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Date : 20190227


Dossier : T-1445-13

Référence : 2019 CF 238

Ottawa (Ontario), le 27 février 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

RICHARD TIMM

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Timm, un détenu dans un établissement fédéral, réclame des dommages-intérêts à l’État fédéral. Il allègue que deux employés de l’État lui ont causé diverses formes de préjudice en lui reprochant d’avoir exercé certains recours et en décourageant un autre détenu de le fréquenter pour cette raison. Je rejette l’action de M. Timm. En effet, à une exception près, j’estime que la conduite des employés de l’État n’a pas été fautive. De plus, je conclus que M. Timm n’a pas fait la preuve du préjudice qu’il allègue, ni du lien de causalité entre ce préjudice et les fautes qui auraient pu être commises. Enfin, M. Timm n’a pas démontré une atteinte à ses droits fondamentaux. Il ne peut donc réclamer de dommages-intérêts punitifs.

[2]  Je parviens à ces conclusions sans nier l’importance de la faculté de chaque personne, y compris celles qui sont incarcérées, d’exercer les différentes formes de recours prévues par la loi, sans faire l’objet de représailles de la part des représentants de l’État ou sans que ceux-ci n’y posent des obstacles. Je conclus que, dans un cas précis, une conduite de ce genre a été prouvée. Cependant, M. Timm n’a pas pu démontrer que cette conduite fautive lui avait causé quelque préjudice que ce soit.

I.  Contexte factuel

[3]  Le demandeur, M. Richard Timm, est un détenu qui purge une peine d’emprisonnement à vie. En 1995, il a été déclaré coupable de meurtre au premier degré et d’autres infractions. Depuis lors, il soutient qu’il n’a pas commis le crime dont il a été déclaré coupable. Le ministre de la Justice a rejeté sa demande de clémence. Cette décision a été confirmée par notre Cour, puis par la Cour d’appel fédérale : Timm c Canada (Procureur général), 2012 CF 505; 2012 CAF 282.

[4]  Depuis plusieurs années, M. Timm a présenté bon nombre de plaintes et de griefs au sujet de divers aspects de ses conditions de détention. Il a aussi introduit plusieurs instances en Cour fédérale.

[5]  En 2012, lors des incidents qui ont donné lieu à la présente action, M. Timm était incarcéré à l’Établissement de La Macaza, un établissement à sécurité moyenne. Le 14 septembre 2012, son agente de libération conditionnelle [ALC], Mme Valery Beaulieu-Guilbault, lui a déclaré qu’elle trouvait difficile d’établir une relation de confiance avec lui, étant donné les nombreuses plaintes qu’il déposait contre le personnel de l’établissement. Le 11 janvier 2013, Mme Beaulieu-Guilbault a rencontré M. Dave Roy, un autre détenu qui était sous sa supervision, et a constaté que la demande de permission de sortie que celui-ci lui présentait avait manifestement été rédigée par un autre détenu, vraisemblablement M. Timm. Mme Beaulieu-Guilbault a alors déclaré à M. Roy que sa demande avait été rédigée par un autre détenu qu’elle a qualifié de « très légaliste ». Elle lui a conseillé de faire attention à ses fréquentations, car ce détenu « ne fera que lui nuire ». Peu de temps après, M. Yves Maillé, l’agent de liaison autochtone de M. Roy, a conseillé à celui-ci de ne pas se tenir avec M. Timm.

[6]  À la suite de ces événements, M. Timm a présenté un grief contestant la manière dont il avait été traité par Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé. Par ce grief, il réclamait que le Service correctionnel du Canada [SCC] reconnaisse que Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé avaient contrevenu à plusieurs dispositions des directives du commissaire [DC] nos 060 et 081. À l’époque, le processus de grief prévu par la DC 081 comportait trois paliers. Au premier palier, le directeur par intérim de l’Établissement de La Macaza, M. Yves Guimont, a rejeté le grief. Au deuxième palier, le sous-commissaire régional du SCC pour le Québec, M. Réjean Tremblay, a également rejeté le grief. Au troisième palier, cependant, Mme Anne Kelly, sous-commissaire principale du SCC, a accueilli le grief de M. Timm. Les raisons précises justifiant d’accorder le grief seront analysées en détail plus loin.

[7]  Peu de temps après avoir reçu la décision au troisième palier, M. Timm a intenté la présente action en responsabilité extracontractuelle contre l’État fédéral. Il soutient que les actes de Mme Beaulieu-Guilbault et de M. Maillé lui ont causé un préjudice. Dans sa déclaration, il incrimine également les gestes de M. Guimont, M. Tremblay et Mme Kelly. À l’audience, l’avocat de M. Timm a toutefois précisé que M. Timm ne fondait pas sa réclamation sur les fautes que ces trois personnes auraient pu avoir commises. Les présents motifs porteront donc sur les gestes posés par Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé. M. Timm réclame une somme de 400 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires pour « dommages moraux et atteinte à la réputation », ainsi qu’une somme de 800 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs. Il demande également à la Cour de déclarer qu’il y a eu contravention de diverses dispositions législatives ou réglementaires.

II.  Cadre juridique applicable

[8]  M. Timm fonde son recours sur les dispositions de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50 [la LRCÉ]. L’article 3 de cette loi prévoit que l’État est civilement responsable des fautes commises par ses « préposés », c’est-à-dire ses employés. Cela signifie qu’en matière de responsabilité extracontractuelle, l’État est assujetti aux dispositions du droit privé de la province où les faits se sont produits. Puisque les faits de la présente affaire se sont entièrement déroulés au Québec, c’est l’article 1457 du Code civil du Québec, LQ 1991, c 64, qui énonce le principe de base :

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

1457. Every person has a duty to abide by the rules of conduct incumbent on him, according to the circumstances, usage or law, so as not to cause injury to another.

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

Where he is endowed with reason and fails in this duty, he is liable for any injury he causes to another by such fault and is bound to make reparation for the injury, whether it be bodily, moral or material in nature.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

He is also bound, in certain cases, to make reparation for injury caused to another by the act, omission or fault of another person or by the act of things in his custody.

[9]  Il faut souligner qu’en vertu de la LRCÉ, on ne peut retenir la responsabilité directe de l’État fédéral, mais seulement sa responsabilité pour la faute de ses employés : Merchant Law Group c Canada (Agence du revenu), 2010 CAF 184 aux paragraphes 36–38; Hinse c Canada (Procureur général), 2015 CSC 35 au paragraphe 92, [2015] 2 RCS 621 [Hinse]. On ne peut se contenter d’alléguer une faute commise par le « gouvernement » en tant qu’institution, si cette faute n’est pas également celle d’un employé en particulier.

[10]  Au Québec, le renvoi au droit privé qui découle de l’article 3 de la LRCÉ ne vise pas seulement le Code civil, mais aussi certaines dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne, LRQ, c C-12 [la Charte québécoise] : Hinse aux paragraphes 156–163. Par conséquent, lorsque les faits générateurs de responsabilité constituent également une atteinte à un droit garanti par la Charte québécoise, il est possible de réclamer des dommages-intérêts punitifs (parfois appelés dommages exemplaires), selon l’article 49 alinéa 2 de cette Charte. Selon l’arrêt de Montigny c Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 RCS 64 [de Montigny], les dommages-intérêts punitifs ne visent pas à compenser le préjudice, mais plutôt à punir l’auteur d’une atteinte aux droits, à dissuader des atteintes semblables et à dénoncer publiquement la conduite attentatoire. Le montant de ces dommages doit être fixé en tenant compte des facteurs énumérés à l’article 1621 du Code civil : la gravité de la faute, la situation patrimoniale du débiteur, le montant des dommages-intérêts compensatoires et le fait que le débiteur soit assuré.

[11]  Sur le plan procédural, il est important de rappeler que le cadre du débat que j’ai à trancher est délimité par les allégations contenues dans les actes de procédure – déclaration ou défense – déposés par les parties. Ce n’est pas en vain que la règle 174 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, exige que les actes de procédure contiennent « un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde ». Cela permet à la partie adverse de procéder à sa propre vérification des faits et de présenter une preuve et des arguments juridiques visant à réfuter les allégations de l’autre partie. C’est ainsi que l’on évite les surprises et que l’on garantit l’équité et le bon déroulement du procès. Les actes de procédure permettent de circonscrire la portée des démarches préalables à l’instruction, comme les examens préalables, ainsi que ce qui pourra être prouvé au procès. Bien entendu, les actes de procédure doivent être interprétés de manière généreuse, mais pas de manière à autoriser une enquête sans bornes sur les relations entre les parties.

[12]  Dans ses actes de procédure, M. Timm a identifié des faits précis et circonscrits dans le temps qui, allègue-t-il, constituent une faute à son égard. Le présent jugement porte sur ces allégations. Lors du procès, M. Timm a fait allusion à diverses autres sources d’insatisfaction relativement à ses conditions de détention. Or, ces événements ne sont pas allégués dans les actes de procédure. La présente instance n’est donc pas l’occasion appropriée pour examiner chaque détail du séjour de M. Timm à l’Établissement de La Macaza.

III.  La faute

[13]  Le concept de faute est la pierre d’assise de la responsabilité extracontractuelle en droit civil. L’article 1457 du Code définit la faute comme un manquement aux « règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent ». Ainsi, la première étape de l’analyse est de définir la norme de comportement pertinente. Dans un second temps, il faut analyser la preuve afin de déterminer si cette norme a été violée.

[14]  La norme de comportement peut découler des circonstances ou des usages. Dans certains types de situations dont les tribunaux sont fréquemment saisis, comme l’atteinte à la réputation, la jurisprudence contribue à définir la norme de comportement pertinente. Dans d’autres cas, il appartient au juge de déterminer a posteriori ce qu’une personne raisonnable aurait fait dans les circonstances.

[15]  La norme de comportement peut aussi découler de la loi ou de dispositions réglementaires adoptées en vertu d’une loi. Comme nous le verrons plus loin, cependant, ce ne sont pas toutes les lois ou tous les règlements dont la violation entraîne la responsabilité civile de leur auteur.

A.  La norme de comportement

[16]  Dans ses actes de procédure, M. Timm allègue divers types de faute. Plusieurs des reproches qu’il fait aux employés du SCC découlent de la violation alléguée de certaines normes internes du SCC. Il est donc nécessaire de préciser les conditions auxquelles la violation d’une norme législative donne lieu à la responsabilité civile. De plus, M. Timm appuie ses prétentions sur la décision rendue au troisième palier de l’examen de son grief. Il me faudra donc préciser l’autorité d’une telle décision quant au présent litige. Ayant examiné ces questions préliminaires, je pourrai ensuite décrire les diverses normes de conduite qui sont en cause dans le présent dossier.

(1)  Le lien entre contravention à un texte et faute civile

[17]  Malgré la référence à la « loi » au premier alinéa de l’article 1457 du Code civil, on s’entend généralement pour affirmer que ce n’est pas toute violation d’une loi ou d’un règlement qui constitue une faute civile. Ainsi, dans l’arrêt Morin c Blais, [1977] 1 RCS 570, la Cour suprême affirmait que la violation d’une norme réglementaire pouvait constituer une faute si cette norme exprime par ailleurs une règle élémentaire de prudence. Plus récemment, la Cour suprême a affirmé ceci dans l’arrêt Ciment du Saint-Laurent inc c Barrette, 2008 CSC 64 aux paragraphes 34, 36, [2008] 3 RCS 392 :

En droit civil québécois, la violation d’une norme législative ne constitue pas en soi une faute civile [...]. Il faut encore qu’une infraction prévue pour un texte de loi constitue aussi une violation de la norme de comportement de la personne raisonnable au sens du régime général de responsabilité civile de l’art. 1457 C.c.Q. [...].

[...]

Par conséquent, le contenu d’une norme législative pourra influer sur l’appréciation de l’obligation de prudence et diligence qui s’impose dans un contexte donné. Dans le cadre d’une action en responsabilité civile, il appartiendra au juge de déterminer la norme de conduite applicable eu égard aux lois, usages et circonstances, dont la teneur pourrait se refléter dans les normes législatives pertinentes.

(2)  La pertinence des décisions rendues à la suite d’un grief

[18]  Les faits qui donnent lieu à un recours en responsabilité extracontractuelle peuvent avoir été examinés dans le cadre d’autres processus décisionnels. Dans ce cas, il faut déterminer l’autorité de la décision rendue dans le cadre de tels processus sur le procès civil.

[19]  La décision rendue dans le cadre de tels processus ne lie pas le juge qui statue sur le recours en responsabilité extracontractuelle. Il en est ainsi parce que les conditions de reconnaissance de la chose jugée, prévues à l’article 2848 du Code civil, ne sont pas remplies : La Foncière, compagnie d’assurance de France c Perras, [1943] RCS 165. Pour qu’il y ait chose jugée, il doit y avoir identité de parties, de cause et d’objet. Par exemple, si l’on invoque une décision en matière de discipline professionnelle, la cause est la violation d’un code de discipline et l’objet est une sanction de nature pénale, ce qui est fort différent d’un recours en responsabilité extracontractuelle fondé sur la faute civile et qui vise à obtenir réparation du préjudice.

[20]  Néanmoins, on reconnaît qu’une décision en matière pénale ou disciplinaire peut avoir une « autorité de fait » sur le procès civil : Ali c Compagnie d’assurance Guardian du Canada[1999] RRA 427 (CA); Audet c Transamerica Life Canada, 2012 QCCA 1746 aux paragraphes 44-46. Cela signifie que le jugement pénal ou disciplinaire est un fait pertinent qui peut être mis en preuve dans le procès civil. Ce jugement peut constituer un indice convaincant que les faits qu’il constate se sont réellement produits, même si les conclusions juridiques qu’il en tire ne peuvent être transposées à la question de l’existence d’une faute civile.

[21]  En l’espèce, le processus de griefs prévu à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC] ne vise pas l’octroi de dommages-intérêts en réparation d’un préjudice. Il n’est pas fondé sur le concept de faute civile. En fait, il semble que ce processus vise principalement à faire respecter les normes internes du système carcéral (voir, à ce propos, May c Établissement Ferndale, 2005 CSC 82 au paragraphe 63, [2005] 3 RCS 809). Les décisions rendues en matière de grief n’ont donc pas force de chose jugée dans la présente affaire et n’ont qu’une simple autorité de fait.

[22]  Ces précisions étant faites, je peux maintenant aborder les principales normes de conduite qui pourraient être pertinentes. Je les regroupe en deux grandes catégories : d’une part, les normes dictant la conduite d’un organisme public face à l’exercice de recours, judiciaires ou autres, et, d’autre part, les normes prohibant le harcèlement et la discrimination.

(3)  L’interdiction d’entraver un recours judiciaire et l’interdiction des représailles

[23]  Le droit à un recours effectif est une composante essentielle du principe de la primauté du droit. Il ne sert à rien de reconnaître des droits aux individus si ceux-ci sont dans l’impossibilité de les faire valoir. On prend de plus en plus conscience des difficultés pratiques auxquels les citoyens sont confrontés lorsqu’ils souhaitent faire trancher leurs litiges par les tribunaux et de l’importance des ressources qu’ils doivent consacrer à cette fin (voir, par exemple, Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7 aux paragraphes 23–33, [2014] 1 RCS 87). Néanmoins, ce dont il est question ici est un problème plus précis : il s’agit de l’imposition d’obstacles ou d’entraves à l’exercice d’un recours, notamment au moyen de représailles.

[24]  L’une des plus célèbres décisions à ce sujet est l’arrêt Golder c Royaume-Uni, du 21 février 1975, de la Cour européenne des droits de l’homme. M. Golder, un détenu, souhaitait intenter une poursuite civile contre un gardien de prison qui avait fait, disait-il, une fausse déclaration à son égard. Or, les autorités carcérales britanniques avaient refusé à M. Golder la permission de communiquer avec un avocat. Se fondant sur l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la Cour a affirmé que chacun a un droit d’accès aux tribunaux et que les autorités carcérales britanniques avaient violé ce droit en refusant à M. Golder le droit de consulter un avocat, posant ainsi un obstacle important à l’exercice du recours envisagé.

[25]  La Cour suprême du Canada a appliqué le même principe dans l’arrêt BCGEU c Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 RCS 214. La Cour a reconnu le bien-fondé d’une injonction visant à empêcher le piquetage devant les palais de justice de la Colombie-Britannique. Citant l’arrêt Golder, le juge en chef Dickson a lié l’interdiction de faire obstacle à l’exercice de recours judiciaires au principe de la primauté du droit. Il a affirmé, à la page 230 :

Il ne peut y avoir de primauté du droit sans accès aux tribunaux, autrement la primauté du droit sera remplacée par la primauté d’hommes et de femmes qui décident qui peut avoir accès à la justice.

[26]  La Cour suprême a réitéré ces principes dans un arrêt plus récent, Trial Lawyers Association of British Columbia c Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59 aux paragraphes 32, 38–40, [2014] 3 RCS 31.

[27]  Un exemple concret d’obstacle à l’exercice d’un recours judiciaire qui a été jugé contraire à la primauté du droit est fourni par l’arrêt Compagnie de construction et de développement cris ltée c Société de développement de la Baie James, [2001] RJQ 1726 (CA). Dans cette affaire, une municipalité avait inclus, dans les conditions de ses appels d’offres, une clause qui prétendait rendre inadmissible à soumissionner toute entreprise qui avait intenté une poursuite judiciaire contre la municipalité. La Cour d’appel a conclu qu’une telle clause était contraire à l’ordre public et au principe de la primauté du droit, puisqu’elle visait à pénaliser un justiciable qui avait exercé son droit d’intenter un recours judiciaire.

[28]  Le droit à l’exercice effectif d’un recours se traduit également par l’interdiction des représailles. Bien qu’il s’agisse sans doute d’un principe général, on retrouve plusieurs dispositions législatives qui interdisent expressément de prendre des mesures de représailles à l’endroit de personnes qui exercent certains droits ou certains recours (voir, par exemple, l’article 14.1 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6; l’article 147 du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2; l’article 19 de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d'actes répréhensibles, LC 2005, c 46; l’article 425.1 du Code criminel, LRC 1985, c C-46; l’article 10 de la Charte canadienne des droits des victimes, LC 2015, c 13). En l’espèce, la disposition pertinente est l’article 91 de la LSCMLC, qui prévoit que :

91. Tout délinquant doit, sans crainte de représailles, avoir libre accès à la procédure de règlement des griefs.

91. Every offender shall have complete access to the offender grievance procedure without negative consequences.

[29]  Le fonctionnement de ce processus est décrit en détail dans la DC 081, intitulée « Plaintes et griefs des délinquants ». (Cette directive a été modifiée depuis; je cite les dispositions en vigueur au moment des faits.) L’article 10 a) de cette directive réitère l’interdiction des représailles.

[30]  De plus, la DC 081 mentionne, à l’article 54, que le processus de grief est confidentiel et que :

Le fait qu’un délinquant a eu recours au processus de règlement des plaintes et griefs ne peut être mentionné dans d’autres dossiers que ceux qui concernent ce processus sans l’autorisation du directeur de l’établissement.

An offender’s use of the complaint and grievance process may not be mentioned in records outside the complaint and grievance process without the authorization of the Institutional Head.

[31]   Bien que la plupart des décisions citées plus haut aient visé l’annulation d’une décision gouvernementale, l’imposition d’obstacles à l’exercice d’un recours peut aussi constituer, selon les circonstances, une faute civile qui donne lieu à réparation dans le cas où cette faute a causé un préjudice. D’ailleurs, en matière de représailles, plusieurs des lois citées plus haut prévoient expressément l’octroi d’une compensation à la personne qui en est victime.

(4)  L’interdiction du harcèlement et de la discrimination

[32]  Dans ses actes de procédure, M. Timm insiste lourdement sur la violation de certaines règles contenues dans les normes internes du SCC. Il invoque plus spécifiquement l’interdiction de la discrimination et du harcèlement, que l’on retrouve dans le Code de discipline, qui constitue la directive du commissaire no 60 [DC 060]. Ainsi, l’article 12 de ce Code prévoit que commet une infraction un employé qui, « par ses paroles ou ses actes, maltraite, humilie, harcèle, discrimine et/ou se montre injurieux à l’égard d’un délinquant ». M. Timm invoque également les définitions suivantes, que l’on retrouve en annexe de ce Code :

Discrimination : des actes, des paroles ou des décisions du personnel du SCC qui incitent le délinquant à s’estimer victime de discrimination fondée sur le sexe, la race, l’ethnie, la langue, l’orientation sexuelle, la religion, l’âge, l’état civil ou une déficience mentale ou physique. Sont inclus les comportements du personnel qui enfreignent les droits de la personne ou de la Charte canadienne des droits et libertés.

Discrimination: when the grievor believes that CSC staff actions, language or decisions were made in a discriminatory manner based on gender, race ethnicity, language, sexual orientation, religion, age, marital status, or a physical or mental disability. The category includes staff behaviour that constitutes a violation of the offender’s human rights or the Canadian Charter of Rights and Freedoms.

Harcèlement : tout comportement inapproprié de la part d’un ou de plusieurs employés, délinquants, visiteurs ou bénévoles à l’égard d’une autre personne, et dont l’auteur ou les auteurs savaient ou auraient raisonnablement dû savoir qu’il serait offensant ou préjudiciable. Le harcèlement comprend tout acte, propos ou exhibition répréhensible qui diminue, rabaisse, humilie ou embarrasse une personne, ou tout acte d’intimidation ou de menace. Il comprend également le harcèlement au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Harassment:  any improper conduct by one or more employees, offenders, visitors or volunteers, that is directed at and offensive to another person, and that the individual knew or ought reasonably to have known to cause offence or harm. It comprises any objectionable act, comment or display that demeans, belittles, or causes personal humiliation or embarrassment, and any act of intimidation or threat. It includes harassment within the meaning of the Canadian Human Rights Act.

[33]  Le harcèlement et la discrimination peuvent aussi constituer une faute civile qui donne lieu à l’obligation de réparer le préjudice causé (quant au harcèlement, voir Syndicat des employées et employés de métiers d’Hydro-Québec, section locale 1500 (SCFP-FTQ) c Fontaine, 2006 QCCA 1642, [2007] RJQ 5; pour la discrimination, voir de Montigny au paragraphe 44). Dans ce cas, cependant, je dois m’en remettre aux définitions de ces concepts adoptées par les tribunaux civils et non aux définitions qui figurent dans les normes internes du SCC.

[34]  Quant au harcèlement, je me permets de renvoyer à la définition suivante proposée par le juge Christian Brunelle de la Cour du Québec dans l’affaire Bélanger c Hydro-Québec, 2016 QCCQ 15565, aux paragraphes 64, 65 :

De façon générale, il y a harcèlement en présence d’actes à caractère vexatoire et non désiré dont les effets sont continus dans le temps, soit en raison de la répétition de ces actes ou de la gravité de leurs effets préjudiciables sur la personne qui en est l’objet.

Qualifier une situation de « harcèlement » commande d’apprécier « l’ensemble des circonstances propres à l’affaire dont le Tribunal est saisi ». De fait, il y a des différences – de nature et de degré – entre les actes « harcelants », d’une part, et ceux qui sont simplement « irritants » ou « incommodants », d’autre part. [références omises]

[35]  En ce qui concerne la discrimination, il faut rappeler que la conduite incriminée doit être fondée sur une distinction liée à l’un des motifs mentionnés à l’article 10 de la Charte québécoise, par exemple, la couleur de la peau, l’âge ou le sexe. En l’absence de distinction de cette nature, il ne peut y avoir de discrimination : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Bombardier Inc (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 au paragraphe 52, [2015] 2 RCS 789.

B.  La preuve de la faute

[36]  Dans sa déclaration, M. Timm incrimine deux événements distincts : la discussion entre lui et Mme Beaulieu-Guilbault le 14 septembre 2012, durant laquelle celle-ci lui a reproché de faire des plaintes contre le personnel, puis les discussions du 11 janvier 2013, durant lesquelles Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé ont suggéré à M. Roy de cesser de fréquenter M. Timm. Alors que les circonstances du premier événement ne font pas l’objet d’un débat important, les parties ne s’entendent pas sur le deuxième événement. Je dois donc procéder à une analyse détaillée des témoignages pour déterminer ce qui s’est réellement passé.

[37]  Ayant établi les faits, je pourrai ensuite procéder à leur qualification juridique et déterminer si une faute a été commise. J’annonce dès maintenant mes conclusions : Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé ont commis une faute quant au deuxième événement seulement, en tentant de décourager M. Roy d’exercer certains recours; cependant, la conduite de Mme Beaulieu-Guilbault lors du premier événement n’était pas fautive et il n’y a pas eu de harcèlement ni de discrimination.

(1)  Les faits

[38]  Il n’est pas contesté que, le 14 septembre 2012, Mme Beaulieu-Guilbault a rencontré M. Timm et a tenu les propos qui sont consignés au système de gestion des détenus [SGD] :

[...]  nous discutons beaucoup de son attitude réfractaire envers l’autorité et le SCC. Nous parlons des plaintes qu’il met et des conséquences que cela lui apporte. [...] Je l’avise que je trouve difficile de l’atteindre et qu’il est difficile de lui faire confiance étant donné les multiples plaintes qu’il fait contre le personnel.

[39]  Par contre, les événements survenus le 11 janvier 2013 donnent lieu à des récits divergents. Il est donc nécessaire d’examiner la preuve en détail à ce sujet.

a)  L’affidavit de M. Roy

[40]  M. Timm n’a pas été personnellement témoin des gestes qu’il allègue. Ces actes lui ont été révélés par un autre détenu, M. Roy, qui a accepté de signer un affidavit relatant ces faits.

[41]  Cet affidavit a été initialement préparé afin de soutenir le grief présenté par M. Timm. La défenderesse s’oppose toutefois à son admission en preuve dans la présente instance, puisque M. Roy n’a pas témoigné au procès.

[42]  La règle 285 des Règles des Cours fédérales me permet d’ordonner qu’un fait particulier soit prouvé par affidavit. Je suis d’avis d’exercer ce pouvoir discrétionnaire afin d’ordonner que l’affidavit de M. Roy soit admis en preuve. Cet affidavit a été porté à la connaissance de la défenderesse dès 2013, dans le cadre du processus de grief. Je n’ai aucune indication que la défenderesse ait contesté la teneur de cet affidavit ou tenté de faire une preuve contraire. Les décisions rendues aux trois paliers du processus de grief étaient fondées, au moins implicitement, sur la prémisse que les faits décrits par M. Roy étaient réellement survenus. De plus, M. Roy ayant été libéré depuis, M. Timm n’a pas réussi à le retracer.

[43]  Dans cet affidavit, M. Roy affirme avoir sollicité l’aide de M. Timm afin de préparer une demande de permission de sortie avec escorte [PSAE]. Il a présenté cette demande écrite à son ALC, qui était Mme Beaulieu-Guilbault. Il relate ainsi la suite des événements :

La semaine suivante, Valery Beaulieu Guilbault A.L.C. m’a fait venir à son bureau pour me dire qu’elle avait pris connaissance de ma demande de P.S.A.E. et qu’elle est convaincue que ce n’est pas moi qui à écrit cette demande, mais bien Richard Timm car elle reconnaît sa façon d’écrire.

[...]

Valery Beaulieu Guilbault A.L.C. m’a alors dit de ne plus me tenir avec Richard Timm car il est une mauvaise fréquentation de par le fait qu’il est un légaliste et qu’il a déjà fait des plaintes dans le passé contre des employés, et que de le fréquenter ne ferait que nuire à mes démarches.

La même après-midi, Yves Maillé A.L.A, agent de liaison autochtone m’a rencontrer pour me dire que suite à un appel de Valery Beaulieu Guilbault A.L.C il devait m’informer de ne plus me tenir avec Richard Timm, car il est une mauvaise fréquentation et qu’il n’est pas aimer du personnel compte tenu que par le passé il à fait des plaintes contre certains employés, et que cela pourrait me nuire dans ma réinsertion sociale.

[44]  À première vue, ces affirmations constituent une preuve que, lorsque Mme Beaulieu-Guilbault a découvert que M. Timm avait assisté M. Roy dans la présentation d’une demande, celle-ci et M. Maillé sont immédiatement intervenus pour décourager M. Roy de fréquenter M. Timm et de solliciter à nouveau son aide.

b)  Le témoignage de Mme Beaulieu-Guilbault

[45]  Mme Beaulieu-Guilbault a témoigné au procès. Elle m’a semblée généralement honnête et professionnelle. Néanmoins, elle cherche parfois à donner une interprétation des faits qui l’avantage.

[46]  Mme Beaulieu-Guilbault a confirmé l’exactitude de la note qu’elle a inscrite au dossier de M. Roy dans le SGD le 11 janvier 2013 :

De plus, je remarque que ce n’est pas lui qui a écrit la demande mais bien un autre détenu très légaliste. Je l’avise aussitôt de faire attention à ses fréquentations et que ce détenu ne fera que lui nuire. Il dit qu’il est capable de se faire une idée sur les autres détenus et qu’il ne laissera pas un autre détenu nuire à son cheminement. Je l’incite toutefois à la prudence.

[47]  Elle a affirmé que, lors de cette discussion avec M. Roy, elle n’a pas mentionné le nom de M. Timm. Elle a toutefois admis qu’à ce moment, elle était certaine que c’était M. Timm qui avait rédigé la demande de PSAE de M. Roy, étant donné que seul M. Timm a accès à un ordinateur et que seul M. Timm présente des documents dactylographiés. Même si je lui donne le bénéfice du doute à cet égard, il fallait bien, pour que sa mise en garde soit efficace, qu’elle fasse clairement comprendre à M. Roy qu’elle visait M. Timm, même si elle n’a pas prononcé son nom. Elle écrit d’ailleurs que fréquenter « ce détenu » lui sera nuisible. Il est difficile de comprendre comment ce message puisse être transmis sans qu’il soit clair pour M. Roy qu’elle parlait de M. Timm. D’ailleurs, c’est ainsi que M. Roy a compris la conversation, selon ce qu’il écrit dans son affidavit. À ce sujet, il importe peu que Mme Beaulieu-Guilbault ait affirmé, lors de son témoignage, qu’il y avait d’autres détenus légalistes à La Macaza.

[48]  Je dois aussi dire que je n’ai pas été convaincu par sa tentative de minimiser le caractère péjoratif du mot « légaliste ». Même si, comme elle le souligne, le dictionnaire définit une personne légaliste comme celle qui utilise à tout coup le droit pour faire valoir son point de vue, il est évident qu’elle ne voit pas cela d’un œil positif, surtout puisqu’elle emploie l’adverbe « très » avant l’adjectif « légaliste » et qu’elle en conclut que la personne légaliste en question est une mauvaise fréquentation.

[49]  Mme Beaulieu-Guilbault a aussi reconnu qu’elle a certainement parlé de cet incident à M. Maillé, probablement lors d’une rencontre de l’équipe de gestion de cas [ÉGC] de M. Roy, sans être capable de dire précisément à quel moment. Elle affirme d’ailleurs qu’il n’y a pas de secrets entre les intervenants et qu’il est normal qu’un intervenant parle des fréquentations d’un détenu à un autre intervenant. Elle ne se souvient pas d’avoir pris l’initiative de communiquer avec M. Maillé le 11 janvier 2013, mais elle ne le nie pas.

[50]  Enfin, Mme Beaulieu-Guilbault affirme que tout le personnel de l’Établissement de La Macaza savait que M. Timm utilisait fréquemment le processus de plaintes et de griefs.

c)  Le témoignage de M. Maillé

[51]  Au procès, M. Maillé a dit qu’il se souvenait de M. Roy, étant donné son implication dans les activités à l’intention des détenus autochtones qu’il était en charge d’organiser ou de faciliter. À l’époque pertinente, il pouvait être en contact avec M. Roy entre 15 et 30 minutes par jour.

[52]  Questionné à ce sujet, M. Maillé affirme ne pas se souvenir d’un appel de Mme Beaulieu-Guilbault au sujet des relations entre M. Roy et M. Timm. Il ne se souvient pas non plus d’avoir avisé M. Roy de ne pas fréquenter M. Timm. Un tel trou de mémoire me paraît peu crédible. Rappelons, à cet égard, que ces événements ont fait l’objet d’un grief dans les semaines qui ont suivi, puis de la présente action intentée quelques mois plus tard. Il est peu probable que M. Maillé n’ait pas eu de discussions à ce sujet avec la direction de l’établissement puis avec les procureurs de l’État. En d’autres termes, M. Maillé a certainement eu plusieurs occasions de se rafraîchir la mémoire peu de temps après les événements.

d)  La décision relative au grief

[53]  M. Timm a présenté un grief concernant les faits qui sous-tendent la présente action. Ce grief a fait l’objet de décisions aux trois paliers. L’examen de ces décisions montre que les faits allégués par M. Timm, notamment les discussions entre Mme Beaulieu-Guilbault, M. Maillé et M. Roy, ne sont pas remis en question. Dans cette mesure, je suis disposé à accorder une certaine autorité de fait à ces décisions.

[54]  La décision au premier palier, signée par le directeur de l’établissement, comporte le paragraphe suivant :

Nous sommes d’avis que ces deux employés [Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé], plus particulièrement l’ALC (car elle est davantage ciblée au sein de la présentation du grief) n’ont pas fait de harcèlement à votre endroit et ce, en se basant sur la définition précédemment mentionné tiré de la DC 081. Ceci dit, les registres d’intervention annexés au grief peuvent en effet poser un certain questionnement. Néanmoins, nous en venons à la conclusion que Madame a agit par transparence et ce, dans une volonté de vous venir en aide, ainsi que le codétenu impliqué, dans vos cheminements respectifs. [sic]

[55]  Si le directeur conclut que Mme Beaulieu-Guilbault a agi pour venir en aide à M. Timm et à M. Roy, c’est qu’il admet nécessairement que celle-ci a bel et bien tenu des propos qui visent à décourager M. Roy de fréquenter M. Timm et d’obtenir son aide pour rédiger des demandes.

[56]  La décision rendue au deuxième palier, signée par le sous-commissaire régional du SCC, comporte les paragraphes suivants :

Le 2013-02-13, le détenu que vous aviez mentionné a complété un affidavit, assermenté par un commissaire à l’assermentation. Celui-ci indique que l’ALA [M. Maillé] est intervenu et lui a suggéré de ne plus vous fréquenter puisque cette fréquentation ne ferait que nuire à ses démarches de cheminement personnel et ce, en conformité avec le paragraphe 6a, de la DC 710-1.

L’ALA se doit de communiquer avec l’ALC et l’EGC afin de faire des suggestions en matière de stratégie d’intervention en lien avec votre Plan correctionnel, en conformité avec le paragraphe 6 c. et e. de la DC 710-1.

[57]  Or, dans ces passages, le sous-commissaire régional présume qu’il y a bel et bien eu des conversations entre Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé. Il cherche à justifier leurs gestes plutôt que de nier qu’ils aient eu lieu. Bien loin de contredire la teneur de l’affidavit de M. Roy, cette décision ne peut s’expliquer que si l’on conclut que M. Roy a dit la vérité.

[58]  La décision rendue au troisième palier ne contient pas d’information supplémentaire à ce sujet.

e)  Conclusion relative aux faits

[59]  De l’ensemble de cette preuve, je conclus que les faits se sont bel et bien déroulés comme M. Roy le décrit dans son affidavit.

[60]  À l’audience, la procureure de l’État a tenté de prétendre que le témoignage de M. Timm au sujet de la visite que lui a rendue M. Roy le 11 janvier 2013 est invraisemblable, car l’heure à laquelle Mme Beaulieu-Guilbault a entré la note de sa conversation dans le SGD coïncide avec l’heure à laquelle M. Maillé aurait terminé son quart de travail. M. Roy n’aurait donc pas eu le temps de rendre visite à M. Timm entre la rencontre avec Mme Beaulieu-Guilbault et celle avec M. Maillé. Cet argument suppose que l’entrée au SGD a été faite au moment exact de la conversation et que M. Maillé se souvient précisément de l’heure à laquelle il a quitté le travail ce jour-là. J’estime qu’il s’agit là de spéculation et que cela ne permet pas de conclure, comme la procureure de l’État m’invite à le faire, que les événements relatés par M. Roy dans son affidavit ne se sont pas produits.

(2)  La qualification juridique des faits

a)  Représailles et entrave à l’exercice d’un recours

[61]  Le premier événement doit être replacé dans son contexte : il s’agit d’une rencontre périodique entre un détenu et son agente de libération conditionnelle. Il est normal que, lors d’une telle rencontre, il y ait une conversation franche au sujet des divers éléments du plan correctionnel et des facteurs qui entravent le progrès du détenu. Mme Beaulieu-Guilbault était en droit de souligner l’absence de relation de confiance entre M. Timm et son ÉGC et de relever les « multiples plaintes » de M. Timm comme étant l’un des obstacles à l’établissement d’une telle relation, avec l’ « attitude réfractaire » de M. Timm. Ce faisant, Mme Beaulieu-Guilbault n’a pas fait de représailles : elle n’a pas cherché à imposer de conséquences négatives à M. Timm en raison de l’exercice de recours. Elle n’a pas non plus tenté de poser des obstacles à l’exercice de recours futurs.

[62]  J’ajoute que le fait que Mme Beaulieu-Guilbault a mentionné les plaintes de M. Timm dans le SGD ne constitue pas, à mon avis, une faute civile. Bien que cette inscription ait contrevenu à la DC 081, la contravention à une norme réglementaire ne constitue pas nécessairement une faute civile. Dans le cas qui nous occupe, cette contravention ne constituait ni une forme de représailles, ni une tentative de poser obstacle à l’exercice d’un recours.

[63]  En agissant comme ils l’ont fait lors du deuxième événement, cependant, Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé ont commis une faute. D’une part, ils ont voulu isoler M. Timm parce que celui-ci avait aidé M. Roy à rédiger une demande. Il s’agit de représailles pour avoir collaboré avec un autre détenu dans l’exercice d’un recours et, de manière plus générale, pour avoir exercé de multiples recours par le passé. De plus, l’objectif évident était de décourager M. Roy et possiblement d’autres détenus de présenter d’autres demandes à l’avenir en faisant appel à l’aide de M. Timm. En ce sens, Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé ont cherché à poser un obstacle à l’exercice des droits ou des recours de ces autres détenus. Le fait que leurs gestes se soient avérés inefficaces n’excuse pas leur conduite, mais demeure pertinent quant à l’existence d’un préjudice, comme on le verra plus loin.

b)  Harcèlement et discrimination

[64]  Disons tout d’abord que la preuve ne révèle aucun acte de discrimination de la part de Mme Beaulieu-Guilbault ou de M. Maillé. En effet, ils n’ont jamais agi en fonction d’un motif de distinction illicite énuméré à l’article 10 de la Charte québécoise. Le fait d’exercer un recours ou de présenter un grief, même à répétition, n’est pas lié à ces motifs de distinction illicite.

[65]  Je suis également d’avis que les actes que M. Timm qualifie de « harcèlement » ne constituent pas une faute civile pour cette seule raison. Même s’ils avaient pour but de décourager l’exercice de recours, les gestes posés par Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé, selon la preuve admissible, ne constituaient pas des actes vexatoires répétés ou particulièrement graves.

[66]  Comme je l’ai rappelé plus haut, le premier événement doit être examiné dans le contexte des relations entre agents et détenus dans un pénitencier. Mme Beaulieu-Guilbault cherchait simplement à dresser un portrait réaliste de la situation de M. Timm, afin de lui permettre de progresser dans la réalisation des objectifs de son plan correctionnel. Pour faire une analogie avec les milieux de travail, il est bien connu que l’exercice du droit de gérance de l’employeur, tout désagréable qu’il fût, ne constitue pas du harcèlement : Bernard Cliche et al, Le harcèlement et les lésions psychologiques, 2e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2012 aux pp 197−198.

[67]  Par ailleurs, selon la preuve, lors du deuxième événement, Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé ne cherchaient pas tant à vexer ou à humilier M. Timm, qu’ils n’ont pas rencontré ce jour-là, mais plutôt à décourager d’autres détenus de faire appel à l’aide de M. Timm afin de préparer une demande ou un recours. Les remarques du juge Brunelle dans l’affaire Bélanger, au paragraphe 68, peuvent s’appliquer au cas de M. Timm : « Toute « irritante » ou « ennuyeuse » qu’elle soit, cette pratique n’apparaît pas grave au point de constituer un harcèlement générateur d’une faute civile ».

[68]  M. Timm invoque par ailleurs la décision rendue au troisième palier concernant son grief. Il soutient que celle-ci maintient son grief en totalité et que, par conséquent, la sous-commissaire a reconnu qu’il avait été victime de harcèlement.

[69]  À ce sujet, je rappelle que la décision rendue concernant le grief ne peut avoir qu’une autorité de fait. La notion de harcèlement qui figure dans la DC 060 n’est pas nécessairement définie de la même manière que le harcèlement qui constitue une faute civile. De plus, le processus de grief ne vise pas à indemniser le plaignant. La décision ne jouit donc aucunement de l’autorité de la chose jugée.

[70]  Par ailleurs, sur le plan des faits, cette décision ne conclut pas qu’il y a eu harcèlement. Pour bien le comprendre, il est nécessaire d’insister sur une particularité du processus de traitement des griefs : le traitement en deux étapes des plaintes de harcèlement. À la première étape, l’autorité au premier palier doit tout déterminer si les faits allégués par le plaignant, en présumant qu’ils sont vrais, constituent du harcèlement. Ce n’est qu’en cas de réponse positive à cette première question que le décideur doit passer à la deuxième étape et faire enquête afin d’établir les faits.

[71]  Or, dans le présent cas, le directeur de l’établissement a conclu que les actes allégués par M. Timm ne pouvaient pas constituer du harcèlement, même s’ils s’étaient réellement produits. Il n’a donc pas ressenti le besoin de passer à la deuxième étape du processus en matière de harcèlement. Au deuxième palier, le sous-commissaire régional a adopté la même approche :

Suite à la lecture de vos allégations, il est possible de conclure que les situations évoquées ne répondent pas à la définition de harcèlement [...].

[72]  Au troisième palier, la sous-commissaire principale a adopté une approche différente. Elle a affirmé :

Malgré les résultats de l’enquête menée au premier palier, les comportements de votre ALC et de l’ALA, s’ils avaient été prouvés [notre emphase], répondaient à la définition de harcèlement. Par contre, l’enquête complétée par la direction de l’établissement a permis de déterminer que l’ALC et l’ALA n’avaient pas adopté à votre endroit un comportement préjudiciable. En effet, une rencontre avec l’ALC a permis de déterminer que cette dernière avait plutôt agi avec la volonté de vous venir en aide.

[Emphase dans l’original]

[73]  Ainsi, elle a jugé nécessaire de passer à la deuxième étape du processus. Cependant, elle a constaté que l’examen des faits qui se sont réellement produits ne permettait pas de conclure qu’il y avait eu harcèlement. En d’autres termes, la sous-commissaire principale a emprunté un autre chemin pour parvenir au même résultat, le rejet du grief en ce qui a trait au harcèlement. Ce n’est donc pas en raison du harcèlement que le grief a été accueilli, mais pour une autre raison.

[74]  Si le grief a été maintenu au troisième palier, c’est seulement, à mon avis, parce que la sous-commissaire principale a constaté que le processus suivi au premier palier n’avait pas permis à M. Timm de faire valoir ses arguments concernant les inscriptions figurant au SGD concernant les plaintes qu’il avait faites contre des membres du personnel. Le directeur de l’établissement avait mentionné que ces inscriptions pouvaient soulever un « certain questionnement », mais avait demandé à M. Timm de présenter un nouveau grief à ce sujet. Au troisième palier, la sous-commissaire a jugé que le grief n’avait « pas été adressé conformément aux dispositions de la DC 081 et des LD 081-1 ».

[75]  Ce que j’en comprends, c’est que la seule raison pour laquelle le grief a été maintenu au troisième palier, c’est qu’aux deux paliers précédents, les allégations de M. Timm concernant la mention de ses plaintes dans le SGD n’avaient pas été prises en considération. Cela explique d’ailleurs que les seules mesures correctrices imposées par la sous-commissaire principale ont trait à un rappel au personnel qu’il est interdit de faire mention de l’utilisation du processus de plainte et de grief dans le dossier d’un détenu et à la correction du dossier de M. Timm afin d’en retirer les mentions en cause.

[76]  Je conviens que la décision au troisième palier n’est pas rédigée d’une manière qui en facilite la compréhension. Malgré cela, la Cour suprême nous invite à lire les décisions administratives dans une perspective globale et à ne pas s’arrêter à des imperfections ou à des lacunes dans la rédaction : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708. M. Timm prétend que son grief, n’ayant pas été maintenu « en partie », a nécessairement dû être maintenu « en totalité ». Je ne suis pas d’accord. La lecture de la décision dans son ensemble démontre sans l’ombre d’un doute que les allégations de harcèlement n’ont pas été maintenues et que la sous-commissaire principale a donné raison à M. Timm sur la seule question des inscriptions au registre. Il n’y a donc rien dans cette décision qui permet d’étayer une allégation de faute civile.

IV.  Le préjudice et le lien de causalité

[77]  Une conclusion de faute ne suffit pas à fonder la responsabilité extracontractuelle. Il faut aussi que cette faute ait causé un préjudice. Dans ses actes de procédure et au procès, M. Timm a évoqué divers types de préjudice. Je vais évaluer si M. Timm a fait la preuve de ces préjudices et s’il a démontré qu’ils ont été causés par la faute de Mme Beaulieu-Guilbault et de M. Maillé.

A.  Entrave à l’exercice d’un recours

[78]  Je signale tout d’abord que même si la faute que j’ai constatée peut être caractérisée comme le fait de décourager l’utilisation des procédures de grief ou d’autres types de recours, il n’y a aucune preuve que cette faute ait eu quelque conséquence que ce soit.

[79]  En effet, M. Roy a affirmé à Mme Beaulieu-Guilbault qu’il se ferait son propre jugement quant à ses relations avec M. Timm. Il n’y a aucune preuve que l’intervention de Mme Beaulieu-Guilbault ait découragé M. Roy, ou qui que ce soit, de présenter un recours, avec ou sans l’aide de M. Timm. De toute manière, un tel préjudice aurait été subi par M. Roy (ou un autre détenu) et M. Timm n’aurait pas l’intérêt requis pour réclamer des dommages-intérêts pour compenser ce préjudice.

[80]  Lors de son témoignage, M. Timm n’a aucunement affirmé avoir été empêché de présenter quelque recours que ce soit. De fait, la preuve révèle qu’il a subséquemment intenté plusieurs recours de diverses natures.

B.  Atteinte à la réputation

[81]  Dans l’arrêt Bou Malhab c Diffusion Métromédia CMR inc, 2011 CSC 9, [2011] 1 RCS 214, la juge Marie Deschamps de la Cour suprême du Canada a décrit, aux paragraphes 27 et 28, en quoi consiste une atteinte à la réputation dans le cadre d’un recours en responsabilité extracontractuelle :

Une personne est diffamée lorsqu’un individu donné ou plusieurs lui renvoient une image inférieure à celle que non seulement elle a d’elle-même, mais surtout qu’elle projetait aux « autres » dans le cours normal de ses interactions sociales. [...]

Un sentiment d’humiliation, de tristesse ou de frustration chez la personne même qui prétend avoir été diffamée est donc insuffisant pour fonder un recours en diffamation. Dans un tel recours, l’examen du préjudice se situe à un second niveau, axé non sur la victime elle-même, mais sur la perception des autres. Le préjudice existe lorsque le « citoyen ordinaire estim[e] que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation » de la victime [...].

[82]  M. Timm soutient que, dans un contexte carcéral, les paroles prononcées par Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé étaient extrêmement dommageables, puisque, par crainte de l’autorité, les autres détenus seraient fortement incités à l’éviter et seraient même susceptibles d’avoir recours à la violence physique envers lui.

[83]  Ces affirmations ne sont pas étayées par la preuve. M. Roy, le principal destinataire des remarques incriminées, n’a pas cessé de fréquenter M. Timm. Au contraire, il a même collaboré à la préparation du grief de M. Timm en signant un affidavit.

[84]  Lors de son témoignage, M. Timm a affirmé que, à la suite des événements, certains détenus l’auraient évité. Il n’a pas dit qui étaient ces détenus et n’a pas donné d’autres détails. Il a aussi affirmé que certains membres du personnel auraient fait des commentaires, sans donner plus de précisions. Je ne peux conclure à l’existence d’un préjudice sur le fondement d’affirmations aussi vagues.

[85]  Selon M. Timm, au moins trois autres détenus étaient présents lorsque M. Maillé a dit à M. Roy de ne plus le fréquenter. Ces trois détenus auraient entendu les paroles de M. Maillé et seraient venus rencontrer M. Timm pour lui décrire ce qui s’était passé. Ce n’est qu’au procès que M. Timm a donné le nom de ces trois détenus. Il a expliqué qu’il n’a pas voulu le faire lors de son interrogatoire au préalable, par crainte de nuire au cheminement de ces détenus ou, pire, par crainte de représailles. Quoi qu’il en soit, le témoignage de M. Timm à cet égard constitue du ouï-dire inadmissible en preuve. Ces trois autres détenus n’ont ni témoigné ni signé d’affidavit. Dans son affidavit, M. Roy ne mentionne pas la présence de ces trois autres détenus. D’ailleurs, M. Timm n’a pas prétendu que ces trois détenus auraient cessé de le fréquenter.

[86]  Enfin, il n’y a aucune preuve qu’un co-détenu ait eu recours à la violence envers M. Timm en raison des événements ou pour toute autre raison.

[87]  M. Timm a aussi témoigné au sujet de la réputation qu’il avait à l’Établissement de La Macaza. Il affirme que son surnom était « le citoyen » et qu’il était reconnu pour ne pas être associé au crime organisé ni à la contrebande au sein de l’établissement. Rien dans la preuve n’indique que cette perception ait changé à la suite des interventions de Mme Beaulieu-Guilbault et de M. Maillé.

C.  Effet négatif sur certaines décisions

[88]  Au procès, M. Timm a fait état d’un certain nombre d’événements qui sont survenus après les discussions du 14 septembre 2012 et du 11 janvier 2013, qui sont au cœur de son action. Bien que ces événements postérieurs n’aient pas été allégués dans la déclaration, il a affirmé qu’il s’agissait de conséquences des fautes commises par Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé. Une telle façon de procéder ne permet pas d’engager un débat équitable sur ces questions. En effet, elle prive l’État de la possibilité de faire enquête et de présenter une preuve à l’encontre des allégations de M. Timm. De plus, il est possible que les situations dont M. Timm fait état doivent être caractérisées comme des fautes distinctes et non comme des préjudices découlant des gestes allégués dans la déclaration. Cela rend encore plus problématique la tentative d’élargir le débat pour y introduire des faits qui n’étaient pas allégués dans les actes de procédure. Je dirai néanmoins quelques mots sur les principales situations évoquées par M. Timm.

[89]  M. Timm affirme tout d’abord que les fautes commises à son égard ont entraîné la prise de décisions négatives concernant sa demande de PSAE et sa demande de réviser à la baisse sa cote de sécurité. Plus généralement, M. Timm affirme qu’il est encore en prison à cause de la « mauvaise gestion de son dossier ».

[90]  Même si, lors de la rencontre du 14 septembre 2012, Mme Beaulieu-Guilbault a dit à M. Timm qu’elle n’était pas favorable à une demande de PSAE, celui-ci a tout de même présenté une demande, qui a été refusée quelques semaines plus tard. Ce refus est antérieur aux événements du 11 janvier 2013, qui sont les seuls que je considère fautifs. Il ne peut avoir été causé par ces événements.

[91]  Il semble également que M. Timm ait sollicité une révision à la baisse de sa cote de sécurité au cours de l’automne 2012. Son plan correctionnel daté de mars 2013 indique que cette demande a été refusée le 14 novembre 2012. Là encore, cette décision est antérieure aux événements du 11 janvier 2013.

[92]  Le plan correctionnel et l’évaluation en vue d’une décision relative à la PSAE comportent des motifs détaillés. Le manque d’engagement de M. Timm, son manque de progrès et son attitude réfractaire sont les principales raisons invoquées au soutien des décisions négatives. Rien ne me permet d’affirmer que ces motifs soient déraisonnables ou erronés ou que les autorités carcérales aient agi en fonction de facteurs non pertinents. De toute manière, si c’était le cas, ces décisions constitueraient des fautes distinctes, qui ne sont pas alléguées dans la déclaration, et non un préjudice.

D.  Le changement de pavillon

[93]  En janvier 2014, M. Timm a été déplacé du pavillon C de l’Établissement de La Macaza, où il résidait depuis onze ans, au pavillon A du même établissement. En interrogatoire au préalable et au procès, il affirme que des membres du personnel de l’établissement lui ont alors déclaré que cette décision découlait du fait qu’il avait intenté la présente action en septembre 2013.

[94]  De telles allégations sont préoccupantes. Comme je l’ai dit plus haut, il est inacceptable que l’on fasse subir des représailles à un détenu qui exerce les recours que la loi met à sa disposition.

[95]  Cependant, pour que je puisse accorder une réparation, il aurait fallu que M. Timm fasse la preuve des motifs du changement de pavillon. Il ne l’a pas fait. Sa déclaration constitue du ouï-dire. Il n’a pas fait témoigner les personnes qui ont été impliquées dans cette décision. En contre-interrogatoire, il a également reconnu qu’il avait demandé, en août 2013, d’être physiquement séparé de Mme Beaulieu-Guilbault, puisque, selon lui, la décision au troisième palier avait reconnu que celle-ci avait fait preuve de harcèlement à son égard. De plus, le dossier contient, à la pièce 17, un grief apparemment déposé par M. Timm à la suite du changement de pavillon. La preuve ne révèle pas les suites qui ont été données à ce grief. Bref, la situation pourrait être plus nuancée que M. Timm le laisse entendre. Je suis incapable de tirer une présomption de fait, comme son avocat m’invite à le faire, puisque celle-ci n’est pas grave, précise et concordante, comme l’exige l’article 2849 du Code civil. Seule une preuve complète m’aurait permis de parvenir à une conclusion.

E.  Les fouilles abusives et la privation de sommeil

[96]  Lors de son témoignage au procès, M. Timm a aussi affirmé qu’à la suite de son déplacement au pavillon A, les gardiens lui auraient fait subir des fouilles abusives de sa cellule et l’aurait privé de sommeil. Quant à ce dernier élément, il affirme que, à chaque heure pendant la nuit, un gardien venait frapper à sa porte pour le réveiller. Étant donné que la porte de sa cellule est verrouillée durant la nuit, il ignore l’identité des gardiens qui se sont livrés à ces gestes.

[97]  Encore une fois, de telles allégations sont préoccupantes. Plusieurs raisons m’interdisent cependant d’accorder quelque compensation que ce soit à cet égard.

[98]  Premièrement, M. Timm a admis en contre-interrogatoire que ces événements s’étaient principalement déroulés sur une période de deux mois, en 2016, peu avant son départ de l’Établissement de La Macaza vers un autre établissement. De plus, même si je reconnais la difficulté inhérente à la recherche de preuves à ce sujet, je ne dispose d’aucune information au sujet des motivations des agents qui auraient privé M. Timm de sommeil. Il m’est donc difficile de conclure que cette privation de sommeil découle des événements de janvier 2013 ou, à la rigueur, de l’institution de la présente action en septembre 2013.

[99]  Deuxièmement, ces événements ne sont pas mentionnés dans la déclaration de M. Timm, puisque celle-ci a été rédigée en 2013. M. Timm n’a jamais amendé sa déclaration pour mentionner ces événements. Sur le plan de la procédure, on ne peut se contenter de soulever des préjudices entièrement nouveaux lors du procès. Comme je l’ai mentionné plus haut, procéder ainsi prive la partie adverse de toute possibilité réaliste de faire enquête et de présenter une preuve contraire.

[100]  Troisièmement, M. Timm a admis en contre-interrogatoire qu’il avait présenté un grief relativement à ces événements et que ce grief avait été rejeté. Il est donc possible que tous les faits pertinents n’aient pas été mis en preuve devant moi.

V.  Les dommages-intérêts punitifs

[101]  Dans l’arrêt Hinse, la Cour suprême du Canada a affirmé que la Charte québécoise faisait partie du droit commun de la responsabilité extracontractuelle au Québec, qui s’applique à l’État fédéral par le truchement de l’article 3 de la LRCÉ. Il serait donc possible de réclamer des dommages-intérêts punitifs, selon l’article 49, alinéa 2 de la Charte québécoise, en cas d’atteinte intentionnelle à un droit que celle-ci garantit. Étant donné qu’elle a estimé que le recours de M. Hinse était dépourvu de fondement, la Cour suprême n’a pas jugé nécessaire de préciser les conditions auxquelles l’État fédéral pouvait être condamné à des dommages-intérêts punitifs.

[102]  M. Timm soutient que la conduite de Mme Beaulieu-Guilbault et de M. Maillé a contrevenu à son droit à la dignité à l’honneur et à la réputation (art. 4), à son droit à l’égalité (art. 10), à son droit à la protection contre le harcèlement (art. 10.1) et à son droit à la liberté (art. 24).

[103]  Il est vrai que, dans l’arrêt de Montigny, la Cour suprême a affirmé qu’il était possible d’octroyer des dommages-intérêts punitifs même en l’absence de dommages-intérêts compensatoires. Encore faut-il, cependant, qu’il y ait eu atteinte à un droit garanti.

[104]  Étant donné les conclusions auxquelles je suis déjà parvenu, je dois conclure que M. Timm n’a prouvé aucune violation d’un droit garanti par la Charte québécoise. J’ai statué que M. Timm n’avait pas prouvé d’atteinte à sa réputation, ce qui dispose de l’article 4. M. Timm n’a pas non plus démontré qu’il avait été victime de discrimination visée par l’article 10. Quant au harcèlement, l’article 10.1 n’interdit que celui qui découle d’un motif énuméré à l’article 10, par exemple le sexe. M. Timm ne peut donc pas démontrer de contravention à l’article 10.1. De toute manière, j’ai conclu qu’il n’avait pas subi de harcèlement. Enfin, quant à l’article 24, il prévoit que « nul ne peut être privé de sa liberté [...] sauf pour les motifs prévus par la loi ». M. Timm est incarcéré parce qu’il a été déclaré coupable d’une infraction au Code criminel. Il ne m’invite pas, ni dans sa déclaration, ni au procès, à remettre en question la légalité de sa condamnation. L’article 24 n’a donc pas été violé. M. Timm n’invoque pas d’autres droits que ceux dont je viens de discuter.

[105]  En l’absence d’atteinte à un droit garanti, je ne peux donc pas octroyer de dommages-intérêts punitifs.

VI.  Les déclarations

[106]  Bien qu’il n’ait pas insisté sur cette question lors du procès, M. Timm demande aussi, dans sa déclaration, l’émission d’une série de jugements déclaratoires constatant les violations de différentes normes par Mme Beaulieu-Guilbault, M. Maillé et les personnes qui ont statué sur son grief.

[107]  Un jugement déclaratoire peut être accordé lorsqu’il existe une difficulté réelle que les parties ont intérêt à faire trancher (Canada (Premier ministre) c Khadr, 2010 CSC 3 au paragraphe 46, [2010] 1 RCS 44 [Khadr]). Comme la Cour suprême l’affirme dans l’arrêt Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12 au paragraphe 11, [2016] 1 RCS 99, « [u]n jugement déclaratoire ne peut être rendu que s’il a une utilité pratique, c’est‑à‑dire s’il règle un « litige actuel » entre les parties ».

[108]  Dans le cas de M. Timm, il n’existe plus de « litige actuel » entre les parties quant aux faits du présent dossier. L’affaire appartient au passé. Contrairement à l’affaire Khadr, on ne peut pas dire que les faits sur lesquels la Cour a été appelée à se pencher, c’est-à-dire les événements du 14 septembre 2012 et du 11 janvier 2013, continuent d’avoir des conséquences juridiques ou pratiques.

[109]  En d’autres termes, le présent jugement constitue une solution complète à la question dont la Cour est saisie. Un jugement déclaratoire n’y ajouterait rien.

VII.  Les dépens

[110]  Bien que la pratique habituelle consiste à adjuger les dépens en faveur de la partie gagnante, la règle 400 des Règles des Cours fédérales prévoit que la Cour conserve entière discrétion à cet égard. Exerçant cette discrétion, je suis d’avis que M. Timm ne devrait pas être condamné à payer les dépens.

[111]  En effet, j’ai conclu que Mme Beaulieu-Guilbault et M. Maillé ont commis une faute. Cette faute n’est pas suffisante pour engager la responsabilité de l’État fédéral, puisqu’elle n’a pas causé de préjudice à M. Timm. Elle explique tout de même pourquoi M. Timm a entrepris le présent recours. De plus, la décision rendue au troisième palier concernant le grief de M. Timm était formulée de manière plutôt confuse. Tenant compte de l’ensemble des circonstances, j’estime qu’il serait injuste de faire supporter à M. Timm les conséquences financières de l’échec de son recours.


JUGEMENT dans le dossier T-1445-13

LA COUR STATUE que l’action est rejetée sans dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1445-13

 

 

 

INTITULÉ :

RICHARD TIMM c SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 21, 28 et 29 JANVIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 FÉVRIER 2019

COMPARUTIONS :

Pierre Tabah

Andrée-Anne Dion-Côté

Pour le demandeur

 

Véronique Forest

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Labelle, Côté, Tabah et associés

Avocats

Saint-Jérôme (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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