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Date : 20190322


Dossier : IMM-4477-18

Référence : 2019 CF 357

Ottawa (Ontario), le 22 mars 2019

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

DIEUNER AVRELUS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  Le demandeur, Dieuner Avrelus, est citoyen d’Haïti. Le 16 mai 2008, il quitte son pays pour se rendre aux États-Unis où il présente une demande d’asile. Dans sa demande, il allègue être ciblé par les membres du parti politique Lavalas. Sa demande d’asile est rejetée.

[2]  Craignant que le gouvernement mette fin au programme permettant aux Haïtiens de demeurer temporairement aux États-Unis, le demandeur traverse la frontière canado-américaine le 18 juillet 2017 où il demande l’asile. Il est accompagné de son épouse et de sa fille. L’épouse du demandeur est également citoyenne d’Haïti, mais elle n’y réside plus depuis plus de vingt-cinq (25) ans. La fille du demandeur est citoyenne américaine.

[3]  Lors de son entrevue au point d’entrée, le demandeur déclare à un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] être venu au Canada pour améliorer la qualité de vie de sa famille. Il affirme ne pas faire l’objet de persécution en Haïti ou dans d’autres pays, mais indique qu’il pourrait être enlevé si on le retournait dans son pays d’origine. Il affirme de plus ne pas avoir demandé le statut de réfugié aux États-Unis.

[4]  Le 24 juillet 2017, le demandeur remplit son formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA] et déclare à nouveau n’avoir aucune crainte de retour en Haïti. Il indique également n’avoir jamais demandé l’asile au Canada ou dans tout autre pays.

[5]  Puis, le 21 août 2017, le demandeur modifie son formulaire de FDA en indiquant cette fois avoir été persécuté par des partisans du parti politique Lavalas.

[6]  Dans une décision rendue le 15 août 2018, la Section de la protection des réfugiés [SPR] rejette la demande d’asile du demandeur au motif qu’elle le juge non crédible. Elle conclut également que si le demandeur retournait en Haïti, il serait exposé, en tant qu’Haïtien ayant vécu à l’étranger, à un risque de nature généralisée plutôt que personnalisée.

[7]  La SPR rejette aussi la demande d’asile présentée par la fille mineure du demandeur puisqu’elle ne comporte aucune allégation de crainte de retour aux États-Unis et puisque la séparation familiale ne constitue pas un motif de protection en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Cependant, la SPR accorde la demande d’asile de l’épouse du demandeur estimant qu’elle s’expose à un risque au sens de la LIPR du fait de sa citoyenneté américaine perçue. Contrairement au demandeur, celle-ci ne parle presque pas le créole (et le fait avec un accent américain), a vécu aux États-Unis depuis l’âge de huit (8) ans, n’est jamais retournée en Haïti et n’a aucune famille dans ce pays.

[8]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rejetant sa demande d’asile. Il allègue que la SPR a erré dans l’appréciation de sa crédibilité en accordant trop de poids aux déclarations qu’il a faites à l’agent de l’ASFC au point d’entrée. De plus, il prétend que la conclusion de la SPR selon laquelle il serait exposé à un risque généralisé est déraisonnable.

[9]  Bien que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire ait été présentée au nom du demandeur et de sa fille mineure, le demandeur ne conteste pas la conclusion de la SPR concernant sa fille. Il y a donc lieu de la retirer de l’intitulé de cause.

II.  Analyse

[10]  Il est bien reconnu qu’une décision de la SPR fondée sur des questions de crédibilité est hautement factuelle et est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir ce Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 53 [Dunsmuir]; Doualeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 531 au para 16; Kanziga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1014 au para 21; Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au para 22; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (QL) au para 4). L’évaluation du risque généralisé est également susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (Zuniga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 634 au para 11; Guerilus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 394 au para 9; Ventura De Parada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 845 au para 19).

[11]  Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, le rôle de la Cour est de déterminer si la décision appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Si « le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité », il n’appartient pas à cette Cour d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Dunsmuir au para 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59 [Khosa]).

[12]  Le demandeur soutient que les notes prises par un agent au point d’entrée doivent être interprétées avec prudence. Les demandeurs d’asile ont souvent de bons motifs pour ne divulguer qu’une partie de leur histoire au point d’entrée et cela ne devrait pas être un motif pour attaquer automatiquement leur crédibilité. Il fait également valoir que la SPR doit accepter les explications raisonnables qui lui sont fournies pour expliquer les omissions faites au point d’entrée.

[13]  À la lecture de la décision, l’on constate que la SPR s’est fondée sur un ensemble d’éléments pour conclure que le demandeur n’était pas crédible :

  • (a) Dans son formulaire de FDA amendé, le demandeur indique avoir appris à la fin du mois de février 2006 que son nom figurait sur une liste de noms de personnes qui seraient attaquées, préparée par certains membres du parti politique Lavalas. Le demandeur poursuit en indiquant que malgré les menaces, il a continué à poursuivre ses activités quotidiennes jusqu’au 30 juin 2007. Cependant, le demandeur avait indiqué dans sa demande d’asile aux États-Unis qu’il recevait pendant cette période des menaces verbales. D’avis que le formulaire de FDA amendé du demandeur est moins précis sur la question des menaces reçues que sa demande d’asile aux États-Unis, la SPR invite le demandeur à préciser lors de l’audience s’il avait eu des problèmes avec les partisans du parti Lavalas entre le mois de février 2006 et le mois de juin 2007. Le demandeur témoigne qu’il n’avait eu aucun problème. Interrogé sur cette contradiction, le demandeur n’est pas en mesure de fournir une explication raisonnable sur la raison pour laquelle il aurait inscrit dans sa demande d’asile aux États-Unis qu’il recevait des menaces verbales alors que ce ne serait pas le cas. Il explique tout simplement que les menaces se réfèrent à l’existence de la liste. Cette explication est rejetée par la SPR.

  • (b) Bien que le demandeur se penche dans son formulaire de FDA amendé sur le risque qui l’attend en Haïti, il ne fait aucune mention de menaces proférées à son endroit depuis qu’il a quitté l’Haïti. Or, lors de son témoignage, le demandeur fait un ajout significatif à son récit en affirmant que son cousin l’a informé qu’il serait toujours recherché en Haïti. Cette information n’apparaît ni dans la demande d’asile aux États-Unis ni dans le formulaire de FDA amendé du demandeur. Questionné sur cette omission, le demandeur indique qu’il ne croyait pas que cette information était pertinente. La SPR rejette l’explication du demandeur au motif qu’il s’agissait d’une allégation importante et qu’il aurait été raisonnable pour le demandeur de l’inclure dans son formulaire de FDA amendé, lequel a été préparé avec l’aide d’un avocat.

  • (c) Le demandeur déclare à deux (2) reprises (au point d’entrée et dans son premier formulaire de FDA) qu’il n’avait jamais eu de problèmes en Haïti, qu’il ne faisait pas l’objet de persécution et qu’il était venu au Canada pour que sa famille ait accès à une meilleure éducation et à de meilleurs soins de santé. Dans son formulaire de FDA amendé, le demandeur allègue pour la première fois qu’il a fait l’objet de persécution douze (12) ans plus tôt par les partisans du parti Lavalas. La SPR juge insatisfaisante l’explication du demandeur selon laquelle il a omis de déclarer au point d’entrée qu’il avait fait l’objet de persécution parce qu’il avait peur d’être retourné aux États-Unis ou en Haïti. Elle ajoute que le motif invoqué par le demandeur n’explique pas pourquoi il a omis d’y faire référence dans son premier formulaire de FDA rempli six (6) jours après son arrivée. La SPR considère qu’il ne s’agit pas de contradictions mineures et estime qu’il aurait été raisonnable pour le demandeur de partager cette information étant donné qu’il a affirmé à l’agent de l’ASFC qu’il craignait faire l’objet d’un enlèvement advenant son retour en Haïti. La SPR souligne également que le demandeur avait déjà fait une demande d’asile aux États-Unis et qu’en conséquence, il était familier avec le concept de présenter une demande d’asile.

  • (d) Le demandeur déclare à l’agent de l’ASFC n’avoir jamais fait une demande d’asile aux États-Unis alors qu’il avait effectivement fait une telle demande en 2009, laquelle avait été rejetée.

[14]  La Cour reconnaît qu’il faut interpréter les notes consignées au point d’entrée avec prudence (Cetinkaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 8 aux para 50-51). Cependant, il ressort de la jurisprudence que les incohérences entre les déclarations d’un demandeur faites au point d’entrée et celles faites à la SPR peuvent appuyer une conclusion défavorable relative à la crédibilité (Kusmez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 948 au para 22 [Kusmez]; Arokkiyanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 289 au para 35; Bozsolik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 432 au para 20; Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 856 aux para 14-15). Par ailleurs, bien que des divergences mineures entre les déclarations faites au point d’entrée et des déclarations lors du témoignage de vive voix ne soient pas suffisantes pour juger un demandeur d’asile non crédible, la SPR peut conclure qu’un demandeur manque de crédibilité si une omission concerne un élément central de la demande d’asile (Kusmez au para 22; Jamil c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 792 au para 25).

[15]  En l’espèce, il n’est pas question de quelques omissions, de divergences mineures, d’une histoire incomplète ou d’allégations peu détaillées au point d’entrée. Il est question, non seulement de déclarations au point d’entrée, mais également d’un premier formulaire de FDA racontant une histoire diamétralement opposée à celle figurant au formulaire de FDA amendé. Le formulaire de FDA amendé ne représente pas une correction de quelques incohérences mineures, mais bien une contradiction portant sur l’aspect le plus fondamental de toute demande d’asile, soit sur l’existence ou non d’une possibilité sérieuse de persécution ou d’un risque personnalisé au sens des articles 96 et 97 de la LIPR. Ainsi, à la lumière de l’importance des contradictions entre les déclarations effectuées par le demandeur au point d’entrée, dans son premier formulaire de FDA, dans son formulaire de FDA amendé et lors de son témoignage, la SPR pouvait raisonnablement conclure que le demandeur n’était pas crédible.

[16]  Par ailleurs, le demandeur fait également valoir que la SPR a erré en déterminant qu’il serait exposé à un risque généralisé plutôt qu’un risque personnalisé. Le demandeur soutient que puisqu’il sera accompagné de ses enfants qui ne parlent pas le créole, il sera plus à risque que les autres membres de la diaspora haïtienne de passage au pays.

[17]  La Cour estime que le demandeur n’a pas démontré le bien-fondé de cet argument. La SPR a raisonnablement conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque personnalisé d’enlèvement, comme il le prétendait, étant donné qu’il avait déjà vécu en Haïti, qu’il parle couramment créole, qu’il a de la parenté dans ce pays et que la preuve documentaire démontre que l’ensemble de la population est affectée par la criminalité en Haïti. Il était donc loisible pour la SPR de conclure, à la lumière de ces facteurs, que le demandeur ne se distinguait pas de l’ensemble des Haïtiens affectés par la criminalité en Haïti.

[18]  En bref, n’ayant pas cru que le demandeur avait été menacé douze (12) ans plus tôt, la SPR pouvait raisonnablement conclure que le demandeur n’avait jamais été personnellement visé et que le risque auquel il était confronté constituait un risque généralisé.

[19]  Le demandeur demande essentiellement à la Cour de réévaluer la preuve présentée à la SPR et d’en arriver à une conclusion différente. Ce n’est pas le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire (Khosa au para 61).

[20]  Pour l’ensemble de ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-4477-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. L’intitulé de la cause est amendé pour retirer le nom de la fille mineure du demandeur;

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4477-18

INTITULÉ :

DIEUNER AVRELUS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 FÉVRIER 2019

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 22 MARS 2019

COMPARUTIONS :

Guiseppe Di Donato

Pour le demandeur

Anne-Renée Touchette

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Giuseppe Di Donato

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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