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Date : 20190318


Dossier : IMM‑4059‑17

Référence : 2019 CF 332

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 mars 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

ION ZATREANU

CRISTINA STAVARACHE

MARIA DIANA ZATREANU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs, un homme, son épouse et leur fille mineure, sont des Roms. D’origine roumaine, ils sont devenus citoyens de l’Irlande en 2010 après y avoir obtenu l’asile en décembre 2002. L’homme et la femme sont nés en Roumanie. Leur fille mineure est née en Irlande. Les parents ont aussi trois fils qui ne sont pas visés par la présente demande, mais qui vivaient avec eux en Irlande et qui ont reçu la citoyenneté irlandaise.

[2]  Le 3 novembre 2016, les demandeurs ont présenté une demande d’asile au Canada. Ils affirment que l’État irlandais n’est pas en mesure de leur offrir une protection.

[3]  Leur demande d’asile était fondée sur le fait qu’ils avaient fui l’Irlande après plusieurs années de harcèlement, de mauvais traitements, de menaces, de sévices et de discrimination, principalement de la part des Travellers irlandais. Bien que les demandeurs aient formulé de nombreuses plaintes à la police locale, aucune mesure n’a été prise et aucune protection ne leur a été accordée.

[4]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], d’une décision rendue le 13 septembre 2017 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.

[5]  Dans la décision en cause, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs et, au titre du paragraphe 111(1) de la LIPR, elle a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.

[6]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

II.  La décision de la SPR

[7]  L’audience devant la SPR a eu lieu le 2 février 2017. La décision a été rendue le 2 mars 2017.

[8]  La SPR a conclu que la question déterminante était le défaut des demandeurs de réfuter la présomption relative à la protection de l’État en Irlande. La SPR a également conclu que la discrimination et le harcèlement allégués par les demandeurs ne constituaient pas de la persécution (article 96 de la LIPR), qu’il n’y avait aucune preuve de l’existence d’un risque de torture et que la conclusion relative à la protection adéquate de l’État s’applique également aux facteurs de risque énoncés à l’article 97 de la LIPR.

[9]  Dans son évaluation de la protection de l’État, la SPR a noté que les demandeurs avaient signalé à maintes reprises plusieurs incidents à la police et que la police était intervenue et avait mené une enquête dans tous les cas. Le demandeur principal, M. Zatreanu, a déclaré qu’il avait tenté de parler au surintendant de la police locale, mais qu’il n’avait pas pu lui parler en personne. Il a été noté qu’au nombre des éléments de preuve figuraient 11 lettres rédigées par des agents de police entre 2011 et 2013 indiquant que les crimes qui avaient été signalés faisaient l’objet d’une enquête.

[10]  La SPR a également noté qu’un crime avait été signalé à la police par l’un des fils des demandeurs, qui a affirmé qu’il était d’avis que la famille était ciblée en raison de sa race. À ce moment‑là, la police a fait parvenir une lettre à qui de droit confirmant la déclaration du fils selon laquelle la famille éprouvait des problèmes avec ses voisins. La lettre, dont une copie figure au dossier, mentionne ce qui suit :

[TRADUCTION]

Nous surveillons de près cette maison et la situation a été portée à la connaissance de toutes les unités.

[11]  La SPR a reconnu que les demandeurs ont été victimes de racisme, d’intimidation à l’école et de harcèlement de la part des Travellers. Elle a conclu que ces incidents étaient fortuits et qu’ils n’étaient pas suffisamment graves pour être considérés comme de la persécution.

[12]  La SPR a souligné que les demandeurs avaient pu interjeter appel devant la Haute Cour en ce qui concerne leur logement, qu’ils avaient pu déposer des plaintes auprès de la police et qu’ils avaient pu demander l’aide d’avocats pour défendre leurs intérêts. La SPR a indiqué qu’il s’agissait [traduction] « d’exemples précis du fonctionnement d’un État démocratique, au sein duquel les demandeurs ont pu avoir accès aux ressources de l’État et où ils n’ont pas été privés de leurs droits fondamentaux ».

[13]  La SPR a conclu que la question déterminante était de savoir si le gouvernement irlandais avait rempli son devoir de fournir une protection adéquate aux demandeurs.

[14]  Lorsqu’elle a examiné la question de la protection de l’État, la SPR a déclaré que le fait d’être incapable de fournir une protection parfaite ne constituait pas en soi un motif pour conclure que l’État refusait ou était incapable d’offrir une protection raisonnable. Elle a également fait remarquer que la protection internationale des réfugiés ne vise pas à permettre à une personne de chercher à l’étranger une meilleure protection que celle qu’elle recevrait dans son pays.

[15]  La SPR a expressément conclu que les demandeurs avaient été victimes de harcèlement et d’agressions motivés par le racisme et que leurs tentatives de quitter la région où ils habitaient avaient été infructueuses. Mais les éléments de preuve indiquaient que les autorités, y compris les tribunaux et la police, avaient répondu à leurs préoccupations. La SPR a déclaré qu’il s’agissait d’un cas où les demandeurs étaient insatisfaits de la réponse de la police et s’attendaient à une meilleure protection. La SPR a conclu que même si la protection n’était pas parfaite, elle était adéquate.

[16]  La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants que l’Irlande n’était pas en mesure de leur offrir une protection adéquate. Selon la preuve documentaire, l’Irlande est une démocratie multipartite et les autorités civiles exercent un contrôle efficace sur les forces de sécurité. Il n’y a eu aucun rapport d’impunité impliquant les forces de sécurité. La SPR a également indiqué que la police est intervenue et a enquêté dans tous les cas de harcèlement et d’agressions signalés par les demandeurs.

III.  La décision de la SAR

[17]  Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR le 2 mars 2017. Ils n’ont pas présenté de nouveaux éléments de preuve et n’ont pas demandé d’audience.

[18]  La SAR a déclaré qu’elle procéderait à sa propre analyse du dossier afin d’établir si la SPR avait commis une erreur. Elle a également reconnu que la norme de la décision correcte s’appliquerait aux questions de fait, de droit ou mixtes de fait et de droit, tel qu’il est établi dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au paragraphe 78 [Huruglica].

[19]  Pour évaluer les questions relatives à la crédibilité des témoignages de vive voix devant la SPR, la SAR a déclaré qu’elle pouvait appliquer la version modifiée de la norme de la décision raisonnable dans les situations où la SPR jouit d’un véritable avantage, tel qu’il est énoncé dans la décision X (Re), 2017 CanLII 33034 (CA CISR).

[20]  La SAR a décrit les antécédents des demandeurs, y compris leur déménagement à Coolock en 2008, les agressions et le harcèlement de la part des Travellers, leurs nombreuses tentatives d’obtenir de l’aide des autorités et la demande qu’ils ont présentée au conseil local afin d’obtenir un logement dans un autre secteur. La SAR a constaté que chaque fois que les autorités ont été approchées, la police a fait enquête, mais elle n’a pas été capable de mettre un terme au harcèlement et aux agressions.

[21]  La SAR a expliqué que l’analyse de la protection de l’État ne doit pas être effectuée dans un vide factuel. Cette analyse doit s’effectuer en tenant compte de la situation et des faits propres aux demandeurs. La SAR a ensuite énoncé un certain nombre de principes tirés de la jurisprudence sur la protection de l’État, notamment ceux qui suivent :

  • - il incombe au demandeur de réfuter la présomption relative à la protection de l’État;

  • - le demandeur doit présenter une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État d’assurer sa protection, en présentant par exemple le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable et qui n’ont pas été protégées par l’État ou leur propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée;

  • - en l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger le demandeur;

  • - la preuve de l’insuffisance de la protection de l’État doit non seulement être fiable et avoir une valeur probante, mais elle doit aussi convaincre la SAR, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est insuffisante;

  • - lorsqu’un État a le contrôle efficient de son territoire, qu’il possède des autorités militaires et civiles ainsi qu’une force policière établies, et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens, le seul fait qu’il n’y réussit pas toujours ne suffit pas à réfuter la présomption de protection de l’État;

  • - plus les institutions de l’État sont démocratiques, plus le demandeur doit avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à lui; dans une démocratie fonctionnelle, il s’agit d’un lourd fardeau;

  • - les omissions locales d’assurer une protection n’équivalent pas à une absence de protection étatique, à moins que les omissions fassent partie d’une tendance plus générale de l’État à être incapable ou à refuser d’assurer une protection;

  • - aucun gouvernement ne peut garantir la protection de chacun de ses citoyens en tout temps, et le seul fait qu’il n’y réussit pas toujours ne suffit pas à justifier une demande d’asile.

[Renvois omis.]

[22]  La SAR a énoncé séparément ce qu’elle a appelé « d’autres normes juridiques » pour l’aider à appliquer le principe juridique de la preuve claire et convaincante :

  • - la protection offerte par l’État n’est pas parfaite;

  • - c’est la police qui a la responsabilité première d’assurer la protection de l’État contre les agressions violentes;

  • - le manquement d’un policier ou d’un service de police à enquêter sur un crime ne suffit pas en soi à établir que la protection de l’État est inexistante;

  • - le fait que les policiers n’ont pas arrêté les malfaiteurs ou que la plainte déposée par les demandeurs n’a pas été examinée avec la diligence souhaitée par ces derniers ne signifie pas pour autant que la protection offerte par l’État dans leur pays d’origine est insuffisante; bien des facteurs pourraient expliquer la situation;

  • - le tribunal est fondée à trancher la question consistant à établir si l’État était incapable de protéger les demandeurs, non pas au sens absolu du terme, mais plutôt dans une mesure raisonnable, eu égard à leur situation.

[23]  Après avoir énoncé ces principes, la SAR s’est penchée sur les allégations précises des demandeurs.

[24]  La SAR a conclu que la preuve montre que les demandeurs ont reçu une protection des autorités irlandaises. Les demandeurs ont signalé les incidents à la police et la police leur est venue en aide. La SAR a reconnu que la police n’avait pas été en mesure de régler les problèmes signalés par les demandeurs, mais elle a conclu que les autorités avaient assuré la protection des demandeurs en enquêtant sur les incidents. Elle a ensuite répété que le fait qu’un État ne réussit pas toujours à protéger ses citoyens ne suffit pas à justifier une demande d’asile lorsque l’État a le contrôle efficient de son territoire et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens.

[25]  La SAR a conclu que « [r]ien n’atteste que la protection a été refusée aux [demandeurs] en raison de leur origine rom ».

[26]  La SAR a conclu qu’elle avait examiné le témoignage de vive voix et les éléments de preuve documentaire sur lesquels se fondaient les conclusions de la SPR, et elle a conclu que la décision de la SPR indiquait que celle-ci avait effectué une analyse approfondie et juste de la preuve documentaire. La SAR a ensuite souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle la présomption relative à la protection de l’État n’avait pas été réfutée.

IV.  Les questions et la norme de contrôle

[27]  Bien que les parties aient soulevé plusieurs questions, la question déterminante est de savoir si la SAR a commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État.

[28]  La Cour d’appel fédérale a établi que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle que doit appliquer la Cour à une décision de la SAR : Huruglica, aux paragraphes 30 et 35.

[29]  Le caractère raisonnable d’une décision tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir].

[30]  Les motifs, lorsqu’ils sont lus dans l’ensemble, « répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16.

V.  Analyse

A.  La crédibilité

[31]  Ni la SPR ni la SAR n’ont mis en doute la crédibilité des demandeurs.

[32]  La SPR a expressément reconnu que les demandeurs avaient fait l’objet de harcèlement et d’agressions motivés par le racisme. La SPR a également noté que la police avait mené une enquête chaque fois que les demandeurs l’avaient contactée, mais qu’elle n’avait pas été en mesure de mettre fin au harcèlement et aux agressions.

[33]  La SAR n’a tiré aucune conclusion directe quant à la crédibilité. Elle a mentionné, sans reproche, que « [d]ans leurs déclarations orales et écrites, les [demandeurs] ont fait état d’une série d’agressions et d’incidents de harcèlement de la part de personnes appartenant aux Travellers, un groupe de Roms irlandais ».

[34]  La SAR a également noté que des éléments de preuve avaient été présentés montrant combien de fois les demandeurs avaient tenté d’obtenir l’aide des autorités.

B.  Les sérieux efforts

[35]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a utilisé le mauvais critère pour évaluer le caractère adéquat de la protection de l’État, puisqu’elle a parlé à plusieurs reprises d’un État qui « fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens », alors que le critère approprié est celui de l’« efficacité opérationnelle ».

[36]  Le défendeur soutient que la SAR a appliqué le bon critère en ce sens qu’elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve clairs, convaincants, pertinents et fiables selon lesquels l’Irlande refusait ou était incapable de fournir une protection pour réfuter la présomption de protection de l’État.

[37]  Un examen de la décision contestée montre qu’on ne peut déterminer clairement si la SAR a tenu compte de la distinction qui a été établie dans la jurisprudence entre « efficacité opérationnelle » et « sérieux efforts ».

[38]  La SAR mentionne trois fois le critère énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, [1992] ACF no 1189, selon lequel lorsqu’un État a le contrôle efficient de son territoire et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens, le seul fait qu’il n’y réussit pas toujours ne suffit pas à réfuter la présomption de protection de l’État.

[39]  Par contre, la SAR a indiqué à deux reprises, avec raison, que le critère était de savoir si le demandeur a présenté des éléments de preuve clairs et convaincants établissant, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est insuffisante.

[40]  La SAR a également cité, dans une note en bas de page, un extrait d’une décision qui confirme que c’est aux demandeurs qu’incombe le fardeau juridique de réfuter la présomption relative à la protection de l’État.

La Cour a affirmé ceci : « il ne s’agit pas de savoir s’il existe une preuve claire et convaincante tendant à montrer que la police ne ferait pas d’efforts raisonnablement sérieux pour garantir une protection efficace, mais s’il existe une preuve claire et convaincante montrant que la police ne ferait pas d’efforts raisonnablement sérieux pour le protéger ». Il incombe au demandeur d’asile de produire une preuve claire et convaincante montrant que la police ne le protégerait pas; il n’incombe pas à la Commission de prouver que l’État fournira une protection.

Décision, note 29, citant Nadeem, Choudhry Muhammad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 1263.

[41]  Compte tenu de cet extrait précis, ainsi que des références contradictoires aux « sérieux efforts » et à la protection de l’État « adéquate » et, compte tenu de l’absence de commentaires ou d’analyse au sujet de la preuve des demandeurs, comme il en est question ci‑dessous, on ne sait pas avec certitude si la SAR a appliqué le bon critère. Bien que, pour cette seule raison, les motifs de la décision soient inintelligibles, la décision présente un autre problème important : l’analyse de la protection de l’État présente des lacunes.

C.  La protection de l’État

[42]  Le problème fondamental de l’analyse de la protection de l’État par la SAR, c’est qu’il n’y a pas réellement eu d’analyse. La SAR a énuméré une longue liste de principes et a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[43]  La SAR n’a consacré que deux paragraphes à la protection de l’État offerte aux demandeurs :

[20]  Dans l’affaire qui nous occupe, la preuve montre que les [demandeurs] ont effectivement reçu une protection des autorités irlandaises. Les [demandeurs] ont signalé les incidents à la police et la police leur est venue en aide. La SAR reconnaît toutefois que la police n’a pas été en mesure de régler les problèmes signalés par les [demandeurs]. Bien que le résultat puisse ne pas être celui souhaité par les [demandeurs], les documents montrent que les autorités ont assuré la protection des [demandeurs] en enquêtant sur les incidents. Le fait qu’un État ne réussit pas toujours à protéger ses citoyens ne suffit pas à justifier une demande d’asile, surtout lorsqu’un État a le contrôle efficient de son territoire, qu’il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens.

[21]  Tous les éléments de preuve documentaire présentés par les [demandeurs] montrent que les autorités ont assuré la protection des [demandeurs] en Irlande. Rien n’atteste que la protection a été refusée aux [demandeurs] en raison de leur origine rom.

[Renvois omis.]

[44]  Sur quoi la SAR s’est‑elle appuyée pour conclure que rien n’atteste que la protection a été refusée aux demandeurs?

[45]  M. Zatreanu a présenté de nombreux éléments de preuve à la SPR, y compris son témoignage sous serment, un formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] et un affidavit long, détaillé et documenté.

[46]  Dans le formulaire FDA, M. Zatreanu a décrit de nombreux incidents ayant donné lieu aux plaintes qu’il a adressées à la police au fil des ans. Dans certains cas, des membres de sa famille et lui ont subi un préjudice physique; dans d’autres cas, des dommages importants ont été causés à sa maison et à ses effets personnels. À plusieurs reprises, des gens sont entrés dans la cour arrière du domicile des demandeurs et les ont menacés de violence physique. M. Zatreanu, ses amis et sa famille, y compris l’épouse de son fils, ont été agressés verbalement et physiquement. Il est souvent arrivé qu’on les frappe, qu’on les menace ou qu’on leur crache au visage.

[47]  M. Zatreanu a déclaré que, lorsqu’il portait plainte, des agents de police se présentaient sur les lieux et constataient les dommages, par exemple les fenêtres brisées, les actes de vandalisme sur la maison, au cours desquels on a notamment brisé un téléviseur, et le vol de leur voiture. Mais ensuite il ne se passait rien. Lorsqu’il téléphonait à la police pour faire un suivi, on lui disait toujours que l’enquête suivait son cours.

[48]  La transcription de l’audience de la SPR montre que M. Zatreanu n’a pas seulement communiqué avec la police. Il a déclaré qu’en plus de s’adresser à la police à de nombreuses reprises, il avait retenu les services d’un avocat pour l’aider à régler son problème de logement, il s’est adressé aux tribunaux, aux conseillers locaux et à des organismes [traduction« venant en aide aux personnes humiliées, terrorisées et maltraitées ». Le dossier contient, en plus de son témoignage, des documents corroborant ces activités.

[49]  M. Zatreanu a déclaré qu’il avait également tenté d’obtenir un rendez‑vous avec le surintendant de la police et avec un ministre du gouvernement. Il a reçu des lettres d’accusé de réception, mais aucun rendez‑vous ne lui a été accordé.

[50]  Selon la preuve présentée par M. Zatreanu, à part se rendre sur les lieux, prendre des notes et ensuite envoyer une lettre mentionnant qu’une enquête serait menée, la police n’a rien ou presque rien fait. Lorsque M. Zatreanu téléphonait à la police pour faire le point, on lui disait tout simplement d’attendre.

[51]   La SAR n’a formulé aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité. En affirmant que « rien n’atteste » que la protection a été refusée aux demandeurs, la SAR a omis de tenir compte d’éléments de preuve contradictoires importants, ce qui est déraisonnable : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17.

[52]  La SAR semble assimiler le fait de mener une enquête à la protection de l’État. La SAR a convenu avec la SPR que la police avait mené une enquête à la suite de chacune des plaintes des demandeurs, « mais [qu’]elle n’a[vait] pas été capable de mettre un terme au harcèlement et aux agressions ». Pourtant, à part les lettres types accusant réception de chaque plainte, rien n’indique dans le dossier qu’une enquête a été menée. Selon le témoignage de M. Zatreanu, après que la police se présentait et prenait des notes, il ne se passait rien. La SAR ne semble pas s’être penchée sur la question de savoir si le genre d’enquête qui a été menée par la police en réponse aux nombreuses plaintes des demandeurs constituait réellement une protection ou si la preuve de M. Zatreanu réfutait la présomption de protection de l’État.

[53]  Comme l’a déclaré récemment le juge Grammond, « [d]es lacunes isolées dans le travail de la police ne prouvent pas que la protection de l’État est inadéquate, tout comme le fait que des policiers ont pris certaines mesures dans un cas particulier ne prouve pas que la protection de l’État est adéquate » : A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237, au paragraphe 19.

[54]  Le simple fait d’énumérer une série de principes et d’énoncer une conclusion sans plus ne satisfait pas au critère du caractère raisonnable. Il est impossible pour la Cour de comprendre et d’évaluer le fil des idées de la SAR : Groohi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 837, au paragraphe 14.

VI.  Conclusion

[55]  En accueillant la présente demande, la Cour ne tire aucune conclusion quant à la question de savoir si les demandeurs ont réfuté ou non la présomption de protection de l’État.

[56]  L’une des conclusions qui est tirée est que la SAR n’a pas appliqué clairement le bon critère pour évaluer la protection de l’État.

[57]  L’autre conclusion est que, à l’appui de sa décision, la SAR n’a pas fourni une analyse des faits et de la situation des demandeurs. Les motifs ne satisfont pas aux exigences énoncées dans l’arrêt Dunsmuir. Ils ne sont ni justifiables, ni transparents, ni intelligibles. Les motifs, lus dans leur ensemble, ne permettent pas à la Cour de comprendre pourquoi la SAR a tiré la conclusion qu’elle a tirée. C’est pourtant nécessaire pour que la Cour puisse décider si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[58]  La SAR n’a pas tenu compte d’un des premiers principes qu’elle a énoncés, au paragraphe 9 de sa décision :

Une analyse de la protection de l’État n’est pas effectuée dans un vide factuel. Cette analyse doit s’effectuer en tenant compte de la situation et des faits propres aux [demandeurs].

[59]  Pour les motifs exposés, la présente demande est accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur l’affaire.

[60]  Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4059‑17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur l’affaire.

  3. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de mai 2019

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4059‑17

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

ION ZATREANU, CRISTINA STAVARACHE, MARIA DIANA ZATREANU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 MARS 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

Nilofar Ahmadi

 

POUR LES DEMANDEURS

Suzanne M. Bruce

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

NK Lawyers

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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