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Date : 20190129


Dossier : IMM‑2669‑18

Référence : 2019 CF 106

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

KHAYAL ASGAROV

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Khayal Asgarov demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté l’appel porté à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la CISR. La SPR avait conclu que M. Asgarov n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]  La SAR a reconnu que M. Asgarov serait vraisemblablement poursuivi pour avoir refusé de faire son service militaire s’il retournait en Azerbaïdjan, et qu’il était passible d’une peine d’emprisonnement de deux ans. Par conséquent, il incombait à la SAR de tenir compte de la preuve sur les conditions de détention en Azerbaïdjan et de déterminer si elle étayait la demande de protection que M. Asgarov a présentée au titre de l’article 97 de la LIPR. Elle ne l’a pas fait, et sa décision était donc déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Contexte

[3]  M. Asgarov est un citoyen de l’Azerbaïdjan, où le service militaire est obligatoire pour les hommes de 18 à 35 ans. M. Asgarov est actuellement âgé de 30 ans, et il craint d’être victime de persécution et d’être exposé à des peines cruelles et inusitées parce qu’il a refusé de faire son service militaire.

[4]  M. Asgarov a obtenu un sursis pour son service militaire en 2007 parce qu’il faisait des études universitaires en Turquie. En 2011, sa mère l’a informé du décès soudain de son frère, Azer, qui servait dans l’armée de l’Azerbaïdjan. Au départ, l’armée était avare de détails sur les circonstances entourant le décès d’Azer, ce qui a poussé M. Asgarov et sa famille à croire qu’Azer avait été assassiné pour l’empêcher de révéler la corruption qui régnait dans l’armée. Ils en sont demeurés persuadés, et ce, en dépit d’un rapport militaire ultérieur qui a conclu qu’Azer était décédé dans le cadre d’un meurtre‑suicide.

[5]  M. Asgarov affirme qu’il a été profondément perturbé par le décès de son frère. Il avait de la difficulté à se concentrer et a abandonné ses études universitaires en 2011. Comme il n’était plus inscrit à l’université, le gouvernement azerbaïdjanais lui a envoyé de nombreux avis de mobilisation. Il est resté en Turquie, où il a essayé d’achever ses études universitaires, jusqu’en 2015.

[6]  M. Asgarov est retourné en Azerbaïdjan pour rendre visite à sa mère malade le 12 juin 2015. Il affirme qu’il a été détenu et interrogé par des agents à son arrivée à l’aéroport et qu’il n’a été libéré que parce que son père a versé un pot‑de‑vin. M. Asgarov est retourné en Turquie le 21 juin 2015, où il a demandé et obtenu un visa canadien de visiteur.

[7]  M. Asgarov est retourné en Azerbaïdjan en avril 2016. Il affirme avoir été détenu à son arrivée, interrogé et agressé physiquement. Une fois encore, son père a réussi à le faire libérer en versant un pot‑de‑vin. Pendant son interrogatoire, le demandeur a subi des blessures qui ont nécessité des soins médicaux. Comme son visa turc n’avait pas encore expiré, il s’est enfui en Turquie le 23 avril 2016.

[8]  M. Asgarov est venu au Canada le 1er mai 2016. Il a présenté une demande d’asile le 14 juillet 2016, demande qui a été rejetée par la SPR le 17 mai 2017. La SAR a quant à elle rejeté son appel le 23 mai 2018.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[9]  La SAR a conclu que M. Asgarov manquait de crédibilité, particulièrement en ce qui concerne sa version du décès de son frère, l’emploi occupé par son père et les blessures qu’il aurait subies pendant sa détention en 2016. La SAR a conclu que M. Asgarov ne serait pas victime de persécution pour avoir refusé de faire son service militaire parce que l’obligation découle d’une loi d’application générale.

[10]  La SAR a cité le passage suivant de la décision Lebedev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 728, du juge Yves de Montigny (au paragraphe 14) :

Ainsi, un demandeur ne peut généralement revendiquer le statut de réfugié au titre de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention) ni, par conséquent, au titre de l’article 96 de la LIPR, uniquement parce qu’il ne veut pas servir dans l’armée de son pays. Selon M. Hathaway, il existe cependant trois exceptions à cette règle. Premièrement, l’insoumission peut avoir un lien avec un des motifs prévus par la Convention si la conscription en vue d’un but licite et légitime s’effectue de manière discriminatoire ou si la peine infligée au déserteur est entachée de partialité pour l’un des motifs prévus par la Convention. […] La troisième et dernière exception s’applique aux personnes ayant des « objections de principe » au service militaire, plus connues sous le nom d’« objecteurs de conscience ».

[11]  La SAR a conclu qu’aucune des trois exceptions ne s’appliquait à M. Asgarov. Elle a également conclu que M. Asgarov serait poursuivi à son retour en Azerbaïdjan et qu’il était passible d’une peine d’emprisonnement de deux ans, mais qu’il ne serait pas exposé à des peines cruelles et inusitées.

IV.  Question en litige

[12]  M. Asgarov soulève plusieurs questions dans la présente demande de contrôle judiciaire. Or, une seule de ces questions est déterminante : le fait que la SAR n’ait pas tenu compte des conditions de détention en Azerbaïdjan rend‑elle sa décision déraisonnable?

V.  Analyse

[13]  Les décisions de la SAR sont susceptibles de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au paragraphe 35).

[14]  M. Asgarov conteste l’affirmation en grande partie non étayée de la SAR figurant au paragraphe 43 de la décision, selon laquelle il « ne serait pas exposé à des peines cruelles et inusitées ». Il affirme que la preuve sur la situation en Azerbaïdjan établit que les personnes qui refusent de faire leur service militaire sont exposées à des peines cruelles et inusitées, ainsi qu’à la torture, et que les conditions de détention au pays sont inférieures aux normes internationales.

[15]  Le ministre répond que M. Asgarov demande à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve, alors que tel n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Même si la SAR n’a pas fait mention des conditions de détention, elle est présumée avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve dont elle disposait.

[16]  La SAR a reconnu que M. Asgarov serait vraisemblablement poursuivi et qu’il était passible d’une peine d’emprisonnement maximale de deux ans pour avoir refusé de faire son service militaire s’il retournait en Azerbaïdjan. Elle était donc tenue de prendre en compte les conditions de détention dans ce pays. Bien qu’un tribunal soit présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve, l’importance cruciale des conditions de détention pour la demande présentée par M. Asgarov au titre de l’article 97 de la LIPR mine cette présomption en l’espèce. Comme l’a écrit le juge John Evans dans la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), au paragraphe 17 :

[…] plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » [renvois omis].

[17]  La SAR disposait d’un élément de preuve démontrant que les conditions de détention en Azerbaïdjan étaient [traduction« parfois dures et potentiellement mortelles en raison de la surpopulation, de l’alimentation inadéquate, des systèmes de chauffage et de ventilation déficients, et des soins médicaux inadéquats ». Certaines prisons azerbaïdjanaises sont des installations de l’ère soviétique qui ne respectent pas les normes internationales. Les détenus qui attendent leur procès sont gardés dans des installations de détention surpeuplées situées dans les sous‑sols des tribunaux locaux. Les gardiens peuvent punir les prisonniers en les battant et en les isolant.

[18]  Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée à la SAR pour qu’elle tienne compte de la preuve sur les conditions de détention en Azerbaïdjan et qu’elle décide si cette preuve étaye l’affirmation de M. Asgarov selon laquelle il est une personne à protéger au titre de l’article 97 de la LIPR.

VI.  Conclusion

[19]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de mars 2019.

Karine Lambert, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2669‑18

 

INTITULÉ :

KHAYAL ASGAROV c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JANVIER 2019

 

JUgeMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 JANVIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Tyler Goettl

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Judy Michaely

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SSB Law Chambers

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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