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Date : 20190325


Dossier : IMM-4337-18

Référence : 2019 CF 370

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

SIDI MOHAMED SIDI ABOUBECK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, un citoyen de la Mauritanie, conteste une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] rejetant sa demande d’asile au motif qu’elle n’est pas crédible et concluant, au surplus, à l’absence minimum de fondement de celle-ci aux termes du paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi]. Il soutient que la SPR a commis une erreur révisable dans l’évaluation de la crédibilité de sa demande et que rien ne justifiait la conclusion d’absence minimum de fondement de ladite demande.

[2]  Le demandeur est arrivé au Canada le 20 juillet 2016 en provenance des États-Unis où il séjournait depuis le 30 janvier de cette même année après avoir quitté la Mauritanie. Il a demandé l’asile quelques semaines après son arrivée. Les allégations à l’origine de sa demande peuvent se résumer comme suit. Le demandeur allègue avoir été intimidé pendant toute son enfance parce qu’on l’assimilait à la caste « El Mo’almeen », une caste dont la majorité des membres sont forgerons, comme son père. Il dit qu’en raison de cela, il a eu du mal à tisser des liens d’amitié et à rencontrer des filles de son âge jusqu’à ce qu’il fasse la connaissance, en 2013, de celle qui allait devenir son épouse. Toutefois, comme sa dulcinée était issue d’une famille bien nantie et connue, le couple aurait choisi de ne pas dévoiler la relation de peur que la famille de son épouse ne l’accepte pas.

[3]  Ainsi, le couple se serait marié selon un rite coutumier lors d’une cérémonie secrète. Il aurait par la suite continué à se voir, mais en cachette, craignant toujours les réactions de la famille de l’épouse. Dans la nuit du 15 novembre 2015, l’épouse aurait appelé le demandeur pour lui demander de se rendre à leur point de rencontre secret; elle disait souhaiter le voir. Le demandeur aurait trouvé la démarche inhabituelle. Une fois sur les lieux, le demandeur aurait été attaqué à coups de bâton et à coups de couteau par quatre hommes, dont le frère de son épouse. Il aurait alors perdu connaissance et un ami serait venu à son secours et l’aurait amené à l’hôpital, où il aurait passé trois jours dans un coma. La police n’aurait pas voulu intervenir.

[4]  Cet épisode aurait incité le demandeur à ne pas retourner chez lui et à quitter éventuellement la Mauritanie pour les États-Unis après qu’il se soit procuré un visa américain grâce à l’aide financière d’amis et de son père, qui se trouvait déjà aux États-Unis. Il craint qu’advenant un retour en Mauritanie, certains membres de sa belle-famille veuillent le tuer.

[5]  La SPR n’a pas cru son histoire au point de conclure à l’absence minimum de fondement de sa demande d’asile. Plus particulièrement, elle a jugé les contradictions et omissions suivantes fatales au récit du demandeur :

  1. Quant à l’événement qui aurait précipité son départ de Mauritanie, celui de novembre 2015, la SPR lui reproche d’avoir omis de mentionner les menaces dont il aurait été victime de la part des frères de son épouse dans l’année précédant cet incident, menaces qui auraient même culminé en une agression physique selon son témoignage l’audience;
  2. Quant à ce qui a suivi l’incident de novembre 2015, la SPR lui reproche de s’être contredit par rapport à ce qu’il avait écrit dans son formulaire « Fondement de la demande d’asile » [FDA] où il a affirmé que c’est un ami qui l’avait amené à l’hôpital suite à l’agression alors qu’à l’audience, il a affirmé qu’il s’était réveillé à l’hôpital après avoir perdu connaissance sur les lieux de l’agression;
  3. Quant à la façon dont il a pu être en possession de son passeport pour pouvoir quitter le pays après l’incident de novembre 2015 s’il n’est jamais retourné chez lui après cet incident, comme il l’a affirmé à l’audience, la SPR n’a pas cru, la jugeant invraisemblable, son explication voulant qu’il transportait toujours son passeport avec lui;
  4. Quant à son certificat de mariage, la SPR lui reproche de s’être contredit en affirmant d’abord que ledit certificat était en possession d’un ami puisqu’il s’agissait d’un mariage coutumier pour ensuite changer sa version des faits en indiquant que la carte d’identité de son épouse équivalait audit certificat, une affirmation encore une fois jugée invraisemblable par la SPR;
  5. Quant à l’âge de son épouse, la SPR lui reproche d’avoir donné une réponse approximative alors qu’il connait son épouse depuis quelques années; et
  6. Quant à l’identité de son épouse sur le visa américain obtenu par le demandeur pour quitter la Mauritanie, qui n’est pas la même que celle mentionnée dans ses documents de demande d’asile et que le demandeur a reconnu être fausse, la SPR en a tiré une inférence négative sur le plan de la crédibilité générale du demandeur vu son historique de fausses déclarations.

[6]  La SPR a aussi reproché au demandeur de ne pas avoir demandé l’asile aux États-Unis malgré y avoir séjourné pendant six mois. Il s’agit là, selon elle, d’un comportement incompatible avec celui de quelqu’un qui craint pour sa vie, notant que son père avait, lui, demandé l’asile dans ce pays. Elle n’a pas cru les explications du demandeur voulant qu’il n’ait pas revendiqué l’asile aux États-Unis parce qu’il voulait d’abord et avant tout se rendre au Canada et que des amis lui avaient conseillé de compléter son séjour autorisé de six mois aux États-Unis avant de le faire.

[7]  Finalement, la SPR, même si elle n’avait pas à le faire, s’est aussi penchée sur les risques auxquels le demandeur s’exposait, advenant un retour en Mauritanie, en raison de son appartenance à la caste « El Mo’almeen », considérée comme une caste inférieure. Elle en a conclu que le demandeur avait pourtant pu étudier et travailler dans le commerce de vente de véhicules et qu’à tout événement, la preuve documentaire ne faisait aucune mention de persécution ou même de discrimination à l’endroit des membres de cette caste. Elle a donc rejeté ce motif de persécution comme étant non-fondé.

[8]  Le demandeur, qui concède que la preuve documentaire ne fait aucune mention de persécution à l’endroit de ceux qu’on associe en Mauritanie à la caste « El Mo’almeen », reproche à la SPR d’avoir erré dans son évaluation de sa crédibilité. Il explique que les contradictions pouvaient s’expliquer par le fait qu’il témoignait en fonction de sa perception personnelle des événements et qu’il donnait parfois une version plus détaillée. Quant au fait qu’il transportait son passeport sur sa personne, qu’il a donné sa date de naissance au lieu de l’âge de sa femme et qu’il a déposé la carte d’identité de sa femme en guise de certificat de mariage, il explique que la SPR n’a pas tenu compte des différences culturelles. Quant au délai à revendiquer, le demandeur soutient qu’il s’agit là d’un critère secondaire que la SPR devait traiter comme tel.

[9]  Il s’agit ici de déterminer si la SPR a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour. Il est bien établi que l’examen des conclusions de la SPR concernant la crédibilité d’un demandeur se fait en fonction de la norme de la raisonnabilité. Il en est de même des conclusions d’absence minimum de fondement de la demande d’asile (Toussaint c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 267 au para 5 [Toussaint]; Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 71 au para 18 [Rahman]; Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 638 au para 11 [Joseph]; Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 601 aux para 11-12 [Eze]).

[10]  Pour intervenir, la Cour doit être satisfaite que les conclusions de faits, ou mixtes de faits et de droit, tirées par la SPR se situent hors du champ des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[11]  Il y a présence, selon moi, de suffisamment d’éléments problématiques dans le récit du demandeur pour justifier, sur la base de la norme de la raisonnabilité, les conclusions de la SPR sur le manque de crédibilité dudit récit. En effet, l’omission relative aux menaces, sérieuses, dont le demandeur aurait fait l’objet de la part des frères de son épouse avant l’incident de novembre 2015, la version pour le moins invraisemblable entourant le certificat de mariage, l’historique de fausses déclarations du demandeur, le délai à revendiquer et l’absence de preuve objective relative à la persécution dont feraient l’objet les membres de la caste à laquelle le demandeur disant être associé, procure, à mon sens, un fondement rationnel à la décision de la SPR quant au manque de crédibilité du demandeur et de son récit (Rahman au para 18).

[12]  Toutefois, la question de l’absence de minimum de fondement de la demande d’asile demeure, selon moi, problématique.

[13]  Je rappelle d’entrée de jeu qu’il n’y a pas nécessairement adéquation entre le manque de crédibilité d’un demandeur d’asile et l’absence minimum de fondement de ladite demande (Baradji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 589 au para 21).

[14]  L’absence de minimum de fondement d’une demande d’asile est régie par le paragraphe 107(2) de la Loi :

Décision

107 (1) La Section de la protection des réfugiés accepte ou rejette la demande d’asile selon que le demandeur a ou non la qualité de réfugié ou de personne à protéger.

 

Decision

107 (1) The Refugee Protection Division shall accept a claim for refugee protection if it determines that the claimant is a Convention refugee or person in need of protection, and shall otherwise reject the claim.

 

Preuve

(2) Si elle estime, en cas de rejet, qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu fonder une décision favorable, la section doit faire état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande.

 

No credible basis

(2) If the Refugee Protection Division is of the opinion, in rejecting a claim, that there was no credible or trustworthy evidence on which it could have made a favourable decision, it shall state in its reasons for the decision that there is no credible basis for the claim.

[Je souligne]

[15]  La SPR ne peut conclure à l’absence de minimum de fondement à moins qu’il n’y ait aucune preuve crédible ou digne de foi sur laquelle la SPR aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au demandeur (Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CAF 89 au para 51; Ramón Levario c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 314 au para 19).

[16]  Le seuil à atteindre pour en arriver à un tel constat est élevé (Joseph au para 13; Eze au para 26; Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 516 au para 12) parce que cette conclusion a des répercussions quand même importantes sur les droits du demandeur d’asile puisqu’elle a pour effet de le priver d’un droit d’appel à Section d’appel des réfugiés (alinéa 110(2)c); de la Loi; Eze au para 26; Toussaint au para 22).

[17]  En l’espèce, la décision de la SPR repose en partie sur des éléments périphériques, comme le fait que le demandeur avait toujours sur lui son passeport et l’âge de son épouse, éléments qui, à eux seuls, ne pouvaient, à mon sens, justifier un constat de manque de crédibilité. Mais plus important encore, il n’y a pas contradiction, selon moi, entre le FDA et le témoignage du demandeur sur la façon dont il s’est rendu à l’hôpital suite à l’agression de novembre 2015. En effet, le demandeur raconte dans son FDA qu’il s’est fait assaillir par quatre hommes, qu’un ami est venu à son secours et l’a amené à l’hôpital où il est resté dans un coma pendant trois jours. Le quatrième jour après l’attaque, il a repris ses esprits et a fait une déclaration auprès de la police. Son témoignage devant la SPR est au même effet : il a perdu connaissance pendant quelques minutes après l’attaque, a demandé à un ami de le secourir et ce dernier l’a amené à l’hôpital où il a perdu connaissance pendant trois jours. Le quatrième jour, il allait mieux et il a contacté la police. Je ne vois ni contradiction ni incohérence sur ce volet du récit du demandeur.

[18]  La SPR a erré en concluant autrement. Il ne lui était ainsi pas permis, selon moi, sans faire basculer sa décision sur ce point hors de l’éventail des issues possibles et acceptables en regard des faits et du droit applicable, de conclure à l’absence minimum de fondement de la demande d’asile.

[19]  La présente demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie en partie. Les parties ont convenu qu’aucune question de portée générale n’émane des circonstances de la présente affaire. Je suis du même avis.


JUGEMENT dans IMM-4337-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie;
  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés, rendue en date du 26 octobre 2016, dans la mesure où elle conclut à l’absence de minimum de fondement de la demande d’asile du demandeur, est annulée et l’affaire est renvoyée à une autre formation de la Section de la protection des réfugiés pour nouvel examen;
  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4337-18

 

INTITULÉ :

SIDI MOHAMED SIDI ABOUBECK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 mars 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 mars 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Odette Desjardins

 

Pour le demandeur

SIDI MOHAMED SIDI ABOUBECK

 

Me Thi My Dung Tran

 

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Odette Desjardins

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

SIDI MOHAMED SIDI ABOUBECK

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

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