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Date : 20190321

Dossier : IMM‑3034‑18

Référence : 2019 CF 356

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2019

En présence de monsieur le juge en chef

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

SAHARA BEGUM

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande visant la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande d’annulation d’une décision antérieure de la SPR présentée par le ministre. Dans la décision antérieure, la SPR avait accordé l’asile à Mme Begum.

[2]  La demande d’annulation du ministre était fondée sur les présentations erronées qu’aurait faites Mme Begum.

[3]  Le ministre demande à la Cour d’infirmer la décision de la SPR de rejeter la demande d’annulation et de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué. Pour étayer sa demande, le ministre soutient que l’analyse de la SPR était déraisonnable pour les deux raisons suivantes :

  1. elle était incohérente et, donc, illogique et inintelligible;

  2. elle était fondée sur des éléments de preuve dont ne disposait pas le premier tribunal de la SPR et a donné lieu à la conclusion selon laquelle il restait suffisamment d’éléments de preuve non viciés par les présentations erronées pour justifier l’octroi de l’asile à Mme Begum.

[4]  Je suis d’accord. Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande sera accueillie.

II.  Le contexte

[5]  Madame Begum est une citoyenne du Bangladesh. Elle a obtenu l’asile au Canada en 2000, au motif qu’elle craignait que son mari, M. Munirul Islam, lui cause un préjudice. Selon les dires de la défenderesse, son mari était un homme violent qui la recherchait et continuait à la menacer depuis le Bangladesh. Elle aurait été informée de la décision favorable oralement, avant d’en recevoir la confirmation dans une décision écrite datée du 20 février 2001 (la décision initiale).

[6]  En 2002, le ministre a appris que le mari de Mme Begum habitait avec elle à Montréal sous le faux nom de Murad Choudhury. En février 2003, des agents d’exécution de la loi en matière d’immigration se sont rendus chez elle en son absence et y ont trouvé un homme qui s’est identifié par le nom susmentionné.

[7]  En 2009, Mme Begum niait encore que Murad Choudhury était en réalité Munirul Islam, son mari. Cependant, au début de l’audience relative à la demande d’annulation du ministre, elle a admis que Murad Choudhury et Munirul Islam étaient en fait une seule et même personne. Néanmoins, elle a maintenu qu’elle ne vivait pas avec lui. Elle a affirmé que Fareed, un jeune homme avec lequel elle vivait en colocation, avait donné une clé de l’appartement à M. Islam sans le lui dire, et qu’elle n’avait jamais vu M. Islam dans l’appartement.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[8]  Dans sa décision de rejeter la demande d’annulation du ministre (la décision), la SPR a conclu que Mme Begum avait obtenu l’asile au moyen de présentations erronées sur un fait important ou de réticence sur ce fait. Compte tenu des contradictions et des incohérences majeures relevées dans le témoignage de la défenderesse, la SPR a aussi conclu que celle‑ci n’était ni crédible ni cohérente.

[9]  La SPR a conclu, entre autres, que Mme Begum et M. Islam habitaient effectivement ensemble à Montréal en 2002 et qu’ils avaient frauduleusement allégué qu’ils étaient séparés pour que leur demande d’asile respective soit accueillie. En outre, la SPR a jugé que, si Mme Begum avait bel et bien quitté son domicile en 1999 pour fuir la violence de M. Islam, elle n’aurait pas habité avec lui en 2002.

[10]  Cependant, plus loin dans sa décision, la SPR a déclaré ce qui suit : « Le fait que la preuve atteste que [Mme Begum et son mari] vivaient ensemble à Montréal ne signifie pas [qu’elle] n’était pas une victime de violence conjugale dans son pays. » [Non souligné dans l’original.]

[11]  La SPR a ensuite conclu qu’il existait des « éléments de preuve clairs montrant que [Mme Begum] était victime de violence conjugale lorsqu’elle a demandé l’asile au Canada en 1999, et ce, même si elle a omis de communiquer des renseignements importants concernant sa relation avec M. Islam et si elle a peut‑être exagéré les faits de son récit ». La SPR a aussi souligné que la décision initiale mentionnait les grandes difficultés que devaient surmonter les femmes cherchant à obtenir une protection au Bangladesh [traduction] « en raison de l’attitude [négative] et de la corruption des policiers; par ailleurs, la majorité des femmes [...] sont réticentes à signaler ce genre de violence ». [Non souligné dans l’original.]

[12]  Compte tenu de ce qui précède, la SPR a conclu qu’il restait suffisamment d’éléments de preuve non viciés par les présentations erronées ou la réticence de Mme Begum sur un fait important pour démontrer qu’il existait une possibilité sérieuse qu’elle ait été victime de persécution physique et psychologique de la part de M. Islam en 1999, lorsqu’elle a présenté sa demande d’asile au Canada.

IV.  Les dispositions législatives applicables

[13]  Les dispositions législatives applicables pour les besoins de la présente demande figurent à l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), lequel est ainsi rédigé :

Annulation par la Section de la protection des réfugiés

Applications to Vacate

Demande d’annulation

Vacation of refugee protection

109 (1) La Section de la protection des réfugiés peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.

109(1) The Refugee Protection Division may, on application by the Minister, vacate a decision to allow a claim for refugee protection, if it finds that the decision was obtained as a result of directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter.

Rejet de la demande

Rejection of application

(2) Elle peut rejeter la demande si elle estime qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile.

(2) The Refugee Protection Division may reject the application if it is satisfied that other sufficient evidence was considered at the time of the first determination to justify refugee protection.

Effet de la décision

Allowance of application

(3) La décision portant annulation est assimilée au rejet de la demande d’asile, la décision initiale étant dès lors nulle.

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected and the decision that led to the conferral of refugee protection is nullified.

V.  Les questions en litige

[14]  Essentiellement, les deux questions soulevées par le ministre sont les suivantes :

  1. Était‑il déraisonnable pour la SPR de conclure qu’il restait suffisamment d’éléments de preuve non viciés, parmi ceux pris en compte lors de l’audience initiale, pour appuyer la décision d’accueillir la demande d’asile?

  2. La SPR a‑t‑elle fondé sa décision sur des éléments de preuve dont ne disposait pas le premier tribunal? Le cas échéant, la décision était‑elle, de ce fait, déraisonnable?

VI.  La norme de contrôle

[15]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux questions soulevées par le ministre est la décision raisonnable : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Norouzi, 2015 CF 1396, au paragraphe 29.

[16]  Pour évaluer si une décision est raisonnable, la Cour s’attache généralement à déterminer si cette décision est suffisamment intelligible, transparente et justifiée. À cet égard, sa tâche consiste à déterminer si elle peut être en mesure de comprendre les motifs qui sous‑tendent la décision et si celle‑ci appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 (Dunsmuir); Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16.

VII.  Analyse

A.  Était‑il déraisonnable pour la SPR de conclure qu’il restait suffisamment d’éléments de preuve non viciés, parmi ceux pris en compte lors de l’audience initiale, pour appuyer la décision d’accueillir la demande d’asile?

[17]  Le ministre soutient que la décision de la SPR à l’égard de cette question était incohérente, illogique, inintelligible et, par conséquent, déraisonnable. Je suis d’accord.

[18]  La position du ministre en ce qui concerne cette question repose en grande partie sur les incohérences entre les conclusions de la SPR figurant aux paragraphes 50 et 59 de sa décision, respectivement. Dans ces paragraphes, la SPR a déclaré ce qui suit :

[50] S’il était vrai, comme l’a affirmé [Mme Begum], qu’elle était persécutée et maltraitée par M. Islam depuis leur première année de mariage en 1977 et qu’elle avait intenté en 1997 des procédures de divorce en raison des prétendus mauvais traitements, avant de partir de chez elle en 1999 pour fuir la violence que lui infligeait M. Islam, ces deux personnes n’auraient pas cohabité à Montréal en 2002, étant donné que [Mme Begum] avait demandé l’asile au Canada en 1999 au motif qu’elle craignait M. Islam.

[...]

[59] [Mme Begum] a affirmé dans son témoignage qu’elle avait été victime de mauvais traitements de la part de M. Islam. Toutefois, même si le tribunal a constaté que son récit contenait plusieurs contradictions et qu’elle avait peut‑être exagéré, il a tout de même conclu qu’il restait suffisamment d’éléments de preuve pour établir une possibilité sérieuse que [Mme Begum] était victime de persécution physique et psychologique de la part de M. Islam au moment où elle a demandé l’asile au Canada en 1999. Le fait que la preuve atteste que [Mme Begum] et M. Islam vivaient ensemble à Montréal ne signifie pas que [Mme Begum] n’était pas une victime de violence conjugale dans son pays.

[Non souligné dans l’original.]

[19]  Je souscris à la position du ministre selon laquelle les incohérences entre les conclusions figurant aux paragraphes 50 et 59, respectivement, sont si importantes qu’elles rendent la décision inintelligible.

[20]  Au paragraphe 50, la SPR semble avoir clairement rejeté l’allégation de Mme Begum selon laquelle elle avait été persécutée et maltraitée par M. Islam. Elle l’a fait parce qu’elle a conclu que le couple vivait ensemble en 2002. Cependant, la SPR s’est contredite au paragraphe 59, lorsqu’elle a affirmé que le fait que le couple vivait ensemble à Montréal ne signifiait pas que Mme Begum n’avait pas été victime de violence conjugale dans son pays. Compte tenu de l’importance de cette dernière conclusion sur la décision finale de la SPR de rejeter la demande d’annulation du ministre, je considère que cette incohérence rend la décision déraisonnable. Ma conclusion à cet égard est renforcée par le fait qu’au paragraphe 48 de la décision, la SPR a conclu que Mme Begum et son mari « [avaient] tenté frauduleusement de faire croire qu’ils s’étaient séparés pour s’assurer de voir leurs demandes d’asile distinctes être accueillies ». [Non souligné dans l’original.]

[21]  Il s’agit là d’un motif suffisant pour accueillir la présente demande. Toutefois, pour les besoins du tribunal qui devra rendre une nouvelle décision sur l’affaire, je me pencherai sur certaines autres observations faites par les parties.

[22]  Il semble que la conclusion finale de la SPR — selon laquelle il restait suffisamment d’éléments de preuve non viciés par les présentations erronées ou la réticence de Mme Begum sur un fait important pour justifier la décision initiale du tribunal de lui accorder l’asile — reposait sur deux constatations. Le ministre soutient qu’il était déraisonnable pour la SPR de tirer cette conclusion finale en se fondant sur ces deux constatations.

[23]  Je suis d’accord.

[24]  La première constatation figure au paragraphe 60 de la décision, dans lequel la SPR a déclaré ce qui suit :

[60] Selon la preuve, la demande d’asile de M. Choudhury a été rejetée, et les autorités canadiennes ne sont pas au courant de l’endroit où il se trouve depuis 2009. [Mme Begum] a déclaré dans son témoignage qu’elle est divorcée d’avec M. Islam depuis 2001 et elle a présenté une copie de l’affidavit de son divorce. Le fait [qu’elle] a divorcé d’avec M. Islam en mai 2001, moins de deux années suivant son arrivée au Canada, permet certainement d’inférer que de graves problèmes minaient son mariage au moment où elle a demandé l’asile en 1999, comme elle le soutient.

[Non souligné dans l’original.]

[25]  La deuxième constatation sur laquelle s’est fondée la SPR pour tirer sa conclusion finale figure au paragraphe 61 de la décision, dans lequel la SPR a déclaré qu’il était précisé ce qui suit dans la décision initiale :

[traduction]

[...] Malgré les sérieux efforts déployés par le gouvernement [du Bangladesh] pour assurer une meilleure protection des femmes, ces dernières ont encore beaucoup de mal à demander une protection en raison de l’attitude et de la corruption des policiers; par ailleurs, la majorité des femmes et de leurs familles sont réticentes à signaler ce genre de violence.

[Non souligné dans l’original.]

[26]  J’ouvre ici une parenthèse pour signaler que l’extrait qui précède n’est pas une citation tirée de la décision initiale; il s’agit en fait d’une paraphrase de l’avant‑dernier passage de cette décision. Quoi qu’il en soit, la violence en question était celle exercée par « les maris » des femmes. Essentiellement, dans la décision initiale, la SPR avait conclu que les victimes de violence familiale au Bangladesh étaient incapables d’obtenir une protection adéquate de l’État.

[27]  La SPR s’est appuyée sur les deux constatations décrites aux paragraphes 24 et 25 ci‑dessus pour conclure qu’il existait des « éléments de preuve clairs montrant que [Mme Begum] était victime de violence conjugale lorsqu’elle a demandé l’asile au Canada en 1999, et ce, même si elle a omis de communiquer des renseignements importants concernant sa relation avec M. Islam et si elle a peut‑être exagéré les faits de son récit ».

[28]  Je conviens avec le ministre que cette conclusion était déraisonnable. En bref, il n’était pas raisonnable pour la SPR de conclure, en s’appuyant sur les deux constatations décrites aux paragraphes 24 et 25 ci‑dessus, que Mme Begum avait établi « une possibilité sérieuse [qu’elle] était victime de persécution physique et psychologique de la part de M. Islam au moment où elle a demandé l’asile au Canada en 1999 » et qu’à cette époque, elle craignait avec raison d’être éventuellement persécutée au Bangladesh.

[29]  Le fait qu’il ait pu y avoir de graves problèmes dans le mariage de Mme Begum n’est pas, en soi, une preuve qu’elle était victime de violence conjugale, comme l’a conclu la SPR. Qui plus est, le fait que les victimes de violence conjugale au Bangladesh ne puissent pas être en mesure d’obtenir une protection adéquate de l’État n’est pas, en soi, une preuve que Mme Begum ne peut pas obtenir une telle protection. La SPR doit d’abord conclure qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve — non viciés par les présentations erronées ou la réticence de Mme Begum sur un fait important — pour démontrer qu’il existait une possibilité sérieuse qu’elle risque d’être victime de violence conjugale à l’avenir. Rien dans la décision ne renvoie à de tels éléments de preuve.

[30]  Plus important encore, le fait que Mme Begum a divorcé de M. Islam, conjointement avec le fait que les victimes de violence conjugale au Bangladesh peuvent ne pas être en mesure d’obtenir une protection adéquate de l’État, ne constitue certainement pas des « éléments de preuve clairs montrant que [Mme Begum] était victime de violence conjugale lorsqu’elle a demandé l’asile au Canada en 1999 », comme la SPR l’a conclu au paragraphe 62 de sa décision.

[31]  À mon avis, cette conclusion n’était pas suffisamment — ni même rationnellement — étayée par les deux constatations faites par la SPR. En d’autres mots, le raisonnement de la SPR à l’appui de sa conclusion n’était pas suffisamment intelligible ou justifié pour que celle‑ci appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, précité.

[32]  Mme Begum maintient qu’en 2001, la SPR disposait bel et bien de suffisamment d’éléments de preuve non viciés par ses présentations erronées ou sa réticence sur un fait important pour justifier la décision du tribunal. Cependant, à l’exception des éléments de preuve susmentionnés, les seuls éléments de preuve supplémentaires présentés par Mme Begum portaient sur le viol dont elle aurait été victime en 1976, sur le traitement que lui faisait subir son mari et la famille de celui‑ci (élément de preuve vicié par ses présentations erronées) et sur la documentation sur la situation dans le pays relativement à la [traduction] « situation des femmes au Bangladesh, notamment en ce qui concerne la violence familiale et la protection de l’État à cet égard ». [Non souligné dans l’original.] Pour les mêmes raisons que celles que j’ai indiquées ci‑dessus, ces éléments de preuve ne constituent pas un fondement raisonnable à la conclusion de la SPR (2018) selon laquelle il restait suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de l’audience initiale, pour accorder l’asile à Mme Begum en 2001.

[33]  Madame Begum tente d’étayer son dossier en soulignant qu’elle a demandé l’asile à titre de membre d’un groupe social, à savoir celui des femmes victimes de violence familiale au Bangladesh. Cet argument ne lui est cependant d’aucune aide, puisqu’elle n’a ciblé aucun élément de preuve non vicié démontrant qu’elle était victime d’une telle violence au Bangladesh ou qu’elle serait exposée à une possibilité sérieuse de subir une telle violence si elle devait retourner dans ce pays. En fait, l’exposé circonstancié qu’elle a fourni à l’appui de sa demande d’asile en 1999 était entièrement basé sur sa crainte que son mari la maltraite plutôt que sur sa crainte que d’autres personnes dans son pays d’origine lui causent préjudice. La décision initiale de la SPR était fondée sur cette seule et unique crainte.

B.  La SPR a‑t‑elle fondé sa décision sur des éléments de preuve dont ne disposait pas le premier tribunal? Le cas échéant, la décision était‑elle, de ce fait, déraisonnable?

[34]  Le ministre soutient que, pour rendre sa décision, la SPR s’est appuyée sur un élément de preuve — soit un certificat de divorce — qui était postérieur à la décision initiale. À cet égard, le ministre reconnaît que des éléments de preuve postérieurs à la décision initiale peuvent être pris en compte pour déterminer si la décision découle de présentations erronées ou de réticence sur un fait important, comme le prévoit le paragraphe 109(1) de la Loi. Cependant, le ministre maintient qu’un tel élément de preuve ne peut pas être utilisé pour déterminer, au titre du paragraphe 109(2) de la Loi, s’il reste suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de l’audience initiale, qui ne sont pas viciés par les présentations erronées, entre autres, pour justifier l’octroi de l’asile.

[35]  En réponse au ministre, Mme Begum soutient que la SPR a seulement pris en compte le certificat de divorce pour deux raisons, lors de son analyse fondée sur le paragraphe 109(1) : premièrement, pour examiner l’affirmation du ministre selon laquelle les documents sur le mariage présentés dans le cadre de l’audience initiale étaient frauduleux; deuxièmement, pour conclure que les éléments de preuve portant sur les procédures de divorce en instance et dont était saisi le tribunal initial demeuraient non viciés.

[36]  Je ne suis pas d’accord.

[37]  À titre de première observation, il convient de souligner que l’analyse de la SPR n’a absolument pas satisfait à la norme requise : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Wahab, 2006 CF 1554 (Wahab), aux paragraphes 29 à 31 ainsi qu’au paragraphe 43. Mais plus important encore, la SPR a omis de conclure l’appréciation fondée sur le paragraphe 109(1) de la Loi en indiquant clairement quels éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de l’audience initiale, étaient viciés par les présentations erronées ou la réticence sur un fait important, et quels éléments de preuve restaient aux fins de l’appréciation qu’elle était tenue de mener aux termes du paragraphe 109(2).

[38]  La preuve relative au divorce de Mme Begum et de M. Islam a été brièvement abordée aux paragraphes 57 et 60 de la décision de la SPR. Au paragraphe 57, la SPR a simplement fait observer que Mme Begum avait présenté un certificat de divorce en preuve, et que les certificats de mariage et de divorce fournis par son prétendu ex‑mari avaient été jugés frauduleux. Au paragraphe 60, qui est reproduit en entier au paragraphe 24 ci‑dessus, la SPR a inféré, en raison du prétendu divorce, que de « graves problèmes minaient [le] mariage de [Mme Begum] au moment où elle a demandé l’asile en 1999, comme elle le [soutenait] ».

[39]  Bien qu’il soit difficile de déterminer avec précision quand la SPR est passée à l’étape de l’appréciation prévue au paragraphe 109(2), il m’apparaît qu’en fait, elle effectuait cette partie de son analyse au moment où elle était rendue au paragraphe 60 de sa décision. En effet, le contenu des quelques paragraphes suivants qui restaient dans la décision étaye cette interprétation.

[40]  Si l’on suit cette interprétation de la décision, la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a tenu compte des éléments de preuve sur le prétendu divorce de Mme Begum et de M. Islam à l’étape de l’appréciation prévue au paragraphe 109(2) de la Loi. À cette étape de son analyse, la SPR ne peut pas prendre en compte de nouveaux éléments de preuve produits dans le cadre de la demande d’annulation d’une décision antérieure d’accorder l’asile à un demandeur : Wahab, précité, à l’alinéa 29e); Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gunasingam, 2008 CF 181, au paragraphe 16. Compte tenu du rôle important que semblent avoir eu ces éléments de preuve dans la décision globale de la SPR, cette erreur a rendu la décision déraisonnable.

[41]  D’une façon ou d’une autre, l’analyse de la SPR manque tellement de clarté, quant à savoir si les éléments de preuve sur le prétendu divorce qui ont été pris en compte à l’étape prévue au paragraphe 109(1) ou à celle prévue au paragraphe 109(2) de la Loi, que la décision n’est pas suffisamment justifiée, transparente et intelligible. Il s’agit là d’un autre motif pour lequel la décision de la SPR est déraisonnable.

[42]  J’ajouterai simplement au passage qu’il n’a nulle part été question, dans la décision, d’une divergence importante relative au certificat de divorce mentionné ci‑dessus. En bref, le certificat fourni par Mme Begum a été délivré au Bangladesh, alors que la preuve d’une instance de divorce qui avait été fournie à la SPR en 2001 portait sur une procédure entamée au Canada.

VIII.  Conclusion

[43]  Pour les motifs exposés ci‑dessus, je conclus que la décision de la SPR était déraisonnable à trois égards distincts. Premièrement, les incohérences entre les constatations faites aux paragraphes 50 et 59 de la décision, respectivement, sont tellement importantes qu’elles rendent la décision inintelligible. Deuxièmement, il était déraisonnable pour la SPR de conclure, en s’appuyant sur les deux constatations décrites aux paragraphes 24 et 25 ci‑dessus, que Mme Begum avait établi « une possibilité sérieuse [qu’elle] était victime de persécution physique et psychologique de la part de M. Islam au moment où elle a demandé l’asile au Canada en 1999 » et qu’à cette époque, elle craignait avec raison d’être éventuellement persécutée au Bangladesh. Troisièmement, la décision de la SPR était déraisonnable, parce que celle‑ci a commis une erreur lorsqu’elle a tenu compte des éléments de preuve présentés par Mme Begum sur son prétendu divorce en mai 2001 à l’étape de son analyse prévue au paragraphe 109(2), ou parce que sa décision ne permet pas de savoir avec certitude à quelle étape de son analyse elle a pris ces éléments de preuve en compte.

[44]  Par conséquent, la décision sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvel examen. À la fin de l’audition de la présente demande, les avocats des parties ont indiqué que les faits et les questions soulevés dans la présente demande ne soulevaient aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la Loi. J’en conviens. Par conséquent, aucune question ne sera certifiée en vue d’un appel.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3034‑18

LA COUR STATUE :

  1. que la présente demande est accueillie;

  2. qu’il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la Loi.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

IMM‑3034‑18

INTITULÉ :

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c SAHARA BEGUM

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUéBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JANVIER 2019

juGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 21 MARS 2019

COMPARUTIONS :

Sébastien Dasylva

POUR LE DEMANDEUR

 

Obaidul Hoque

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Obaidul Hoque

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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