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Date : 20190201


Dossier : IMM‑3057‑18

Référence : 2019 CF 139

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er février 2019

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

ABDIRIZAK ABDULLAHI MOHAMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATON

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Abdirizak Abdullahi Mohamed [le demandeur] au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], relativement à un examen des risques avant renvoi [ERAR] défavorable.

II.  Contexte

[2]  Le demandeur est né à Mogadiscio, en Somalie, le 1er janvier 1984. Il prétend être membre de la tribu Madhiban. Cette tribu (aussi connue sous le nom Midgan) est considérée comme une « caste inférieure » et elle est depuis longtemps victime de discrimination et d’exclusion dans bon nombre de sphères sociales et économiques.

[3]  Le demandeur soutient que sa famille et lui ont été victimes de violences pendant la guerre civile en Somalie en raison de leur appartenance au clan Madhiban. Il affirme que son père a été tué en 1991 et que sa sœur a été agressée sexuellement parce que son père n’avait pas été en mesure d’acheter la paix en donnant de l’argent au Congrès somali uni [CSU]. La preuve qu’il a produite indique qu’il a été blessé par balle à la jambe lorsqu’il avait sept ans et que sa famille et lui ont pu, aidés de leur parenté, s’enfuir au Kenya dans des camps de réfugiés.

[4]  En 1999, son frère l’a parrainé et il a pu quitter les camps de réfugiés kényans pour aller aux États‑Unis. En janvier 2001, il s’est établi dans la ville de Minneapolis avec sa famille. Le demandeur déclare que, peu après, son frère a quitté cette ville et sa mère est décédée. Il affirme qu’à son jeune âge (environ 18 ans) et sans soutien il a alors commencé à consommer de l’alcool et à commettre de nombreux crimes pour subvenir à ses besoins.

[5]  En 2005, le demandeur a reconnu sa culpabilité à l’égard d’un vol de véhicule et de conduite avec capacités affaiblies par l’alcool. Le 22 mai 2006, il a été impliqué dans un vol qualifié : un autre individu et lui ont agressé un homme âgé et lui ont dérobé son alcool et ses cigarettes. Deux bons samaritains qui se trouvaient tout près ont vu l’agression, sont intervenus et ont réussi à maîtriser le demandeur et son complice. En 2008, le demandeur a été accusé d’introduction dans un édifice sans autorisation dans l’intention d’y commettre un vol, puis de la commission subséquente d’un vol dans cet édifice.

[6]  Le demandeur a plaidé coupable à un certain nombre d’accusations liées à la commission des infractions mentionnées ci‑dessus.

[7]  Le demandeur relate que, vers ou en 2017, il a entendu dire que le gouvernement de Donald Trump révoquait le statut d’immigration de Somaliens se trouvant aux États‑Unis. Il affirme que cela l’a incité à demander l’asile au Canada et qu’il a traversé la frontière canado‑américaine à pied (ou comme passager à bord d’un véhicule) le 10 avril 2017. La preuve ne contient rien au sujet de son statut actuel aux États‑Unis.

[8]  Le même jour, un agent au point d’entrée d’Emerson a constaté que le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’article 36 de la LIPR en raison des déclarations de culpabilité antérieures prononcées contre lui.

[9]  Le 10 mai 2017, à la suite d’une enquête, un commissaire de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé l’interdiction de territoire à l’endroit du demandeur pour des motifs de grande criminalité au titre de l’article 36 de la LIPR.

[10]  Le 30 mai 2017, le demandeur a présenté une demande d’ERAR. Avec l’aide de son conseil, il a ensuite préparé des observations supplémentaires afin d’étayer sa demande d’ERAR. Le 11 juin 2018, un agent d’ERAR a rejeté sa demande.

[11]  Je vais rejeter la demande de contrôle judiciaire pour les motifs suivants.

III.  La question en litige

[12]  La question en litige consiste à savoir si la décision de l’agent d’ERAR était raisonnable.

IV.  La norme de contrôle judiciaire

[13]  Dans Mbaraga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 580, au paragraphe 22, le juge Simon Noël a conclu qu’une décision d’ERAR doit être révisée selon la norme de la décision raisonnable. J’en conviens.

V.  Analyse

[14]  Le demandeur soulève trois arguments principaux. Premièrement, il soutient que l’agent d’ERAR a omis d’effectuer une appréciation du risque cumulatif. Deuxièmement, il affirme que l’agent n’a pas bien considéré la situation dans son pays, eu égard notamment à la question du soutien familial, au groupe al‑Shabaab et à la tribu Madhiban. Troisièmement, il prétend que la question de savoir s’il serait exposé à un risque en étant renvoyé aux États‑Unis n’est pas pertinente.

A.  L’appréciation du risque cumulatif

[15]  Le demandeur affirme que la demande d’ERAR doit être considérée globalement, et non de manière parcellaire. Il prétend que l’agent a commis une erreur en soupesant les risques séparément et en ne les mettant pas en relation les uns aux autres (le groupe al‑Shabaab d’une part, les liens familiaux d’autre part).

[16]  Pour étayer son argument, le demandeur se fonde sur une analogie pour le moins étrange. Il prétend que le facteur de risque que représente son appartenance à un clan pourrait bien être de 20 p. 100, mais que, selon la prépondérance des probabilités, il s’élèverait à 80 p. 100 si l’on y additionnait les risques attribuables à la présence de rebelles fondamentalistes, à l’absence de soutien familial et à la conjoncture en Somalie (si chacune de ces catégories comptait pour 20 p. 100).

[17]  Le demandeur prétend non seulement que les risques en question doivent être additionnés, mais que leur addition pourrait, dans les faits, avoir un effet exponentiel. En d’autres mots, il soutient que l’agent a commis une erreur en ne procédant pas à un examen du risque cumulatif. Pour appuyer son raisonnement, il s’appuie sur les décisions Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 768, au paragraphe 64, et Hegedüs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1366, au paragraphe 2.

[18]  Je ne souscris pas à son raisonnement voulant que l’agent d’ERAR n’ait pas examiné le risque cumulatif comme il aurait été raisonnable de le faire.

[19]  L’agent a noté ce qui suit à la page 17 de sa décision :

[traduction]

J’ai examiné attentivement les circonstances et la situation propres au demandeur qui s’appliquent en l’espèce. Je reconnais qu’il est un homme célibataire d’origine somalienne appartenant à un clan en situation minoritaire. Il a des tatouages et ne bénéficie pas de soutien familial en Somalie. Je conclus qu’il connaîtra certainement des difficultés lors de son retour en Somalie, mais je juge qu’il n’a pas établi au moyen d’une preuve documentaire que ces difficultés diffèrent de celles que rencontrerait toute personne retournant dans son pays après avoir passé plus de 25 ans à l’étranger.

[20]  Je conclus par ailleurs que l’agent n’a pas commis d’erreur en rejetant la façon proposée par le demandeur d’évaluer cumulativement les risques. Ce dernier n’a pas été en mesure de présenter d’éléments de preuve à l’appui de sa prétention voulant qu’un examen du risque cumulatif doive s’effectuer comme il le suggère — c’est‑à‑dire en considérant l’augmentation exponentielle que présente chaque facteur de risque au moyen d’une méthode d’évaluation mathématique.

[21]  La juge Strickland a dû se prononcer sur un argument similaire dans Shire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 795 :

[68] Le demandeur soutient aussi que l’agent a commis une erreur en n’examinant pas l’effet cumulatif des motifs de persécution qu’il a invoqués. Il est exact de dire que dans les cas où la preuve établit une série d’actions qui sont considérées comme de la discrimination et non de la persécution, il faut tenir compte de l’effet cumulatif de ces incidents (Munderere, précité). Or, selon le demandeur, l’agent n’a pas pris en compte les motifs de persécution et le risque d’être perçu à la fois comme étant un Occidental et un Marehan. Il ne s’agit pas ici d’une série d’actions discriminatoires, mais plutôt de deux motifs distincts de risque, lesquels ont été évalués par l’agent. Les décisions que cite le demandeur n’étayent pas son interprétation et l’agent n’a pas commis d’erreur en n’examinant pas l’effet cumulatif de ces risques distincts.

[22]  En effet, le défendeur fait remarquer à bon droit que la jurisprudence permet d’affirmer que, lorsqu’une personne allègue avoir été persécutée, les actes de violence et de harcèlement qu’elle a subis doivent tous être soupesés cumulativement. Or, cela va à l’encontre de la conception proposée par le demandeur, qui prétend que trois motifs de persécution distincts (et insuffisants) doivent être mis en relation pour former des facteurs de risque élargis exponentiellement ou par effet combinatoire.

[23]  Selon mon évaluation, les conclusions de l’agent sur le risque cumulatif étaient raisonnables. Plus précisément, il était raisonnable de conclure que le demandeur n’encourait pas de risque en raison de ses tatouages ou de l’absence de soutien familial en Somalie et que le clan Madhiban pourrait lui offrir une certaine protection.

[24]  Compte tenu de ce qui précède, du reste de la décision de l’agent d’ERAR et du dossier, je conclus que ce dernier a convenablement examiné l’interrelation des diverses circonstances du demandeur. En effet, je juge qu’il a mesuré les risques de manière cumulative. Il l’a fait en examinant d’abord les allégations du demandeur séparément, puis conjointement, avant de tirer sa conclusion. Il n’a pas commis d’erreur en examinant séparément les sources de risque alléguées par le demandeur, puisque celles‑ci ont été prises en compte dans l’analyse cumulative finale. Ainsi, l’agent a tout à fait apprécié le risque cumulatif, comme il le devait.

B.  Les considérations concernant la situation en Somalie

[25]  Le demandeur allègue que l’agent d’ERAR a commis une erreur en n’appréciant pas raisonnablement un certain nombre de facteurs relatifs à la conjoncture en Somalie.

[26]  Premièrement, le demandeur prétend (en reprenant quelque peu ses arguments antérieurs) que l’agent a commis une erreur en ne concluant pas qu’il est une personne à protéger du fait qu’il a des tatouages, qu’il appartient au clan Madhiban et qu’il n’a pas de soutien.

[27]  Deuxièmement, le demandeur soutient que l’agent s’est trompé en évoquant la possibilité qu’il puisse obtenir l’appui de la tribu Madhiban. Il affirme que le clan Madhiban, dans les faits, est incapable de lui venir en aide comme le font les clans majoritaires auprès des leurs. L’analyse de l’agent sur la question du soutien familial est par conséquent erronée.

[28]  Troisièmement, le demandeur prétend que l’agent a mal décrit la nature de la menace que représente pour lui le groupe al‑Shabaab. Il affirme être plus à risque de subir les menaces du groupe al‑Shabaab que quiconque en général en raison de ses tatouages et de son appartenance à un clan minoritaire. La description de la menace faite par l’agent est erronée selon lui.

[29]  Quatrièmement, le demandeur affirme que l’agent s’est appuyé sur l’affaire anglaise MOJ c ORS [la décision du R.‑U.], portant sur le groupe Madhiban, dans un contexte décisionnel qui se distingue très nettement de celui en l’espèce. Il ajoute que la démarche de l’agent portait par ailleurs à confusion.

[30]  Enfin, le demandeur soutient que le Canada ne renvoie généralement pas les ressortissants somaliens dans leur pays, à moins qu’ils ne soient interdits de territoire.

[31]  Les facteurs suivants ont motivé la décision de l’agent.

L’appartenance au groupe Madhiban

  • Le demandeur n’a pas présenté de preuve pour démontrer son appartenance au groupe minoritaire Madhiban.
  • Le demandeur n’a pas présenté de preuve attestant son récit au sujet du meurtre de son père, de l’agression sexuelle de sa sœur et de la balle qu’il a reçue à la jambe.
  • Le demandeur n’a pas fourni de rapport policier ou médical ni d’affidavit par aucun membre de sa famille sinon qui que ce soit.
  • L’agent a reconnu que la preuve documentaire objective démontrait l’existence de discrimination subie par le groupe Madhiban; cependant, cette discrimination n’équivalait pas à de la persécution. Par conséquent, l’appartenance du demandeur au groupe Madhiban aurait été insuffisante pour établir l’existence de persécution.
  • L’agent a fait remarquer que, bien que le groupe Madhiban soit victime de discrimination, le groupe paramilitaire qui aurait agressé la famille du demandeur, le CSU, n’était plus actif.
  • Tout compte fait, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de l’argument du demandeur voulant que son appartenance au groupe Madhiban emporte un risque de préjudice en Somalie.

L’absence de soutien en Somalie

  • L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas étayé sa prétention comme quoi il n’avait aucune parenté en Somalie et qu’il encourait un risque particulier en raison de cela. Selon l’agent, la preuve démontrait que le demandeur n’avait aucunement tenté de retracer ses origines familiales ni de vérifier s’il existait un lien quelconque entre lui et des personnes ou un clan dans son pays.
  • De toute façon, l’agent a conclu que l’appartenance à un clan en Somalie, y compris le clan Madhiban, constitue un facteur auquel la population du pays accorde moins d’importance aujourd’hui que dans le passé (page 23 de sa décision) et donc que le demandeur n’avait pas prouvé l’existence de quelque risque que ce soit.

Les préoccupations concernant le groupe al‑Shabaab

  • L’agent a conclu que le fait d’être « tatoué » ne plaçait pas le demandeur en position de danger au regard de groupes terroristes comme al‑Shabaab, contrairement à ce que ce dernier prétend.
  • L’agent a reconnu que le groupe al‑Shabaab constitue une menace réelle en Somalie, mais que, selon les renseignements objectifs sur le pays, le groupe ne s’en prend pas à la population civile en général.
  • L’agent a conclu que les cibles du groupe al‑Shabaab sont principalement les journalistes, les défenseurs des droits de la personne, les fonctionnaires fédéraux ainsi que les membres d’al‑Shabaab faisant défection.
  • L’agent a conclu qu’une combinaison de trois facteurs permet d’identifier les personnes susceptibles d’être exposées à un risque aux mains du groupe al‑Shabaab :
  • o le passé de la personne (ses liens personnels);

  • o la conformité de son comportement en regard de l’interprétation de la charia faite par le groupe al‑Shabaab;

  • o les actes ou agissements pouvant donner à penser qu’elle agit comme espion.

  • L’agent a conclu que le profil du demandeur (homme célibataire à la peau tatouée appartenant visiblement à un clan minoritaire) ne laissait pas croire que le groupe al‑Shabaab le prendrait pour cible. Au contraire, il a conclu que le demandeur n’avait pas prouvé qu’il serait exposé à des difficultés différentes de celles que rencontrerait quiconque qui, comme lui, retournerait dans son pays d’origine après avoir vécu à l’étranger pendant plus de 25 ans.

C.  La décision du R.‑U.

[32]  Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de certains facteurs qui ont été considérés par le tribunal d’appel des décisions de première instance au Royaume‑Uni en matière d’immigration et de demandes d’asile (Upper Tribunal (Immigration and Asylum Chamber)) dans la décision du R.‑U.

[33]  Il est vrai que l’agent a probablement commis une erreur typographique en employant « M. Parker » au lieu de « Mme Parker » pour désigner l’agente de présentation des cas du ministère de l’Intérieur, mais je ne crois pas que cela change quoi que ce soit.

[34]  Je conviens avec le défendeur que le tribunal d’appel au Royaume‑Uni appliquait, dans sa décision, un droit et une norme de contrôle différents de ceux en l’espèce, et que l’on ne peut reprocher à l’agent de ne pas avoir effectué une analyse qui relève du droit anglais.

[35]  Je ne peux d’ailleurs voir comment l’interprétation de la décision du R.‑U. par l’agent aurait pu avoir une incidence sur le résultat final, car il ne s’agit que d’une référence parmi d’autres auxquelles s’est référé l’agent pour dégager les caractéristiques du clan Madhiban. Je ne saurais accorder de poids à l’argument.

D.  Le retour aux États‑Unis

[36]  Selon le demandeur, les risques auxquels il pourrait être exposé en retournant aux États‑Unis ne sont aucunement pertinents. Il qualifie la question de « juridiquement insignifiante ».

[37]  Le demandeur fait valoir qu’il est non pas un ressortissant américain, mais uniquement un résident habituel aux États‑Unis. Or, aux termes de la LIPR, le risque dans le pays de résidence habituelle doit être établi seulement lorsque le demandeur d’asile n’a pas de nationalité.

[38]  Bien que le demandeur affirme, dans son formulaire de demande d’ERAR, que son statut aux États‑Unis a été révoqué en 2008, il n’a présenté aucune preuve pour asseoir son affirmation.

[39]  En fait, la preuve démontre le contraire : le demandeur a épousé une citoyenne américaine en 2013 et il a travaillé et vécu aux États‑Unis jusqu’à ce qu’il vienne au Canada en 2017. Il incombe sans conteste au demandeur de s’acquitter du fardeau de preuve à l’égard de ce qui précède; or, la preuve qu’il a présentée relativement à son historique d’immigration est vague et confuse.

[40]  Dans l’arrêt Parshottam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 355 [Parshottam], les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont fait remarquer ce qui suit :

[18] L’avocat soutient que l’agente d’ERAR a commis une erreur de droit en appliquant une norme de preuve erronée. L’agente aurait en effet exigé de M. Parshottam qu’il établisse de façon certaine qu’il avait perdu son statut de résident permanent aux États‑Unis. L’avocat cite l’arrêt Mahdi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1623 (C.A.) (QL), au paragraphe 12, à l’appui de la position selon laquelle l’agente aurait dû demander si, selon la prépondérance des probabilités, M. Parshottam avait perdu son statut, en tenant compte de la possibilité que les autorités des États‑Unis ne lui reconnaissent plus le statut de résident permanent en raison de l’expiration de sa carte verte, du temps écoulé depuis qu’il se trouvait au Canada et du fait qu’il avait quitté les États‑Unis pour demander le statut de résident permanent au Canada en tant que réfugié.

[19] Je ne suis pas de cet avis. Bien que l’agente d’ERAR n’ait pas précisé la norme de preuve qu’elle appliquait, il faut présumer, à défaut d’indications contraires, qu’elle a appliqué la bonne norme, c’est‑à‑dire celle de la prépondérance des probabilités (F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53 (CanLII), [2008] 3 R.C.S. 41, au paragraphe 54 (F.H.)). À mon avis, les motifs de l’agente, y compris son observation suivant laquelle la question de savoir si M. Parshottam était toujours un résident permanent serait finalement tranchée par un juge de l’immigration des États‑Unis, ne permettent nullement de penser qu’elle a appliqué une autre norme que celle de la prépondérance des probabilités.

[41]  Pour reprendre les principes énoncés au départ, la preuve dont disposait l’agent ne lui permettait pas d’affirmer que le demandeur n’était pas ressortissant américain. Voici ce qu’il était possible d’établir au sujet du demandeur :

  • Il affirme être entré aux États‑Unis légalement.
  • Il a épousé une citoyenne américaine.
  • Il a travaillé et vécu aux États‑Unis pendant des années.
  • Aucune preuve établissant qu’il sera expulsé des États‑Unis n’a été présentée.

[42]  J’estime que l’agent a raisonnablement conclu que le risque que le demandeur soit expulsé des États‑Unis était conjectural et que ce dernier n’a pas démontré que son retour en sol américain entraînait un risque. Je me rallie à l’avis de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Parshottam, précité, et je conclus que l’agent d’ERAR n’a commis aucune erreur de droit.

E.  Le renvoi en Somalie

[43]  Enfin, il reste l’argument du demandeur voulant que le Canada ne renvoie en Somalie que les individus dans des cas très restreints, ce dont aurait dû tenir compte l’agent d’ERAR.

[44]  Je juge que l’agent n’était pas obligé de renvoyer expressément aux instruments sur les droits de la personne qui ont été ratifiés par le Canada et de les analyser. Dans l’arrêt Thiara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 151 [Thiara], la Cour d’appel fédérale a conclu qu’un agent d’immigration n’a pas à « mentionne[r] expressément les instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire et [à] en [faire] l’analyse », car « le fond l’emporte sur la forme » et il suffit que « l’agent traite de la teneur de ces instruments » (Thiara, aux paragraphes 2‑3 et 9).

VI.  Conclusion

[45]  L’agent d’ERAR a conclu qu’il ne disposait pas d’une preuve crédible suffisante pour établir l’existence d’une « possibilité sérieuse » que le demandeur soit persécuté pour un motif prévu dans la Convention. Par ailleurs, il n’était pas convaincu qu’il existait, selon la prépondérance des probabilités, des motifs substantiels de croire que le demandeur serait victime de torture ou qu’il risquerait de perdre la vie ou encore d’être soumis à des traitements ou peines cruels et inusités s’il était expulsé en Somalie.

[46]  La décision d’ERAR compte 25 pages et l’agent y a exposé l’information objective sur la Somalie dans les moindres détails. Le caractère raisonnable de la décision est d’ailleurs tributaire d’une telle attention aux détails. Le demandeur critique cependant la teneur de la décision et le style dans lequel elle a été rédigée, faisant observer que [traduction« [l’]agent semble avoir rédigé un traité sur la Somalie plutôt qu’une analyse des risques encourus par le demandeur ». Une telle appréciation de la décision m’apparaît injustifiée : les informations sur la situation en Somalie constituent une toile de fond raisonnable qui, en fin de compte, favorise la transparence et l’intelligibilité des motifs de la décision rendus par l’agent.

[47]  Compte tenu de ce qui précède, l’agent a conclu, d’une part, que le risque que le demandeur soit l’objet de persécution aux termes de l’article 96 de la LIPR constituait moins qu’une simple possibilité et, d’autre part, qu’il n’existait aucun motif substantiel de croire que le demandeur risquerait la torture ou que sa vie serait menacée ou encore qu’il risquerait d’être soumis à des traitements ou peines cruels et inusités aux termes des alinéas 97(1)a) et 97(1)b) de la LIPR.

[48]  Le caractère raisonnable exige la justification de la décision ainsi que la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel dans lequel elle s’inscrit, et celle‑ci doit par ailleurs appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Tout compte fait, la décision respecte cette norme.

[49]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont pas présenté de questions à certifier et l’affaire ne soulevait pas de telle question. Il n’y a donc aucune question à certifier.


JUGEMENT dans IMM‑3057‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21e jour de février 2019

Léandre Pelletier‑Pépin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3057‑18

 

INTITULÉ :

ABDIRIZAK ABDULLAHI MOHAMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 18 décembre 2018

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

La Juge MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

le 1er février 2019

 

COMPARUTIONS :

Bashir Khan

POUR LE DEMANDEUR

Alexander Menticoglou

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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