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Date : 20190305


Dossier : IMM‑2903‑18

Référence : 2019 CF 271

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 mars 2019

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

AMAL IDRIS MOHAMMED

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la Loi), de la décision du 11 avril 2018 d’un agent principal (l’agent), par laquelle la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH) de la demanderesse a été rejetée.

I.  CONTEXTE

[2]  La demanderesse est une citoyenne de l’Éthiopie. Elle a une fille, qui est née en février 2012 au Canada.

[3]  La demanderesse est arrivée au Canada en 2006 après avoir été parrainée par son mari, un citoyen canadien, duquel elle a divorcé en 2009. Elle s’est rendue en Afrique du Sud en 2011, et elle est tombée enceinte d’un homme qu’elle fréquentait de manière informelle. Par la suite, elle est brièvement retournée dans la maison de sa famille en Éthiopie, mais ses parents lui ont demandé de partir en raison de sa grossesse hors mariage.

[4]  La demanderesse est donc revenue au Canada et a donné naissance à sa fille. En 2014, elle a été déclarée interdite de territoire pour fausses déclarations en application de la Loi parce qu’elle avait contracté un mariage de complaisance avec son ex‑mari. Une mesure d’exclusion a donc été prise à son endroit. La demanderesse a interjeté appel de cette décision, mais l’appel a été rejeté par la Section d’appel de l’immigration (la SAI) en 2016.

[5]  La demanderesse a présenté en 2017 une demande CH de résidence permanente fondée principalement sur l’intérêt supérieur de sa fille. La demanderesse craint que sa famille et sa collectivité traitent sa fille avec hostilité, et elle a peur que sa fille soit traumatisée si elle doit quitter le Canada, où elle est actuellement établie, pour s’installer en Éthiopie. L’une de ses plus grandes inquiétudes est que sa fille doive subir de force des mutilations génitales féminines (MGF). Enfin, la demanderesse allègue qu’elle n’aura pas suffisamment de soutien en Éthiopie et que son établissement au Canada milite en faveur de l’octroi du statut de résidente permanente pour des motifs d’ordre humanitaire.

II.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[6]  Le 11 avril 2018, l’agent a rejeté la demande CH de résidence permanente de la demanderesse.

[7]  L’agent s’est d’abord penché sur les nombreuses préoccupations relatives à la crédibilité soulevées par la SAI. Ces inquiétudes étaient fondées sur un ensemble de renseignements incohérents et inexacts figurant dans le témoignage de la demanderesse. La SAI avait aussi fait remarquer que la demanderesse avait volontairement fait de fausses déclarations et qu’elle n’en éprouvait aucun remords. Enfin, l’agent a déclaré que les motifs d’ordre humanitaire favorables avaient été invalidés par les efforts délibérés de la demanderesse pour induire la SAI en erreur. L’agent a accordé beaucoup de poids à la décision de la SAI et a déclaré que la demanderesse était tenue de réfuter les conclusions du tribunal au moyen d’éléments de preuve convaincants.

[8]  L’agent a examiné les allégations de la demanderesse selon lesquelles elle sera exposée à des difficultés en Éthiopie en raison de la discrimination et de la violence fondées sur le sexe qui sont exercées là-bas. Il a également tenu compte des affirmations de la demanderesse selon lesquelles sa fille subira des MGF, et sa famille ne lui offre aucun soutien en plus de lui être hostile. Il a noté l’absence de tout élément de preuve qui aurait pu corroborer que le cousin de la demanderesse avait été maltraité pour l’avoir soutenue, ou que celle-ci avait des raisons de craindre que sa famille ne s’en prenne à elle ou à sa fille. Par ailleurs, l’agent a souligné que la demanderesse n’avait fourni aucun élément de preuve établissant qu’elle avait subi des MGF ou qu’elle avait souffert de complications liées à l’intervention. Enfin, il a conclu que la preuve concernant le père de la fille de la demanderesse était insuffisante. Compte tenu de ces conclusions, l’agent n’a accordé que [traduction] « très peu de valeur probante » à l’affidavit de la demanderesse (dossier de la demanderesse, p. 14).

[9]  L’agent a ensuite examiné la situation en Éthiopie. Il a reconnu que la discrimination exercée contre les mères seules dans le pays pourrait exposer la demanderesse à des difficultés, et qu’il est difficile d’être une mère seule, peu importe l’endroit où on se trouve. Mais il a par la suite déclaré que la preuve était insuffisante pour conclure que la demanderesse serait incapable de se trouver un logement ou un emploi. En outre, l’agent a jugé que la preuve était insuffisante pour corroborer les allégations de la demanderesse selon lesquelles elle ne serait pas en mesure de se prévaloir de la protection de l’État, et qu’elle et sa fille seraient exposées à des difficultés compte tenu de l’absence de soutien familial.

[10]  L’agent a aussi pris en compte le degré d’établissement au Canada de la demanderesse. Bien que les lettres de recommandation d’organismes bénévoles et d’amis aient été vues d’un œil favorable, l’agent a conclu qu’aucun élément de preuve ne démontrait l’exercice d’une saine gestion financière par la demanderesse. Il a souligné que celle-ci n’avait fourni aucun renseignement sur sa recherche d’emploi au Canada ou sur son expérience de travail en Éthiopie. Il a conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à prouver qu’elle avait atteint le degré attendu d’établissement au Canada.

[11]  Enfin, l’agent a tenu compte de l’intérêt supérieur de la fille de la demanderesse. Il a conclu que la preuve était insuffisante pour démontrer que sa fille serait menacée par la famille de la demanderesse ou qu’elle subirait des MGF. L’agent a souligné que la fille de la demanderesse n’avait pas tissé de liens solides avec des amis ou des membres de la collectivité en raison de son jeune âge. Il a reconnu les difficultés auxquelles elle serait exposée si elle devait déménager en Éthiopie, mais il a conclu que sa mère s’occuperait d’elle et lui offrirait la protection nécessaire pour les surmonter.

IV.  QUESTIONS EN LITIGE

[12]  Les questions à trancher en l’espèce sont les suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent?

  2. L’agent a‑t‑il appliqué le critère juridique approprié lors de l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant?

  3. La décision de l’agent était‑elle raisonnable?

V.  NORME DE CONTRÔLE

[13]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’était pas toujours nécessaire de procéder à une analyse relative à la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question particulière dont est saisie la cour est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter la norme en question. Ce n’est que lorsque cette première démarche se révèle infructueuse, ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire, que la cour de révision doit entreprendre l’examen des quatre facteurs constituant l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[14]  La décision d’un agent d’accepter ou de refuser de lever tout ou partie des critères et obligations applicables en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44 [Kanthasamy]; Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18).

[15]  Lorsqu’il s’agit de procéder au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse s’intéresse « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, ainsi que l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. En d’autres mots, la Cour ne devrait intervenir que si la décision était déraisonnable parce qu’elle n’appartenait pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

[16]  La question de savoir si l’agent a appliqué le critère juridique approprié lors de l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant (l’ISE) est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Singh Sahota c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 739, au paragraphe 7; Kaneza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 231, au paragraphe 34). Lorsqu’elle procède au contrôle, selon la norme de la décision correcte, de l’application par un agent du critère juridique, la Cour n’acquiesce pas au raisonnement de l’agent (voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 50). Si l’agent a commis une erreur parce qu’il n’a pas appliqué le critère juridique approprié, la Cour appliquera celui qui convient. Cependant, il est essentiel de souligner que le critère relatif à l’ISE est fondamentalement souple. Comme l’a déclaré le juge Diner dans la décision Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 :

[24]  […] la Cour a toujours considéré depuis l’arrêt Kanthasamy qu’il n’y avait aucune formule devant impérativement être utilisée pour examiner l’ISE. Le cadre de l’analyse de l’ISE demeure principalement inchangé depuis l’affaire Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) […] au sens que le critère juridique est de savoir si l’agent a été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant […]

VI.  DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[17]  Les dispositions suivantes de la Loi sont pertinentes pour la présente demande de contrôle judiciaire :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative ou sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative or on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

[…]

[…]

48. (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

48. (1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.

VII.  ARGUMENTS

A.  Demanderesse

[18]  La demanderesse allègue que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique lors de l’analyse de l’ISE, qu’il a incorrectement transposé dans son analyse une exigence selon laquelle elle était tenue de démontrer que sa fille subirait un traumatisme si elle devait déménager en Éthiopie, et qu’il a commis une erreur lorsqu’il s’est penché sur les difficultés, les besoins fondamentaux et le risque plutôt que de tenir compte de l’ISE.

[19]  La demanderesse affirme que l’agent a aussi réalisé une évaluation déraisonnable de l’ISE. L’analyse faite par l’agent n’était pas sérieuse puisqu’il n’a pas commencé par présumer qu’il serait dans l’intérêt supérieur de sa fille de demeurer au Canada. En outre, l’agent n’a pas abordé la situation en Éthiopie dans son évaluation de l’ISE.

[20]  La demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte de la situation dans le pays, laquelle était incompatible avec la décision de refuser de lui accorder une exemption pour des motifs d’ordre humanitaire. D’abord, l’agent n’a pas examiné un rapport dans lequel est décrite la pratique répandue des MGF forcées en Éthiopie. Ensuite, il n’a pas non plus pris en compte les rapports qui décrivent le harcèlement et la discrimination dont sont victimes les femmes. Puis, il n’a pas examiné les éléments de preuve qui attestent l’ampleur de la violence faite aux enfants et le manque de possibilités en matière d’éducation. Et, enfin, l’agent n’a pas évalué la répression qui caractérise le système de gouvernance éthiopien.

B.  Défendeur

[21]  Le défendeur appuie la décision de l’agent de rejeter la demande CH de résidence permanente. L’agent a examiné tous les facteurs pertinents avant de rendre sa décision, y compris l’intérêt supérieur de la fille de la demanderesse et la situation en Éthiopie.

[22]  Le défendeur soutient que l’agent n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a cherché à savoir si la fille de la demanderesse allait être exposée à des difficultés en Éthiopie. Il a procédé à une évaluation des circonstances particulières de l’enfant et a accordé beaucoup de poids à son intérêt supérieur. Cependant, il a conclu que les autres facteurs ciblés l’emportaient sur l’intérêt supérieur de la fille de la demanderesse. Il lui était loisible de tirer cette conclusion. L’agent a appliqué le critère juridique approprié à l’analyse de l’ISE et n’y a pas transposé d’exigence relative au traumatisme.

[23]  Le défendeur déclare aussi que l’agent a bien tenu compte de la preuve sur la situation dans le pays. Celui-ci a conclu que plusieurs documents sur la situation en Éthiopie n’étaient pas pertinents par rapport aux circonstances de la demanderesse ou n’étaient plus à jour.

VIII.  ANALYSE

[24]  L’analyse de l’ISE est au cœur de la présente décision.

[25]  Comme l’a souligné la demanderesse, la Cour suprême du Canada a, dans l’arrêt Kanthasamy, confirmé et étoffé le contenu qui doit obligatoirement figurer dans une analyse de l’ISE, et a formulé les lignes directrices suivantes :

35  L’application du principe de l’« intérêt supérieur de l’enfant [...] dépen[d] fortement du contexte » en raison de « la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, par. 11; Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27, par. 20). Elle doit donc tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité (voir A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), [2009] 2 R.C.S. 181, par. 89). Le degré de développement de l’enfant déterminera l’application précise du principe dans les circonstances particulières du cas sous étude.

36  La protection des enfants par l’application du principe de l’« intérêt supérieur de l’enfant » fait l’objet d’une reconnaissance générale dans le système de justice canadien (A.B. c. Bragg Communications Inc., [2012] 2 R.C.S. 567, par. 17). Il s’agit dès lors [traduction] « de décider de ce qui […], dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin » (MacGyver c. Richards (1995), 22 O.R. (3d) 481 (C.A.), p. 489).

37  Les instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire, y compris la Convention relative aux droits de l’enfant, soulignent également l’importance de l’intérêt supérieur de l’enfant (R.T. Can. 1992 no 3; Baker, par. 71). En particulier, le par. 3(1) de la Convention consacre la primauté du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant :

Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.

38  Même avant que le principe ne figure expressément au par. 25(1), la Cour y voyait un volet « important » de l’appréciation des motifs d’ordre humanitaire, notamment dans l’arrêt Baker :

... l’attention et la sensibilité à l’importance des droits des enfants, de leur intérêt supérieur et de l’épreuve qui pourrait leur être infligée par une décision défavorable sont essentielles pour qu’une décision d’ordre humanitaire soit raisonnable...

... pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable. [par. 74‑75].

39  Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, par. 75). L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte (Hawthorne, par. 32). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.), par. 12 et 31; Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, par. 9-12 (CanLII)).

[En italique dans l’original.]

[26]  L’agent a précisé d’entrée de jeu que [traduction] « le fardeau de la preuve incomb[e] à la demanderesse » et que [traduction] « les agents n’[ont] pas à recueillir de renseignements sur les motifs d’ordre humanitaire ni à convaincre les demandeurs que de tels motifs n’existent pas ».

[27]  L’agent a dressé la liste des documents qu’il a examinés, et il a précisé ce qui suit : [traduction] « j’ai aussi tenu compte de mes propres recherches sur la situation dans le pays, qui figurent sous la rubrique "Sources consultées", ainsi que du contenu des motifs de la décision de la SAI ».

[28]  En ce qui concerne l’analyse de l’ISE en elle‑même, l’agent a commencé par exposer son approche générale à l’égard de la question, ainsi que les préoccupations soulevées par la demanderesse :

[traduction]

Lors de l’examen de la présente demande, je dois être réceptif et attentif à l’intérêt de l’enfant; cela s’applique aux enfants de moins de 18 ans, conformément à la Convention relative aux droits de l’enfant. La demanderesse a indiqué que sa fille de six ans, Heyam Karim Abdlkerim, une citoyenne canadienne, allait être directement touchée par la situation. J’ai tenu compte des faits dont j’étais saisi pour évaluer si l’intérêt supérieur de Heyam serait compromis si sa mère devait retourner en Éthiopie et qu’elle devait l’accompagner.

J’ai examiné les préoccupations suivantes, soulevées par la demanderesse : l’établissement de la fillette au Canada, le seul pays qu’elle connaît et auquel elle est habituée, prendra fin, et les liens qu’elle a tissés au pays seront rompus; elle se retrouvera dans un lieu dont la langue et la culture lui sont inconnues, et elle sera loin des personnes et des amis qu’elle connaît; elle n’aura plus accès à l’école publique en français ou en anglais, les langues qu’elle connaît; et, pour toutes les raisons qui précèdent, elle subira un traumatisme si elle doit quitter le Canada. La demanderesse affirme que sa fille sera exposée à des difficultés supplémentaires étant donné que son père biologique est inconnu, et qu’elle subira une discrimination fondée sur le sexe. Elle dit craindre particulièrement que, si sa famille la retrouve, la blesse ou la tue, sa fille soit aussi tuée ou encore blessée si elle est forcée de subir des MGF.

[29]  Parmi les préoccupations soulevées par la demanderesse, l’agent s’est plus particulièrement penché sur les questions des MGF, des difficultés liées au déménagement (école, amis; langue, culture et valeurs différentes) et de la discrimination que peut subir un enfant dont le père biologique est inconnu.

[30]  L’analyse relative au déménagement mérite d’être citée dans son intégralité, parce qu’elle est révélatrice de l’approche adoptée par l’agent :

[traduction]

Dans ses observations, la demanderesse indique que sa fille est si jeune qu’elle dépend entièrement d’elle sur les plans émotionnel, psychologique et pratique. Je conclus que je ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer que cette relation de dépendance sera touchée ou qu’elle changera d’une quelconque façon si la demanderesse doit retourner en Éthiopie et que Heyam doit l’accompagner. Je conviens que la fillette sera vraisemblablement exposée aux difficultés initiales qu’entraîne un déménagement. Par exemple, je reconnais que Heyam s’ennuiera probablement de son école, de ses amis et des autres personnes qu’elle connaît, et qu’elle devra apprendre une nouvelle langue dans une culture différente. Cependant, comme c’est le cas depuis sa naissance, elle pourra compter sur sa mère — la personne principalement responsable de répondre à ses besoins — pour lui donner l’amour et la confiance dont elle aura besoin pour surmonter ces difficultés. La demanderesse ne m’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs établissant que Heyam subira un traumatisme si elle doit déménager en Éthiopie.

[31]  Bien que l’agent reconnaisse que Heyam sera exposée à des difficultés importantes en raison du déménagement, il a estimé que ces difficultés pourront être surmontées compte tenu de la présence constante de sa mère dans sa vie : [traduction] « Cependant, comme c’est le cas depuis sa naissance, elle pourra compter sur sa mère — la personne principalement responsable de répondre à ses besoins — pour lui donner l’amour et la confiance dont elle aura besoin pour surmonter ces difficultés. »

[32]  La même approche ressort clairement des conclusions de l’agent sur l’ISE :

[traduction]

Lorsque j’ai évalué l’intérêt supérieur de Heyam, j’ai pris en compte des facteurs comme son bien‑être émotionnel, social, culturel et physique. Plus précisément, j’ai tenu compte de son âge, de son niveau de dépendance à l’égard de la demanderesse, de son degré d’établissement au Canada et des répercussions que pourrait avoir son départ du Canada sur son éducation. Je reconnais que si Heyam devait quitter le Canada, elle serait aux prises avec des difficultés liées à son déménagement en Éthiopie, c’est‑à‑dire faire la connaissance des membres de sa famille et rencontrer des personnes différentes dans un environnement différent, ainsi que se faire de nouveaux amis dans une nouvelle école. Cependant, compte tenu de son jeune âge, elle n’a probablement pas tissé de liens solides avec sa collectivité ni noué d’amitiés fortes qui l’amèneraient à devoir affronter des difficultés autres que celles associées au déménagement. J’estime que, même si l’enfant s’est habituée à la vie au Canada, on peut raisonnablement s’attendre à ce que son bien‑être ne dépende pas de l’endroit où elle réside, mais bien de la présence et du soutien continus de la personne qui s’occupe d’elle, en l’occurrence, la demanderesse. On ne m’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve démontrant que la demanderesse serait incapable de subvenir aux besoins de sa fille, tant sur le plan financier que sur le plan émotionnel. En fonction des renseignements dont je dispose, je suis persuadé que le jeune âge de Heyam, ainsi que l’amour, les conseils et la protection constante de sa mère lui fourniront le contexte dont elle aura besoin pour s’adapter à la vie en Éthiopie. Les éléments de preuve qui m’ont été présentés ne m’ont pas convaincu que le fait, pour Heyam, de quitter le Canada nuirait à son bien‑être et à son épanouissement et que le déménagement n’est donc pas dans son intérêt supérieur.

[Non souligné dans l’original.]

[33]  Je pense que le meilleur mot pour décrire cette analyse est « incomplète ». L’agent semble présumer que Heyam ne fait que changer de pays et que l’avenir qui l’attend en Éthiopie n’aura pas de répercussions sur son intérêt supérieur. Nous savons que le paragraphe 25(1) de la Loi n’est pas censé soulager les demandeurs de toutes les difficultés auxquelles ils seront exposés s’ils doivent quitter le Canada, non plus qu’il ne constitue un moyen de rechange pour l’obtention du statut de résident permanent. Cependant, aucune véritable évaluation des motifs d’ordre humanitaire ne peut être faite si les difficultés et les problèmes liés au renvoi ne sont pas tous ciblés et que leurs répercussions ne sont pas reconnues.

[34]  Il manque à l’analyse de l’ISE une reconnaissance des conditions culturelles, économiques et politiques plus larges pour les jeunes filles et les femmes en Éthiopie, conditions auxquelles Heyam sera exposée, et que ni l’amour ni les soins d’une mère, aussi importants soient‑ils, ne peuvent compenser.

[35]  En l’espèce, la question de savoir quels étaient les éléments de preuve dont l’agent était saisi et qu’il était tenu de consulter fait l’objet d’une vive controverse, d’autant plus que l’agent a rendu la décision relative à l’examen des risques avant renvoi le même jour. Toutefois, dans ses motifs, l’agent mentionne expressément qu’en plus du témoignage de la demanderesse, il a également tenu compte [traduction] « de [s]es propres recherches sur la situation dans le pays, qui figurent sous la rubrique "Sources consultées", ainsi que du contenu des motifs de la décision de la SAI ».

[36]  Le défendeur admet que l’agent disposait au moins des documents suivants pour réaliser son analyse des motifs d’ordre humanitaire :

  • a) Département d’État des États‑Unis, Ethiopia. Country Reports on Human Rights Practices for 2016;

  • b) Dutch Council for Refugees, Country of Origin Information Report Ethiopia, 2016;

  • c) Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, réponse à une demande d’information sur l’Éthiopie, avril 2014;

  • d) Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, réponse à une demande d’information sur l’Éthiopie, juillet 2016.

[37]  Dans les observations écrites qu’elle a présentées relativement à la demande CH, l’avocate a expressément soulevé, entre autres, les points suivants :

  • a) [TRADUCTION]« [L]es liens de la fillette au Canada seront rompus et elle se retrouvera dans un lieu dont la langue et la culture lui sont inconnues, et où elle sera loin des personnes qu’elle connaît. »

  • b) L’enfant [traduction] « n’aura plus accès à l’école publique en français ou en anglais, les langues qu’elle connaît au Canada. »

  • c) [traduction] « La demanderesse et sa fille seront exposées à une grave discrimination fondée sur le sexe » étant donné que la demanderesse est [traduction] « une mère seule qui a eu un enfant hors mariage et que sa fille est née de père inconnu. »

  • d) [TRADUCTION] « La demanderesse et sa fille seront exposées à une discrimination et à des difficultés systémiques en Éthiopie en raison de leur statut respectif de mère célibataire et d’enfant née hors mariage », situation qui sera aggravée par la [TRADUCTION] « discrimination générale exercée à l’égard des femmes » et par la violence [TRADUCTION] « généralisée » faite aux enfants.

[38]  L’examen des documents sur le pays dont je suis saisi donne à penser qu’il ne s’agit pas là du relevé le plus exhaustif qui soit des difficultés auxquelles la demanderesse et sa fille se heurteraient. Il est cependant évident que les points soulevés exigent de l’agent qu’il tienne compte des questions de la discrimination générale exercée à l’égard des femmes, de la violence faite aux enfants, ainsi que de l’ostracisme et des difficultés auxquels la demanderesse et sa fille seraient exposées du fait de l’absence du père de l’enfant dans leur vie. Par ailleurs, l’agent a clairement mentionné qu’il avait tenu compte de sa propre recherche sur la situation dans le pays.

[39]  J’ai examiné les documents dont l’agent était saisi et qu’il était tenu de consulter et de prendre en compte, comme en convient le défendeur. Sans même devoir consulter le cartable de documentation plus exhaustif qui, de l’avis de la demanderesse, aurait dû faire l’objet d’un examen par l’agent, il m’apparaît clairement qu’en Éthiopie, la jeune Heyam devrait faire face à un appauvrissement considérable et à long terme de son niveau de vie, appauvrissement qui est d’ordre systémique et qui va bien au‑delà des simples [traduction] « difficultés liées à son déménagement en Éthiopie, c’est‑à‑dire faire la connaissance des membres de sa famille et rencontrer des personnes différentes dans un environnement différent, ainsi que se faire de nouveaux amis dans une nouvelle école » pour lesquelles sa mère peut l’aider. Heyam risque d’être exposée à une grave discrimination fondée sur le sexe, à la violence généralisée faite aux enfants, à un système d’éducation qui ne lui permettra pas de continuer à apprendre le français et l’anglais, aux nombreuses violations des droits de la personne, au harcèlement sexuel répandu, à la discrimination, à un régime autoritaire qui bafoue la liberté d’expression, et ainsi de suite.

[40]  En ce qui concerne les enfants nés hors mariage de père inconnu, la réponse à la demande d’information sur l’Éthiopie d’avril 2014 précise que la « société éthiopienne est très traditionnelle » et que « certaines femmes reviennent avec des bébés ou des enfants nés hors des liens du mariage, ce qui, pour la société éthiopienne conservatrice, est un sujet tabou. C’est tout simplement inacceptable, et la plupart des femmes seront perçues comme des travailleuses du sexe ». Il semble également qu’il n’y ait guère d’aide disponible pour les femmes et les enfants qui se trouvent dans cette situation.

[41]  Les problèmes systémiques exposés ci‑dessus et leurs répercussions à court et à long terme sur Heyam n’ont pas été abordés par l’agent, qui semblait penser que la fillette serait seulement aux prises avec des problèmes d’adaptation à court terme qu’elle pourrait surmonter grâce à l’amour et au soutien de sa mère.

[42]  Cet agent expérimenté (qui a par ailleurs rendu sa décision sur l’examen des risques avant renvoi le même jour) doit parfaitement savoir que l’Éthiopie est l’un des pays les plus opprimés et les plus défavorisés du monde. Il s’agit d’un État autoritaire corrompu où la liberté personnelle, la sécurité de la personne et les perspectives — particulièrement pour les filles et les femmes — sont catastrophiques. L’agent n’a tout simplement pas tenu compte de la situation générale dans le pays et a, au moins implicitement, soutenu que la demanderesse aurait le pouvoir et les moyens ([traduction] « l’amour et la confiance ») d’aider Heyam à [traduction] « surmonter ces difficultés ».

[43]  L’agent s’est uniquement penché sur les [traduction] « difficultés initiales qu’entraîne un déménagement ». Il n’a fait aucune tentative pour aborder les difficultés systémiques auxquelles Heyam serait exposée en tant que fille et jeune femme en Éthiopie. La preuve dont disposait l’agent révélait que son bien‑être et son épanouissement futur seraient, contrairement à la conclusion de l’agent, étroitement liés à son lieu de résidence.

[44]  Et même si Heyam pouvait revenir au Canada, elle y reviendrait en tant que personne qui n’a fait ses études dans aucune des deux langues officielles et qui serait nettement désavantagée par rapport à ses concitoyens.

[45]  L’emploi par l’agent des mots [traduction] « surmonter ces difficultés » est révélateur. Les difficultés systémiques auxquelles Heyam serait confrontée ne peuvent pas être surmontées. Je pense que ce que l’agent voulait réellement dire, c’était « lui faire accepter ces difficultés » ou, pour reprendre son langage, « s’habituer à la vie en Éthiopie comme elle l’a fait au Canada ».

[46]  Je ne dis pas, bien sûr, que ces désavantages systémiques plus globaux pour Heyam devraient l’emporter ou dicter un résultat positif pour la demanderesse. C’est à l’agent, et non à la Cour, de rendre cette décision. Cependant, tous les facteurs pertinents doivent être pris en compte par l’agent qui rend la décision, et les problèmes systémiques évidents ne peuvent pas être ignorés, non plus qu’on ne peut compter seulement sur l’amour maternel pour les surmonter.

[47]  Pour les motifs exposés ci‑dessus, je suis d’avis que la décision est déraisonnable et que l’affaire doit être renvoyée pour nouvel examen.

[48]  Le défendeur ne soulève aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire en l’espèce n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑2903‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La désignation adéquate du défendeur sous le régime de la loi est « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration »; l’intitulé est donc modifié en conséquence.

  2. La demande est accueillie. Compte tenu des présents motifs, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de mai 2019.

Karine Lambert, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2903‑18

 

INTITULÉ :

AMAL IDRIS MOHAMMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 JANVIER 2019

 

JUGeMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

Asiya Hirji

POUR LA DEMANDERESSE

 

Margherita Braccio

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Neighbourhood Legal Services

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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