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Date : 20190215


Dossier : IMM‑4072‑16

Référence : 2019 CF 193

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 février 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

AYOOB HAJI MOHAMMED et

AIERKEN MAILIKAIMU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION,
DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Les demandeurs, Ayoob Haji Mohammed et Aierken Mailikaimu, sont mari et femme. M. Mohammed est un citoyen de la Chine d’origine ethnique ouïgoure. Il réside en Albanie à titre de réfugié depuis 2006. Mme Mailikaimu est une citoyenne canadienne. Ils se sont épousés en mars 2010 et ont eu un enfant ensemble.

[2]  En avril 2014, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente au Canada pour M. Mohammed; il était parrainé par Mme Mailikaimu. La demande de parrainage a été approuvée en juillet 2014 et la demande de résidence permanente a été transmise au bureau des visas à Rome, en Italie, pour y être traitée.

[3]  Dans le cadre du traitement de sa demande de résidence permanente, M. Mohammed a passé deux entrevues au consulat canadien de Tirana, en Albanie. La première a eu lieu le 15 janvier 2015 et a été décrite dans la présente instance comme ayant été menée par des [traduction] « partenaires ». La deuxième, tenue le 10 mars 2016, a été menée par une agente d’immigration de la section des visas à l’ambassade du Canada à Rome, Jennifer Woo.

[4]  Dans une lettre datée du 11 juillet 2016, Mme Woo a informé M. Mohammed qu’il n’était pas admissible à un visa de résident permanent au Canada, parce qu’il était interdit de territoire pour raison de sécurité. Plus précisément, elle a jugé qu’il était interdit de territoire aux termes des alinéas 34(1)c) et f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], parce qu’elle avait des motifs raisonnables de croire qu’il était membre d’une organisation – le Mouvement islamique du Turkestan oriental [MITO] – qui s’est livrée au terrorisme.

[5]  En septembre 2016, les demandeurs ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de cette décision. L’historique de l’instance depuis cette date jusqu’à tout récemment a été résumé de façon détaillée par le juge LeBlanc dans Malikaimu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1026, et Mohammed c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 973.

[6]  Le 6 novembre 2018, l’audition de la demande de contrôle judiciaire a été fixée au 25 février 2019.

[7]  Dans le cadre de la présente affaire, le défendeur a déposé deux affidavits signés par Mme Woo. L’avocat des demandeurs a demandé d’avoir la possibilité de contre‑interroger Mme Woo au sujet de ces affidavits. La date du contre‑interrogatoire a été fixée au 10 janvier 2019 et devait se faire par vidéoconférence. Aux fins du contre‑interrogatoire, l’avocat des demandeurs a transmis à Mme Woo une assignation à comparaître datée du 2 janvier 2019. Entre autres choses, l’assignation précisait que Mme Woo était tenue, au moment de son contre‑interrogatoire, d’apporter avec elle et de produire [traduction« les documents ou éléments matériels qui sont en votre possession, sous votre autorité ou sous votre garde et qui sont pertinents dans le contexte de la demande ». L’assignation à comparaître donnait ensuite une liste non exhaustive des éléments particuliers demandés par les demandeurs.

[8]  Le contre‑interrogatoire a eu lieu comme prévu. Certains éléments supplémentaires ont été communiqués aux demandeurs en réponse à l’assignation à comparaître. Les demandeurs soutiennent toutefois que l’assignation à comparaître n’a pas été respectée intégralement. Par conséquent, au moyen d’une requête déposée le 25 janvier 2019, ils ont demandé une ordonnance enjoignant au défendeur de se conformer à leur demande visant la production de tous les documents et autres éléments matériels visés par l’assignation à comparaître. Les demandeurs ont également demandé la modification des dates limites pour le dépôt des documents relatifs à la demande de contrôle judiciaire, ainsi que le report de la date d’audience du 25 février 2019.

[9]  J’ai été saisi de la présente requête à la séance générale qui a eu lieu à Toronto le 5 février 2019. À la fin des plaidoiries, j’ai informé les parties que, à l’exception de la modification des dates limites pour le dépôt des mémoires des faits et du droit relatifs à la demande de contrôle judiciaire (ce qui a par la suite fait l’objet d’une proposition conjointe des parties), je rejetais la requête pour des motifs qui seraient fournis en temps utile. Voici ces motifs.

II.  LE CONTEXTE

[10]  M. Mohammed est né en Chine en 1984. Il a été accepté comme réfugié en Albanie après avoir été libéré de la prison de Guantanamo Bay, à Cuba, par les autorités américaines, en mai 2006. Il avait été arrêté par les forces militaires américaines en Afghanistan peu après le début des opérations militaires des États‑Unis dans ce pays en octobre 2001. M. Mohammed a expliqué dans sa demande de résidence permanente que 17 autres Ouïgours et lui avaient été enlevés par des chasseurs de prime et remis à l’armée américaine. Après avoir été détenus pendant six mois dans une prison américaine à Kandahar, en Afghanistan, ils ont été transférés au centre de détention des États‑Unis à Guantanamo Bay.

[11]  Dans le cadre de sa demande de résidence permanente, M. Mohammed a fourni des documents concernant sa détention à Guantanamo Bay, qui indiquent que les autorités américaines pensaient qu’il avait suivi une formation dans un camp du MITO en Afghanistan et qu’il était probablement membre de ce groupe. (Le MITO figure sur la liste des groupes terroristes des Nations Unies et des États‑Unis. Il a été décrit comme étant une organisation séparatiste ouïgoure ayant pour objet la création d’une patrie islamique ouïgoure en Chine au moyen d’une insurrection armée et d’actes de terrorisme.) Finalement, les autorités américaines ont jugé que M. Mohammed n’était pas un combattant ennemi, et il a pu être libéré dans un pays tiers. La demande de résidence permanente était également appuyée par des documents concernant la situation des détenus ouïgours qui ont été incarcérés à Guantanamo Bay.

[12]  À l’entrevue du 10 mars 2016, Mme Woo a exploré avec M. Mohammed de nombreux aspects de ses expériences en Afghanistan et au Pakistan, avant sa détention par les forces américaines.

[13]  Comme je l’ai déjà mentionné, M. Mohammed a été déclaré interdit de territoire au Canada, parce que Mme Woo a estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire qu’il était membre du MITO, une organisation qui s’est livrée au terrorisme. Mme Woo a déclaré dans sa lettre du 11 juillet 2016 que ses conclusions étaient fondées sur les renseignements contenus dans la demande de M. Mohammed, sur les déclarations qu’il a faites à l’entrevue du 10 mars 2016 et sur des renseignements de source ouverte.

[14]  Les demandeurs n’ont pas encore déposé leurs observations écrites sur le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire. Si j’ai bien compris leur position à partir des divers documents déposés dans le contexte de la présente affaire (y compris leurs observations écrites présentées à l’étape de l’autorisation), ils ont l’intention de contester la décision de l’agente des visas au moins pour les motifs suivants :

  • Il y a eu manquement à l’équité procédurale parce que l’agente des visas a omis de fournir les services d’un interprète compétent à M. Mohammed lors de l’entrevue du 10 mars 2016;

  • Il y a eu manquement à l’équité procédurale parce que l’agente des visas a omis de fournir à M. Mohammed la possibilité de répondre à ses préoccupations concernant sa prétendue appartenance au MITO;

  • Il y a eu manquement à l’équité procédurale parce que M. Mohammed n’a pas été informé de l’objet véritable de l’entrevue du 15 janvier 2015;

  • M. Mohammed a fait l’objet d’une détention arbitraire lors de l’entrevue du 15 janvier 2015, ce qui a porté atteinte au droit que lui garantit l’article 9 de la Charte;

  • L’omission d’informer M. Mohammed de l’objet véritable de l’entrevue du 15 janvier 2015 a porté atteinte au droit que lui garantit l’alinéa 10a) de la Charte;

  • L’omission d’informer M. Mohammed de son droit de retenir les services d’un avocat lors de l’entrevue du 15 janvier 2015 a porté atteinte au droit que lui garantit l’alinéa 10b) de la Charte;

  • L’omission d’informer M. Mohammed du véritable objet de l’entrevue du 15 janvier 2015 l’a privé d’un accès réel aux services d’un avocat;

  • L’agente des visas a abordé le dossier de M. Mohammed en ayant déterminé à l’avance le résultat;

  • La décision selon laquelle M. Mohammed est interdit de territoire pour raison de sécurité est déraisonnable.

[15]  La plupart des procédures préliminaires dans ce dossier concernaient la production et la communication de renseignements aux demandeurs. Je n’exposerai pas ici à nouveau l’historique des procédures. Pour les fins présentes, il suffit de remarquer qu’au moment où Mme Woo devait être contre‑interrogée, le dossier certifié du tribunal [DCT] avait été transmis aux demandeurs. Le dossier dont ils disposaient comprenait donc la demande initiale de résidence permanente présentée par M. Mohammed; les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC] concernant la demande, y compris celles qui portaient sur l’entrevue du 10 mars 2016 avec M. Mohammed ainsi que les notes de Mme Woo contenant son analyse des renseignements qu’elle avait pris en considération; les renseignements de source ouverte que Mme Woo a pris en compte pour rendre sa décision, ainsi que les versions expurgées des évaluations de sécurité associées à la demande de résidence permanente de M. Mohammed, effectuées par le SCRS et par l’ASFC. (Le 12 octobre 2018, le juge LeBlanc a rendu, au titre de l’article 87 de la LIPR, une ordonnance d’interdiction à l’égard de la divulgation des renseignements expurgés du DCT déposé par le défendeur le 8 juin 2018. Auparavant, le 4 décembre 2017, le juge LeBlanc avait rendu au titre du même article une autre ordonnance d’interdiction à l’égard de la divulgation des notes de l’entrevue du 15 janvier 2015 avec M. Mohammed, après que leur production avait été ordonnée à la suite de la requête présentée par les demandeurs.)

[16]  Comme je l’ai déjà mentionné, Mme Woo a fourni deux affidavits dans le contexte de la présente instance. Le premier, souscrit le 18 janvier 2017, a été produit par le défendeur en réponse à la requête présentée par les demandeurs au titre du paragraphe 14(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, visant la production des notes prises à l’entrevue du 15 janvier 2015. (Le paragraphe 14(2) de ces Règles énonce que dans le cas où le juge « décide que les documents en possession ou sous la garde du tribunal administratif sont nécessaires pour décider de la demande d’autorisation, il peut, par ordonnance, spécifier les documents à produire et à déposer, et donner d’autres instructions qu’il estime nécessaires à cette décision »). Dans ce premier affidavit, Mme Woo confirme que c’est elle qui a examiné la demande de M. Mohammed et décidé qu’il n’était pas admissible à un visa de résident permanent au Canada. Elle a fourni la désignation qui permettait d’identifier les notes du SMGC concernant la demande de M. Mohammed. Elle a également déclaré ce qui suit :

[traduction]

J’ai été informée du fait que les demandeurs ont présenté une requête dans laquelle ils demandent la divulgation des notes de l’entrevue du 15 janvier 2015. Je confirme que l’entrevue du 15 janvier 2015 a été menée par des partenaires, que je n’ai pas eu accès aux notes s’y rapportant et que je ne les ai donc pas examinées avant de prendre ma décision.

[17]  Le second affidavit de Mme Woo a été souscrit le 19 décembre 2018. Elle y décrit les mesures qu’elle a prises pour confirmer le fait que M. Mohammed acceptait que l’entrevue se fasse en anglais. Elle décrit également les résultats des recherches qu’elle a effectuées avant de faire passer une entrevue à M. Mohammed, en tapant son nom dans Google. Elle décrit deux documents qu’elle a trouvés de cette façon et dont elle a parlé avec M. Mohammed à l’entrevue. L’un de ces articles figure dans le DCT (voir les pages 27 et 28). L’autre ne figurait ni dans le DCT ni dans le dossier de M. Mohammed se trouvant à Rome, de sorte qu’une copie a été jointe à titre de pièce à l’affidavit de Mme Woo. (Les autres renseignements de source ouverte que Mme Woo a consultés pour prendre sa décision figurent dans le DCT (voir les pages 244 à 269).)

[18]  Comme je l’ai déjà mentionné, l’avocat des demandeurs a remis à Mme Woo une assignation à comparaître pour qu’elle soit contre‑interrogée au sujet de ses affidavits. En plus de confirmer la date et l’heure du contre‑interrogatoire, l’assignation à comparaître énonçait ce qui suit :

[traduction]

Vous êtes également tenue d’apporter avec vous et de produire tous les documents ou éléments matériels qui sont en votre possession, sous votre autorité ou sous votre garde et qui sont pertinents dans le contexte de la demande, notamment les documents et éléments matériels suivants :

1.  L’ensemble des courriels, de la correspondance, des notes, des notes de service et des documents concernant la tenue de l’entrevue du 8 janvier 2015 avec M. Ayoob Haji Mohammed, qui a finalement eu lieu le 15 janvier 2015.

2.  L’ensemble des courriels, de la correspondance, des notes, des notes de service et des documents que vous avez préparés, rédigés, reçus ou examinés concernant le rapport et l’évaluation relative à l’interdiction de territoire préparés, respectivement, par la Direction du filtrage de sécurité du Service canadien du renseignement de sécurité et la Division de la sécurité nationale de l’Agence des services frontaliers du Canada.

3.  L’ensemble des courriels, de la correspondance, des notes, des notes de service et des documents que vous avez préparés, rédigés, reçus ou examinés relativement à la tenue de l’entrevue du 10 mars 2016 avec M. Ayoob Haji Mohammed.

4.  L’ensemble des documents et des hyperliens des sites Web que vous avez examinés avant l’entrevue du 10 mars 2016 dont vous n’avez pas parlé avec M. Ayoob Haji Mohammed.

5.  L’ensemble des documents dont vous disposiez au moment où vous avez pris votre décision, y compris l’ensemble des courriels, de la correspondance, des notes, des notes de service et des documents que vous avez examinés ou consultés et qui ne figurent pas dans le dossier certifié du tribunal, que vous les ayez utilisés ou non pour prendre votre décision.

[19]  Le jour du contre‑interrogatoire, l’avocat du défendeur a produit certains documents supplémentaires conformément à l’assignation à comparaître. Il a expliqué qu’une nouvelle recherche avait été effectuée après la réception de l’assignation à comparaître et que quelques courriels supplémentaires concernant Mme Woo avaient été trouvés.

[20]  Les courriels (cotés pièce A lors du contre‑interrogatoire) se rapportent principalement à un échange entre Mme Woo et le service de la gestion des cas de l’administration centrale d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, datant de mai 2016. Ils comprennent ce qui suit :

  • a) Un courriel daté du 5 mai 2016 de Mme Woo au service de la gestion des cas de l’administration centrale, portant l’objet : [traduction« Refus pour interdiction de territoire susceptible de retenir l’attention du public ». Dans le corps du courriel, Mme Woo indique ce qui suit :

[traduction]

Veuillez examiner la lettre de refus ci‑jointe. J’ai demandé les conseils du service de l’examen des cas lorsque je l’ai rédigée, mais comme il s’agit d’un refus fondé sur l’art. 34 dans un dossier lié à la catégorie du regroupement familial, j’ai pensé vous l’envoyer à des fins d’examen, conformément au BO 344. Veuillez me faire savoir s’il y a lieu d’apporter des changements ou de prendre en compte d’autres éléments.

Le projet de lettre de refus jointe à ce courriel a été expurgé par le défendeur. Comme je le mentionne ci‑dessous, les demandeurs contestent cette expurgation.

  • b) Un courriel daté du 5 mai 2016 de Yerusalem Ogbazgi, du service de la gestion des cas de l’administration centrale, en réponse à un courriel envoyé plus tôt la même journée par Mme Woo, lui demandant de transférer le courriel de conseils qui lui avait été envoyé.

  • c) Un courriel daté du 6 mai 2016 de Mme Woo à Yerusalem Ogbazgi, par lequel elle lui a transféré un courriel reçu de Simon Ouellet, analyste des litiges au service de la gestion des cas de l’administration centrale. Mme Woo a qualifié ces conseils de [traduction« fort utiles ». Le défendeur a expurgé le courriel envoyé par M. Ouellet. Il est évident, compte tenu du contexte, qu’il s’agit des conseils dont parlait Mme Woo et qu’elle avait demandés au service de l’examen des cas au moment de rédiger la lettre de refus. Comme je le mentionne ci‑dessous, les défendeurs contestent cette expurgation.

  • d) Un autre courriel daté du 6 mai 2016 de Mme Woo à Yerusalem Ogbazgi, par lequel elle lui a transféré un courriel daté du 18 novembre 2015 reçu de M. Ouellet. Dans ce courriel, qui a été divulgué, M. Ouellet fournit à Mme Woo des conseils détaillés sur la façon de mener son entrevue avec M. Mohammed. Au cours du contre‑interrogatoire au sujet de ses affidavits, Mme Woo a déclaré qu’elle ne savait pas si le courriel faisait suite à une conversation téléphonique avec M. Ouellet ou à un courriel précédent. Elle se souvenait cependant qu’elle avait fait part à M. Ouellet de ses préoccupations sur la façon d’assurer l’équité procédurale dans ce dossier, ce pourquoi il lui avait envoyé ce courriel.

  • e) Un courriel daté du 9 mai 2016 de Yerusalem Ogbazgi à Mme Woo accusant réception du courriel précédent et mentionnant qu’on examinerait le dossier et qu’on communiquerait avec elle dès que possible.

  • f) Un courriel daté du 20 mai 2016 de Mme Woo à Yerusalem Ogbazgi pour faire un suivi de leur échange de courriels. Elle y mentionne qu’elle sera en congé, puis en formation, pendant quelques semaines.

[21]  En contre‑interrogatoire, Mme Woo a décrit les mesures qu’elle avait prises pour rassembler les documents et autres matériels en réponse à l’assignation à comparaître. Elle a expliqué qu’après avoir reçu l’assignation à comparaître, elle avait examiné à nouveau le DCT et constaté que, d’après ses souvenirs, il manquait peut‑être certains courriels concernant le dossier. Elle a trouvé quelques courriels dans son compte Outlook, mais elle pensait qu’il y en avait peut‑être d’autres. Elle ne travaillait plus à l’ambassade du Canada à Rome, de sorte qu’elle n’avait qu’un accès limité à ses anciens courriels. Après avoir fait enquête, elle a appris que ses courriels n’avaient peut‑être pas été archivés correctement lorsqu’elle a été transférée de son poste à Rome à son nouveau poste. Elle a communiqué avec le service de TI de l’ambassade à Rome pour voir s’il pouvait récupérer certains courriels, mais elle n’a pas eu de réponse. Elle a également tenté de communiquer avec M. Ouellet pour voir s’il pouvait récupérer les courriels qu’ils ont échangés. M. Ouellet ne lui a pas répondu (elle a compris qu’il ne fait plus partie de la Direction du contentieux et qu’il n’a peut‑être plus accès, de toute façon, à ses anciens courriels). Elle a également tenté de savoir s’il existait un serveur central où ses courriels pourraient avoir été archivés. Elle n’a pas obtenu plus de succès de ce côté. En conséquence, les seuls courriels qu’elle a été en mesure de fournir sont ceux qui sont décrits ci‑dessus.

[22]  Le défendeur a déposé un affidavit dans le cadre de la présente requête déclarant que d’autres efforts avaient été déployés à Rome pour récupérer d’autres courriels, mais qu’on avait constaté que la boîte de réception de Mme Woo et les copies de sauvegarde de ses courriels n’existaient plus.

III.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[23]  L’assignation à comparaître visait un grand nombre d’éléments, mais le différend quant à savoir si l’assignation a été respectée portait principalement sur les trois questions suivantes :

  • a) Mme Woo était‑elle tenue de produire des courriels supplémentaires?

  • b) Mme Woo était‑elle tenue de produire le Bulletin opérationnel 344 [BO 344]?

  • c) Mme Woo était‑elle tenue de produire son projet de lettre de refus ainsi que les conseils qu’elle a reçus à ce sujet?

IV.  ANALYSE

[24]  Avant d’aborder les différents points en litige, il serait utile de commencer par formuler quelques observations générales.

[25]  Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision administrative, le dossier de la preuve se limite de façon générale au dossier dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 19 [Access Copyright]; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, au paragraphe 13 [Bernard]). Cette règle reflète le rôle respectif que doivent jouer les décideurs administratifs et la cour de révision (Access Copyright, aux paragraphes 17 et 18; Bernard, aux paragraphes 17 et 18). Le décideur prend une décision sur le fond du dossier. La cour de révision ne peut examiner que la légalité générale de la décision qu’a prise le décideur.

[26]  Les Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés facilitent l’application de cette règle générale dans le contexte des décisions en matière de contrôle judiciaire prises aux termes de la LIPR. L’alinéa 15(1)b) de ces Règles énonce que l’ordonnance faisant droit à la demande d’autorisation d’un contrôle judiciaire doit spécifier le délai accordé au tribunal administratif pour envoyer des copies de son dossier, prévu à l’article 17. Ce dernier est ainsi libellé :

17 Dès réception de l’ordonnance visée à la règle 15, le tribunal administratif constitue un dossier composé des pièces suivantes, disposées dans l’ordre suivant sur des pages numérotées consécutivement :

17 Upon receipt of an order under Rule 15, a tribunal shall, without delay, prepare a record containing the following, on consecutively numbered pages and in the following order :

a) la décision, l’ordonnance ou la mesure visée par la demande de contrôle judiciaire, ainsi que les motifs écrits y afférents;

(a) the decision or order in respect of which the application for judicial review is made and the written reasons given therefor,

b) tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif,

(b) all papers relevant to the matter that are in the possession or control of the tribunal,

c) les affidavits et autres documents déposés lors de l’audition,

(c) any affidavits, or other documents filed during any such hearing, and

d) la transcription, s’il y a lieu, de tout témoignage donné de vive voix à l’audition qui a abouti à la décision, à l’ordonnance, à la mesure ou à la question visée par la demande de contrôle judiciaire,

(d) a transcript, if any, of any oral testimony given during the hearing, giving rise to the decision or order or other matter that is the subject of the application for judicial review,

dont il envoie à chacune des parties une copie certifiée conforme par un fonctionnaire compétent et au greffe deux copies de ces documents.

and shall send a copy, duly certified by an appropriate officer to be correct, to each of the parties and two copies to the Registry.

[27]  La règle générale comporte quelques exceptions. Il peut arriver que la cour de révision dispose de moins de renseignements que le décideur initial (par exemple lorsqu’une ordonnance d’interdiction de divulgation est rendue aux termes de l’article 87 de la LIPR). Il peut arriver également que la cour de révision dispose de plus de renseignements que le décideur initial, comme cela se produit lorsque les exceptions examinées dans les arrêts Access Copyright (au paragraphe 20) et Bernard (aux paragraphes 19 à 28) s’appliquent. Par exemple, les parties ont parfois la possibilité de fournir des éléments de preuve additionnels pour traiter des allégations de manquement à l’équité procédurale ou pour démontrer ou corriger les lacunes du dossier. On pourrait soutenir que les affidavits de Mme Woo font partie de ces exceptions reconnues à la règle générale. Il pourrait en aller de même des affidavits déposés pour le compte des demandeurs (p. ex. l’affidavit de M. Mohammed souscrit le 15 novembre 2018, dans lequel il décrit, entre autres, la façon dont il a compris l’objet de l’entrevue du 15 janvier 2015 et les difficultés qu’il a éprouvées parce que l’entrevue du 10 mars 2016 avait été menée en anglais). Je mentionne ces affidavits dans le seul but d’illustrer comment il peut arriver que le dossier relatif au contrôle judiciaire soit plus étoffé. Je ne formule aucune opinion sur l’admissibilité de ces affidavits. Si cette question est soulevée, il incombera au juge chargé de se prononcer sur le bien‑fondé du contrôle judiciaire de la trancher.

[28]  Le paragraphe 15(1) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés énonce également que l’ordonnance faisant droit à la demande d’autorisation doit spécifier le délai de signification et de dépôt d’autres documents, le cas échéant, dont les affidavits, la transcription des contre‑interrogatoires et les mémoires. Ces délais peuvent être prorogés par la Cour lorsque les circonstances le justifient. Inutile de dire que cela s’est produit à plusieurs reprises dans le cadre de la présente demande.

[29]  Lorsqu’une partie entend tenir un interrogatoire oral, le paragraphe 91(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, exige qu’elle signifie une assignation à comparaître selon la formule 91 à la personne à interroger. Lorsque la personne est assignée pour subir un contre‑interrogatoire concernant un affidavit, l’alinéa 91(2)c) des Règles prévoit que l’assignation à comparaître peut préciser que la personne assignée est tenue d’apporter avec elle « les documents ou éléments matériels qui [...] sont en sa possession, sous son autorité ou sous sa garde et qui sont pertinents à la requête ou à la demande » [non souligné dans l’original]. Cela diffère du cas où la personne est assignée pour subir un interrogatoire préalable, auquel cas l’alinéa 91(2)a) des Règles prévoit que la personne assignée peut être tenue d’apporter avec elle « les documents ou éléments matériels qui [...] sont en la possession, sous l’autorité ou sous la garde de la partie pour le compte de laquelle elle est interrogée et qui sont pertinents aux questions soulevées dans l’action » [non souligné dans l’original]. Il y a donc une différence de taille quant à la portée des obligations en matière de production de documents et d’éléments matériels. À cet égard, voir Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), [1997] ACF no 1847, aux paragraphes 4 à 8 (CF) (conf par [1999] ACF no 1536 (CA)); Simpson Strong‑Tie Company c Peak Innovations Inc., 2009 CF 392, au paragraphe 24 (conf par 2009 CAF 266); et Ottawa Athletic Club inc. (Ottawa Athletic Club) c Athletic Club Group inc., 2014 CF 672, au paragraphe 138.

[30]  Le paragraphe 94(1) Règles des Cours fédérales oblige la personne soumise à un interrogatoire ou la partie pour le compte de laquelle la personne est interrogée à « produi[re] pour examen à l’interrogatoire les documents et les éléments matériels demandés dans l’assignation à comparaître qui sont en leur possession, sous leur autorité ou sous leur garde, sauf ceux pour lesquels un privilège de non‑divulgation a été revendiqué ou pour lesquels une dispense de production a été accordée par la Cour en vertu de la règle 230 ».

[31]  L’assignation à comparaître qui a été signifiée à Mme Woo reprenait le libellé de l’alinéa 91(2)c) des Règles des Cours fédérales. Elle contenait également une liste non exhaustive d’éléments précis qui, d’après les demandeurs, pourraient faire partie de la catégorie générale des documents et autres éléments matériels pertinents à la demande de contrôle judiciaire. Étant donné que l’interrogatoire était un contre‑interrogatoire concernant des affidavits, l’assignation à comparaître limitait à juste titre l’obligation de Mme Woo de fournir les documents et autres éléments matériels pertinents à ceux qui se trouvaient en sa possession, sous son autorité ou sous sa garde. Son obligation de fournir des documents et d’autres éléments matériels aux termes du paragraphe 94(1) des Règles des Cours fédérales se limitait également à ceux qui se trouvaient en sa possession et sous sa garde.

[32]  Le défendeur soutient que l’assignation à comparaître signifiée à Mme Woo est imprécise et trop large. Je ne suis pas d’accord. Elle a été rédigée avec une précision remarquable qui aurait certainement aidé Mme Woo à s’y conformer. Bien qu’il n’ait pas entraîné les résultats que les demandeurs espéraient sans doute, cela n’était pas attribuable à des lacunes dans la rédaction de l’assignation à comparaître.

[33]  L’obligation de produire des documents et d’autres éléments matériels pertinents et non visés par un privilège prévue par le paragraphe 94(1) des Règles des Cours fédérales est assujettie au paragraphe 94(2) de ces Règles. Cette disposition prévoit que la Cour peut, sur requête, dispenser la personne soumise à un interrogatoire ou la partie pour le compte de laquelle la personne est interrogée de l’obligation de produire certains des documents ou éléments matériels demandés dans l’assignation à comparaître, « si elle estime que ces documents ou éléments ne sont pas pertinents ou qu’il serait trop onéreux de les produire du fait de leur nombre ou de leur nature ».

[34]  C’est sur cette toile de fond que j’examinerai maintenant les points litigieux précis concernant le respect par Mme Woo de l’assignation à comparaître.

A.  Mme Woo était‑elle tenue de produire des courriels supplémentaires?

[35]  Cette question est facile à régler. Je suis convaincu, d’après les éléments de preuve qui ont été présentés dans le cadre de la requête, que les courriels supplémentaires autres que ceux que Mme Woo a communiqués, s’il y en a, ne se trouvent pas en sa possession, sous son autorité ou sous sa garde et que, par conséquent, elle n’est pas tenue de les produire. Mme Woo a produit tous les courriels auxquels elle avait elle‑même accès. Croyant qu’il existait peut‑être d’autres courriels qu’elle n’arrivait plus à trouver, elle a demandé de l’aide pour avoir accès à ces anciens courriels, en vain. Étant donné que Mme Woo a effectivement pris ces mesures additionnelles, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la question de savoir si elle était légalement tenue de le faire. Compte tenu des efforts déployés par Mme Woo et par d’autres, je suis convaincu que Mme Woo s’est acquittée de son obligation de produire les documents et autres éléments matériels pertinents qui se trouvaient en sa possession ou sous sa garde. Puisqu’elle était assignée à subir un contre‑interrogatoire concernant ses affidavits (par opposition à un interrogatoire préalable), cela suffit pour respecter l’obligation prévue au paragraphe 94(1) des Règles de la Cour fédérale.

[36]  Je m’empresse d’ajouter qu’il y a peu de raisons de penser, en me fondant sur le dossier dont je dispose, qu’il manque beaucoup d’éléments (si même il en manque). Le seul courriel à l’égard duquel Mme Woo était relativement certaine, c’est le courriel qu’elle aurait envoyé à M. Ouellet et qui aurait déclenché leur échange de courriels en novembre 2015. Or, Mme Woo n’était même pas certaine si cet échange avait commencé par un courriel ou par un appel téléphonique. (Sur ce point, il convient de noter que l’objet du courriel du 18 novembre 2015 envoyé par M. Ouellet était [traduction« RE : suivi de notre conversation »). L’assignation à comparaître énumérait les courriels, la correspondance, etc. concernant un certain nombre de sujets (p. ex. les évaluations de sécurité du SCRS et de l’ASFC), mais aucune question n’a été posée à Mme Woo en contre‑interrogatoire pour étayer l’argument selon lequel elle était partie à ses courriels ou en avait connaissance. Enfin, nous savons que Mme Woo a participé à un échange de courriels en mai 2016 avec l’administration centrale, mais aucune question ne lui a été posée pour étayer l’argument selon lequel il manquait des courriels liés à cet échange.

B.  Mme Woo était‑elle tenue de produire le Bulletin opérationnel 344?

[37]  Comme je l’ai déjà mentionné, le 5 mai 2016, Mme Woo a transmis par courriel un projet de lettre de refus à l’administration centrale. Ce courriel portait l’objet : « Refus pour interdiction de territoire susceptible de retenir l’attention du public ». Elle a expliqué dans le corps du courriel qu’elle transmettait son projet de lettre de refus « conformément au BO 344 », parce qu’il s’agissait d’un refus fondé sur l’article 34 de la LIPR (c.‑à‑d. un refus pour raison de sécurité) dans un dossier lié à la catégorie du regroupement familial. Mme Woo demandait à l’administration centrale de lui [traduction« faire savoir s’il y [avait] lieu d’apporter des changements ou de prendre en compte d’autres éléments ».

[38]  En contre‑interrogatoire, Mme Woo a déclaré qu’elle ne se souvenait pas exactement de la teneur du BO 344, mais qu’elle pensait qu’il prévoyait que [traduction« s’il s’agit d’un refus fondé sur l’article 34 dans un dossier lié à la catégorie du regroupement familial, il – nous devrions les en avertir [c.‑à‑d. avertir l’administration centrale] ».

[39]  Les demandeurs soutiennent que le BO 344 [traduction« est pertinent sur le plan juridique, parce qu’il concerne la procédure que Mme Woo a suivie pour rédiger sa décision par laquelle elle a jugé que M. Mohammed était interdit de territoire ». À ce titre, il aurait dû être produit en réponse à l’assignation à comparaître. Le défendeur soutient que le BO 344 n’est pas pertinent, parce qu’il est postérieur à la décision prise par Mme Woo selon laquelle M. Mohammed est interdit de territoire, et que, à ce titre, elle n’était pas tenue de le produire.

[40]  Je souligne en passant que ni Mme Woo ni l’avocat du défendeur agissant en son nom n’ont présenté de requête au titre du paragraphe 94(2) des Règles des Cours fédérales pour que Mme Woo soit dispensée de l’obligation de produire le BO 344 au motif qu’il n’est pas pertinent. Cette omission ne porte toutefois pas un coup fatal à la position du défendeur. À l’initiative des demandeurs, la question savoir si le BO 344 doit être produit a été soumise à la Cour. Pour trancher cette question, je me fonde sur le fait que, si l’avocat du défendeur avait présenté une requête au titre du paragraphe 94(2) des Règles des Cours fédérales, il aurait eu le fardeau d’établir que le document n’était pas pertinent. Indépendamment du paragraphe 94(2) des Règles, cela paraît tout à fait équitable. Le BO 344 est clairement lié à la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, parce que Mme Woo s’est fondée sur ce document pour préparer les motifs définitifs sur lesquels repose son refus. Ce lien ayant été établi, il devrait appartenir au défendeur d’établir que le document n’est pas pertinent, et non aux demandeurs (qui, bien entendu, n’ont jamais vu le BO 344) d’établir qu’il est pertinent. Comme la Cour suprême du Canada l’a fait remarquer dans un contexte analogue, il est essentiel de ne pas imposer un fardeau inéquitable à la partie qui recherche la production de renseignements qu’elle n’a jamais vus (voir R c Mills, [1999] 3 RCS 668, au paragraphe 71; R c McNeil, 2009 CSC 3, au paragraphe 33). Cela dit, il serait tout de même prudent que la partie qui souhaite obtenir la production d’un document fasse tout ce qui est possible pour en établir la pertinence.

[41]  Je suis convaincu que le défendeur a établi que le BO 344 n’est pas pertinent dans le contexte des questions soulevées par la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente. Je fonde cette conclusion sur les considérations suivantes.

[42]  Premièrement, rien n’indique que le BO 344 traite d’autre chose que ce dont a parlé Mme Woo au cours de son contre‑interrogatoire (et comme cela ressort de son courriel du 5 mai 2016) – à savoir la nécessité d’avertir l’administration centrale avant de rendre une décision susceptible de retenir l’attention du public. Rien ne permet d’affirmer que le BO 344 traite du fond des décisions susceptibles de retenir l’attention du public par opposition à la procédure à suivre avant de les rendre publiques. L’avocat des demandeurs n’a pas contesté l’interprétation du BO 344 donnée par Mme Woo et n’a pas non plus exploré plus à fond cette question en contre‑interrogatoire.

[43]  Deuxièmement, Mme Woo avait déjà décidé de refuser le visa pour raison de sécurité et avait déjà rédigé un projet de lettre de refus lorsqu’elle a écrit à l’administration centrale conformément au BO 344 le 5 mai 2016. Il est évident que rien de ce que Mme Woo a fait aux termes du BO 344 n’a modifié la décision qu’elle avait déjà prise lorsqu’elle a envoyé le courriel, parce que sa décision est demeurée inchangée. Elle a invité l’administration centrale à lui faire des suggestions par rapport à sa lettre de refus, mais rien n’indique que cette invitation a été formulée au titre du BO 344 et non de sa propre initiative. L’avocat des demandeurs n’a pas exploré ce sujet au cours du contre‑interrogatoire et, de toute façon, il n’existe aucune preuve démontrant que l’administration centrale a donné suite à l’invitation de Mme Woo.

[44]  Troisièmement, je ne vois pas de lien possible entre le BO 344 et les motifs pour lesquels les demandeurs contestent la décision de Mme Woo. L’avocat des demandeurs a soutenu dans ses observations que le BO 344 témoigne de l’existence d’une partialité institutionnelle à l’encontre de M. Mohammed. Il s’agit là d’une simple hypothèse qui ne repose sur aucun élément de preuve.

[45]  Je suis donc convaincu que le BO 344 n’est pas pertinent et que Mme Woo n’avait pas à le produire en réponse à l’assignation à comparaître.

C.  Mme Woo était‑elle tenue de produire son projet de lettre de refus ainsi que les conseils qu’elle avait reçus à ce sujet?

[46]  Comme je l’ai déjà mentionné, le défendeur a expurgé le projet de lettre de refus que Mme Woo a transmis à l’administration centrale le 5 mai 2016, ainsi que les commentaires qu’elle avait reçus de M. Ouellet au moment où elle rédigeait la lettre. Les demandeurs maintiennent que ces documents sont pertinents et qu’ils auraient dû être produits en réponse à l’assignation à comparaître. Le défendeur soutient que ces documents ne peuvent faire partie du DCT préparé conformément à l’article 17 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés et que, par conséquent, les demandeurs n’ont pas le droit de les obtenir au moyen d’une assignation à comparaître. Autrement, les demandeurs obtiendraient indirectement quelque chose qu’ils n’ont pas le droit d’obtenir directement. Subsidiairement, le défendeur soutient que ces documents sont protégés par le privilège des délibérations.

[47]  Comme je l’expliquerai, je conviens avec le défendeur que Mme Woo n’était pas tenue de produire ces documents en réponse à l’assignation à comparaître, mais je me fonde sur des motifs plus étroits que ceux que le défendeur a fait valoir. Plus précisément, compte tenu du dossier dont je dispose, je ne suis pas convaincu qu’il existe un lien suffisant entre ces documents et les questions soulevées dans la demande sous‑jacente pour faire en sorte qu’ils soient visés par l’assignation à comparaître. En conséquence, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de la pertinence ou celle du privilège.

[48]  Premièrement, le projet de lettre de refus n’a manifestement rien à voir avec les arguments fondés sur l’équité procédurale et la Charte que les demandeurs soulèvent peut‑être en rapport avec les entrevues du 15 janvier 2015 et du 10 mars 2016. Il en va de même des commentaires fournis à Mme Woo par M. Ouellet au moment où elle a rédigé la lettre de refus.

[49]  En outre, j’estime qu’il n’existe pas de lien suffisant entre le projet de lettre de refus et les commentaires fournis par M. Ouellet, d’une part, et la contestation des demandeurs concernant le caractère raisonnable de la décision, d’autre part.

[50]  Il est bien établi que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, au paragraphe 18). La cour de révision s’intéresse « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et décide si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). Les motifs répondent à ces critères s’ils « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). La cour de révision ne doit donc intervenir que si ces critères ne sont pas respectés.

[51]  En l’espèce, Mme Woo avait pris sa décision quant à la demande de visa au plus tard le 5 mai 2016. Les motifs de sa décision sont exposés dans la lettre de refus datée du 11 juillet 2016 et dans ses notes du SMGC de la même date. L’intégralité de l’analyse effectuée par Mme Woo se trouve dans les notes du SMGC. La lettre de refus n’y ajoute rien de substantiel. Compte tenu de ce fait, il n’y a aucune raison de penser qu’une version antérieure de la lettre de refus pourrait avoir influé sur le caractère raisonnable de la décision. Il n’y a non plus aucune raison de penser que les conseils fournis par M. Ouellet au moment où Mme Woo a rédigé la lettre de refus le 5 mai 2016 ou vers cette date pourraient avoir influé sur le caractère raisonnable de la décision.

[52]  La Cour suprême du Canada a jugé que la notion de déférence à l’égard des décisions des tribunaux administratifs exige « une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourrait être donnée à l’appui d’une décision » (Dunsmuir, au paragraphe 48, citant David Dyzenhaus, « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans Michael Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, à la page 286). Il est vrai que cette directive a suscité un débat considérable en droit administratif, mais il n’a jamais été suggéré que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable devrait également tenir compte des motifs dont le décideur a pu tenir compte, mais qui, finalement, n’apparaissent pas dans la décision définitive.

[53]  Je reconnais que Mme Woo mentionne dans ses notes du SMGC du 11 juillet 2016 qu’elle a rédigé sa décision [traduction« après avoir reçu des commentaires du service de la gestion des cas ». Le problème pour les demandeurs dans la présente requête, c’est que cette question n’a pas été abordée lors du contre‑interrogatoire de Mme Woo. Tout ce que nous savons d’après le dossier de la présente requête, c’est que M. Ouellet a fourni des conseils au sujet de la rédaction de la lettre de refus à un certain moment le 5 mai 2016 ou avant cette date. Comme je l’ai déjà mentionné, il n’existe pas un lien suffisant entre ces conseils et les questions soulevées par la demande de contrôle judiciaire pour justifier une enquête supplémentaire.

[54]  Enfin, sans faire de commentaires sur le bien‑fondé de l’argument des demandeurs selon lequel Mme Woo a abordé le dossier de M. Mohammed en ayant déterminé à l’avance le résultat, la preuve qui m’a été présentée ne permet pas d’établir qu’il n’existe un lien suffisant entre ce motif de contrôle et les commentaires formulés par de M. Ouellet dans le contexte de la rédaction de la lettre de refus. Fait important, Mme Woo n’a pas été contre‑interrogée sur ce point, ce qui aurait permis d’établir un fondement susceptible de justifier la communication d’autres éléments.

[55]  Par conséquent, Mme Woo n’était pas tenue de produire le projet de lettre de refus joint au courriel qu’elle a envoyé à l’administration centrale le 5 mai 2016, ni le courriel provenant de M. Ouellet dans lequel celui‑ci lui fournissait des conseils sur la préparation de ce projet de lettre de refus.

V.  CONCLUSION

[56]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que Mme Woo a respecté l’assignation à comparaître datée du 2 janvier 2019, comme l’exige le paragraphe 94(1) des Règles des Cours fédérales.

[57]  Dans la correspondance déposée auprès de la Cour après l’audition de la présente requête, les parties ont conjointement proposé de nouvelles dates limites pour le dépôt de leurs mémoires respectifs sur le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire. J’ai accepté leur proposition dans une directive émise le 11 février 2019.

[58]  Par conséquent, à l’exception de la modification que j’ai apportée au calendrier de dépôt des mémoires des faits et du droit, la requête des demandeurs est rejetée.


ORDONNANCE dans le dossier IMM‑4072‑16

LA COUR ORDONNE que la requête soit rejetée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4072‑16

 

INTITULÉ :

AYOOB HAJI MOHAMMED ET AL c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 FÉVRIER 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 FÉVRIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Prasanna Balasundaram

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Gregory George

Bradley Bechard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Downtown Legal Services

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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