrôle judiciaire de cette décision. Sa demande a été accueillie et l’affaire a été renvoyée à la SPR pour réexamen.

[9]  La SPR a reclassifié la demande de M. Jeyaredsagathas comme une « ancienne demande d’asile » et l’a gardée en suspens pendant environ cinq ans. Le 16 novembre 2017, la SPR a tenu une deuxième audition de la demande d’asile de M. Jeyaredsagathas.

III.  La décision faisant l’objet du présent contrôle

[10]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est intervenu à l’audience pour produire des éléments de preuve documentaire, mais il n’a pas présenté d’observations écrites ou orales. La SPR a rejeté la demande de M. Jeyaredsagathas le 16 janvier 2018. Elle a conclu que la situation s’était améliorée au Sri Lanka pour les Tamouls et que la crainte de persécution de M. Jeyaredsagathas n’était pas fondée.

[11]  La SPR a reconnu que la preuve concernant le traitement des Tamouls au Sri Lanka est partagée. Elle a ainsi cité le cartable national de documentation [CND] pour le Sri Lanka du 31 mars 2017, mais a préféré un rapport de l’UNHCR intitulé Sri Lankan Refugee Returnees in 2014 (rapport de l’UNHCR) à d’autres documents du CND qui indiquent que les Tamouls sont toujours confrontés à un risque important de persécution au Sri Lanka.

[12]  Le rapport de l’UNHCR a été publié en novembre 2015. Son auteur concluait que 100 % des Tamouls qui revenaient au Sri Lanka étaient motivés par la paix et la stabilité accrues, 95 % se sentaient en sécurité et 90 % étaient satisfaits de leur résidence actuelle. La SPR a noté que l’UNHCR collaborait avec le gouvernement sri‑lankais pour faciliter le retour des réfugiés tamouls et avait une stratégie officielle élaborée et efficace de réintégration des rapatriés.

[13]  La SPR a conclu qu’il y avait eu un changement important dans la situation au Sri Lanka après la guerre civile et la première audition de la demande d’asile de M. Jeyaredsagathas. Elle a jugé que le changement était durable, efficace et important et que la situation continuait de s’améliorer.

[14]  La SPR a aussi examiné la demande d’asile sur place de M. Jeyaredsagathas. Ce dernier a déclaré qu’il ferait probablement l’objet d’une surveillance accrue de la part des autorités sri‑lankaises en tant que demandeur d’asile débouté sans passeport qui s’est rendu au Canada à bord du MS Ocean Lady.

[15]  Le MS Ocean Lady et le MS Sun Sea sont deux navires qui ont transporté des centaines de Sri‑Lankais tamouls au Canada en octobre 2009 et en août 2010, respectivement. Leurs périples ont attiré beaucoup d’attention médiatique. On a affirmé dans beaucoup de reportages au Canada et à l’étranger que les navires étaient liés aux Tigres de libération de l’Eelam tamoul [TLET], le groupe rebelle tamoul qui a été défait au terme de la guerre civile. M. Jeyaredsagathas a soutenu que les autorités sri-lankaises croyaient qu’il avait des liens avec les TLET ou qu’il était en mesure de fournir des renseignements à leur sujet, et que cela augmentait le risque qu’il soit persécuté.

[16]  La SPR a conclu que M. Jeyaredsagathas « n’a pas démontré comment le gouvernement sri lankais pourrait savoir qu’il est arrivé au Canada à bord de l’Ocean Lady ». La SPR a aussi privilégié la preuve fournie par l’ASFC en ce qui concerne le traitement réservé aux passagers du MS Sun Sea et du MS Ocean Lady qui étaient retournés au Sri Lanka.

[17]  La preuve fournie par l’ASFC comprenait des transcriptions d’entrevues de trois Tamouls qui sont arrivés au Canada à bord du MS Sun Sea et qui sont retournés au Sri Lanka après le rejet de leur demande d’asile. Les trois semblaient bien s’en tirer au Sri Lanka, même s’ils ont tous été détenus à certains moments depuis leur retour. La preuve comprenait également une entrevue avec un agent de liaison du Haut-Commissariat du Canada à Colombo, qui avait loué les efforts des autorités sri-lankaises pour réintégrer les rapatriés tamouls.

[18]  M. Jeyaredsagathas s’est fondé sur deux rapports d’Amnistie Internationale (Amnistie) et d’autres articles qui indiquaient que les demandeurs d’asile déboutés qui étaient venus au Canada à bord du MS Ocean Lady ou du MS Sun Sea seraient probablement persécutés à leur retour au Sri Lanka.

[19]  La SPR a privilégié la preuve de l’ASFC aux rapports d’Amnistie. Elle a conclu que la preuve de l’ASFC était fondée sur des témoignages de première main, alors que les rapports d’Amnistie provenaient de renseignements de troisième ou quatrième main. La SPR a aussi conclu que les rapports d’Amnistie n’établissaient pas de lien direct entre le voyage sur le MS Ocean Lady et la persécution et que « les renseignements contenus dans les rapports d’Amnisty International défendent une cause et ne sont pas neutres ».

IV.  Questions en litige

[20]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La décision de la SPR était-elle équitable sur le plan procédural?

  2. La décision de la SPR était-elle raisonnable?

V.  Analyse

[21]  Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle par la Cour selon la norme de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, paragraphe 34). Les conclusions de fait de la SPR peuvent quant à elle être contrôlées selon la norme de la décision raisonnable (Abdulkadir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 318, paragraphe 21).

A.  La décision de la SPR était-elle équitable sur le plan procédural?

[22]  Au début de l’audience devant la SPR, cette dernière a déposé une boîte de documents à titre de « pièce 1 ». Selon elle, la pièce 1 était comprenait des documents qui avaient été soumis à la SPR lors de la première audition de la demande d’asile de M. Jeyaredsagathas en octobre 2012. M. Jeyaredsagathas et son avocat n’ont pas été avisés du fait que la SPR admettrait en preuve le dossier de la première audience tenue devant la SPR. M. Jeyaredsagathas a demandé un ajournement qui lui a été refusé. Selon lui, il s’agit d’un manquement à l’équité procédurale.

[23]  La demande d’ajournement et son refus ne sont pas mentionnés dans la décision de la SPR. Toutefois, la transcription indique que la SPR a donné oralement quatre motifs : a) M. Jeyaredsagathas a signé un formulaire de confirmation de la disponibilité en septembre 2017; b) M. Jeyaredsagathas était représenté par un conseil chevronné qui l’avait aussi représenté dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire de la première décision de la SPR et qui devait donc connaître le dossier de la première audience; c) M. Jeyaredsagathas aurait dû soulever une objection quant à l’inclusion de la preuve avant de signer le formulaire de confirmation de la disponibilité; d) il serait dans l’intérêt supérieur de M. Jeyaredsagathas de procéder à l’audience plutôt que de reporter encore la décision sur sa demande d’asile.

[24]  La SPR a aussi déclaré qu’il existait une « nouvelle politique » en vertu de laquelle le dossier d’une audience antérieure était automatiquement déposé en preuve lorsqu’une affaire était renvoyée pour réexamen. L’avocat du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (ministre) reconnaît que cette déclaration était incorrecte et qu’il n’y avait pas, et n’y a toujours pas, de nouvelle politique en ce sens.

[25]  M. Jeyaredsagathas invoque l’article 33 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 (Règles de la SPR), qui indique que « [s]ous réserve du paragraphe (2), pour utiliser un document à une audience, la [SPR] en transmet une copie aux parties ». L’utilisation que la SPR a faite des documents pour parvenir à ses conclusions n’est pas claire, même si la pièce 1 est mentionnée dans une note en bas de page dans ses motifs écrits.

[26]  Le ministre affirme que les conclusions de la SPR en ce qui concerne le changement important dans la situation des Tamouls qui retournent au Sri Lanka aujourd’hui étaient nécessairement fondées sur la preuve qui découlait de la première audience et que cette preuve a été divulguée à M. Jeyaredsagathas. Toute lacune dans la procédure suivie par la SPR n’a eu aucun effet sur l’équité de l’audience. M. Jeyaredsagathas aurait pu s’opposer à l’examen de certains éléments de preuve après l’audience, mais il ne l’a pas fait.

[27]  La SPR n’a pas respecté l’article 33 des Règles de la SPR, selon lequel tous les documents à utiliser dans une audience doivent être divulgués à l’avance aux demandeurs d’asile. La SPR a aggravé son erreur en invoquant un changement de politique qui n’existait pas. Je suis convaincu que cela équivalait à un manquement à l’équité procédurale.

[28]  Une cour peut décider de ne pas accorder réparation si l’erreur procédurale est un vice de forme et n’entraîne aucun dommage important ni déni de justice (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, paragraphe 43). On ne peut ignorer un manquement à l’équité procédurale que s’il ne fait aucun doute que cela n’a eu aucun effet important sur la décision (Nagulesan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1382, paragraphe 17).

[29]  En l’espèce, le manquement à l’équité procédurale n’était pas un vice de forme. La pièce 1 est mentionnée dans la décision de la SPR. L’incidence de la pièce 1, le cas échéant, sur la conclusion de la SPR selon laquelle M. Jeyaredsagathas n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger n’est pas claire. L’affaire doit donc être renvoyée à la SPR pour qu’elle effectue un nouvel examen.

B.  La décision de la SPR était-elle raisonnable?

[30]  M. Jeyaredsagathas affirme que les Tamouls qui sont soupçonnés d’être associés aux TLET sont encore exposés à des risques au Sri Lanka depuis la fin de la guerre civile (UNHCR Guidelines for Asylum-Seekers from Sri Lanka, décembre 2012, CND, point 1.5). On a largement rapporté que les passagers du MS Ocean Lady et du MS Sun Sea avaient des liens avec les TLET. M. Jeyaredsagathas invoque deux rapports d’Amnistie : Amnesty International Concerns with respect to forced returns to Sri Lanka for passengers of the Ocean Lady and MV Sun Sea (juin 2012) et RE: Forced Return to Passengers on MV Sun Sea and Ocean Lady (octobre 2017).

[31]  La SPR a mentionné les rapports d’Amnistie dans sa décision, mais a exprimé une préférence pour le rapport de l’UNHCR et la preuve fournie par l’ASFC. Le ministre affirme que la préférence pour une source de preuve par rapport à une autre touche leur valeur probante et qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve (Koppalapillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 235, paragraphe 15).

[32]  En rejetant la demande d’asile sur place de M. Jeyaredsagathas, la SPR a mentionné que M. Jeyaredsagathas « n’a pas démontré comment le gouvernement sri‑lankais pourrait savoir qu’il est arrivé au Canada à bord de l’Ocean Lady ». Le juge Alan Diner a déclaré ce qui suit au sujet d’un raisonnement semblable dans Vilvarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 349 (Vilvarajah), paragraphe 15 :

De plus, le commentaire de l’agent portant que les antécédents criminels de M. Vilvarajah et le statut d’immigration des membres de sa famille au Canada ne seraient pas découverts à moins que « le demandeur en informe lui-même les autorités sri lankaises » revient à l’inviter à commettre une fraude. Au Canada, faire de fausses déclarations dans des affaires d’immigration constitue une infraction. L’un des endroits les plus courants, si ce n’est le plus courant, où une personne doit répondre à des questions sur l’immigration, est, à son retour dans un pays, lors de la première ou seconde inspection à un point d’entrée, un aéroport par exemple.

[33]  La SPR a accordé peu de poids aux rapports d’Amnistie, concluant que les renseignements « défendent une cause et ne sont pas neutres ». À mon avis, il ne s’agissait pas d’un fondement suffisant pour rejeter les rapports d’Amnistie. Il incombait à la SPR d’examiner le contenu des rapports plutôt que de les écarter en raison d’une conclusion de partialité générale non étayée.

[34]  Le rapport de l’UNHCR portait principalement sur les expériences de Tamouls dont le retour au Sri Lanka a été facilité ou surveillé par l’UNHCR. Ce n’est pas dans ces conditions que M. Jeyaredsagathas retournera au Sri Lanka. Il était déraisonnable de la part de la SPR de supposer que les autorités sri-lankaises ne sauraient rien de son voyage à bord du MS Ocean Lady. En tant que demandeur d’asile débouté sans passeport, M. Jeyaredsagathas sera certainement interrogé par les autorités, y compris sur la manière dont il est arrivé au Canada. Comme l’a conclu le juge Diner dans Vilvarajah, il était déraisonnable de la part de la SPR de s’attendre à ce que M. Jeyaredsagathas fasse de fausses déclarations sur son passé aux agents d’immigration du Sri Lanka.

VI.  Conclusion

[35]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvel examen. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour qu’il effectue un nouvel examen.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de janvier 2019

Sandra de Azevedo, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1251-18

 

INTITULÉ :

JEYAJEEVAN JEYAREDSAGATHAS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 novembre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 décembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Robert Blanshay

 

POUR Le demandeur

 

Nicholas Dodokin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blanshay Law LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

La procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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