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Dossier : IMM‑2406‑18

Référence : 2018 CF 1263

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 13 décembre 2018

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

CHINYERE OYIMA EFE‑AGBONAYE

IWINOSA SAMUEL CHIMAMANDA EFE‑AGBONAYE (MINEUR)

IYOSAYI GRACE UCHECHUKWU EFE‑AGBONAYE (MINEUR)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, rendue en date du 18 avril 2018 par la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, dans laquelle la SAR a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR), selon laquelle les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

[2]  Comme je l’expliquerai plus en détail ci‑dessous, la présente demande est rejetée, compte tenu de ma conclusion selon laquelle la SAR a raisonnablement conclu que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur viable (PRI) à Port Harcourt, au Nigéria.

II.  Contexte

[3]  La demanderesse principale, Chinyere Oyima Efe‑Agbonaye, qui est âgée de 37 ans, est citoyenne du Nigéria. Les deux demandeurs mineurs, Iyosayi Grace Uchechukwu Efe‑Agbonaye et Iwinosa Samuel Chimamanda Efe‑Agbonaye, sont ses enfants, et ils sont également citoyens du Nigéria.

[4]  Mme Efe‑Agbonaye est une radiologue, qui exerçait cette profession au Nigéria. En juillet et en août 2016, elle et ses enfants ont visité le Canada. Pendant qu’elle était ici, son mari a communiqué avec elle à partir du Nigéria et lui a dit de ne pas y retourner. Il a expliqué que son père et des membres de la famille de celui-ci insistaient pour que leur fille, l’un des deux demandeurs mineurs, soit soumise à la mutilation génitale féminine (MGF) parce qu’il s’agissait là de la tradition. Craignant pour sa fille, ainsi que pour elle‑même si elle tentait d’empêcher que sa fille subisse une MGF, Mme Efe‑Agbonaye est demeurée au Canada avec ses deux enfants, et elle a présenté une demande d’asile. Son mari, quant à lui, est resté au Nigéria.

[5]  La SPR a refusé la demande d’asile pour des motifs de crédibilité. Même s’il ne s’agissait pas pour elle de la question décisive, la SPR a également discuté avec Mme Efe‑Agbonaye de la question d’une PRI à Port Harcourt lors de l’audience. En appel, la SAR a décidé que la PRI à Port Harcourt constituait une nouvelle question, et elle a donné aux demandeurs la possibilité de présenter des observations sur la PRI proposée.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[6]  La décision de la SAR de rejeter l’appel des demandeurs était fondée sur sa conclusion selon laquelle Port Harcourt représentait une PRI viable. Pour parvenir à cette conclusion, la SAR a examiné le critère relatif à l’existence d’une PRI énoncé dans Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 1256 (CAF), que la SAR a formulé comme suit :

  1. [L]a Commission doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge.

  2. B. [L]a situation dans cette partie du pays [considérée être une PRI] doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances [y compris celles propres au demandeur] de s’y réfugier.

[7]  En abordant le premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a fait remarquer que Mme Efe‑Agbonaye avait déclaré devant la SPR qu’elle ne pouvait se réinstaller à Port Harcourt parce que des membres de la parenté de son mari y résidaient. Toutefois, la SAR a noté que Mme Efe‑Agbonaye avait affirmé ne pas connaître les membres de la famille vivant à Port Harcourt, et ne les avoir rencontrés qu’une seule fois, soit à son mariage en 2011. Elle avait ajouté qu’elle ne savait pas précisément quels membres de la famille élargie elle redoutait, et que son mari n’avait pas précisé qui, outre son beau‑père, la recherchait. La SAR a conclu que Mme Efe‑Agbonaye avait fourni très peu de renseignements sur ces personnes vivant à Port Harcourt et sur la façon dont elles pourraient avoir connaissance de sa présence là-bas. La SAR a également observé que les membres de la famille élargie qui avaient assisté au mariage ne pouvaient avoir rencontré la fille de Mme Efe‑Agbonaye, puisque celle-ci était née l’année suivante. La SAR a conclu qu’il était improbable que quiconque soit au courant de la présence de Mme Efe‑Agbonaye à Port Harcourt ou la reconnaisse, compte tenu du temps qui s’est écoulé.

[8]  La SAR a également indiqué que, même si la MGF est interdite dans l’État où se situe Port Harcourt, la pratique se poursuit au Nigéria en raison du manque de volonté politique pour ce qui est d’accroître sa criminalisation ainsi que le nombre de poursuites intentées à son égard. Toutefois, la SAR a expliqué que, de façon générale, la preuve documentaire montre que lorsque les deux parents refusent d’accéder à une demande de MGF faite par la famille, cette décision leur appartient. Or en l’espèce, Mme Efe‑Agbonaye et son mari ont tous les deux refusé que leur fille soit soumise à la MGF. La SAR a donc conclu qu’il n’y avait pas plus qu’une simple possibilité que la famille élargie de Mme Efe‑Agbonaye la retrouve à Port Harcourt.

[9]  En examinant le deuxième volet du critère relatif à l’existence d’une PRI, la SAR a examiné la situation à Port Harcourt et le profil des demandeurs, pour conclure qu’étant donné son éducation, son emploi antérieur et son âge, Mme Efe‑Agbonaye ne serait pas plus désavantagée que tout autre Nigérian à Port Harcourt. La SAR a également indiqué que son mari pourrait la joindre à la PRI. La SAR a examiné les éléments de preuve concernant la situation en matière de sécurité à Port Harcourt, en mentionnant les conflits entre différentes sectes ainsi que les groupes d’autodéfense actifs dans la région, qui assassinent notamment des civils. La SAR a toutefois conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque plus élevé que n’importe qui d’autre.

[10]  La SAR s’est également reportée à la preuve documentaire selon laquelle il existe un taux élevé de criminalité et de conflits dans la région — une situation attribuable aux répercussions de l’industrie pétrolière —, y compris les éléments de preuve indiquant l’existence d’enlèvements et de demandes de rançon. Toutefois, elle a conclu que les profils des demandeurs ne les exposaient pas à un risque plus élevé que celui couru par d’autres Nigérians.

[11]  La SAR a conclu que la situation difficile à Port Harcourt ne répondait pas au critère requis pour que la PRI proposée soit considérée comme déraisonnable. Ayant conclu qu’il était improbable que les demandeurs soient exposés à une possibilité sérieuse de persécution à Port Harcourt, la SAR a décidé que ce lieu constituait une PRI viable.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle applicable

[12]  La seule question qui a été soulevée par les demandeurs, et que la Cour doit trancher, est celle de savoir si la SAR a commis une erreur dans son appréciation de la preuve relative à la PRI. Les parties conviennent, et je suis du même avis, que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

V.  Analyse

[13]  En commençant par le premier volet du critère de la PRI, les demandeurs font valoir que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a mis l’accent sur la question de savoir si Mme Efe‑Agbonaye connaissait l’identité des membres de la famille élargie de son mari qui vivaient à Port Harcourt, et qui pourraient être des agents de persécution. Les demandeurs ont insisté sur le témoignage de Mme Efe‑Agbonaye selon lequel tout un autobus rempli de personnes de Port Harcourt avait assisté à son mariage, à l’occasion duquel on avait pris des photographies qui, selon les demandeurs, pourraient permettre aux proches de la reconnaître. Les demandeurs soutiennent qu’ils seraient tenus de vivre cachés à Port Harcourt pour éviter de courir le risque que Mme Efe‑Agbonaye soit reconnue.

[14]  En utilisant la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique à l’analyse de la SAR, je ne relève aucune erreur donnant ouverture à un contrôle judiciaire dans la conclusion que cette dernière a tirée relativement au premier volet du critère de la PRI. Même si la SAR était parvenue à une autre décision quant à la possibilité que la famille du mari de Mme Efe‑Agbonaye la reconnaisse à Port Harcourt, j’estime qu’il lui était loisible, en fonction des éléments de preuve dont elle était saisie, de tirer la conclusion qu’elle a tirée. La SAR a examiné la viabilité de Port Harcourt en tant que PRI, dans le contexte de sa population de 2,34 millions de personnes, et elle a conclu non seulement qu’il était improbable non seulement qu’elle soit reconnue, vu le temps écoulé depuis qu’elle avait rencontré la famille de son mari, mais aussi que quiconque soit au courant de sa présence à Port Harcourt. J’estime que les arguments de la demanderesse en ce qui concerne le nombre de personnes de Port Harcourt qui ont assisté au mariage et le fait qu’elles pourraient avoir des photographies d’elle ne minent pas le caractère raisonnable de cette conclusion.

[15]  Les demandeurs font également valoir que la SAR a commis une erreur dans son examen des documents sur les conditions dans le pays qui portaient sur la pratique de la MGF au Nigéria. Ils soutiennent que la preuve documentaire démontre que la police traite la MGF comme une question familiale et culturelle, et qu’elle n’est pas susceptible d’offrir une protection aux demandeurs. Toutefois, la SAR a reconnu expressément que, même si la MGF est interdite à Port Harcourt, il existe des preuves qu’elle est toujours observée et qu’il y a un manque de volonté politique d’intenter des poursuites à son égard. En conséquence, la décision ne peut être interprétée comme indiquant que la SAR n’a pas tenu compte de l’argument invoqué par les demandeurs.

[16]  Au contraire, la SAR s’est fiée à la preuve documentaire selon laquelle, en général, si les deux parents refusent de se conformer aux demandes de MGF provenant de la famille, cette décision leur revient. Vu que Mme Efe‑Agbonaye et son mari s’opposent tous les deux à la MGF, le risque potentiel invoqué est lié à la demande de la famille élargie du mari pour que leur fille soit circoncise; or la SAR a conclu qu’il n’y avait pas plus qu’une simple possibilité que la famille retrouve les demandeurs dans la région proposée comme PRI. Je ne relève rien de déraisonnable dans la manière dont la SAR a évalué cet aspect de la preuve documentaire.

[17]  S’agissant du deuxième volet du critère de la PRI, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que seules les personnes ayant certains profils étaient assujetties aux attaques et aux enlèvements qui ont lieu à Port Harcourt. Les demandeurs soutiennent que, contrairement à ces constatations, la preuve documentaire indique que des citoyens ordinaires sont également exposés à ce risque. À mon avis, cet argument traduit une mauvaise interprétation de la conclusion de la SAR. La SAR s’est reportée à la preuve documentaire concernant les conflits entre différents cultes et les groupes d’autodéfense qui commettent des meurtres, y compris contre des citoyens, mais elle a conclu que les éléments de preuve n’indiquaient pas que les demandeurs étaient exposés à un risque plus élevé que n’importe qui d’autre. Même si la SAR a indiqué que d’après la preuve, le risque d’enlèvement aux fins de rançon était plus élevé pour ceux qui étaient perçus comme riches — par exemple les politiciens, les étrangers, les Nigérians hautement médiatisés, les médecins, les enseignants, les hommes d’affaires et les chefs religieux —, elle a souligné que de tels enlèvements pouvaient également avoir lieu dans la population en général. La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas un profil qui correspondait à un niveau de risque élevé, et qu’aucun élément de preuve n’indiquait qu’ils étaient exposés à un risque particulièrement élevé par rapport à tous les autres Nigérians. Je ne relève aucune erreur susceptible de révision dans cette partie de l’analyse de la SAR.

[18]  Enfin, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu qu’il serait raisonnable pour eux de se réinstaller à Port Harcourt, puisqu’elle n’a pas tenu compte du taux élevé de chômage, ni des difficultés sociales, culturelles et économiques auxquelles ils seraient confrontés en raison de la discrimination fondée sur leur ethnie, leur langue et leur culture.

[19]  Sur la question de l’emploi, la SAR a conclu que, compte tenu de l’âge, de l’éducation et de la vie professionnelle fructueuse de Mme Efe‑Agbonaye, rien dans la preuve ne permettait de croire qu’en se réinstallant à Port Harcourt, elle serait plus désavantagée que tout autre Nigérian. Je ne décèle dans cette conclusion aucune erreur susceptible de contrôle. En ce qui concerne les effets de l’ethnie, de la langue et de la culture des demandeurs, je souscris à l’argument du défendeur quant au fait que ces questions n’ont pas été soulevées par les demandeurs dans leurs arguments devant la SAR, et que l’on ne saurait donc reprocher à la SAR de ne pas les avoir prises en considération (voir p. ex. Abdulmaula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 14, au paragraphe 15).

[20]  Puisque j’ai conclu que la décision de la SAR était raisonnable, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Aucune des parties n’a soulevé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est énoncée.


JUDGMENT dans IMM­2406­18

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de janvier 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée



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