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Date : 20190212


Dossiers : IMM‑616‑18

IMM‑612‑18

Référence : 2019 CF 176

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 février 2019

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

ASMANUR ADEM ABDURAHMAN

 

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie de demandes de contrôle judiciaire à l’égard de deux décisions rendues par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). La première décision est une conclusion selon laquelle la demande d’asile de la demanderesse était irrecevable et ne pouvait être déférée à la Section de la protection des réfugiés (la SPR), car la demanderesse n’avait pas satisfait aux critères d’admissibilité à une dispense aux termes de l’« Entente sur les tiers pays sûrs » (l’ETPS) entre le Canada et les États‑Unis, laquelle est mise en œuvre par le règlement pris en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27[la LIPR]. La deuxième décision est un refus d’examiner la demande d’asile en raison du premier refus.

[2]  Pour les motifs qui suivent, les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies, car l’agent de l’ASFC qui a rendu la décision du 30 décembre 2016 (dossier IMM‑616‑18) a commis une erreur en exigeant une preuve documentaire d’un lien de parenté. En conséquence, la décision de l’ASFC qui a été rendue le 11 janvier 2018 (dossier IMM‑612‑18) doit également être réexaminée, car celle‑ci était fondée sur la décision de décembre 2016.

Le contexte et les décisions examinées

[3]  La demanderesse est originaire de l’Érythrée et vivait en Arabie saoudite lorsqu’elle a obtenu un visa d’étudiant pour les États‑Unis. Elle détient un passeport éthiopien. À son arrivée aux États‑Unis, elle s’est rendue à la frontière canadienne au point d’entrée de Saint‑Bernard‑de‑Lacolle au Québec, et a présenté une demande d’asile le 28 décembre 2016.

[4]  La demanderesse a été interrogée par un agent de l’ASFC, qui s’est demandé si elle était admissible à présenter une demande d’asile à la frontière terrestre en raison d’une dispense aux termes de l’ETPS. La demanderesse prétendait avoir deux oncles et une tante au Canada. Elle n’avait pas de certificat de naissance.

[5]  Le 29 décembre 2016, l’agent de l’ASFC a communiqué avec un des oncles de la demanderesse, Mohammed Hadago, qui a confirmé le lien de parenté. L’agent a informé ce dernier qu’il devait fournir des documents pour établir ce lien de parenté avant le lendemain, à défaut de quoi la demanderesse serait renvoyée aux États‑Unis.

[6]  Dans sa décision datée du 30 décembre 2016, l’agent de l’ASFC a conclu que la demande d’asile était irrecevable et que celle‑ci ne pouvait être déférée à la SPR, en application de l’alinéa 101(1)e) de la LIPR. Il a aussi conclu que la demanderesse n’était pas admissible à une dispense aux termes de l’ETPS en raison de l’absence de preuve documentaire. La demanderesse a par conséquent été renvoyée aux États‑Unis.

[7]  Dans cette décision, l’agent affirmait que [traduction] « la demande d’asile sembl[ait] inadmissible compte tenu des documents présentés au moment de l’examen ».

[8]  La deuxième décision examinée en l’espèce est celle qui a été rendue le 11 janvier 2018 par un autre agent de l’ASFC. La demanderesse affirme qu’à la suite de la décision de décembre 2016 par laquelle sa demande d’asile avait été jugée irrecevable, on lui a dit qu’elle ne pouvait revenir au Canada avant un an. Le 9 janvier 2018, elle est retournée à la frontière canadienne et l’a traversée à pied sans passer par un point d’entrée officiel.

[9]  Dans la décision de janvier 2018, l’agent de l’ASFC a conclu que la demande d’asile de la demanderesse était irrecevable pour le seul motif qu’une demande antérieure avait également été jugée irrecevable. La demande d’asile a donc été rejetée de nouveau, en application de l’alinéa 101(1)c) de la LIPR.

La question en litige

[10]  La question déterminante à l’égard des deux demandes de contrôle judiciaire en l’espèce consiste à savoir si l’agent de l’ASFC qui a rendu la décision du 30 décembre 2016 a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

Analyse

La norme de contrôle

[11]  La jurisprudence n’établit pas clairement quelle norme de contrôle doit s’appliquer aux décisions à l’égard desquelles on allègue qu’un décideur administratif a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Dans l’arrêt Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, le juge Stratas a expliqué qu’auparavant l’entrave au pouvoir discrétionnaire constituait un motif automatique d’annulation d’une décision administrative, mais que maintenant l’examen d’allégations d’entrave à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire peut être intégré à l’analyse du caractère raisonnable de la décision (paragraphes 21‑24).

[12]  J’adopte le raisonnement qui a été appliqué dans la décision Barco c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 421, où le juge Boswell a conclu qu’indépendamment de la norme de contrôle applicable, lorsqu’un agent entrave l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, cela constitue une erreur susceptible de contrôle selon l’une ou l’autre norme et exige que la décision soit infirmée dans les deux cas (paragraphe 20).

L’agent de l’ASFC a‑t‑il entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

[13]  La demanderesse soutient que l’agent de l’ASFC a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en exigeant qu’elle prouve un lien de parenté au moyen d’une preuve documentaire. Elle fait remarquer qu’il n’y a pas d’exigence en ce sens dans les dispositions de l’ETPS ou de la LIPR. De plus, elle affirme que sa situation, c’est‑à‑dire son arrivée à la frontière sans preuve documentaire, a été envisagée dans l’ETPS et dans les directives du ministre, lesquelles n’exigent pas de preuve documentaire pour établir l’existence d’un lien de parenté.

[14]  Qu’à cela ne tienne, la demanderesse soutient qu’elle a fourni à l’agent de l’ASFC une preuve établissant la présence de membres de sa famille au Canada et que son oncle a confirmé leur lien de parenté. Selon elle, l’agent de l’ASFC a commis une erreur en exigeant qu’elle fournisse des documents pour confirmer la présence de membres de sa famille au Canada, et ce, dans un délai d’une journée suivant son arrivée à la frontière.

[15]  Le deuxième énoncé de la Déclaration de principes de l’ETPS prévoit ce qui suit en ce qui concerne la preuve du lien de parenté :

Les procédures préciseront qu’il incombe au demandeur de prouver au décideur l’existence d’un lien de parenté et que la personne en question détient le statut requis. Un témoignage crédible peut suffire à convaincre un décideur, en l’absence d’une preuve documentaire ou de dossiers informatiques. Dans ces circonstances, il peut être approprié d’exiger que le demandeur et le membre de sa parenté fournissent des déclarations sous serment attestant de leur lien de parenté.

[16]  De plus, les Instructions et lignes directrices opérationnelles du ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté prévoient ceci au sujet de la preuve de lien de parenté au titre de l’ETPS :

Lorsqu’un demandeur indique qu’un membre de sa famille vit au Canada, il doit prouver à l’agent que le lien de parenté le rend admissible à une exception. La norme de preuve est celle de la « prépondérance des probabilités ». Il incombe au demandeur de fournir des renseignements afin de confirmer le lien de parenté et le statut du membre de sa famille. Toutefois, dans certains cas, des documents écrits, comme un certificat de naissance ou de mariage, peuvent ne pas être disponibles. Dans ces cas‑là, un témoignage crédible peut être suffisant à condition que l’agent soit convaincu de l’authenticité du prétendu lien de parenté. Si le témoignage n’est pas suffisant, l’agent doit essayer de confirmer le lien de parenté et le fait que le parent détient le statut requis au Canada. Il peut le faire de l’une des façons suivantes :

*  communication avec le prétendu parent;

*  examen des documents fournis par le demandeur;

*  vérifications dans le SSOBL;

*  examen des dossiers conservés dans les autres bureaux de l’ASFC;

*  examen des dossiers de la CISR;

*  vérification dans les répertoires des villes, les annuaires et les sites Internet, entre autres;

*  vérification des déclarations solennelles (peuvent être utiles, mais ne sont pas requises).

Toute contradiction ou incohérence qui fait naître le doute quant au prétendu lien de parenté doit être consignée en détail.

[17]  La LIPR n’exige pas la présentation d’un élément de preuve documentaire (comme un certificat de naissance ou de mariage) pour établir l’existence d’un lien avec un membre de la famille en vue de satisfaire au critère d’admissibilité à une dispense aux termes de l’ETPS.

[18]  La demanderesse soutient que ses déclarations et celles de son oncle constituaient une preuve suffisante de l’existence d’un lien de parenté au sens de l’ETPS. Elle affirme avoir déclaré sans équivoque que des membres de sa famille résidaient au Canada, soit un oncle et une tante, qui sont en fait le demi‑frère et la demi‑sœur de son père. Elle a aussi fourni les coordonnées de sa tante et celles d’un cousin afin qu’on puisse vérifier ses liens de parenté.

[19]  L’agent de l’ASFC a communiqué un des oncles de la demanderesse, mais pas avec les autres membres de la parenté qu’elle prétendait avoir. Quant à la preuve documentaire, l’agent a noté avoir les documents suivants :

  • Le certificat de naissance de Mme Abdurahman (qu’elle n’avait pas en sa possession);

  • La page de renseignements biographiques du passeport du père de Mme Abdurahman;

  • La page de renseignements biographiques du passeport de la mère de Mme Abdurahman;

  • Le document relatif au droit d’établissement de M. Mohammed Hadago datant de 1985.

[20]  Donc, l’agent disposait de la déclaration de la demanderesse, de la déclaration de son oncle et des documents susmentionnés. L’agent n’a pas tiré de conclusions en matière de crédibilité et il n’a pas affirmé ne pas croire la demanderesse ou son oncle. Il semblerait que l’agent ait fondé sa conclusion sur la compréhension erronée qu’une preuve documentaire était nécessaire pour appuyer une demande de dispense aux termes de l’ETPS.

[21]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il incombait à la demanderesse d’établir son admissibilité à présenter une demande d’asile en raison d’une dispense aux termes de l’ETPS (Wangden c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1230, au paragraphe 28, conf. par 2009 CAF 344), mais il appert que l’agent a ajouté au fardeau de preuve des critères qui ne figurent pas dans la LIPR ou l’ETPS. Pourtant, il n’existe aucune exigence selon laquelle la preuve doit consister uniquement en des actes de l’état civil, puisque la preuve testimoniale est expressément mentionnée. Si l’agent avait des doutes quant à la crédibilité des déclarations de la demanderesse ou de son oncle, il lui aurait fallu les consigner par écrit.

[22]  Tout compte fait, l’agent de l’ASFC a commis une erreur en exigeant de la demanderesse qu’elle prouve son lien de parenté au moyen d’une preuve documentaire. Par conséquent, la décision du 30 décembre 2016 ne peut être confirmée.

[23]  La décision de l’ASFC du 11 janvier 2018 ne peut être maintenue non plus, puisqu’elle était fondée sur la conclusion d’irrecevabilité du 30 décembre 2016.

[24]  J’accueille donc les demandes de contrôle judiciaire dans les dossiers IMM‑616‑18 et IMM‑612‑18.


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS IMM‑612‑18 ET IMM‑616‑18

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM‑616‑18 est accueillie, la décision de l’agent de l’ASFC est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM‑612‑18 est accueillie, la décision de l’agent de l’ASFC est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale et l’affaire n’en soulève aucune.

« Ann Marie McDonald »

Juge


COUR FÉDÉRALE 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER 


DOSSIER :

IMM‑616‑18

IMM‑612‑18

INTITULÉ :

ASMANUR ADEM ABDURAHMAN c MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 DÉCEMBRE 2018

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

LE 12 FÉVRIER 2019

COMPARUTIONS :

Esther Lexchin

POUR LA DEMANDERESSE

Modupe Oluymi

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Wills & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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