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Date : 20190222


Dossier : T-2010-17

Référence : 2019 CF 221

Toronto (Ontario), le 22 février 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

JOCELYN CÉRÉ

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Céré sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du Centre des pensions du gouvernement du Canada, qui a refusé de reconnaître l’existence d’une relation d’emploi entre M. Céré et le gouvernement entre 1984 et 1995 et, partant, l’admissibilité de M. Céré à une pension relativement au travail qu’il a effectué durant ces années. J’estime que la décision du Centre des pensions était déraisonnable, puisque le Centre a complètement perverti le critère qui permet de déterminer si, dans les faits, il existe une véritable relation d’emploi.

I.  Contexte factuel et juridique

[2]  Pour la bonne compréhension de l’affaire, je tracerai d’abord les grandes lignes du régime législatif portant sur les pensions de la fonction publique. Je décrirai ensuite les faits qui ont donné lieu au présent litige, puis les démarches entreprises par M. Céré pour se voir reconnaître le droit à une pension.

A.  Le régime de pension de la fonction publique

[3]  Le Parlement a adopté la Loi sur la pension de la fonction publique, LRC 1985, c P-36 [la LPFP] afin d’établir un régime de retraite [le régime] à l’intention de diverses catégories d’employés du secteur public fédéral. La LPFP vise non seulement les fonctionnaires nommés aux termes de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22 [la LEFP], c’est-à-dire principalement les employés des ministères, mais aussi les employés d’une vaste gamme d’organismes qui ne font pas partie de la « fonction publique » au sens strict et qui possèdent leur propre pouvoir d’embauche. Le régime vise tout autant les employés syndiqués que les employés non syndiqués.

[4]  Tout employé assujetti au régime doit verser une contribution prélevée à même son salaire. L’employeur, qu’il s’agisse de l’État fédéral ou d’un autre organisme, doit également verser une contribution à l’égard de chaque employé participant. Pour les fins du présent dossier, il n’est pas nécessaire de décrire davantage le fonctionnement du régime.

[5]  L’obligation de contribuer au régime est habituellement déclenchée dès qu’une personne commence à occuper un emploi admissible. Néanmoins, la LPFP prévoit la possibilité d’effectuer une contribution rétroactive dans un certain nombre de situations. La seule situation potentiellement applicable au présent dossier est celle qui découle de l’effet combiné des divisions 6(1)b)(iii)(B) et (K) de la LPFP, c’est-à-dire « toute période de service avant de devenir contributeur [...] durant laquelle il était employé dans la fonction publique ». Cette disposition envisage une situation dans laquelle une personne était, de fait, employée, mais ne versait pas de contribution au régime, quelle qu’en soit la raison.

[6]  La LPFP ne prévoit pas de mécanisme particulier de règlement des litiges ou de détermination de l’admissibilité au régime. C’est donc le Centre des pensions du gouvernement du Canada [le Centre des pensions], qui est intégré au sein du ministère des Services publics et de l’Approvisionnement, qui est appelé à statuer sur ces questions.

B.  L’emploi de M. Céré

[7]  Le Laboratoire David-Florida [le Laboratoire] est un centre d’assemblage et d’essais d’engins spatiaux appartenant au gouvernement du Canada. Au fil des ans, le Laboratoire a acquis une réputation internationale dans ce domaine. Faisant à l’origine partie du ministère des Communications, le Laboratoire a par la suite été intégré à l’Agence spatiale canadienne. Tant le ministère que l’Agence sont visés par la LPFP.

[8]  Entre 1983 et 1995, M. Céré a contribué aux travaux du Laboratoire à titre de technologue au sein de l’équipe d’essais sous vide thermique (Thermal Vacuum Facility). Son rôle consistait à assurer le bon fonctionnement de divers équipements destinés à tester le fonctionnement de composantes de satellites ou d’autres équipements spatiaux dans des conditions de pression et de température qui simulent celles que l’on retrouve dans l’espace.

[9]  Or, tout au long de sa collaboration avec le Laboratoire, M. Céré n’occupait pas un poste créé et doté selon la LEFP. Il semble qu’à divers moments de son histoire, le Laboratoire ait préféré demander à certaines entreprises privées avec lesquelles il entretenait des relations de lui fournir du personnel, plutôt que de créer et de doter des postes en vertu de la LEFP. Cette façon de procéder aurait permis de répondre plus rapidement à la croissance rapide de la demande pour les services offerts par le Laboratoire. Ainsi, pendant la période pertinente, le personnel du Laboratoire était composé à la fois de personnes nommées en vertu de la LEFP et de personnes dont les services étaient fournis par l’entremise d’entreprises privées. Dans le quotidien du Laboratoire, cependant, aucune distinction n’était faite entre les deux catégories.

[10]  Ainsi, ce sont des dirigeants du Laboratoire qui ont interviewé M. Céré et qui ont décidé de retenir ses services. Cependant, au lieu de procéder à un recrutement selon la LEFP, ils ont mis M. Céré en contact avec un employeur privé, initialement Ottawa Mouldcraft Ltd., pour la période 1983-1984, puis Calian Technology Ltd., pour la période 1985-1995. Cet employeur privé a embauché M. Céré et mis ses services à la disposition du Laboratoire.

[11]  Il n’est pas contesté que M. Céré était entièrement intégré dans l’équipe du Laboratoire, que ce soit sur le plan du travail ou, plus généralement, sur le plan social. Il recevait ses instructions et sa formation des dirigeants du Laboratoire. Le Laboratoire lui fournissait tout ce qui était nécessaire pour son travail, de l’uniforme aux outils de travail, en passant par la papeterie, le poste de travail et le téléphone. Auprès des clients du Laboratoire, M. Céré était identifié comme un employé; à l’occasion, il représentait le Laboratoire lors de discussions avec les clients. Il participait aux événements sociaux organisés par les employés du Laboratoire.

[12]  Même s’il recevait son salaire d’Ottawa Mouldcraft Ltd. ou de Calian Technology Ltd., M. Céré n’avait aucune interaction avec ces entreprises dans le cadre de son travail; celles-ci ne lui donnaient aucune instruction et ne supervisaient pas son travail. Son salaire était fixé en fonction des échelles salariales de la fonction publique et il bénéficiait des mêmes congés. Il ne parlait aux représentants d’Ottawa Mouldcraft Ltd. ou de Calian Technology Ltd. qu’une ou deux fois par année, pour discuter d’augmentations de salaire.

[13]  Le Centre des pensions a retrouvé certains des contrats entre Calian Technology Ltd. et le ministère des Approvisionnements et Services.  Ces contrats présentent des ressemblances importantes et les différences ne sont pas pertinentes aux fins du présent dossier. On peut également présumer que des contrats semblables visaient l’ensemble de la période durant laquelle M. Céré a travaillé au Laboratoire. M. Céré n’est pas nommé dans ces contrats. Ceux-ci mentionnent cependant le poste de « junior thermal vacuum technologist » que M. Céré occupait. Il est donc raisonnable de présumer que c’est bien en vertu de tels contrats que les services de M. Céré ont été fournis au Laboratoire.

[14]  De manière générale, ces contrats prévoient que l’entrepreneur fournira des services de soutien mécanique, électronique et électrique et d’autres services techniques afin de permettre au Laboratoire de réaliser certains projets spécifiés. Ces services sont fournis lorsque le Laboratoire en fait la demande. Le paiement est fonction d’une grille tarifaire qui précise le taux journalier applicable à différentes catégories d’employés ainsi que les taux applicables au temps supplémentaire. Cette manière de calculer la rémunération de l’entrepreneur, combinée à l’absence de description précise des travaux à réaliser, montre bien qu’il s’agit de contrats visant la fourniture de personnel. Le contrat daté du 30 septembre 1991 mentionne d’ailleurs, sous la rubrique [traduction] « portée des travaux », que l’entrepreneur doit [traduction] « fournir du personnel pour soutenir des essais d’engins spatiaux, de sous-systèmes et de composantes de satellites lors de simulations de conditions spatiales ». La méthode de calcul de la rémunération ne permet pas à l’entrepreneur de réaliser un profit et ne l’expose pas à un risque important de perte.

[15]  M. Céré a quitté le Laboratoire en juin 1995. Il est devenu un employé de la fonction publique en octobre 1997 et a occupé divers postes depuis ce temps. C’est également depuis ce temps qu’il contribue au régime.

C.  Les démarches de M. Céré et la décision du Centre des pensions

[16]  Dès son embauche dans la fonction publique en 1997, M. Céré s’est enquis de la possibilité de « racheter » les années de service au Laboratoire, mais sans succès. Il a contacté le Centre des pensions en 2010 et a encore reçu une réponse négative. En 2014, après avoir appris qu’une personne qui avait œuvré au Laboratoire dans des circonstances semblables avait pu « racheter » son service, il a présenté une nouvelle demande et intensifié ses démarches.

[17]  Le 15 juin 2015, le Centre des pensions a accusé réception de la demande de M. Céré et lui a demandé de transmettre certaines informations. Cette lettre contenait l’énoncé suivant :

En règle générale, le service accumulé par une personne sous contrat n’ouvre pas droit à pension en vertu de la LPFP. Toutefois, lorsqu’il est établi qu’il existait un lien employé/employeur pendant la période du contrat d’emploi, le service visé peut être admis à titre de service dans la fonction publique.

[18]  En septembre 2016, M. Céré a fourni les informations demandées, y compris l’affidavit de deux de ses supérieurs au Laboratoire.

[19]  Ce n’est que le 30 novembre 2017 que le Centre des pensions a rendu la décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire. Par cette décision, le Centre des pensions refuse de reconnaître l’existence d’une relation employeur/employé pour la période entre 1983 et 1994. Il reconnaît cependant qu’une telle relation a existé entre le 1er janvier 1995 et le 30 juin 1995. J’analyserai cette décision en détail plus loin.

[20]  Il va sans dire que la décision rendue par le Centre des pensions a des répercussions importantes sur le moment auquel M. Céré pourra prendre sa retraite et sur le montant de la pension qu’il pourra alors recevoir.

[21]  M. Céré sollicite le contrôle judiciaire de la décision défavorable du Centre des pensions.

II.  Analyse

[22]  Pour trancher le présent litige, je dois tout d’abord décrire la méthode que les tribunaux utilisent pour conclure à l’existence d’une relation d’emploi malgré le cadre juridique formel mis en place par les parties. J’examinerai ensuite s’il est permis d’appliquer une telle méthode à la fonction publique, dans le contexte des pensions. Je démontrerai ensuite que la décision que le Centre des pensions a rendue à propos de M. Céré était déraisonnable.

A.   La relation d’emploi et le concept d’ « employé de fait »

[23]  Que ce soit en droit civil ou en common law, le contrat d’emploi est assujetti à un ensemble particulier de règles. Ces règles visent habituellement à protéger l’employé dans un contexte de relations de pouvoir inégales avec son employeur. Elles visent aussi à reconnaître l’importance du travail pour le bien-être individuel, comme le soulignait le juge en chef Dickson de la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb), [1987] 1 RCS 313 à la page 368 :

Le travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d'une personne, de sa valorisation et de son bien‑être sur le plan émotionnel.

[24]  Afin d’assurer l’accomplissement de leur fonction protectrice, bon nombre des règles relatives au contrat d’emploi sont impératives ou d’ordre public, ce qui signifie que les parties au contrat d’emploi ne peuvent les écarter par leur simple volonté.

[25]  Il arrive souvent qu’une personne rende des services à une entreprise ou une organisation non par l’entremise d’un contrat d’emploi, mais plutôt au moyen d’un contrat de services. Conceptuellement, on vend un service plutôt que d’établir une relation d’emploi. Il serait vain de tenter d’énumérer ou de catégoriser les situations dans lesquelles les parties ont recours à un contrat de services. D’ailleurs, les mutations contemporaines du marché du travail rendent le recours au contrat de services de plus en plus fréquent.

[26]  Dans certains cas, le choix du contrat de services découle de motivations légitimes. Dans d’autres cas, cependant, ce choix ne vise qu’à éluder certaines obligations qui découlent du contrat d’emploi. Or, lorsque ces obligations sont d’ordre public, permettre aux parties de substituer un contrat de services à un contrat d’emploi équivaut à leur donner carte blanche pour contourner la loi. Afin d’éviter un tel résultat, les tribunaux se réservent le pouvoir de vérifier si, dans les faits, la relation décrite par les parties comme un contrat de services ne constituerait pas en réalité un contrat d’emploi. Autrement dit, il appartient aux tribunaux de qualifier la relation entre les parties et de décider s’il existe une relation d’emploi ou, en d’autres termes, si une personne peut être considérée comme un « employé de fait » (voir, pour une discussion générale, Innis Christie, Employment Law in Canada, 4e éd par Peter Barnacle (Toronto : LexisNexis, éd à feuilles mobiles), chapitre 2 [Christie, Employment Law]). Le législateur a parfois emboîté le pas et a prévu certaines circonstances où un entrepreneur doit être traité comme un employé (voir, par exemple, les définitions d’ « employeur » et de « travailleur » dans la Loi sur la santé et la sécurité au travail, LRO 1990, c O.1, art 1).

[27]  Ainsi, au fil du temps, les tribunaux ont développé un critère pour déterminer si une relation donnée relève davantage du contrat de services ou du contrat d’emploi ou, en d’autres termes, s’il existe une relation d’emploi. La formulation de ce critère peut varier légèrement d’une décision à l’autre. Ces différences, qui sont somme toute mineures, ne sont pas pertinentes en l’espèce. Il suffit de citer le résumé proposé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt 671122 Ontario Ltd c Sagaz Industries Canada Inc, 2001 CSC 59 au paragraphe 47, [2001] 2 RCS 983 [Sagaz] :

La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte.  Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur.  Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui-même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches.

[28]  J’appellerai ce critère le « critère de droit privé », même s’il est appelé à être aussi appliqué dans des situations qui relèvent davantage du droit public.

[29]  Les tribunaux considèrent également que l’application de ce critère doit prendre en considération l’objectif de la loi en question. Ainsi, il est possible qu’une relation soit qualifiée de relation d’emploi à certaines fins et de contrat de services à d’autres fins (Christie, Employment Law au paragraphe 2.2). À ce sujet, le juge Charles Hackland de la Cour supérieure de justice de l’Ontario écrivait récemment, dans l’affaire Azur Human Resources Ltd v The Minister of Revenue, 2018 ONSC 5212 au paragraphe 24 :

[traduction]

À mon avis, il est tout à fait possible, selon le contexte factuel et législatif, de conclure qu’une agence de placement est un employeur à des fins fiscales, mais pas nécessairement à des fins de relations de travail. Les lois concernant le travail et l’emploi visent la protection des travailleurs dans le milieu de travail, qui est habituellement sous le contrôle de l’employeur. Par contraste, en ce qui a trait à une taxe sur la masse salariale payable par les employeurs, qui vise à produire un revenu, il se peut fort bien que l’employeur soit l’entité chargée par contrat d’administrer la paie.

[30]  D’autres décisions illustrent le fait que les tribunaux peuvent qualifier différemment une même situation, selon la loi qu’il s’agit d’appliquer : Alliance de la Fonction publique du Canada c Agence Parcs Canada, 2009 CRTFP 176 au paragraphe 76, confirmé par Alliance de la Fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2010 CAF 305; Estwick c. Canada (Procureur général), 2007 CF 894 au paragraphe 92.

[31]  Les faits de la présente affaire se sont entièrement déroulés en Ontario. C’est donc dans la common law, et non dans le droit civil, qu’il faut puiser les principes de droit privé qui peuvent être utiles à la solution du litige. Il n’en reste pas moins que les critères employés en droit civil et en common law pour déterminer l’existence d’une relation d’emploi se recoupent dans une large mesure. En cette matière, les jugements en droit civil citent souvent des autorités de common law, et vice versa. Il est vrai que, depuis l’adoption du Code civil du Québec, une plus grande importance est accordée au lien de subordination mentionné expressément à l’article 2085 (voir, par exemple, Agence Océanica inc c Agence du revenu du Québec, 2014 QCCA 1385).  Comme on le verra plus loin, cette particularité n’est pas déterminante en l’espèce.

B.  La fonction publique et les employés de fait

[32]  L’emploi dans la fonction publique obéit à un ensemble de règles particulières. Certaines de ces règles tirent leur origine historique du statut particulier de la Couronne. D’autres principes sont apparus plus récemment et sont liés au rôle particulier que joue la fonction publique au sein de la société canadienne. Entre autres choses, le préambule de la LEFP mentionne la nécessité que la fonction publique soit non partisane, que ses membres soient choisis au mérite et qu’elle reflète la diversité de la société canadienne. Enfin, les règles régissant les rapports collectifs du travail dans la fonction publique sont distinctes de celles qui visent le secteur privé, que ce soit en raison d’une réticence historique de l’État à se soumettre au droit commun, du besoin d’ajuster ces règles aux spécificités de la fonction publique mentionnées plus haut ou de la nécessité d’assurer le maintien des services essentiels.

[33]  Dans plusieurs cas, afin d’assurer le respect de ces particularités de la fonction publique, les tribunaux ont statué que les lois portant sur l’emploi dans la fonction publique avaient pour effet d’exclure l’application des principes du droit privé portant sur la relation d’emploi. Une affaire particulièrement pertinente au présent dossier est l’arrêt Canada (Procureur général) c Alliance de la fonction publique du Canada, [1991] 1 RCS 614 [Econosult]. Après avoir décidé de privatiser les services de formation dans les pénitenciers fédéraux, le gouvernement avait conclu un contrat avec Econosult, une entreprise privée, qui devait fournir les services d’enseignants dans un pénitencier. Un syndicat avait demandé une déclaration selon laquelle les employés d’Econosult étaient en réalité des employés de la fonction publique, faisant partie d’un groupe d’employés pour lequel il détenait une accréditation en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, SRC 1970, c P-35, alors en vigueur. En substance, le syndicat demandait que l’on écarte la qualification que les parties avaient donnée à leur contrat et que l’on se concentre sur les faits pour déterminer s’il existait une relation d’emploi. La Cour suprême, sous la plume du juge Sopinka, a rejeté cette invitation en ces termes :

Dans le régime des relations de travail que j’ai exposé plus haut, il n’y a tout bonnement pas de place pour une espèce de fonctionnaire de fait qui ne serait ni chair ni poisson. La création d’une telle catégorie spéciale de fonctionnaires susciterait un certain nombre de problèmes qui amènent à conclure que la création de cette troisième catégorie est incompatible avec l’objet des dispositions législatives considérées sous l’angle d’une analyse pragmatique et fonctionnelle. (p 633)

[34]  Lors de l’audience dans le présent dossier, j’ai exprimé mes préoccupations au sujet des conséquences de l’arrêt Econosult. On se rappellera que, dans sa lettre du 15 juin 2015, le Centre des pensions a affirmé être disposé à examiner s’il existait une véritable relation d’emploi pour déterminer l’admissibilité à une pension. Je me suis demandé si le Centre n’avait pas adopté une méthode d’analyse qui contrevenait à la directive donnée par la Cour suprême dans l’arrêt Econosult. J’étais d’autant plus préoccupé que, dans deux affaires récemment portées devant notre Cour, le procureur général avait précisément plaidé que l’arrêt Econosult empêchait le Centre des pensions d’examiner si, dans les faits, il existait une relation d’emploi (Baribeau c Canada (Procureur général), 2015 CF 615 [Baribeau]; Landriault c Canada (Procureur général), 2016 CF 664 [Landriault]). J’ai donc demandé aux parties de me présenter des observations additionnelles à ce sujet. Étant donné que, dans sa lettre du 15 juin 2015, le Centre des pensions n’a pas expliqué le fondement de sa politique, il était approprié que le procureur général le fasse dans les observations qu’il a présentées à la Cour (Ontario (Commission de l’énergie) c Ontario Power Generation Inc, 2015 CSC 44 au paragraphe 68, [2015] 3 RCS 147). Ayant pris connaissance de ces observations, je suis maintenant convaincu que le Centre des pensions n’a pas contrevenu aux directives données par la Cour suprême.

[35]  En substance, le procureur général affirme que la LPFP vise des objets différents de ceux de la LEFP et que la première vise un ensemble plus vaste d’employés que la seconde. Ainsi, les principes découlant de l’arrêt Econosult ne devraient trouver application qu’en matière de relations de travail et ne pourraient être transposés dans le domaine des pensions. Enfin, le procureur général, soutenu en cela par M. Céré, affirme que certaines décisions subséquentes de la Cour d’appel fédérale et de notre Cour qui ont appliqué l’arrêt Econosult ont été rendues dans un contexte qui peut être distingué de celui du présent dossier.

(1)  L’autorité du précédent et le contrôle judiciaire

[36]  Tant notre Cour que les tribunaux administratifs sont tenus de suivre les précédents qui font autorité (quant aux tribunaux administratifs, voir Tan v Canada (Attorney General), 2018 FCA 186 au paragraphe 22). Or, la question que je dois résoudre n’est pas de savoir si je m’estime lié par l’arrêt Econosult et les décisions subséquentes de la Cour d’appel fédérale ou si ces arrêts déterminent le sort du présent dossier. En contrôle judiciaire, notre Cour révise les décisions du Centre des pensions selon la norme de la décision raisonnable (Landriault au paragraphe 16). Par conséquent, je dois plutôt me demander si le Centre des pensions a raisonnablement appliqué la doctrine de l’autorité du précédent à la question de savoir s’il pouvait déterminer l’existence d’une relation d’emploi en se fondant sur l’ensemble des circonstances d’un dossier.

[37]  Or, que signifie appliquer raisonnablement la doctrine de l’autorité du précédent?

[38]  La doctrine de l’autorité du précédent (ou, en latin, du stare decisis) signifie qu’un tribunal est tenu d’appliquer une règle qui se déduit d’une décision rendue par un tribunal qui occupe un rang supérieur dans la hiérarchie judiciaire, pourvu que les faits et le contexte juridique des deux affaires soient suffisamment semblables. Un tribunal d’appel est également tenu, dans les mêmes circonstances, de suivre ses propres décisions. Cependant, un tribunal n’est pas tenu de suivre un précédent s’il est en mesure d’établir une distinction entre les faits ou le contexte juridique de l’affaire dont il est saisi et ceux qui ont donné lieu au précédent (Neil Duxbury, The Nature and Authority of Precedent (Cambridge : Cambridge University Press, 2008) aux pages 112-115; Bryan A. Garner et al, The Law of Judicial Precedent (St. Paul, MN : Thomson Reuters, 2016) aux pages 92-104).

[39]  L’existence de distinctions pertinentes qui permettent d’écarter un précédent est une question au sujet de laquelle des personnes raisonnables peuvent avoir des avis divergents. Bien entendu, dans certains cas il n’y aura qu’une seule réponse possible. Par exemple, si la Cour suprême établit l’interprétation à donner à une certaine disposition législative, le tribunal administratif chargé d’appliquer cette loi doit suivre cette interprétation. S’il s’en écarte, on dira alors qu’il a appliqué le « mauvais critère » (« wrong test ») et sa décision sera jugée déraisonnable (voir, par exemple, Alberta (Éducation) c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CSC 37 au paragraphe 37, [2012] 2 RCS 345; Saskatchewan (Human Rights Commission) c Whatcott, 2013 CSC 11 au paragraphe 194, [2013] 1 RCS 467).

[40]  Par contre, il arrivera souvent que l’on cherche à appliquer un précédent à une situation qui diffère, sous certains aspects, de celle qui lui a donné lieu. Pour déterminer s’il est obligatoire de suivre le précédent, il faut alors évaluer si les distinctions que l’on peut établir avec les circonstances qui lui ont donné lieu affectent le raisonnement suivi par le tribunal qui a établi le précédent, à tel point qu’une solution différente s’impose. Afin d’évaluer si ces distinctions sont suffisamment importantes, on peut se demander, entre autres, si les considérations de principe qui justifient le précédent sont toujours présentes (voir, par exemple, Childs c Desormeaux, 2006 CSC 18 aux paragraphes 17-23, [2006] 1 RCS 643), si les textes législatifs en cause poursuivent des fins semblables ou différentes (voir, par exemple, R c Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 RCS 295 aux pages 342-344) ou si, malgré leur formulation similaire, ils s’inscrivent dans des contextes législatifs différents (voir, par exemple, Québec (Procureure générale) c Canada (Procureur général), 2015 CSC 22, [2015] 2 RCS 179). Or, l’évaluation de ces distinctions potentielles fait appel au jugement du décideur. Dans bien des cas, on pourra raisonnablement différer d’avis quant à la pertinence d’une telle distinction et, par ricochet, quant à la portée précise du précédent invoqué. À titre d’exemple, les tribunaux des différentes provinces ont adopté des positions divergentes sur l’application du cadre d’analyse établi par l’arrêt RJR – Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, aux injonctions interlocutoires mandatoires. Cette controverse n’a été résolue que par un arrêt subséquent de la Cour suprême : R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196.

[41]  Ainsi, lorsque nous devons appliquer la norme de la décision raisonnable dans le cadre d’un contrôle judiciaire, nous devons faire preuve de déférence envers les décisions prises par le tribunal administratif concernant l’autorité qui s’attache à un précédent ou la possibilité de distinguer celui-ci. Nous ne devons pas décider si le précédent s’applique ou non. Nous devons plutôt déterminer si les motifs données par le tribunal administratif afin d’appliquer ou d’écarter le précédent étaient raisonnables. Pour reprendre le vocabulaire de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190, il faut que ces motifs soient transparents et intelligibles et que le résultat appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[42]  Une difficulté additionnelle se présente lorsqu’il s’agit d’analyser la force de précédent d’un jugement qui, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, statue sur le caractère raisonnable d’une décision administrative. Si la cour de révision statue que l’interprétation que le décideur administratif a donnée à un texte de loi est déraisonnable et que ce décideur adoptait la même interprétation dans une décision subséquente, il est évident que cette seconde décision serait tout aussi déraisonnable que la première. Dans ce cas, il est déraisonnable de ne pas suivre le précédent établi par la cour de révision.

[43]  Par contre, lorsqu’une cour de révision conclut qu’un décideur administratif a adopté une interprétation raisonnable d’un texte de loi, il n’est pas exclu qu’une interprétation différente soit tout aussi raisonnable (voir, par exemple, McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 au paragraphe 37, [2013] 3 RCS 895). Dans ce cas, la décision de la cour de révision a une valeur de précédent beaucoup plus faible, en ce sens qu’il pourrait être raisonnable d’adopter une interprétation différente de celle qui a initialement été jugée raisonnable.

(2)  Le Centre des pensions a-t-il raisonnablement conclu qu’il n’était pas lié par l’arrêt Econosult?

[44]  L’arrêt Econosult établit qu’on ne peut recourir aux principes de droit privé pour reconnaître une relation d’emploi de fait aux fins du régime de rapports collectifs de travail de la fonction publique. Cette règle doit-elle être étendue au régime de pensions créé par la LPFP?

[45]  Je constate tout d’abord que l’arrêt Econosult lui-même ne dicte pas une réponse unique à cette question. Les motifs de l’arrêt de la Cour suprême sont étroitement liés à la structure des lois qui régissent les rapports collectifs de travail dans la fonction publique. L’extrait cité plus haut mentionne explicitement le contexte des relations de travail. Il est raisonnable d’affirmer que les lois sur les relations de travail visent des objectifs différents des régimes de retraite. Rien ne démontre que la Cour suprême ait voulu énoncer une interdiction générale de recourir au critère de droit privé afin de constater l’existence d’une relation d’emploi impliquant l’État quel que soit le contexte. Rappelons, à cet égard, que l’évaluation des critères de droit privé doit prendre en considération l’objectif de la loi ou de la règle de droit dont on envisage l’application. L’ouvrage de Christie, Employment Law, l’énonce au paragraphe 2.2 :

[traduction]

On ne saurait trop insister sur le fait que, encore plus qu’en common law, l’objectif d’une loi particulière devrait déterminer, et détermine habituellement si une relation donnée entre ou non dans son champ d’application. Il s’ensuit que les précédents issus de la common law ou qui appliquent une loi particulière peuvent légitimement être écartés ou modifiés lorsque la question du statut d’ « employé » est posée à des fins différentes.

[46]  Je constate ensuite que la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et de notre Cour qui a envisagé l’application de la règle de l’arrêt Econosult en matière de pensions ne dicte pas non plus une réponse unique.

[47]  La question a été soumise à la Cour d’appel fédérale dans deux affaires : Cohen c Canada (Procureur général), 2009 CAF 99 [Cohen], et Alliance de la Fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2009 CAF 6 [l’affaire de la Monnaie]. Comme le souligne le procureur général, l’embauche d’employés par la Commission de réforme du droit ou par la Monnaie royale canadienne, respectivement, était régie par des dispositions spécifiques des lois constitutives de ces deux organismes. Il n’est pas déraisonnable de limiter l’autorité de ces précédents aux lois spécifiques qui étaient en cause. De plus, dans l’affaire de la Monnaie, la Cour d’appel fédérale a également constaté que l’examen de la situation factuelle ne permettait pas d’établir une relation d’emploi. Dans l’affaire Cohen, la décision de première instance (2008 CF 676) avait affirmé que les deux interprétations des dispositions en cause étaient raisonnables. Comme je l’ai mentionné plus haut, la valeur de précédent d’une telle décision est limitée. Lorsque la Cour d’appel a été saisie de l’affaire, M. Cohen semble avoir concédé qu’il lui était nécessaire de prouver qu’il avait été « nommé » selon les dispositions de la Loi sur la Commission de réforme du droit. Ainsi, les brefs commentaires de la Cour d’appel relativement à l’arrêt Econosult doivent être lus à la lumière de cette concession et ne signifient pas nécessairement que les critères permettant d’établir une relation d’emploi en droit privé ne peuvent s’appliquer à la LPFP.

[48]  Trois autres décisions de notre Cour, qui n’ont pas été portées en appel, abordent aussi la question. Dans la première, Burley c Canada (Procureur général), 2008 CF 525, on a jugé que l’arrêt Econosult empêchait l’attribution d’une pension à un « employé de fait ». Dans deux affaires plus récentes, Baribeau et Landriault, notre Cour est parvenue à la conclusion contraire.

[49]  J’estime que, considérées dans leur ensemble, ces décisions ne rendent pas déraisonnable la politique du Centre de pensions permettant d’octroyer une pension à une personne qui démontre que, dans les faits, elle avait une relation d’emploi avec l’État.

C.  La décision du Centre des pensions est-elle raisonnable?

[50]  Je peux maintenant aborder la question centrale qui oppose les parties : était-il raisonnable que le Centre des pensions conclue que, dans les faits, M. Céré n’avait pas de relation d’emploi avec l’État, sauf pour la période du 1er janvier au 30 juin 1995?

[51]  La décision du Centre des pensions peut être résumée ainsi. Elle débute par un sommaire de la preuve fournie par M. Céré et fait état des démarches entreprises pour retrouver les contrats entre Calian Technology Ltd. et l’État. Une analyse des principales dispositions des quatre contrats qui ont pu être retracés est fournie en annexe, et on affirme qu’il est raisonnable de présumer que des contrats semblables étaient en vigueur durant toute la période durant laquelle M. Céré a travaillé au Laboratoire. Quant à la période du 1er janvier au 30 juin 1995, le Centre des pensions note que M. Céré avait été « traité d’une manière différente de ce qui était prescrit dans les contrats », puisque ses tâches avaient été modifiées sans que l’approbation préalable de Calian Technology Ltd. n’ait été obtenue. Quant à la période antérieure, la décision se présente comme une réfutation des principaux arguments de M. Céré, fondée sur le constat que la situation décrite par M. Céré était précisément celle qui était prévue aux contrats. J’en donne deux exemples, où figure en caractères gras la reformulation de l’argument de M. Céré et en caractères normaux la réponse du Centre des pensions :

Vous deviez utiliser l’équipement du LDF, le gouvernement vous fournissait la formation pour l’utiliser et vous étiez supervisé de la même manière que des fonctionnaires, par des fonctionnaires.

Nous notons que ces facteurs sont prévus dans les contrats que nous avons examinés entre Calian et le gouvernement.

L’ensemble des outils et de l’équipement étaient fournis par le gouvernement.

Nous notons que le fait que les outils et l’équipement devaient être fournis était sous-entendu par le fait que l’ensemble du travail a lieu au site du LDF.

[52]  Le Centre des pensions en tire la conclusion que M. Céré n’avait pas de relation d’emploi avec l’État et ne pouvait recevoir de pension selon la LPFP pour la période considérée.

[53]  Le raisonnement adopté par le Centre des pensions constitue une perversion totale du critère permettant d’établir une relation d’emploi. Rappelons à cet égard que l’objectif de ce critère est de déterminer si, au-delà des relations juridiques formelles que les parties ont mises en place, il existe dans les faits une relation d’emploi. On ne peut donc se fonder sur ces relations formelles pour conclure que le critère n’est pas satisfait : c’est là un raisonnement circulaire. Accorder une importance primordiale aux relations formelles conduira toujours à la conclusion qu’il n’y a pas de relation d’emploi.

[54]  Lorsque les parties ont conclu un contrat qui se présente comme un contrat de services, il faut examiner les modalités du contrat pour vérifier si elles établissent une relation qui peut être véritablement qualifiée de relation d’emploi. Il faut aussi examiner la relation réelle pour déterminer si, malgré les clauses du contrat, une relation d’emploi véritable existait entre les parties. Si l’examen du contrat et de la réalité démontre l’existence d’une relation d’emploi, le fait que les parties aient agi conformément au contrat ne fait pas obstacle à une telle conclusion.

[55]  D’ailleurs, la position adoptée par le Centre des pensions conduit à des résultats absurdes. Elle accorde une prime à la violation du contrat. Elle permet même aux parties de manipuler le résultat de l’exercice, en rédigeant un contrat qui reflète ou qui ne reflète pas la réalité, selon le résultat désiré. En l’espèce, le Centre des pensions a conclu que M. Céré avait une relation d’emploi avec le Laboratoire pour la période du 1er janvier au 30 juin 1995 parce que, durant cette période, les dirigeants du Laboratoire l’avaient affecté à des tâches qui n’étaient pas prévues par le contrat avec Calian Technology Ltd. J’avoue avoir bien du mal à comprendre la pertinence de cette distinction eu égard à la preuve d’une relation d’emploi.

[56]  Pour tenter de justifier la décision du Centre des pensions, le procureur général s’est appuyé sur l’arrêt 1392644 Ontario Inc (Connor Homes) c Canada (Revenu National), 2013 CAF 85 [Connor Homes] de la Cour d’appel fédérale. Il a prétendu que cet arrêt, ainsi que des arrêts précédents de la même Cour, avaient établi une approche en deux étapes. Selon cette approche, il faudrait tout d’abord examiner l’intention subjective des parties, qui découle du texte du contrat, avant de se pencher sur la réalité objective de la relation. Selon le procureur général, si l’intention subjective est de conclure un contrat de service, l’analyse devrait s’arrêter à la première étape.

[57]  Le procureur général se méprend quant à la portée de l’arrêt Connor Homes. La Cour d’appel fédérale n’a jamais voulu affirmer que l’analyse des clauses du contrat puisse être déterminante ou que la réalité factuelle puisse être ignorée. Bien au contraire, elle a statué qu’il appartenait aux tribunaux de déterminer l’existence d’une relation d’emploi et que les parties ne pouvaient régler la question au moyen du contrat. L’extrait suivant de l’arrêt Connor Homes, aux paragraphes 36-37, répond entièrement aux prétentions du procureur général :

Cependant, la démarche consacrée par la jurisprudence Royal Winnipeg Ballet, bien comprise, met tout simplement l’accent sur le principe notoire selon lequel toute personne a le droit d’organiser ses affaires et ses relations comme bon lui semble. Les rapports des parties à un contrat sont généralement régis par lui. Les parties peuvent donc fixer dans leur contrat leurs obligations et responsabilités respectives, les modalités de la rémunération des services à fournir et toutes sortes d’autres aspects de leurs rapports. Cependant, l’effet juridique ainsi produit, c’est‑à‑dire l’effet juridique du contrat en tant que celui‑ci crée une relation d’employeur à employé ou de client à entrepreneur indépendant, n’est pas une question que les parties peuvent décider par une simple stipulation. Autrement dit, il ne suffit pas d’énoncer dans le contrat que le travailleur assure ses services en tant qu’entrepreneur indépendant pour que ce soit effectivement le cas.

Étant donné que la qualification de la relation professionnelle a des conséquences juridiques et pratiques importantes et d’une portée considérable, qui intéressent entre autres le droit de la responsabilité délictuelle (la responsabilité du fait d’autrui), les programmes sociaux (l’admissibilité et les cotisations), les relations de travail (la syndicalisation) et la fiscalité (l’enregistrement aux fins de la TPS et la situation au regard de la Loi de l’impôt sur le revenu), on ne peut simplement laisser les parties décider à leur seul gré si elles sont liées par une relation d’employeur à employé ou de client à entrepreneur indépendant. La situation juridique d’entrepreneur indépendant ou d’employé ne se détermine donc pas seulement sur la base de l’intention déclarée des parties. Cette détermination doit aussi se fonder sur une réalité objective et vérifiable.

(Non souligné dans l’original.)

[58]  Je remarque également que dans cette affaire, la Cour d’appel a constaté que la réalité ne correspondait pas à l’intention déclarée des parties (c’est-à-dire à la qualification qu’elles avaient tenté de donner à leur contrat) et a conclu à l’existence d’une relation d’emploi.

[59]  En se fondant sur la décision Baribeau, le procureur général prétend également que le critère de droit privé, tel qu’il est formulé en common law, mettrait davantage l’accent sur l’intention subjective des parties qu’en droit civil. J’avoue avoir du mal à comprendre cet argument. Tant en droit civil qu’en common law, le développement d’une méthode afin de déterminer l’existence d’une relation d’emploi vise précisément à faire échec à la volonté des parties de masquer la réalité. De toute manière, la spécificité du critère de droit civil, s’il en est une, est d’accorder un plus grand poids à la présence d’un lien de subordination. Je vois difficilement comment cela pourrait être déterminant en l’espèce.

[60]  Si l’on prend un peu de recul, on doit aussi s’interroger sur l’objectif poursuivi par la LPFP. Cet objectif est d’assurer la sécurité financière des fonctionnaires lors de leur retraite. Il s’agit d’une protection accordée à une catégorie de travailleurs. La LPFP précise d’ailleurs que tout employé admissible est tenu de cotiser au régime. Bref, l’intention du législateur est que l’adhésion au régime soit obligatoire. Il est donc d’autant plus important de s’assurer qu’un organe de l’État ne puisse imposer à un travailleur un cadre juridique qui a pour effet d’écarter cette protection. Or, en l’espèce, tout indique que le Laboratoire souhaitait embaucher M. Céré comme employé et l’a traité comme tel durant les dix ans qu’a duré leur collaboration, mais que, apparemment pour éluder certaines contraintes administratives, il a mis en place une relation tripartite impliquant certaines entreprises privées qui acceptaient de se prêter au jeu.

[61]  Pour l’ensemble de ces raisons, j’estime que la décision du Centre des pensions était déraisonnable.

D.  L’attente légitime

[62]  Étant donné ma conclusion quant au caractère déraisonnable de la décision du Centre des pensions, il n’est pas nécessaire que je me penche sur la question de savoir si les échanges entre le Centre et M. Céré ont donné lieu à une attente légitime. Je me permets tout de même de rappeler qu’en droit administratif canadien, la doctrine de l’attente légitime ne permet pas de fonder des droits substantiels : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au paragraphe 26.

III.  Conclusion

[63]  Puisque la décision du Centre des pensions est déraisonnable, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[64]  Lorsqu’une demande de contrôle judiciaire est accueillie, la réparation habituelle est de renvoyer l’affaire au décideur pour que celui-ci rende une nouvelle décision. M. Céré n’a pas demandé que je fasse exception à cette pratique. La lecture des présents motifs ne devrait cependant pas laisser de doute quant à la décision qu’il convient de rendre.

[65]  Étant donné que la décision du Centre des pensions aura des répercussions importantes sur les choix de vie de M. Céré, il serait souhaitable que le Centre des pensions priorise le traitement de sa demande.


JUGEMENT dans T-2010-17

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.  L’affaire est retournée au Centre des pensions du gouvernement du Canada afin qu’une nouvelle décision soit rendue;

3.  Le défendeur est condamné à payer les dépens au demandeur.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-2010-17

INTITULÉ :

JOCELYN CÉRÉ c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 décembre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 février 2019

 

COMPARUTIONS :

Fiona Campbell

Erin Moores

 

Pour le demandeur

JOCELYN CÉRÉ

 

Charles Maher

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goldblatt Partners LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

JOCELYN CÉRÉ

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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