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Date : 20190123


Dossier : IMM-3411-18

Référence : 2019 CF 98

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 23 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

MOHAMMAD TAGHI NAJAFI

 défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  M. Najafi, le défendeur, dans une demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le MSPPC ou le demandeur), qui doit être entendue le 4 février 2019, présente une requête en radiation de paragraphes de l’affidavit et du mémoire des faits et du droit déposés à l’appui de la demande de contrôle judiciaire. Ces documents sont datés des 20 et 16 août 2018.

[2]  La question qui se pose dans le cadre du présent contrôle judiciaire est de savoir si la décision de la Section de l’immigration (la SI) et de la Section d’appel de l’immigration (la SAI) doit être maintenue. Les deux ont conclu que l’audience relative à l’interdiction de territoire, qui n’a pas encore eu lieu, constituait un abus de procédure. Le rapport initial sur l’interdiction de territoire, établi en application du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), a été rédigé en avril 2003.

[3]  Dans cette requête inhabituelle, le défendeur demande que soient radiés du dossier des renseignements qui, selon ses allégations, ont été versés au dossier après que la SI et la SAI ont entendu l’argumentation sur l’abus de procédure et rendu une décision à cet égard. Comme je l’ai déjà signalé, l’affidavit et le mémoire des faits et du droit ont été déposés à la Cour en août 2018 et, pourtant, rien n’a été fait en vue de retirer des paragraphes du dossier de la demande d’autorisation. L’autorisation a été accordée sur le fondement de ces documents sans la moindre objection de la part de M. Najafi. Essentiellement, le défendeur veut, à ce stade avancé des procédures, que le juge saisi de la présente requête substitue son opinion à celle du juge de première instance qui entendrait la demande de contrôle judiciaire, y compris toute question préliminaire qu’il est nécessaire de trancher.

[4]  Le défendeur, la partie requérante dans la présente requête, a raison d’affirmer qu’il y a deux questions à trancher en l’espèce. Tout d’abord, l’affaire devrait‑elle être entendue avant l’audience relative au contrôle judiciaire? En second lieu, la requête en radiation de paragraphes (ainsi que des pièces qu’ils introduisent) devrait‑elle être accordée?

[5]  À mon avis, le pouvoir discrétionnaire d’entendre la requête en radiation ne devrait pas être exercé pour décider, d’une façon ou d’une autre, si l’ensemble des paragraphes ou certains d’entre eux doivent être radiés. Il s’agit d’une question que devra trancher le juge de première instance, qui sera saisi du dossier complet dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.

[6]  Le défendeur soutient qu’une décision anticipée, rendue par un juge autre que le juge de première instance, permettra d’assurer le déroulement plus ordonné de l’audience, et cela d’autant plus que le résultat de la requête est relativement clair et évident (Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263). Malheureusement pour le défendeur, il ne s’agit pas d’un point de vue que je peux partager. Je ne puis voir comment le déroulement de l’audience serait plus ordonné que si celle‑ci était entendue par le juge de première instance, qui aura l’avantage de disposer du dossier complet. Qui plus est, le résultat de la requête en radiation de paragraphes n’est ni clair ni évident.

[7]  À ce stade, il n’y a aucun avantage à ce qu’une autre personne décide si des éléments de preuve, qui ont été examinés lors de la demande d’autorisation, doivent être radiés; à vrai dire, le juge de première instance disposera du dossier complet, qui lui permettra de prendre la décision appropriée. Comme l’a énoncé le juge Stratas dans Bernard : « Il est préférable que certaines questions soient tranchées par la formation qui entend la demande et non par un juge des requêtes de façon interlocutoire » (paragraphe 9).

[8]  De façon générale, les contrôles judiciaires ne devraient pas être ponctués par des questions interlocutoires. Comme l’a affirmé la Cour d’appel dans David Bull Laboratories c Pharmacia Inc, [1995] 1 CF 588 : « Les objections visant l’avis introductif d’instance peuvent ainsi être tranchées rapidement dans le contexte de l’examen du bien-fondé de la demande » (p. 598). C’est certainement le cas d’un affidavit et d’un mémoire figurant déjà au dossier, sans qu’une objection n’ait été consignée. La règle veut que les disjonctions ne soient pas encouragées. La Cour doit « statue[r] à bref délai et selon une procédure sommaire » sur les demandes de contrôle judiciaire (paragraphe 18.4(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7). Le pouvoir discrétionnaire ne doit être exercé pour trancher des questions interlocutoires que si cela est clairement justifié (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22). Comme l’a déclaré la Cour de manière plutôt colorée dans Association des universités et collèges du Canada : « Il est rare que notre Cour déroule le tapis rouge à l’intention de ceux qui tentent d’obtenir pareille décision interlocutoire » (paragraphe 11). Nous pouvons présumer que l’exercice du pouvoir discrétionnaire est clairement justifié si la décision à prendre concernant une requête interlocutoire est claire ou évidente.

[9]  Ainsi qu’il est ressorti à l’audition de la présente requête, la décision que la Cour doit prendre à l’égard de la présente requête interlocutoire n’est ni claire ni évidente. En bref, il est devenu tout à fait évident que la question à trancher comporte une certaine complexité. Le défendeur s’appuie sur la règle selon laquelle la preuve doit être présentée devant le tribunal administratif avant que la cour de révision n’en soit saisie (Connolly c Canada (Procureur général), 2014 CAF 294). Il en est ainsi parce que le rôle de la cour de révision consiste à statuer sur la légalité de la décision rendue par le tribunal administratif (selon la norme de contrôle de la décision correcte ou de la décision raisonnable). Le tribunal administratif doit disposer de tous les éléments nécessaires pour statuer sur le fond de l’affaire.

[10]  En l’espèce, la question est de savoir si la SI et la SAI ont compétence pour décider s’il y a eu abus de la présente procédure et, dans l’affirmative, s’il y a eu abus de procédure (selon la norme de contrôle à déterminer). Il ne s’agit pas de décider si le défendeur est interdit de territoire pour l’un des motifs prévus dans la LIPR. L’allégation d’interdiction de territoire n’est pas fondée s’il y a eu abus de procédure. Cela permettrait‑il que des faits qui sont d’ordre juridictionnel (c’est‑à‑dire, comment en arriver à la question de savoir pourquoi l’interdiction de territoire soulevée en avril 2003 n’a pas fait l’objet d’une décision près de 16 ans plus tard) ne soient présentés qu’au stade du contrôle judiciaire, puisque, de toute évidence, il se peut que la SI ou la SAI n’aient pas été saisies de la totalité ou d’une partie d’entre eux?

[11]  Le ministre soutient qu’il est nécessaire de disposer du dossier dans son ensemble afin de statuer sur la demande de contrôle judiciaire, et que l’évaluation des éléments dont la Cour doit être dûment saisie exige la compréhension de l’ensemble du dossier. Un juge saisi d’une requête ne dispose pas d’un pareil dossier. Il ignore l’essentiel de ce qui est ressorti devant la SI et la SAI. En l’absence de ce dossier complet, il n’est pas possible de posséder la compréhension exhaustive nécessaire, compréhension que possède le juge de première instance. L’issue de la requête ne peut être ni claire ni évidente.

[12]  Le ministre soutient que, quoi qu’il en soit, il peut tirer avantage des exceptions à la règle prévoyant de limiter les nouveaux éléments de preuve, si la règle s’applique aux circonstances. Il ne s’agit pas d’un exercice d’établissement des faits auquel la règle s’applique de façon générale. Le ministre affirme que les tribunaux administratifs n’avaient pas compétence pour se pencher sur la question; il n’était pas nécessaire d’expliquer en détail comment nous en sommes arrivés là, mais maintenant, la situation a changé quelque peu et une meilleure interprétation des faits s’avère nécessaire. En outre, certains des renseignements résumés dans l’affidavit s’apparentent à un résumé de ce qui s’est passé au cours des seize dernières années sur le plan de la procédure.

[13]  Dans Bernard (précité), la Cour d’appel a examiné trois exceptions à la règle :

a.  l’exception des renseignements généraux, ainsi énoncée dans Delios c Canada (Procureur général), 2015, CAF 117 :

L’exception des « renseignements généraux » vise les observations pures et simples propres à diriger la réflexion du juge réformateur afin qu’il puisse comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont le décideur administratif était saisi. Dans les procédures de contrôle judiciaire visant les décisions administratives complexes se rapportant à des procédures et des faits compliqués, étayées par des centaines ou des milliers de documents, le juge réformateur trouve utile de recevoir un affidavit qui passe brièvement en revue, d’une manière neutre et non controversée, les procédures qui se sont déroulées devant le décideur administratif, et les catégories de preuves que les parties ont présentées à l’administrateur. Dans la mesure où l’affidavit ne s’engage pas dans une interprétation tendancieuse ou une prise de position — rôle de l’exposé des faits et du droit —, il est recevable à titre d’exception à la règle générale;

b.  l’absence totale de preuve sur une certaine question;

c.  la preuve sur une question de justice naturelle, d’équité procédurale, de but illégitime ou de fraude dont le décideur administratif n’aurait pas pu être saisi […]

[14]  La Cour d’appel a souligné que la liste des exceptions n’est pas close (paragraphe 28).

[15]  Dans sa demande de contrôle judiciaire, le ministre allègue qu’une audience complète devait être tenue devant le décideur administratif; la conclusion d’abus de procédure était fondée sur de fausses observations à la SI et à la SAI, notamment à l’effet que l’avocat du demandeur (qui n’est pas l’avocat inscrit au dossier devant notre Cour) avait participé à l’ajournement de l’audience d’admissibilité; le défaut de tenir une audience porte atteinte à l’équité procédurale. Autrement dit, le ministre allègue qu’il faut disposer d’un dossier plus complet pour se pencher sur des questions qui sont plus complexes que des questions de fait ayant trait au bien‑fondé des demandes de contrôle judiciaire habituelles. La complexité exige qu’une décision soit rendue par le juge saisi de l’affaire.

[16]  À mon avis, l’issue est loin d’être claire ou évidente. Je ne veux pas laisser entendre que la preuve, ou une partie de celle-ci, devrait être exclue de ce dossier. Il est encore difficile de savoir pourquoi une partie, ou l’ensemble, de la preuve n’a pas été présentée devant le décideur administratif. C’est plutôt que nous ne savons pas exactement si ces renseignements doivent être inclus, compte tenu des circonstances particulières. Il me semble qu’une connaissance et une compréhension appropriées du dossier sont requises. Il n’y a aucune raison pour laquelle l’affaire serait mieux abordée si elle était entendue de manière interlocutoire moins de deux semaines avant d’être instruite.

[17]  Par conséquent, la requête en radiation de paragraphes de l’affidavit et la demande de contrôle judiciaire seront entendues par le juge de première instance lors de l’instruction du contrôle judiciaire, le 4 février 2019. À ce stade‑ci, le fait de chercher à trancher la question n’assurera pas un déroulement plus ordonné de l’audience, et la question n’est ni claire ni évidente, loin de là.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-3411-18

LA COUR ORDONNE que la requête en radiation de paragraphes de l’affidavit et du mémoire des faits et du droit déposés à l’appui du contrôle judiciaire soit rejetée, au motif qu’il ne serait pas approprié d’exercer le pouvoir discrétionnaire limité de statuer sur des requêtes interlocutoires concernant des demandes de contrôle judiciaire. Bien entendu, il sera loisible au défendeur de soulever la question devant le juge de première instance.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 31e jour de mars 2019.

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-3411-18

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c MOHAMMAD TAGHI NAJAFI

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (ColOmbiE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JANVIER 2019

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE :

le 23 JANVIER

COMPARUTIONS :

Me Helen Park

pour le DEMANDEUR

Me Laura Best

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

pour le DEMANDEUR

Embarkation Law Corporation

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

pour le défendeur

 

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