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Date : 20180608


Dossier : T-990-18

Référence : 2018 CF 601

Ottawa (Ontario), le 08 juin 2018

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

STÉPHANE LANDRY, DENIS LANDRY, HUGO LANDRY (mineur), MAXIME LANDRY (mineure), SHANONNE LANDRY, NORMAND CORRIVEAU, NORMAND BERNARD CORRIVEAU, NICOLAS ALEXIS LELAIDIER, et RÉAL GROLEAU

partie demanderesse

et

LE CONSEIL DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK, MICHEL R. BERNARD agissant à titre de Chef au Conseil de bande des Abénakis de Wôlinak, et RENÉ MILETTE et LUCIEN MILLETTE agissant à titre de Conseillers au Conseil de bande des Abénakis de Wôlinak

partie défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande d’injonction provisoire présentée par les demandeurs Stéphane Landry, Denis Landry, Hugo Landry, Maxime Landry, Shanonne Landry, Normand Corriveau, Normand Bernard Corriveau, Nicolas Lelaidier et Réal Groleau, afin d’empêcher la tenue de l’élection des conseillers de la bande des Abénakis de Wôlinak, prévue le 10 juin 2018. La demande d’injonction est liée à une demande de contrôle judiciaire à l’encontre des décisions prises par la bande qui ont modifié le code d’appartenance afin de retrancher la liste des membres, et qui ont eu effet de radier les noms de demandeurs, d’autres membres de la famille Landry, et d’autres personnes non inscrites de la liste des membres de la bande.

[2]  C’est le dernier chapitre dans un débat qui a duré des décennies, et qui a produit beaucoup de causes devant cette Cour. Les causes sont toutes liées à la même question de base – est-ce que les membres de la famille Landry ont le droit d’être inscrits au registre de la bande, en tant que descendants des membres de la bande? (Voir Fortin c Abénakis de Wôlinak (Conseil de Bande) (1998), 82 ACWS (3d) 619, 1998 CanLII 8007 (CF); Landry c Savard, 2011 CF 334; Landry c Savard, 2011 CF 720; Medzalabanleth c Conseil des Abénakis de Wôlinak, 2014 CF 508).

II.  Rappel des faits

[3]  Il y a une longue et complexe histoire de ce débat sur le code d’appartenance de la bande et les droits des membres de la famille Landry, mais un résumé des faits sur l’histoire la plus récente et suffisante pour le but de cette décision.

[4]  Depuis 1987, l’appartenance à la Première Nation des Abénakis de Wôlinak est régie par la bande en vertu du Code d’appartenance de 1987, conformément à l’article 10 de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), ch I-5. Ce Code définit comme « membre ordinaire », toutes personnes qui étaient inscrites sur la liste de bande des Abénakis de Wôlinak au registre des Indiens (le registre maintenu par le Ministère des Affaires indiennes, selon paragraphe 5(1) de la Loi sur les Indiens], ainsi que « Tout Abénakis, descendant d’un Abénakis ayant eu domicile sur la réserve des Abénakis de Wôlinak, qui n’est pas membre d’une autre bande » (’alinéa 3(A)(2(a)).

[5]  En 1996, le Registraire des Affaires autochtones et du Développement du  Nord Canada (AANC) avait conclu que son prédécesseur s’était trompé quant au droit de certains membres de la famille Landry d’être inscrits au registre comme membres de bande des Abénakis de Wôlinak. Le retrait du statut d’Indien de certains membres de la famille Landry était confirmé par le Registraire de l’AANC en 2011. Suite à cette décision, les membres ont lancé un appel à la Cour supérieure du Québec, comme prévu par la Loi sur les Indiens. Les membres de la famille Landry ont été radiés de la liste de bande des Abénakis de Wôlinak par le registraire de la bande. Ensuite, en novembre 2016, le Chef à l’époque, Michel Bernard, a émis un avis aux membres de la bande indiquant que « dorénavant, seuls les membres statués et possédant une carte avec numéro pourront voter lors de référendum, d’élection ou tout autre vote. La liste de bande du ministère Affaires indiennes et Du Nord Canada est désormais la référence et a préséance sur toute autre liste. »

[6]  Le prochain évènement clé est le jugement rendu par l’Honorable juge Masse, le 7 février 2017, qui a accueilli l’appel interjeté par les membres de la famille Landry, et qui a ordonné que les appelants soient enregistrés sur la liste des membres de bande des Abénakis de Wôlinak. (Landry c Procureur général du Canada (Registraire du registre des Indiens), 2017 QCCS 433 [Landry 2017]. La décision n’a pas été portée en appel, et est devenue exécutoire à l’expiration des délais d’appel, le ou vers le 27 mars 2017.

[7]  Durant cette période, le Conseil de la bande a adopté une série de décisions sur les droits de membres non inscrits (c’est-à-dire, les membres qui ne sont pas inscrits au registre des Indiens de l’AANC). Par exemple, en novembre 2011 les quatre membres du Conseil ont statué que tous les membres sans statut Indien allaient être exclus de tous votes référendaires ou électoraux. En février 2017, le registraire de la bande a émis un avis de radiation de tous les membres non inscrits. En mars 2017, une assemblée générale a eu lieu, à laquelle les modifications au Code d’appartenance ont été adoptées. Notant que les membres de la famille Landry qui étaient impliqués dans l’appel devant la Cour supérieure, ainsi que les autres personnes non inscrites ont été exclus de cette assemblée, et que les changements au Code d’appartenance ont été adoptés quelques semaines avant que la décision rendue par la juge Masse soit devenue exécutoire.

[8]  Les demandeurs dans cette affaire ont entrepris une première requête en contrôle judiciaire en avril 2017, qui cherche à infirmer les décisions de radier les demandeurs de la liste de la bande, et de les prévenir de participer aux votes (dossier de Cour T-502-17). Les défendeurs ont déposé une requête en jugement de consentement le 15 janvier 2018, qui demande à la Cour d’émettre une ordonnance déclarant nulles et sans effet toutes les modifications apportées au Code d’appartenance. Les demandeurs n’ont pas donné leur consentement à cette requête, en partie parce que le Conseil de la bande a convoqué une autre assemblée générale spéciale en décembre 2017, afin d’adopter un nouveau code d’appartenance. À cette assemblée générale, la bande a distribué 600 $ à chaque membre (fonds liés au règlement d’une autre affaire), mais la bande a expressément exclu les membres de la famille Landry qui sont impliquées dans l’appel devant la Cour supérieure du Québec.

[9]  En février 2018, le Conseil a tenu un référendum sur la question « Suite au jugement rendu le 7 février 2017 dans l’affaire Landry c. Procureur général du Canada (Registraire du Registre des Indiens), êtes-vous en accord avec l’inclusion des appelants à titre de membres de la Première nation des Abénakis de Wôlinak? » Les membres de la famille Landry, ainsi que les autres personnes non inscrites, ne pouvaient pas voter dans ce référendum.

[10]  Finalement, en avril 2018, le registraire de la bande, M. Dave Bernard, a écrit à M. Denis Landry, indiquant que le poste de registraire avait été vacant depuis 1994, et que la liste des membres contient un bon nombre d’irrégularités, et qu’il avait entrepris la mise à jour du registre. Il a demandé à M. Landry de transmettre la documentation attestant son appartenance à la Première Nation des Abénakis de Wôlinak « en vue de régulariser votre statut. Dans l’intervalle, veuillez noter que vous n’êtes pas inscrit ou registre de la bande. »

[11]  Suite à une conférence de gestion d’instance, les parties ont accepté de suivre les étapes suivantes : les demandeurs vont donner leur consentement de jugement dans l’affaire T-502-17; ils vont déposer une autre demande de contrôle judiciaire, axée sur la plus récente décision sur le nouveau Code d’appartenance; et les défendeurs ont indiqué qu’ils ne s’opposent pas au dépôt de cette nouvelle demande à cause de non-respect du délai prescrit par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7.

[12]  Le 25 mai 2018, les demandeurs ont déposé leur nouvelle demande de contrôle judiciaire, ainsi que la présente requête pour une injonction interlocutoire afin de prévenir l’élection prévue le 10 juin 2018.

III.  Objections préliminaires

[13]  Au début de l’audience, les défendeurs ont avancé deux objections préliminaires sur la recevabilité de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente à la requête en injonction interlocutoire, et sur la recevabilité de la nouvelle preuve que les demandeurs ont tenté de soumettre avec leur réplique. J’ai rejeté le premier argument et une partie de la deuxième, pour les motifs suivants.

[14]  Les défendeurs prétendent que la demande de contrôle judiciaire n’est pas recevable, parce qu’il ne conforme pas à l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, qui stipule qu’une demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur ‘une seule décision. Ils prétendent aussi que c’est hors le délai de 30 jours prévu ’au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. De plus, la requête de l’injonction cherche des conclusions et ordonnances qui vont bien au-delà des droits invoqués dans la demande de contrôle judiciaire. Les demandeurs affirment que leur demande de contrôle judiciaire est axée sur une seule question – la même qui est à la base de l’affaire précédente (T-502-17), c’est-à-dire la décision de changer le Code d’appartenance afin de retrancher les membres de la famille Landry de la liste des membres de la bande. Toutes les autres décisions sont liées à cette fondation.

[15]  J’ai rejeté l’objection des défendeurs, parce que la demande de contrôle judiciaire est fondée sur une question primordiale – est-ce que le processus adopté pour modifier le code d’appartenance est valide ou non? Les autres décisions prises par le Conseil de la bande, ou ses représentants sont toutes liées à cette affaire. De plus, je n’accepte pas l’objection fondée sur le délai, compte tenu de la position prise par les avocats des défendeurs pendant la séance de gestion d’instance.

[16]  La deuxième objection fondée sur le dépôt par les demandeurs d’un affidavit supplémentaire, qu’ils veulent déposer avec leur réplique, est fondée sur le non-respect des Règles, et de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Amgen Canada Inc c Apotex Inc, 2016 CAF 121 [Amgen]. M. le juge Stratas a noté, dans sa décision, que les articles des Règles qui régissent les requêtes n’autorisent pas expressément le dépôt d’une preuve en réplique. Cependant, en considérant les principes d’équité procédurale et le besoin de prendre une décision appropriée, les Cours fédérales ont adopté des lignes directrices sur l’admissibilité des affidavits supplémentaires, compte tenu de l’intérêt de la justice. Selon la jurisprudence, il faut tenir compte des éléments suivants : si l’élément de preuve aidera la Cour; si l’admission de la preuve causait un préjudice grave à l’autre partie; et si l’élément de preuve était disponible lors du dépôt des affidavits ou s’il avait pu être découvert en démontrant une diligence raisonnable (voir Amgen au para 13).

[17]  Dans toutes les circonstances de la requête devant moi, et considérant que les documents doivent être assemblés et présentés dans un court délai, et que la plupart des documents produits au soutien de l’affidavit (les pièces jointes) sont les lettres, courriels ou autres documents déjà soumis à la bande, j’ai décidé d’accepter cette preuve. Cependant, dans son affidavit, le demandeur Stéphane Landry dit que « je me serais porté candidat aux élections prévu pour le 10 juin prochain, n’eût été retranchement illégal de mon non de la liste des membres de la bande ». Compte tenu des éléments indiqués ci-haut, j’ai décidé de ne pas accepter cette partie de l’affidavit, considérant le manque d’explication pour le retard d’un élément de preuve si important, et l’absence de l’opportunité de contre-interrogation sur ce point.

IV.  Questions en litige

[18]  Les questions à résoudre dans le cadre de la présente requête peuvent être formulées comme suit :

  1. Le critère régissant les injonctions interlocutoires a-t-il été respecté?
  2. La Cour devrait-elle donner suite aux ordonnances auxiliaires liées à la conduite du Conseil dans la période intermédiaire jusqu’à ce que la décision finale sur le contrôle judiciaire?

[19]  Le critère régissant l’obtention d’une injonction interlocutoire ou d’une injonction provisoire est énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, 1994 CanLII 117 [RJR-Macdonald]. Pour obtenir une telle ordonnance, la partie qui la demande doit démontrer :

  1. Qu’elle a soulevé une question sérieuse à juger;
  2. Qu’elle subirait un préjudice irréparable si l’ordonnance ne lui était pas accordée;
  3. Que la prépondérance des inconvénients favorise le prononcé de l’ordonnance, compte tenu de l’ensemble de la situation des deux parties.

[20]  Les éléments sont conjonctifs; le demandeur doit satisfaire les trois pour obtenir une injonction interlocutoire. Dans les circonstances, il n’y a pas question de l’urgence de la situation – la requête a été entendue le 5 juin 2018, dans le contexte d’une élection qui aura lieu le 10 juin 2018. Cependant, il faut souligner qu’une injonction est une réparation extraordinaire que la Cour n’accorde qu’à sa discrétion et que dans certains cas bien précis, pour préserver le statu quo afin de permettre à l’un des plaideurs d’obtenir une décision au sujet de droit qu’il invoque.

A.  Question sérieuse à juger

[21]  Pour déterminer s’il y a une question sérieuse à juger, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt RJR-Macdonald, a déclaré que « les exigences minimales ne sont pas élevées » et que le juge saisi de la requête doit se limiter à un examen préliminaire du fond de l’affaire.

[22]  Compte tenu au seuil bas de cet élément et de l’histoire résumée ci-dessus, je n’ai pas de doute que les demandeurs ont établi une question sérieuse a jugé, liée au processus par laquelle le Conseil a changé le Code d’appartenance des Abénakis de Wôlinak, une décision qui a déclenché une gamme d’autres, le tout qui ont un impact direct et réel pour les demandeurs, ainsi que les autres personnes affectées par les changements apportés au Code d’appartenance. Il faut noter que les défendeurs n’ont pas mis beaucoup de poids sur leur argument contre cette conclusion.

B.  Préjudice irréparable

[23]  L’expression « préjudice irréparable » réfère à la nature du préjudice plutôt que son étendue; c’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue pécuniaire ou un préjudice auquel il ne peut pas être remédié (RJR-Macdonald à la page 341). La preuve du préjudice doit être catégorique et ne doit pas être conjecturale.

[24]  Dans la plupart des causes citées, où la Cour a accordé une injonction interlocutoire en vue de reporter la tenue d’un scrutin, le préjudice est lié à la situation d’une personne affectée – soit un Chef ou conseiller qui a été démissionner du poste et qui veut retarder l’élection pour combler son poste, ou des causes dans lequel une personne qui veut postuler pour un poste veut retarder l’élection en attendant la résolution de sa réclamation contre le conseil ou le président de l’élection : voir Myiow c Conseil des Mohawks de Kahnawake, 2009 FC 690; Première nation Lower Nicola c Le Conseil, 2012 CF 103; Buffalo c Rabbit, 2011 CF 420; Duncan c Bande de la première nation Behdzi Ahda, 2002 CFPI 581; Francis c Conseil mohawk d’Akwesasne, [1993] ACF no 369 (QL).

[25]  Cependant, dans cette cause les demandeurs n’ont pas une telle preuve. Les demandeurs prétendent qu’ils vont subir un préjudice irréparable parce qu’ils ne peuvent pas exercer leur droit fondamental de voter pour les membres de conseil de la bande. C’est un type de préjudice qui n’est pas aisément établi par une preuve. Les demandeurs ont soumis l’ancienne liste des électeurs produite par le registraire de la bande le 1er novembre 2016, et ils ont fait comparaison avec la liste produite par le président de l’élection le 23 avril 2018 (selon le nouveau Code d’appartenance). Il y a un manque de plus de 250 personnes sur la dernière liste, notant l’absence des membres de la famille Landry, parmi d’autres.

[26]  J’accepte l’argument des défendeurs que la liste précédente reflet le manque d’attention au registre de la bande, et que quelques noms doivent être radiés de la liste parce que les personnes sont mortes, ou que leurs adresses sont inconnus. Cependant, c’est clair que ce n’est pas une explication pour toutes les différences, et, par exemple, tous les appelants de la famille Landry qui sont impliqués dans l’appel devant la Cour supérieure du Québec ne sont pas dans la dernière liste.

[27]  Les demandeurs ont soumis que si les élections sont tenues le 10 juin 2018 tel que prévu, ils vont subir a une privation de leurs droits fondamentaux, droits qui sont reconnus par la Loi sur les Indiens (aux articles 74 et suivantes), la Charte canadienne des droits et libertés, partie I, de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, ch 11, et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, CQLR c C-12. C’est évident que les droits démocratiques, incluant le droit de voter dans les élections, sont reconnus et protégés par la Loi sur les Indiens, le Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens, CRC, ch 952, et par leur Code électoral, adopté le 11 juin 2008 et approuvé par le ministre des Affaires indiennes et du Nord Canada le 29 mai 2009 (voir aussi Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203 aux paras 17, 80-81).

[28]  Sans commenter sur le fond de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, je note que la question primordiale est si les membres de la famille Landry, y compris quelques-uns des demandeurs dans cette affaire, ont le droit d’être inclus dans la liste électorale, en tant que membres inscrits de la bande, parce qu’ils ont des droits acquis en tant que membres de la bande. Je note aussi que la plupart des demandeurs résident présentement sur la réserve. C’est évident que quelques membres de la famille Landry sont déjà impliqués dans l’administration de conseil de la bande, incluant Denis Landry qui a été élu Chef en 2012. Je note aussi qu’il y a beaucoup d’indications que les membres de la famille Landry veulent continuer de faire partie de la bande. Par exemple, je note le courriel envoyé par Stéphane Landry à M. Dave Bernard, Directeur général de Conseil des Abénakis de Wôlinak, le 23 mars 2017, dans lequel M. Landry dit : « je vous prie de faire le nécessaire pour réinscrire mon nom et celui de tous les membres de ma famille sur la liste des membres des Abénakis de Wôlinak ». En réplique, M. Bernard a indiqué que « la demande sera acheminée au Conseil qui se rencontre en début avril. Une réponse vous sera acheminée suite à la réunion du Conseil ». Les défendeurs ont admis qu’il n’y a pas eu une réponse du Conseil. Donc, c’est clair qu’au minimum, quelques membres de la famille Landry, y compris les demandeurs, veulent continuer de faire partie de la bande.

[29]   À cette étape, je dois considérer le préjudice que les demandeurs subiront, si l’injonction est rejetée. Les demandeurs prétendent qu’ils vont subir un préjudice irréparable, parce que la tenue de l’élection, sans la résolution de leur droit d’y participer, va nier leurs droits fondamentaux, dont le résultat qu’ils seraient gouvernés par un Conseil « illégitime ».

[30]  Par contre, les défendeurs affirment que si les demandeurs vont subir un tel préjudice, c’est leur faute à cause de leur délai d’entreprendre cette demande. Les élections sont prévues depuis longtemps, et les demandeurs sont au courant de l’échéancier pour la tenue des élections. De plus, les défendeurs prétendent qu’il n’y a pas lieu de neuf demandeurs de retarder une élection qui va affecter les intérêts de tous les membres de la communauté. Il faut limiter la considération du préjudice aux parties devant la Cour : Beausejour c Première nation Yekooche, 2003 CF 1213; Dodge c Première nation Caldwell de la Pointe-Pelée, 2003 CFPI 36. Les demandeurs ne peuvent pas parler au nom de l’ensemble des personnes non inscrites de la Première Nation en l’absence de preuve à cet égard. Ils avancent qu’il y a seulement de la spéculation et conjecture, et non la preuve nécessaire pour établir un préjudice irréparable.

[31]  Dans cette affaire, même si les demandeurs n’ont pas autorisé formellement à représenter tous les membres de la famille Landry, je ne peux pas ignorer l’impact des décisions prises par les défendeurs sur les droits de plus de 250 personnes, y compris les 94 appelants qui ont gagné cause devant la juge Masse dans la cause Landry (2017). Dans la circonstance où un groupe qui représente presque la moitié des anciens membres de la Première Nation est exclu d’une élection pour le conseil qui va prendre des décisions très importantes pour chaque personne résidente sur la réserve, il me semble qu’il y a un préjudice irréparable. C’est clair que la plupart des membres du groupe ne sont pas récemment arrivés ou inconnus; ils sont les mêmes personnes qui ont poursuivi leur droit d’être reconnu comme membres de la bande depuis des années. Dans toutes les circonstances, et compte tenu de la preuve devant moi, les demandeurs ont établi qu’ils subiront un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée.

C.  La prépondérance des inconvénients

[32]  La prépondérance des inconvénients consiste à « déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond » (voir Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110 au para 35). Dans le contexte des requêtes pour injonctions interlocutoires pour retarder les élections des conseils d’une Première Nation, M. le juge Blanchard a indiqué : « En appréciant la prépondérance des inconvénients, la Cour doit tenir compte de l’intérêt public qui, en l’espace, doit être évalué compte tenu des besoins de l’intérêt supérieur de la Nation… » (Buffalo c Bruno, 2006 CF 1220 au para 16.

[33]  Ici, les demandeurs prétendent que les mêmes considérations qui s’appliquent au préjudice irréparable sont applicables ici. C’est une question de respect pour leurs droits fondamentaux, en comparaison avec une perte d’un peu d’argent pour le Conseil s’ils devaient organiser un autre scrutin un peu plus tard.

[34]  Les défendeurs avancent que le retard de l’élection va causer beaucoup d’incertitude, soit pour les membres de la bande que pour les tierces parties avec lesquelles la bande négocie des accords commerciaux. Ils professent que les demandeurs ne peuvent prétendre parler au nom des personnes qui ne sont pas représentées à la présente instance, et donc c’est seulement une question de l’intérêt privé des demandeurs, en comparaison avec l’intérêt public des membres de la bande.

[35]  J’ai noté ci-dessus que la question primordiale sous-jacente à cette requête est de déterminer si les membres de la famille Landry, et des autres personnes non inscrites sont des membres de la bande avec les droits acquis. Je note aussi l’histoire de cette affaire : les Landry ont été radiés de la liste des membres de la bande après la décision du Registraire de l’AANC, parce que la bande a décidé que l’appartenance à la bande doit être limitée aux personnes inscrites. Cependant, au moment où les membres de la famille Landry ont gagné cause devant la Cour supérieure, et à la veille de leur réinscription à la Registre de AANC, le Conseil a adopté, d’une manière urgente, un nouveau code d’appartenance, un code qui a pour effet d’exclure les appelants dans l’affaire Landry 2017. En plus, à l’assemblée générale spéciale où cette décision a été confirmée par un vote, le Conseil a distribué une somme de 600 $ à chaque membre de la bande (une somme reliée à une autre affaire), cependant, le conseil a expressément exclu tous les appelants impliqués dans l’affaire Landry 2017.

[36]  Je souligne qu’une injonction est un remède extraordinaire, et j’adopte le conseil de M. le juge Barnes qui a indiqué « que la Cour doit user de prudence afin de ne pas s’ingérer indûment dans les questions politiques d’une bande des Premières nations. » Basil c Bande indienne de la basse Nicola, 2009 CF 1039 au para 5. Cependant, dans certaines causes, la Cour a accordé des injonctions afin de retarder la tenue d’un scrutin, et dans ces causes les circonstances sont essentiellement les mêmes – la Cour a accepté que l’élection se déroule dans l’ombre d’incertitude étant donné la possibilité que les demandeurs gagnent leur cause dans le contrôle judiciaire, et donc la légitimité de conseil ou chef élu dans une telle circonstance serait en doute, ce qui pourrait créer plus d’incertitude pour la communauté, et augmenter les divisions dans la Première Nation.

[37]  Dans cette affaire, j’adopte les propos de M. le juge Blanchard dans Nation Crie de Samson c Bruno, 2006 CF 1220 au para 19 :

À mon avis, les circonstances de l’affaire sont loin d’être idéales, mais la situation serait encore beaucoup plus incertaine si l’élection avait lieu et si les demandeurs avaient en fin de compte gain de cause dans leur demande sous-jacente. En pareil cas, il se poserait des questions de légitimité de l’élection, qui a par ailleurs été tenue d’une façon valide et démocratique. Il en résulterait encore plus d’incertitude et de perturbation en ce qui concerne le statut du conseil qui vient d’être élu au sein de la Nation crie de Samson, sans mentionner les questions susceptibles de se poser au sujet du statut du conseil élu le 19 mai 2005.

[38]  Il faut considérer les intérêts des membres de la bande et de conseillers qui ont postulé pour cette élection, et qui s’attendent à ce que le scrutin ait lieu le 10 juin 2018. Cependant, il faut aussi tenir compte de l’intérêt et des droits des demandeurs, ainsi que des autres personnes non inscrites, qui n’ont pas le droit de participer à l’élection. Je dois considérer les intérêts de la Première Nation dans son ensemble. À mon avis, la tenue du scrutin dans ces circonstances pourrait créer une situation pire que si le scrutin est retardé pour une courte période.

[39]  Je note que les parties sont d’accord que le Conseil sortant peut continuer en fonction, en inspirant de l’article 8.8 du Code d’élection des Abénakis de Wôlinak, qui traite de la situation d’un appel des résultats d’une élection. L’article 8.8 constate que si un appel est déposé, « Le chef et les conseillers élus demeurent en fonction durant la procédure d’appel ». Cependant, l’article prévoit aussi que les conseillers « pourront prendre des décisions de nature urgente », et que « les responsabilités de gestion et d’administration courantes continueront de relever du Conseil sortant. » Compte tenu de cette disposition, il n’y a pas lieu de traiter la deuxième question en litige sur les ordonnances auxiliaires demandées par les demandeurs.

V.  Conclusion

[40]  Compte tenu des circonstances, j’estime que je dois maintenir le statu quo jusqu’à ce que la question de la légitimité des décisions sur le Code d’appartenance soit tranchée, et par conséquent, j’accorde aux requérants l’ordonnance provisoire demandée. Cependant, je dois souligner que l’ordonnance est limitée à la tenue de l’élection le 10 juin 2018. Je n’accorde pas aux demandeurs les autres réparations qu’ils ont demandées.

[41]  En exerçant ma discrétion selon l’article 400 des Règles, j’accorde aux demandeurs leurs frais.

[42]  J’accorde une injonction interlocutoire, mais je veux signaler aux parties, et leurs avocats, qu’ils doivent faire ce qu’il faut afin d’assurer que le contrôle judiciaire soit entendu dès que possible.

[43]  Finalement, je note qu’en lisant toute la documentation et après avoir entendu la requête, je me rappelle les mots dans le préambule du Code d’appartenance de la Première Nation des Abénakis de Wôlinak, qui note le triste histoire de la nation Abénakis depuis l’arrivée des Français et des Anglais dans leurs territoires ancestraux, notant les divisions dans la communauté Abénakis liée à cet historique. Le document indique aussi que : « Il y a lieu de changer cette situation et de favoriser le rapprochement de tous les Abénakis pour ce qui individuellement nous distingue, mis ensemble, soit la base d’un renouveau du progrès social, économique et culturel de la Nation Abénakis. »


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

  1. Une injonction interlocutoire empêchant le conseil de la bande des Abénakis de Wôlinak de tenir le scrutin pour l’élection des conseillers de la bande, prévue le 10 juin 2018, jusqu’à ce que soit tranchée la demande de contrôle judiciaire au moyen d’une ordonnance de la Cour, est accordée;

  2. Les dépens de cette requête sont adjugés aux demandeurs.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-990-18

INTITULÉ :

STÉPHANE LANDRY, DENIS LANDRY, HUGO LANDRY (MINEUR), MAXIME LANDRY (MINEURE), SHANONNE LANDRY, NORMAND CORRIVEAU, NORMAND BERNARD CORRIVEAU, NICOLAS ALEXIS LELAIDIER, RÉAL GROLEAU c LE CONSEIL DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK, MICHEL R. BERNARD AGISSANT À TITRE DE CHEF AU CONSEIL DE BANDE DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK, ET RENÉ MILETTE ET LUCIEN MILLETTE À TITRE DE CONSEILLERS AU CONSEIL DE BANDE DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 juin 2018

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 8 juin 2018

COMPARUTIONS :

Me Paul-Yvan Martin
Me Inma Pietro

Pour la partie demanderesse

Me Sébastien Chartrand
Me Philippe Larochelle

Pour la partie défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Martin, Camirand, Pelletier, s.e.n.c.

Avocats

Montréal (Québec)

Pour la partie demanderesse

Roy Larochelle Avocats Inc.

Avocats

Montréal (Québec)

Pour la partie défenderesse

 

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