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Date : 20190122


Dossier : IMM-3192-18

Référence : 2019 CF 93

Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

WILLIAM MOÏSE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, originaire d’Haïti, se pourvoit à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR], datée du 13 juin 2018 qui non seulement rejetait sa demande d’asile parce que non-crédible, mais la déclarait dépourvue d’un minimum de fondement suivant le paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi].

[2]  Il plaide que la SPR a manqué aux règles de l’équité procédurale en ne lui donnant pas l’occasion de répondre à une préoccupation non-soulevée à l’audience liée à une contradiction entre son témoignage et une des pièces qu’il a produite au soutien de sa demande. Il conteste également les conclusions de la SPR quant à l’absence d’un minimum de fondement à sa demande d’asile.

[3]  Les faits pertinents à la présente affaire peuvent se résumer comme suit. Le demandeur a quitté Haïti pour le Canada le 2 mai 2017. Il a demandé l’asile quelques jours plus tard, disant craindre un ancien collègue de travail qui n’aurait pas accepté qu’il soit promu au poste de directeur de l’organisation non-gouvernementale pour laquelle ils travaillaient tous les deux. Après avoir reçu des menaces de cet ancien collègue, il aurait été attaqué à son domicile par des individus armés. Réussissant à s’enfuir, il se serait dirigé à Port-Au-Prince avant de quitter Haïti pour la République Dominicaine afin d’y étudier. Ces événements se seraient produits entre les mois de novembre 2005 et septembre 2006.

[4]  De retour de la République Dominicaine en juin 2010, le demandeur aurait appris que son ancien collègue occupait un poste important au sein du gouvernement. Presqu’au même moment, il aurait été volé par des individus armés qui lui auraient dit ne pas l’avoir oublié. Plus d’un an après cet incident, le demandeur aurait une fois de plus quitté Haïti, cette fois pour l’Espagne où il aurait séjourné jusqu’en décembre 2014. De retour à Haïti, il allègue que sa mère aurait été battue par des individus qui s’informaient de ses allées et venues.

[5]  À partir de juillet 2015, le demandeur fait des allers-retours entre Haïti et les États-Unis. Il visite même le Canada. En septembre 2016, il dit que la maison de sa tante, où il vit, aurait été incendiée. Un tract trouvé sur les lieux mentionnerait que cet incendie est lié au fait que sa tante l’héberge. Quelques jours plus tard, il aurait été victime d’un vol alors qu’il circulait en moto. Aussi, sa tante aurait reçu deux nouveaux tracts indiquant qu’il serait persécuté partout au pays. Dans la nuit du 25 au 26 mars 2017, sa mère aurait été attaquée et violée. Elle aurait succombé à ses blessures le lendemain. C’est à ce moment que le demandeur aurait décidé de quitter Haïti pour le Canada.

[6]  La SPR n’a pas cru le récit du demandeur, jugeant son témoignage non crédible sur les éléments déterminants de sa demande d’asile. En outre, la SPR a noté des contradictions majeures dans la preuve du demandeur au sujet de la promotion qui serait à l’origine de tous ses malheurs et du moment où il aurait décidé de quitter l’organisation qui employait aussi son ancien collègue. La SPR s’est aussi dite d’avis que le demandeur n’avait pas affiché un comportement compatible avec celui de quelqu’un qui craint pour sa vie en raison du nombre de fois qu’il a quitté Haïti sans demander l’asile dans les pays où il a séjourné et en se réclamant à chaque occasion de la protection de Haïti en y retournant malgré les risques à sa vie auxquels il disait faire face.

[7]  Comme je l’ai indiqué d’entrée de jeu, le demandeur soutient d’abord que la SPR n’a pas respecté les règles de l’équité procédurale en ne lui permettant pas de répondre à une préoccupation liée à sa crédibilité invoquée dans la décision de la SPR mais non-soulevée à l’audience. Cette préoccupation concerne la valeur probante accordée au certificat médical produit par le demandeur en lien avec l’agression dont il dit avoir fait l’objet en janvier 2006. Le demandeur allègue que cette agression aurait eu lieu le 6 janvier 2006 alors que ce certificat mentionne que l’agression serait survenue le 8 janvier. À la lumière de cette contradiction, la SPR n’a accordé aucun poids à ce certificat médical. Le demandeur prétend qu’elle ne pouvait le faire sans le confronter d’abord à cette contradiction.

[8]  Il est bien établi que les questions d’équité procédurale sont révisables selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43). Ici, le défendeur soutient que les règles de l’équité procédurale ne requièrent pas de la SPR qu’elle confronte un demandeur d’asile à des contradictions qui émanent de documents qu’il a lui-même fournis, et donc, que l’argument d’équité procédurale du demandeur ne peut être retenu.

[9]  Le défendeur a raison. La jurisprudence de cette Cour est sans équivoque : les règles de l’équité procédurale n’exigent pas que les demandeurs d’asile soient confrontés à des renseignements qu’ils connaissaient et qu’ils ont, par surcroit, eux-mêmes fournis (Gu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 543 au para 29; Aguilar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 150 au para 31; Mohamed Mahdoon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 284 au para 22; Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 558 au para 17; Azali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 517 au para 26).

[10]  La situation est toute autre lorsque les renseignements que l’on invoque à l’encontre du demandeur d’asile et auxquels il n’a pas été confronté, sont des éléments de preuve extrinsèques. Il ne s’agit pas de cela ici. Le certificat médical en cause faisant partie de la documentation soumise par le demandeur au soutien de sa demande d’asile. On ne peut donc reprocher à la SPR de ne pas l’avoir confronté à l’écart de dates quant au jour précis de l’agression dont le demandeur dit avoir été victime en janvier 2006, que ce certificat fait apparaître.

[11]  Reste maintenant à déterminer s’il y a matière à intervenir eu égard au constat d’absence de minimum de fondement de la demande d’asile. La norme applicable à cette question est celle de la décision raisonnable (Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 638 au para 11). Il est bien établi à cet égard que le caractère raisonnable d’une décision « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

[12]  Le demandeur rappelle, à juste titre, que l’absence de crédibilité d’un demandeur d’asile et l’absence de fondement minimum de la demande d’asile elle-même sont des notions qu’il ne faut pas confondre (Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 20 au para 19 [Omar]. Dans Rahaman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2002 CAF 89, la Cour d’appel fédérale mettait en garde le prédécesseur de la SPR, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, contre le recours systématique au constat d’absence de minimum de fondement lorsqu’elle concluait que le demandeur d’asile n’était pas un témoin crédible.

[13]  Le demandeur rappelle aussi que le constat d’absence minimum de fondement tiré par la SPR a pour effet de le priver de son droit d’appel à la Section d’appel des réfugiés. Un tel constat, qui s’ajoute au rejet initial de la demande d’asile, n’est donc pas sans conséquence pour le demandeur. C’est la raison pour laquelle le seuil à atteindre pour en arriver à un tel constat a toujours été considéré comme étant élevé (Omar au para 19; Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 516 au para 12 [Wu]).

[14]  Ici, le constat d’absence de minimum de fondement de la demande d’asile du demandeur de la SPR tient en un seul paragraphe, le tout dernier de la décision. Ce paragraphe se lit comme suit :

43.  De plus, le Tribunal est d’avis qu’il n’y a eu aucun élément de preuve crédible et digne de foi sur lequel une décision favorable aurait pu être fondée et conclut à l’absence d’un minimum de fondement de cette demande d’asile selon le paragraphe 107(2) de la [Loi].

[15]  Cette justification est-elle suffisante et transparente, compte tenu des considérations procédurales en cause? En d’autres termes, peut-on dire que la SPR s’est livrée, comme il se doit, à une analyse distincte de celle de la crédibilité du demandeur, lorsqu’est venu le temps de déterminer si la demande d’asile avait ou non un fondement minimum? Le demandeur soutient que non puisque le certificat de décès de sa mère constitue, selon lui, un élément de preuve crédible et digne de foi sur lequel une décision favorable aurait pu être fondée. Il ajoute que seuls trois des onze documents qu’il a produits au soutien de sa demande d’asile ont été discutés par la SPR alors que celle-ci se devait, sur la base du jugement de cette Cour dans Wu, d’évaluer tous les éléments de preuve et d’énoncer expressément les motifs de sa conclusion (Wu au para 14).

[16]  Le défendeur convient que la justification avancée par la SPR pour conclure à l’absence de minimum de fondement de la demande d’asile du demandeur n’est pas très élaborée. Toutefois, il soutient que la SPR a appliqué le bon test juridique et qu’elle est présumée avoir considérée, ce faisant, l’ensemble de la preuve au dossier. Il ajoute, à ce dernier égard, qu’un examen des pièces non-mentionnées dans la décision sous examen démontre que le constat d’absence minimum de fondement était raisonnable. Quant au certificat de décès de la mère du demandeur plus particulièrement, le défendeur plaide qu’il ne saurait constituer un élément de preuve crédible et digne de foi puisqu’il étaye les circonstances dans lesquelles les blessures fatales auraient été subies, circonstances qui ont été jugées non-crédibles.

[17]  Sur ce dernier point, le défendeur a raison. Le certificat de décès de la mère ne saurait faire obstacle à une conclusion d’absence minimum de fondement puisque tout ce qu’il établit, c’est que la mère du demandeur serait décédée le 26 mars 2017. Il n’est pas possible d’en tirer davantage dans les circonstances de la présente affaire et ce seul fait − la date du décès de la mère, sans plus −, ne se qualifie pas au titre d’élément de preuve crédible et digne de foi sur lequel une décision favorable à la demande d’asile du demandeur aurait pu être fondée.

[18]  Toutefois, le fait que la SPR n’a pas procédé explicitement à un examen de chaque document est-il fatal à sa décision, du moins quant au constat d’absence minimum de fondement? Je ne le crois pas. Il est utile de rappeler, à ce stade-ci, que l’insuffisance des motifs d’une décision d’un décideur administratif ne suffit pas, à elle seule, pour casser une décision (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 14, [2011] 3 RCS 708[Newfoundland Nurses]). Comme la Cour suprême du Canada l’a rappelé, dans cette affaire, ces motifs n’ont pas à être parfaits, ni exhaustifs pour rencontrer les exigences de la raisonnabilité :

[16]  Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision.  Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391).  En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[19]  Les motifs du décideur administratif doivent plutôt être examinés « en corrélation avec le résultat » et doivent permettre « de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles ». À cette fin, bien qu’il ne me soit pas permis de substituer mes propres motifs à ceux de la décision sous examen, comme me l’a rappelé le procureur du demandeur à l’audition, il m’est tout de même permis d’examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat, qui est, ici, qu’il n’existe aucun élément de preuve crédible et digne de foi sur lequel une décision favorable aurait pu être fondée (Newfoundland Nurses au para 15).

[20]  Il y a effectivement présomption, comme l’a noté le défendeur, que la SPR a examiné l’ensemble de la preuve qui était devant elle; en fait, on s’attend à ce qu’elle le fasse. Il est bien établi aussi que la SPR n’a pas à référer, dans ses décisions, à tous les documents faisant partie de cette preuve (Florea c Canada (Ministre de l’emploi et de l’immigration), [1993] FCJ No 598 (QL), au para 1). Elle a, par contre, l’obligation de référer aux éléments de preuve qui, à première vue, contredisent ses conclusions et d’expliquer en quoi ces éléments de preuve n’ont pas eu pour effet de modifier lesdites conclusions (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35 au para 17, [1998] ACF no 1425 (QL) (Cepeda-Gutierrez)).

[21]  C’est dans ce contexte, d’ailleurs, que le juge Diner, dans Wu, a, selon moi, énoncé, au paragrahe14 de sa décision, que la SPR « a l’obligation d’évaluer tous les éléments de preuve et d’énoncer expressément les motifs de sa conclusion » puisque dans cette affaire, la SPR avait omis de tenir compte d’un élément de preuve en particulier qui, suivant le juge Diner, aurait pu être considéré comme un élément digne de foi et crédible sur lequel une décision favorable aurait pu être fondée.

[22]  Or, en l’espèce, je ne vois rien de cela. Plus particulièrement, aucun des documents non‑mentionnées explicitement par la SPR qui, selon le demandeur, étayeraient les aspects centraux de sa demande d’asile, à savoir, un certificat de police en date du 22 mars 2017, un autre en lien avec une déclaration faite par le demandeur le 26 décembre 2016 concernant le vol de son passeport, et, enfin, l’acte constatant le mariage du demandeur aux États-Unis en octobre 2015, aurait été, selon moi, de nature à ébranler la raisonnabilité de la conclusion de la SPR relative à l’absence minimum de fondement. À cet égard, je souscris à l’analyse qu’en a faite le défendeur au paragraphe 39 de son mémoire; ces éléments de preuve n’étayent pas la demande d’asile du demandeur, pas plus, comme j’en ai déjà décidé, que ne le fait le certificat de décès de sa mère.

[23]  Il aurait été certes préférable, sinon souhaitable, que la SPR discute, dans sa décision, de chaque élément de la preuve documentaire soumise par le demandeur au soutien de sa demande d’asile aux fins de déterminer si cette demande a un fondement minimum au sens du paragraphe 107(2) de la Loi. Toutefois, pour les raisons que je viens d’étayer, qu’elle ne l’ait pas fait ne lui est pas fatal dans les circonstances de la présente affaire, un examen du dossier révélant le caractère raisonnable de la conclusion à laquelle en est arrivée la SPR sur cette question.

[24]  La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de certifier une question en vue d’un appel. J’estime aussi qu’il n’y a pas matière à le faire dans les circonstances de la présente affaire.

 


JUGEMENT dans IMM-3192-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3192-18

 

INTITULÉ :

WILLIAM MOÏSE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 janvier 2019

 

JUGEMENT et motifs:

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 janvier 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Aristide Koudiatou

 

Pour le demandeur

 

Me Guillaume Bigaouette

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aristide Koudiatou

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

 

Pour le défendeur

 

 

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