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Date : 20040803

Dossier : T-211-00

Référence : 2004 CF 1054

Ottawa (Ontario), le 3 août 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JAMES RUSSELL             

                                                                             

ENTRE :                                                                    

                                                   DAVID CLARE VAN VLYMEN

                                                                                                                                       demandeur

                                                                             et

                                       LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                         défendeur

                                 MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

NATURE DE LA DEMANDE


[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire du retard considérable avec lequel le défendeur a décidé, sous le régime de l'article 6 de la Loi sur le transfèrement des délinquants, L.R.C. 1985, ch. T-15 (la Loi), et de son règlement d'application, l'acceptation du transfèrement du demandeur au Canada. Le demandeur a été effectivement transféré au Canada en application d'une décision du défendeur en date du 1er mars 2000, mais il n'en a pas moins poursuivi la présente instance, au motif du temps considérable qui s'était écoulé entre la présentation de sa demande de transfèrement et la décision du défendeur d'y faire droit.

LE CONTEXTE

[2]                En juillet 1986, ayant été inculpé en Ontario de vol qualifié, de séquestration, de voies de fait ayant causé des lésions corporelles et d'agression sexuelle, le demandeur a réussi à échapper à la justice canadienne en s'enfuyant aux États-Unis. Pendant qu'il était dans ce pays, il a été inculpé et déclaré coupable de vol de banque et de vol de banque avec usage d'une arme dangereuse, et condamné pour ces crimes, les 14 octobre et 18 novembre 1987, à 55 ans d'emprisonnement.

[3]                Par une lettre en date du 11 janvier 1991 adressée à Serge Boudreau, gestionnaire des Transfèrements internationaux au Service correctionnel du Canada, le Département américain de la justice a avisé le défendeur qu'il avait accueilli la demande de transfèrement du demandeur, qui était ainsi autorisé à purger le reste de sa peine au Canada. Une longue et volumineuse correspondance s'en est suivie entre le demandeur et le Service correctionnel du Canada.


[4]                Ce n'est que le 3 février 2000 que le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire de la conduite du défendeur. Peu après le dépôt de cette demande (la présente), le défendeur a autorisé le transfèrement du demandeur, lui permettant ainsi de revenir au Canada pour y purger le reste de sa peine.

[5]                M. Boudreau a avisé le Département américain de la Justice de l'approbation de la demande de transfèrement par le défendeur le 1er mars 2000.

[6]                Le demandeur a ensuite été transféré au Canada.

[7]                Le 17 mars 2000, le défendeur a introduit une requête en rejet de la présente demande de contrôle judiciaire au motif qu'elle était devenue sans objet ou théorique, le demandeur ayant été effectivement transféré au Canada.

[8]                Dans l'exposé des motifs de son jugement en date du 3 mai 2000, le protonotaire Hargrave a statué que la demande de contrôle judiciaire était effectivement théorique, mais il en a autorisé la poursuite au motif qu'il restait [traduction] « des questions substantielles en litige et un contexte contradictoire dans lequel examiner ces questions, dont le règlement influera ou pourra influer sur les droits du demandeur [et qui,] si elles ne sont pas réglées, pourraient bien avoir des ramifications plus larges qui toucheront d'autres personnes » .


[9]                Après que le demandeur eut présenté une demande de transmission de documents sous le régime de l'article 317 des Règles de la Cour fédérale (1998), Monsieur le juge Blanchard, par une ordonnance en date du 23 janvier 2001, a enjoint au défendeur de communiquer au greffe tous les documents pertinents en sa possession qu'il avait utilisés pour « examiner, réviser et traiter de nouveau le cas du demandeur, en vertu de la compétence qui lui est conférée par la Loi sur le transfèrement des délinquants et par son règlement d'application » .

[10]            Le 7 novembre 2003, après examen de l'état de l'instance et en vertu d'une décision du juge Blanchard, la Cour a autorisé la poursuite de la présente procédure.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[11]            Le demandeur soulève les questions suivantes :

Le demandeur, en tant que citoyen canadien, a-t-il le droit constitutionnel, en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, d'entrer au Canada, ou le défendeur, soit le Solliciteur général du Canada, a-t-il le droit de lui refuser l'entrée au pays?


Le ministre défendeur a-t-il l'obligation légale d'accueillir une demande de transfèrement sous le régime de l'article 6 de la Loi sur le transfèrement des délinquants dans le cas où l'auteur de cette demande est un citoyen canadien et satisfait par conséquent aux conditions de l'alinéa 4.a) du Règlement sur le transfèrement des délinquants?

Les alinéas b) à f) du paragraphe 4 du Règlement sur le transfèrement des délinquants sont-ils inconstitutionnels en tant qu'ils seraient incompatibles avec le paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et par conséquent sans effet en vertu de l'article 52 de ladite Charte?

Les droits constitutionnels conférés au demandeur par l'article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés ont-ils été violés par le défendeur depuis janvier 1991 ou à peu près et, dans l'affirmative, quelle est la réparation convenable et juste eu égard aux circonstances qu'il peut obtenir sous le régime du paragraphe 24(1) de ladite Charte?

Le ministre défendeur a-t-il enfreint l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et manqué à l'obligation en common law d'agir équitablement en administrant comme il l'a fait la demande de transfèrement au Canada du demandeur?


Le ministre défendeur devrait-il être requis, sous le régime du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, de communiquer en totalité les renseignements, études et autres documents que le défendeur a pris en considération dans l'examen de la demande de transfèrement du demandeur, notamment les éventuels rejets de cette demande et, le cas échéant, les motifs de ces rejets?

Le demandeur a-t-il droit à des dépens au titre de la totalité des frais judiciaires et autres qu'il a dû supporter pour faire valoir ses droits constitutionnels?

Compte tenu de toutes les circonstances, le demandeur a-t-il droit à des dépens spéciaux?

LES ARGUMENTS              

Le demandeur

Le demandeur, en tant que citoyen canadien, a-t-il le droit constitutionnel, en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, d'entrer au Canada, ou le défendeur, soit le Solliciteur général du Canada, a-t-il le droit de lui refuser l'entrée au pays?

[12]            L'article 6 de la Charte est coiffé du titre « Liberté de circulation et d'établissement » , et le sous-titre « Liberté de circulation » est inscrit en marge de son paragraphe (1), libellé comme suit :


6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir.

6. (1) Every citizen of Canada has the right to enter, remain in and leave Canada.


[13]            La Cour suprême du Canada a déclaré dans son arrêt Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, rendu à l'unanimité, que l'interprétation de la Charte exige une « approche structurelle » :

50. Notre Constitution a une architecture interne, ce que notre Cour à la majorité, dans SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, à la p. 57, a appelé une « structure constitutionnelle fondamentale » . Chaque élément individuel de la Constitution est lié aux autres et doit être interprété en fonction de l'ensemble de sa structure.


[14]            La structure de la Charte elle-même est un puissant outil d'interprétation parce qu'elle représente l'articulation des valeurs fondamentales de la société canadienne. Il est important dans la présente espèce d'examiner la liberté de circulation garantie par l'article 6 de la Charte dans le contexte de l'ensemble de la structure de celle-ci afin d'évaluer le degré de retenue qu'il convient d'adopter, sous le régime de son article premier, à l'égard de la position des pouvoirs publics sur la question de savoir si le règlement d'application de la Loi sur le transfèrement des délinquants constitue une restriction raisonnable de cette liberté de circulation. Le demandeur soutient que la prise en considération de l'article 6 indépendamment de la clause de dérogation par déclaration expresse de l'article 33 montre que toute infraction à l'article 6 doit faire l'objet d'un examen judiciaire très rigoureux sous le régime de l'article premier. Les restrictions étatiques de droits individuels qui sont raisonnables dans un contexte donné peuvent ne pas l'être dans le contexte de l'article 6. Qui plus est, l'emploi du terme « citoyen » à l'article 6 de la Charte étaye fortement la thèse qu'il est inconstitutionnel de dénier à n'importe quel citoyen, fût-il un mauvais citoyen, la liberté de circulation que lui garantit la Constitution. Voir par exemple Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, la juge en chef McLachlin, aux paragraphes 34 à 37.

[15]            L'article 33 de la Charte ne s'applique qu'aux articles 2 et 7 à 15; il n'est pas applicable à l'article 6. Par conséquent, fait valoir le demandeur, il n'est tout simplement pas possible au gouvernement fédéral ou à un gouvernement provincial de suspendre la liberté de circulation de citoyens canadiens.


[16]            Le demandeur fait en outre valoir que la liberté de circulation garantie par l'article 6 ne s'applique qu'aux « citoyens » . L'importance à accorder à la citoyenneté est aussi étayée par une approche structurelle de l'interprétation de la Charte. La plupart des droits garantis par celle-ci sont attribués à « chacun » ou à « toute personne » . Or, le droit d'entrer au Canada garanti par l'article 6 n'est conféré qu'à « tout citoyen canadien » . L'article 6 mis à part, seuls l'article 3 (qui confère le droit de vote) et l'article 23 (qui garantit aux minorités linguistiques le droit de faire instruire leurs enfants dans leur langue) s'appliquent nommément aux « citoyens » . Dans l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177 (CSC), la Cour suprême du Canada a statué que les droits attribués à « chacun » par la Charte sont conférés à la personne du seul fait de sa présence physique sur le territoire canadien, même si elle y est entrée illégalement. Cependant, les articles 3, 6 et 23 de la Charte confèrent un statut spécial aux citoyens canadiens, statut dont ne jouissent pas les étrangers ou les résidents permanents. Le citoyen canadien qui est incarcéré ne perd pas sa citoyenneté du fait de sa déclaration de culpabilité ou de sa condamnation.

[17]            Dans l'arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 90 D.L.R. (4th) 289, aux pages 303 et 304, la Cour suprême a statué que les non-citoyens n'ont pas de droits absolus et que, pour ce qui concerne les droits conférés par la Charte, il y a une distinction nette entre les citoyens et les non-citoyens. La citoyenneté est un état d'origine purement législative, régie par la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29. On naît citoyen, ou on le devient en remplissant les conditions énoncées dans cette loi. Il n'y a pas de concept de citoyenneté fondé sur la common law ou la Charte. La distinction entre citoyens et non-citoyens est la source constitutionnelle du pouvoir conféré à l'État d'expulser les immigrants clandestins, les résidents permanents et les autres non-citoyens. Les tribunaux ont refusé d'élargir la définition de la citoyenneté donnée dans la Loi sur la citoyenneté. Dans la décision Solis c. Canada, (1998) 147 F.T.R. 272 (C.F.P.I.), aux pages 279 et 280, un immigrant admis menacé d'expulsion ayant soutenu que l'article 6 lui garantissait la liberté de circulation et d'établissement, la Cour a rejeté cet argument au motif que la citoyenneté a toujours été un état d'origine législative et qu'on enlèverait toute signification au terme « citoyen » en essayant de lui attribuer un sens non prévu dans la définition qu'en donne la Loi sur la citoyenneté.


[18]            Le demandeur fait valoir que, si le ministre compétent peut relâcher certaines exigences dans l'examen d'une demande de citoyenneté pour des raisons d'ordre humanitaire, seule la constatation du caractère frauduleux d'une telle demande peut entraîner la révocation de la citoyenneté. Une fois acquise par la naissance ou de toute autre manière prévue par la Loi sur la citoyenneté, la citoyenneté ne peut être perdue ou retirée. Le sujet en jouit par la suite comme d'une situation essentiellement immuable. La citoyenneté canadienne acquise par la naissance n'est pas fondée sur des caractéristiques personnelles. Une fois légitimement acquise, par la naissance ou autrement, la citoyenneté ne peut être retirée pour quelque motif que ce soit, a fortiori celui d'une caractéristique personnelle telle que la mauvaise conduite. L'état de citoyen est strictement une conséquence de la définition donnée de ce terme dans la Loi sur la citoyenneté.


[19]            Dans l'arrêt Lavoie c. Canada (1999), 174 D.L.R. (4th) 588 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale a examiné la distinction entre les droits, devoirs, responsabilités et intérêts des citoyens et ceux des résidents permanents dans le contexte de l'article 15 de la Charte. Selon Monsieur le juge Marceau (à la page 588), la Constitution canadienne « reconnaît que le concept de citoyenneté est un des fondements mêmes de la communauté politique du pays » . Le juge Marceau conclut à la page 589 que le concept de citoyenneté est « dans les pays démocratiques, universellement considéré comme important aussi bien pour le citoyen que pour l'État. C'est un concept tout à fait distinctif, poursuit-il, puisqu'il repose sur l'idée que certains droits, privilèges et obligations seront exclusivement reconnus aux citoyens en tant qu'attributs de leur statut » . Madame la juge Desjardins souscrit à la proposition suivant laquelle la notion de citoyenneté dépend d'une décision politique. Elle note en particulier le lien entre le concept de citoyenneté et la Charte et le fait que celle-ci confère un bon nombre de droits importants aux seuls citoyens. Elle rappelle en outre les responsabilités correspondantes qui incombent aux citoyens. Voir Lavoie, précitée, confirmée par la C.S.C. dans l'arrêt Lavoie c. Canada (2001), 210 D.L.R. (4th) 193, le juge Marceau aux pages 604 et 608, et la juge Desjardins aux pages 614, 616 à 619 et 621.


[20]            À l'heure actuelle, la Loi sur la citoyenneté ne permet pas la révocation de la citoyenneté, sauf si elle a été acquise frauduleusement. Ni la condamnation pour une infraction criminelle, ni l'assujettissement à une peine du ressort fédéral, ni le fait d'être tout simplement un « mauvais citoyen » ne peuvent entraîner la perte de la citoyenneté. S'il est vrai qu'on peut refuser la citoyenneté à la personne qui la demande en invoquant des motifs liés à sa mauvaise moralité, une fois la citoyenneté acquise, une telle conduite est dépourvue de pertinence quant à sa qualité de « citoyen » . La révocation de la citoyenneté pour mauvaise conduite rendrait « apatride » la personne qui en ferait l'objet, ce qui constituerait une grave infraction au droit international. La nationalité correspondant à la citoyenneté définit la personne comme sujet de droit. Elle est le lien principal entre elle et le droit international et crée une identité qui peut être appuyée par la protection diplomatique. Elle est [traduction] « le droit, en fait, d'avoir des droits » . Selon l'article premier de la Convention relative au statut des apatrides, 360 U.N.T.S. 117, « le terme "apatride" désigne une personne qu'aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation » (Carol Batchelor, « Statelessness and the Problem of Resolving Nationality Status » , (1998) 10 International Journal of Refugee Law 156, à la page 159).

[21]            Le Canada est signataire de la Convention sur la réduction des cas d'apatridie depuis 1978. Cette convention prévoit quelques rares cas où la citoyenneté peut être révoquée. On pourrait soutenir que son article 8 ménage la possibilité de révoquer la citoyenneté d'un détenu. Il exige cependant que l'État contractant se réserve ce droit au moment de son adhésion. Or, le Canada ne s'est pas réservé ce droit au moment de son accession à la Convention sur la réduction des cas d'apatridie. Les ouvrages récents sur l' « apatridie » donnent à penser que la citoyenneté peut être légitimement considérée comme un droit de la personne, encore que depuis peu, et que sa révocation par suite de l'infliction d'une peine ne satisferait vraisemblablement pas aux normes internationales en cours d'élaboration concernant l' « apatridie » (J.M.M. Chan, « The Right to a Nationality as a Human Right: the Current Trend Towards Recognition » , (1991) 12 Human Rights Law Journal 1, à la page 8).

[22]            Monsieur le juge La Forest, au nom de la Cour suprême du Canada, a formulé aux pages 211 et 212 de l'arrêt États-Unis c. Cotroni et al. (1989), 48 C.C.C. (3d) (193) (C.S.C.), dans le contexte de l'extradition, les observations suivantes sur les rapports entre la citoyenneté et le pays :


En examinant cette question, je commence par souligner qu'un document constitutionnel doit être abordé dans une perspective d'ensemble. En particulier, cette Cour a souligné à maintes reprises que les droits garantis par la Charte doivent recevoir une interprétation libérale afin de réaliser l'objectif qui consiste à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte (voir les remarques du juge en chef Dickson dans les arrêts Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, aux pp. 155 et 156; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 344). Le rapport étroit qui existe entre un citoyen et son pays favorise ce point de vue dans le présent contexte. Le droit de demeurer dans son pays est tel que, s'il faut lui porter atteinte, cette atteinte doit être justifiée comme étant nécessaire pour réaliser un objectif raisonnable de l'État.

[23]            Le juge La Forest examine ensuite la Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, app. III, dont l'alinéa 2.a) protège la personne contre l'exil; la Convention européenne des droits de l'homme (Protocole no 4, article 3, paragraphe 1), qui a le même effet; l'article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques; et le Protocole no 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (1971). Il tire ensuite de cet examen les conclusions suivantes :

Tout comme les documents internationaux et constitutionnels que j'ai mentionnés, le par. 6(1) vise à protéger contre l'exil et le bannissement qui ont pour objet l'exclusion de la participation à la communauté nationale.

[...]

Un accusé peut revenir au Canada suite à son procès et à son acquittement ou, s'il a été reconnu coupable, après avoir purgé sa peine. Les répercussions de l'extradition sur les droits d'un citoyen de demeurer au Canada me paraissent avoir une importance secondaire. En fait, en ce qui concerne le Canada et les États-Unis, une personne reconnue coupable peut, dans certains cas, être autorisée à purger sa peine au Canada [...]

États-Unis c. Cotroni et al., précité, le juge La Forest, aux pages 212 et 213.

Voir aussi États-Unis c. Burns 2001 CSC, aux paragraphes 39 à 49.


[24]            Le demandeur soutient que, étant donné ce qui précède, il avait, en tant que citoyen canadien, le droit d'entrer au Canada en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte et que, une fois son transfèrement autorisé par les États-Unis d'Amérique dans le cadre des traités applicables et sous le régime de la Loi sur le transfèrement des délinquants, on aurait dû sans délai donner effet à son droit constitutionnel d'entrer au Canada et lui offrir la possibilité d'y revenir à la première occasion raisonnable. Le refus opposé à son retour par le défendeur, fait valoir le demandeur, a porté atteinte à son droit constitutionnel de rentrer des États-Unis au Canada dans le cadre des traités applicables et sous le régime de la Loi sur le transfèrement des délinquants.

Le ministre défendeur a-t-il l'obligation légale d'accueillir une demande de transfèrement sous le régime de l'article 6 de la Loi sur le transfèrement des délinquants dans le cas où l'auteur de cette demande est un citoyen canadien et satisfait par conséquent aux conditions de l'alinéa 4.a) du Règlement sur le transfèrement des délinquants?


[25]            Le demandeur soutient que, pour les raisons exposées ci-dessus, le ministre défendeur, soit le Solliciteur général du Canada, avait l'obligation légale d'autoriser son transfèrement au Canada, sous la seule réserve de la confirmation de sa citoyenneté canadienne. Étant donné la qualité de citoyen du demandeur, le défendeur était tenu de faire droit à sa demande de transfèrement et avait l'obligation légale d'autoriser ce transfèrement. S'il est vrai que le défendeur a en fin de compte autorisé celui-ci, il l'a fait dans le cadre de l'ancienne version du Règlement sur le transfèrement des délinquants et n'a pas admis que la seule question à prendre en considération était celle de savoir si le demandeur était citoyen canadien. En fait, on trouve à la deuxième page de la pièce U jointe à l'affidavit de Meherun Kassam - le document autorisant le transfèrement du demandeur - une liste de contrôle indiquant que le ministre a pris en considération les autres facteurs énumérés au règlement susdit et non pas seulement la citoyenneté du demandeur. Sur la base de l'article 6 de la Charte, il devrait être déclaré que le défendeur avait l'obligation légale d'autoriser le transfèrement du demandeur, sous la seule réserve de la nécessité d'établir ou de vérifier sa citoyenneté, et que les autres considérations étaient dénuées de pertinence.

Les alinéas b) à f) du paragraphe 4 du Règlement sur le transfèrement des délinquants sont-ils inconstitutionnels en tant qu'ils seraient incompatibles avec le paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et par conséquent sans effet en vertu de l'article 52 de ladite Charte?

[26]            Les alinéas 4.b) à 4.f) de la version du Règlement sur le transfèrement des délinquants qui était en vigueur à l'époque pertinente prescrivaient au ministre de prendre en considération d'autres facteurs que la citoyenneté du demandeur. Celui-ci soutient que, dans la mesure où ces alinéas avaient pour effet de permettre au ministre de ne pas accueillir la demande de transfèrement d'un citoyen canadien, ils étaient incompatibles avec le paragraphe 6(1) de la Charte et donc sans effet en vertu de son article 52.

[27]            Le demandeur prie la Cour de déclarer inconstitutionnels les alinéas 4.b) à 4.f) du Règlement sur le transfèrement des délinquants en tant qu'ils seraient incompatibles avec le paragraphe 6(1) de la Charte et sans effet en vertu de l'article 52 de celle-ci.

Les droits constitutionnels conférés au demandeur par l'article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés ont-ils été violés par le défendeur à partir de janvier 1991 ou à peu près et, dans l'affirmative, quelle est la réparation convenable et juste eu égard aux circonstances qu'il peut obtenir sous le régime du paragraphe 24(1) de ladite Charte?

[28]            Le demandeur soutient que ses droits constitutionnels conférés par l'article 6 de la Charte ont été manifestement violés par le défendeur à partir de janvier 1991 ou à peu près du fait de l'application, réelle ou prétendue, du Règlement sur le transfèrement des délinquants à son cas, ainsi que de l'ensemble des mesures prises par le défendeur (et par d'autres avec qui il s'est secrètement concerté) pour le frustrer de ses droits constitutionnels. Le demandeur affirme avoir été en conséquence soumis au traitement suivant :

[traduction]

a. On lui a dénié le droit constitutionnel dont il jouit, en tant que citoyen canadien, d'entrer au Canada en vertu de l'article 6 de la Charte.

b. On lui a refusé le transfèrement et dénié son droit constitutionnel sur des bases illégitimes, à savoir des dispositions réglementaires inconstitutionnelles ayant pour effet de limiter l'application de l'article 6 de la Charte, ainsi qu'une accusation pour laquelle il n'avait pas été jugé et dont il n'avait pas été déclaré coupable, accusation sur laquelle on aurait pu se fonder pour le faire extrader, mais non pour l'empêcher de revenir dans son pays d'origine.


c. Au lieu de s'en tenir à la légalité, le Solliciteur général de l'époque considérée a cédé aux revendications chargées d'émotivité d'une prétendue victime et de ses partisans, ainsi qu'à l'ingérence de la Couronne provinciale, pour refuser le transfèrement.

d. On a mal renseigné le demandeur, on l'a induit en erreur, on lui a menti, et on ne l'a pas informé des refus et de leurs motifs ni de ce qui se passait réellement par rapport à sa demande de transfèrement.

e. Les pouvoirs publics et leurs représentants se sont comportés de manière répréhensible envers le demandeur en persistant dans leur ligne de conduite trompeuse et, bien qu'ils fussent au courant des droits que la Charte garantissait à ce dernier, en n'en tenant pas dûment compte et en prenant en considération des facteurs illégitimes à son détriment.

[29]            Le demandeur affirme que le ministre défendeur s'est rendu compte de l'illégitimité de sa conduite envers lui et que c'est la raison pour laquelle il a prononcé le transfèrement dès que la présente demande de contrôle judiciaire eut été déposée. Le demandeur a obtenu la mesure de redressement qu'il recherchait pendant qu'il était encore détenu aux États-Unis. Cependant, la révélation, par le moyen des documents communiqués en vertu de l'article 317 des Règles, de ce qui s'est effectivement passé relativement au cas du demandeur fait apparaître un déni illégitime de ses droits constitutionnels qui s'est poursuivi sur une période de dix ans, déni qui a eu pour conséquence que le demandeur a été détenu aux États-Unis durant cette longue période plutôt que de pouvoir revenir au Canada. La mère du demandeur, dont les autorités savaient qu'elle était malade, est morte pendant cette période. Le moins qu'on puisse dire de cette conduite des autorités est qu'elle était répréhensible, et le demandeur soutient qu'on devrait lui accorder une réparation convenable, juste et proportionnée au préjudice qu'il a subi.

[30]            Le demandeur affirme que, compte tenu de toutes les circonstances, la Cour devrait envisager de prononcer l'une ou l'autre, ou plusieurs, des mesures de redressement suivantes, en tant que convenables et justes sous le régime du paragraphe 24(1) de la Charte :

[traduction]

a. Annuler les déclarations de culpabilité du demandeur de toutes les accusations poursuivies à Sarnia (Ontario) depuis son retour au Canada, au motif du retard excessif de la poursuite de ces accusations causé par la victime, ses partisans, la Couronne provinciale et la Couronne fédérale, retard par suite duquel il n'a pas été jugé dans un délai raisonnable pour ces infractions, en violation de l'alinéa 11.b) de la Charte;

b. Adjuger au demandeur des dépens spéciaux ou des dépens avocat-client, au motif de la conduite répréhensible que les autorités ont suivie aussi bien avant que pendant la présente procédure, ainsi qu'il sera exposé en détail plus loin;

c. Réduire la peine du demandeur d'au moins les dix années d'attente indue qu'il a subies en détention aux États-Unis en violation des droits que lui garantit la Charte;

e. Ordonner que cette partie des revendications du demandeur soit instruite comme s'il s'agissait d'une action en dommages-intérêts, en vertu du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

Le ministre défendeur a-t-il enfreint l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et manqué à l'obligation en common law d'agir équitablement en administrant comme il l'a fait la demande de transfèrement au Canada du demandeur?


[31]            Le demandeur soutient que le défendeur, soit le ministre représenté par ses subordonnés et plus particulièrement par les agents de l'Unité des transfèrements internationaux du Service correctionnel du Canada, a manifestement omis de l'informer des arguments invoqués contre lui, de sorte qu'il ne lui a jamais été donné une possibilité équitable d'y répondre. L'obligation d'agir équitablement est la condition minimale de l'équité procédurale, et le manquement à cet obligation constitue par conséquent une violation de l'article 7 de la Charte, étant donné qu'il a été porté atteinte à la liberté et à la sécurité de la personne du demandeur d'une manière non conforme aux principes de justice fondamentale. Voir Martineau c. Comité de discipline de l'Institution de Matsqui, [1979] 50 C.C.C. (2d) 353 (C.S.C.); et Mooring c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles, [1996] 104 C.C.C. (3d) 97 (C.S.C.).


[32]            Le demandeur soutient que, dès le printemps 1991, le défendeur a pris la décision de lui cacher la source des pressions exercées en faveur du refus de son transfèrement. L'existence d'une requête en ce sens de Christine Strangeway et d'autres personnes n'a pas été révélée au demandeur avant qu'il n'engageât la présente procédure. Pas plus que le fait que les accusations pendantes contre lui au Canada avaient été retirées des archives du Centre canadien de renseignements policiers depuis un certain temps et que l'opposition à son transfèrement était fondée sur un crime imputé pour lequel il n'avait pas été jugé et dont il avait encore moins été reconnu coupable. Les autorités savaient que le refus du transfèrement, quoique le ministre pût le décider à son gré, n'en pouvait pas moins être contesté en vertu de la Charte. En fait, le ministre avait même fait référence à la Charteet aux obligations du gouvernement canadien dans le cadre de celle-ci lorsqu'il avait refusé le transfèrement en novembre 1991 ou à peu près. Il apparaît évident que le ministre avait déjà arrêté sa décision en décembre 1991. Il a été décidé, de concert avec le Solliciteur général adjoint, d'invoquer l'alinéa 4.b) du Règlement, c'est-à-dire le fait que le retour du demandeur soulèverait l'indignation du public. On a pris cette décision sans l'informer que cette indignation du public avait été exprimée par la Couronne ontarienne, ainsi que des groupes de défense des victimes d'actes criminels et d'autres citoyens, sur la base d'une accusation pendante au Canada, qui n'avait donc pas encore donné lieu à procès et qu'on savait pouvoir invoquer pour obtenir son extradition vers le Canada. Les autorités savaient aussi qu'une telle allégation n'était pas un motif valable pour refuser un transfèrement au Canada. Autrement dit, on n'a jamais dit au demandeur ce qui se passait vraiment.

[33]            Qui plus est, lorsque des agents de l'Unité des transfèrements internationaux ont avisé le demandeur que le ministre envisageait de rejeter sa demande de transfèrement en vertu de l'alinéa 4.b) du Règlement sur le transfèrement des délinquants et l'ont invité à présenter des observations audit ministre en conformité avec l'obligation d'agir équitablement, on a encore omis de l'informer des arguments invoqués contre lui, c'est-à-dire des motifs du rejet envisagé, de manière à lui permettre en toute équité de répondre à ces arguments dans le délai de 60 jours qui lui était imparti. Il apparaît qu'on a dit au demandeur et à d'autres que sa demande de transfèrement était en cours d'examen par le ministre, alors que, en fait, celui-ci avait déjà décidé de la rejeter.


[34]            Comme on ne l'avait pas informé des arguments qui étaient réellement invoqués contre lui, mais qu'on lui avait plutôt dit que le ministre envisageait de rejeter sa demande de transfèrement, le demandeur a demandé un délai pour rectifier certains aspects de l'accusation qui avait entraîné sa condamnation et sa peine, dans l'espoir que cette rectification pourrait amener le ministre à voir cette demande d'un oeil plus favorable. Si on lui avait dit ce qui se passait réellement, a expliqué le demandeur, il aurait axé sa réponse sur les véritables questions et se serait rendu compte de la vraie nature du problème. Ces démarches se sont poursuivies de 1991 jusqu'au milieu de 1994 au moins, époque où le demandeur a été informé que sa demande de transfèrement était remise à l'étude parce qu'elle datait déjà de longtemps.


[35]            Selon le demandeur, les documents communiqués en application de l'article 317 des Règles révèlent que, au 12 juillet 1994, on avait déjà, en fait, rejeté deux fois sa demande de transfèrement sans jamais l'informer des motifs de ces rejets. Ce n'est qu'à cause de la persévérance du demandeur et d'autres personnes agissant pour son compte que les autorités ont été forcées de continuer à examiner l'affaire. Quoi qu'il en soit, les autorités se sont remises en rapport avec le ministère public à Sarnia (Ontario), et le demandeur a continué à faire valoir ses arguments, retenant à cette fin les services de Beth Parkinson, une technicienne juridique des Prisoners' Legal Services, qui a demandé - en vain - la communication intégrale des arguments invoqués contre le demandeur afin de pouvoir l'aider à y répondre. Alors qu'il était tout à fait conscient des questions qui se posaient dans le cadre de la Charte et qu'il avait en fait invoqué celle-ci en faveur du demandeur dans ses rapports avec la police de Sarnia, M. Boudreau a néanmoins induit Beth Parkinson à croire que le retard était attribuable au demandeur et a ensuite utilisé la Loi sur la protection des renseignements personnels comme moyen dilatoire, de telle sorte que la demande de transfèrement était toujours pendante en 1996. Après que Mme Parkinson eut abandonné la partie, le demandeur a persévéré dans ses démarches, mais a encore une fois été induit par M. Boudreau à croire que les retards étaient causés par ces démarches mêmes. Les autorités ne lui ont jamais révélé les motifs réels des retards et de la non-communication des renseignements demandés.

[36]            Le demandeur fait valoir qu'il ressort à l'évidence de sa correspondance ultérieure avec les autorités fédérales aussi bien que provinciales qu'il croyait encore pouvoir être extradé pour l'accusation pendante à Sarnia ou transféré en vertu du traité applicable. Il ne savait pas ce qui s'était passé entre les diverses instances des autorités et que, en fait, le ministère public à Sarnia et d'autres personnes, ainsi que le bureau de M. Boudreau et le bureau du ministre, avaient fait et s'étaient dit entre eux (à l'insu du demandeur) des choses qui influaient sur son transfèrement tout en l'incitant à croire que les lenteurs de l'administration de sa demande étaient attribuables à d'autres facteurs. Il s'était alors déjà écoulé sept années depuis qu'il avait formulé sa demande de transfèrement pour la première fois et obtenu l'autorisation des États-Unis. Aux efforts déployés par le demandeur et ses représentants, les autorités répondaient en disant qu'elles attendaient un complément d'information de celui-ci, ou qu'elles avaient entrepris un réexamen de sa demande parce qu'elle datait déjà de très longtemps, ou encore qu'une décision était imminente et qu'il pouvait être « assuré » que son affaire était examinée « avec la plus grande attention » .


[37]            Les autorités ont ainsi continué d'atermoyer et de dissimuler de 1998 jusqu'à ce que la présente demande de contrôle judiciaire soit déposée et signifiée en février 2000. Enfin, le 1er mars 2000, on a informé le demandeur que sa demande de transfèrement avait été accueillie par le Canada, soit environ dix ans après que les États-Unis eurent donné leur approbation. Les autorités n'ont invoqué comme motif du rejet de sa demande de transfèrement aucune des dispositions du Règlement auxquelles elles attribuaient auparavant leur refus. Le demandeur s'est finalement rendu compte de ce qui s'était vraiment passé lorsqu'il a reçu les documents communiqués en vertu de l'article 317 des Règles dans le cadre de la présente procédure. Cependant, malgré l'ordonnance de communication de l'intégralité des documents pertinents rendue par un juge de notre Cour le 23 janvier 2001, certains passages des pièces communiquées ont été effacés. Or, les autorités n'ont ni déposé d'avis d'opposition ni formulé de revendication de privilège pour justifier ce maintien du secret.

Le ministre défendeur devrait-il être requis, sous le régime du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, de communiquer en totalité les renseignements, études et autres documents que le défendeur a pris en considération dans l'examen de la demande de transfèrement du demandeur, notamment les éventuels rejets de cette demande et, le cas échéant, les motifs de ces rejets?

[38]            Le demandeur suppose que, sauf en ce qui concerne le maintien du secret noté plus haut, le défendeur s'est conformé à l'ordonnance de notre Cour en date du 23 janvier 2001. Il soutient que, en l'absence d'une revendication valide de privilège ou d'autre justification du maintien du secret, la Cour devrait ordonner au défendeur de compléter la transmission et de communiquer les documents relatifs aux rejets antérieurs de la demande de transfèrement, ainsi que leurs motifs.


Le demandeur a-t-il droit à des dépens au titre de la totalité des frais judiciaires et autres qu'il a dû supporter pour faire valoir ses droits constitutionnels et/ou, compte tenu de toutes les circonstances, a-t-il droit à des dépens spéciaux ou à des dépens avocat-client?


[39]            Le pouvoir discrétionnaire d'adjuger les dépens est conféré à notre Cour par l'article 400 des Règles, compte tenu des facteurs énumérés au paragraphe 400(3). Les dépens avocat-client relèvent de l'alinéa 400(6)c). Le demandeur soutient que la Cour, aux fins de la liquidation des dépens dans la présente espèce, devrait tenir compte non seulement du résultat de l'instance (400(3)a)), de l'importance et de la complexité des questions en litige (400(3)c)), de la charge de travail (400(3)g)) et de l'intérêt du public dans la résolution judiciaire de l'instance (400(3)h)), mais aussi, en tant qu'autre question pertinente (400(3)o)) et comme justification de l'adjudication des dépens sur une base avocat-client (400(6)c)), de la conduite répréhensible dont le défendeur s'est rendu coupable tout au long de ces dix années d'administration de sa demande de transfèrement en lui déniant en pratique le droit de rentrer au Canada que lui garantissait l'article 6 de la Charte, sachant parfaitement qu'il le faisait sans motif valable. Le demandeur s'est vu obligé d'introduire la présente instance et par conséquent de supporter des frais pour obtenir le transfèrement au Canada auquel il avait droit en vertu de la Charte. Le défendeur a essayé non seulement de faire rejeter le reste de ses revendications au motif de leur caractère théorique, sans jamais tenter de défendre ou d'expliquer sa conduite répréhensible antérieure, mais aussi de l'empêcher de découvrir ce qui s'était réellement passé relativement à sa demande de transfèrement en refusant de se conformer à l'article 317 des Règles jusqu'à ce qu'il lui soit ordonné de le faire, ainsi qu'en affirmant que les documents en question étaient dénués de pertinence et d'utilité par rapport aux revendications restantes. Et même après l'ordonnance, le défendeur a continué à cacher certains éléments à la Cour et au demandeur sans avoir formulé de demande en ce sens ni invoqué de motif juridique.

[40]            Le demandeur fait valoir que des dépens spéciaux ou des dépens avocat-client devraient être adjugés en cas de conduite répréhensible de l'une des parties. Peut être dite répréhensible une conduite « moins grave » que celle qui pourrait être définie comme scandaleuse ou outrageante. On peut déclarer répréhensible une conduite qui mérite simplement réprimande, blâme ou reproche. Les dépens susdits ont pour objet de montrer la désapprobation du tribunal à l'égard de la conduite jugée répréhensible. Voir Garcia c. Crestbrook Forest Industries Ltd. (1994), 119 D.L.R. (4th) 740 (C.A.C.-B.), à la page 747, paragraphe b; Fullerton c. Matsqui (1992), 74 B.C.L.R.(2d) 311 (C.A.C.-B.), au paragraphe 23; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (C.S.C.); et Amway Corp. c. La Reine [1986] 2 C.T.C. 339 (C.A.F.).


[41]            Le demandeur fait aussi valoir que, lorsqu'il est allégué qu'une conduite donnée devrait donner lieu à l'adjudication de dépens spéciaux ou de dépens avocat-client, le tribunal doit « prendre en considération tous les éléments de preuve susceptibles d'éclairer la nature de la [...] conduite » de la partie contre laquelle l'ordonnance de dépens spéciaux est demandée. Peut donner lieu à l'adjudication de dépens spéciaux [traduction] « la conduite suivie soit dans les circonstances du fait générateur, soit dans la procédure » au cours de laquelle de tels dépens sont demandés. Voir Bank of Credit & Commerce International (Overseas) Ltd. (Liquidator of) c. Akbar 2001 BCCA 204, au paragraphe 23; Stiles c. Workers' Compensation Board of British Columbia (1989), 38 B.C. L.R. (2d) 307 (C.A.C.-B.), à la page 311; et Koehler c. Établissement de Warkworth (1991), 45 F.T.R. 87 (C.F.P.I.).

[42]            En outre, affirme le demandeur, des dépens spéciaux peuvent être adjugés au titre de [traduction] « la conduite répréhensible ayant donné lieu à l'instance, en particulier dans les cas où les résultats de celle-ci ne comportent pas de dédommagement adéquat relativement à cette conduite » . Voir Sun Life Assurance Company of Canada c. Ritchie (C.A.C.-B.) 2000 BCCA 231, au paragraphe 54 (autorisation de pourvoi refusée : [2000] S.C.C.A. 247).

Le défendeur

Les questions en litige

[43]            Le défendeur soutient que les véritables questions en litige dans la présente espèce sont celles de savoir :

[traduction]

a)              Si la Cour devrait entendre la présente demande


i)                      malgré son caractère théorique,

ii)                     en l'absence d'un contexte factuel valable dans lequel examiner la constitutionnalité des dispositions en cause,

iii)                   étant donné les dispositions projetées qui abrogeront les dispositions susdites;

b)              Si la simple existence des alinéas 4.b) à 4.f) du Règlement sur le transfèrement des délinquants, DORS 79-171 (le Règlement), enfreint l'article 6 de la Charte;

c)              Si, dans le cas où la Cour répondrait par l'affirmative à la question b), cette infraction se justifie en vertu de l'article premier de la Charte;

d)              Si l'article 7 de la Charte peut être invoqué compte tenu des circonstances de la présente espèce;

e)              Si, dans le cas où la Cour répondrait par l'affirmative à la question d), l'application des principes de justice fondamentale a été déniée au demandeur en violation de l'article 7;

f)              Si, dans le cas où la Cour répondrait par l'affirmative à la question e), ce déni se justifiait en vertu de l'article premier de la Charte.

Le caractère théorique


[44]            La Cour suprême du Canada a formulé, dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, les principes relatifs au caractère théorique et la marche à suivre par le tribunal qui examine une demande fondée sur cet argument. Ces principes sont essentiellement les suivants : s'il n'y a pas de litige actuel, ni de contexte réellement contradictoire, ni de question susceptible de règlement judiciaire, le tribunal peut exercer sa compétence inhérente et refuser d'entendre l'affaire au motif de son caractère théorique. Il est vrai que le tribunal conserve le pouvoir discrétionnaire d'entendre l'affaire malgré son caractère théorique. Il est cependant tenu, dans l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, de prendre en considération les facteurs de l'économie des ressources judiciaires et de l'absence de contexte contradictoire, ainsi que le point de savoir si la poursuite de l'instance serait contraire à la fonction juridictionnelle que la tradition lui attribue. Dans la présente espèce, tous ces critères militent contre l'opportunité de permettre la poursuite de l'instance. Ainsi que la Cour suprême du Canada le faisait observer à la page 353 de l'arrêt Borowski :

15.            La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique générale s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

16.            La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire. La jurisprudence n'indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s'applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s'il s'applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d'entendre. Pour être précis, je considère qu'une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel » . Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s'il estime que les circonstances le justifient.


[45]            La position du défendeur est que la décision du 1er mars 2000 autorisant le retour du demandeur au Canada rend la présente affaire théorique. La base du contrôle judiciaire a disparu. Il n'y a ni décision, ni autre question, susceptible de contrôle. Il n'y a plus de contexte contradictoire, et la réparation demandée n'aura aucune conséquence pratique pour le demandeur, puisqu'il n'y a plus de question pendante susceptible de règlement judiciaire. Le demandeur a obtenu réparation, étant donné qu'il est de retour au Canada.

[46]            De plus, soutient le défendeur, rien ne justifierait que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d'entendre la présente affaire malgré son caractère théorique et en l'absence d'une mesure sur laquelle une décision judiciaire pourrait avoir un effet. Le défendeur fait valoir que le demandeur ne propose aucune question d'intérêt public qui puisse contrebalancer l'absence de contexte contradictoire et le risque d'ingérence dans le rôle du pouvoir législatif et justifier la consommation de ressources judiciaires.

[47]            Il ne s'agit pas en l'occurrence, poursuit le défendeur, d'une question susceptible à la fois de se répéter et de ne jamais être soumise au tribunaux, compte tenu en particulier du fait que les dispositions législatives contestées dans la présente espèce seront remplacées par de nouvelles. Dans le cas où le Parlement a manifesté l'intention d'agir de telle sorte, la Cour devrait s'abstenir de s'ingérer dans le rôle du législateur.

La Charte


[48]            Il est demandé à la Cour d'examiner la constitutionnalité du Règlement en l'absence de tout contexte factuel valable. Ce qu'on demande à la Cour, c'est essentiellement d'établir si le Règlement viole la Charte, et peut-être aussi si le Règlement restreint un droit dans des limites raisonnables, alors que, en fait, il ne restreint aucun droit conféré par la Charte puisqu'il n'a pas empêché le retour du demandeur au Canada. La législation n'a pas eu d'effet sur la liberté de circulation du demandeur, étant donné qu'il lui a été permis de revenir au pays. Cette législation ne peut qu'être raisonnable si elle n'a aucunement restreint aucun droit. Ainsi que le faisait observer Monsieur le juge Cory à la page 388 de l'arrêt MacKay c. Manitoba (1989), 61 D.L.R. (4th) 385 :

Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel. Essayer de le faire banaliserait la Charte et produirait inévitablement des opinions mal motivées. La présentation des faits n'est pas, comme dit l'intimé, une simple formalité; au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte.   

[49]            Le défendeur soutient que la Cour devrait refuser d'entendre la présente affaire.

La nouvelle législation

[50]            Au moment où la présente affaire était entendue, le Parlement examinait un projet de législation destinée à remplacer le Règlement. Depuis, soit le 13 mai 2004, le projet de loi C-15, Loi sur le transfèrement international des délinquants, a reçu la sanction royale. L'article 42 de la nouvelle loi abroge celle qui l'a précédée, la Loi sur le transfèrement des délinquants, L.R.C. 1985, ch. T-15, ainsi que son règlement d'application. On ne voit guère pourquoi la Cour consacrerait des ressources à l'examen de la constitutionnalité de dispositions que le Parlement a abrogées. La Cour devrait refuser de s'engager dans une activité si peu utile.


[51]            Le Règlement ne violait ni l'article 6 ni l'article 7 de la Charte. Subsidiairement, s'il restreignait des droits, c'était dans des limites raisonnables, conformément à l'article premier de celle-ci.

L'atteinte aux droits garantis par l'article 6

[52]            Le défendeur n'a pas porté atteinte aux droits conférés au demandeur par l'article 6 de la Charte en prenant le Règlement en considération dans sa décision relative au transfèrement sous le régime de la Loi et des traités applicables. Dans les faits, l'existence du Règlement n'a pas empêché le retour du demandeur au Canada ni n'a influé sur la liberté de circulation que lui garantit la Charte.

[53]            Le défendeur soutient que le Règlement ne créait ni ne restreignait un quelconque droit de rentrer au Canada. Il précisait plutôt les modalités d'exercice du privilège accordé aux délinquants de pouvoir purger leur peine dans leur pays d'origine. Le Règlement n'était qu'un rouage du mécanisme prévu pour le transfèrement des délinquants dans le cadre des traités applicables. Ces traités établissent les conditions de tout transfèrement. Le délinquant n'a aucun droit au transfèrement si les conditions du traité applicable ne sont pas remplies.

[54]            Le transfèrement des délinquants est une question de portée internationale, réglée par dix traités bilatéraux et trois conventions multilatérales, qui mettent en jeu plus de 60 entités souveraines. Les États transférants ont leur mot à dire dans le processus. Les traités laissent aux pays signataires le pouvoir discrétionnaire de refuser le transfèrement dans certains cas. Il n'y a pas de droit automatique au transfèrement. Tout droit au transfèrement est restreint par les clauses des traités applicables.

[55]            Le pouvoir de refuser le transfèrement ne découlait pas du Règlement. Ce pouvoir appartient d'abord à l'État transférant, qu'il y ait un traité ou non. Ce pouvoir dépend ensuite des stipulations de l'éventuel traité liant l'État transférant à l'État d'accueil et, en troisième lieu - et seulement alors - des dispositions du paragraphe 6(1) de la Loi, qui prescrit au défendeur d'informer l'État étranger de son acceptation ou de son refus du transfèrement.

[56]            Le Règlement, quant à lui, ne dictait ni ne prescrivait un refus, mais ne faisait que clarifier les conditions de l'exercice de son pouvoir discrétionnaire par le ministre. La Loi comme le Règlement prévoyaient les conditions du bon déroulement des procédures de transfèrement. Ni l'un ni l'autre ne portaient atteinte à des droits garantis par la Charte.

L'article premier de la Charte

[57]            Subsidiairement, le défendeur soutient que le Règlement restreignait la liberté de circulation par une règle de droit dans des limites raisonnables, conformément à l'article premier de la Charte.

[58]            La Cour suprême du Canada a formulé dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, le critère applicable à l'examen de la conformité à l'article premier de la Charte. Premièrement, il faut procéder à une analyse des objectifs visés par la restriction du droit. Ceux-ci doivent être d'une importance suffisante pour justifier cette restriction. Essentiellement, les objectifs en question doivent se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles. Le deuxième volet du critère exige une analyse des moyens mis en oeuvre pour atteindre les objectifs. Ces moyens doivent avoir un lien rationnel avec les objectifs; ils doivent ne porter atteinte au droit qu'aussi peu qu'il est nécessaire pour atteindre lesdits objectifs; et il doit y avoir proportionnalité entre ceux-ci et les effets préjudiciables des moyens, ainsi qu'entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de ces moyens. Voir Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835.

Les objectifs

[59]            Le Canada a un intérêt prédominant dans le bien-être des citoyens canadiens et leur conduite future.

[60]            La Loi est entrée en vigueur en 1978. Elle avait pour objet de mettre en oeuvre les traités relatifs au transfèrement international des délinquants, lesquels traités ont un but humanitaire. Essentiellement, les traités aussi bien que la Loi contribuaient à la réinsertion sociale des délinquants en leur permettant de retrouver leur environnement culturel familier et en supprimant la punition supplémentaire que représente le fait de purger sa peine dans une culture différente. L'intérêt supérieur des délinquants et de l'ensemble de la société étaient donc au fondement de ce régime législatif.

[61]            Les clauses de certains des traités applicables stipulent expressément, sous réserve de la Loi, qu'il doit être tenu compte de l'intérêt supérieur des délinquants. Cependant, les clauses de ces traités n'ont pas été incorporées dans la Loi par renvoi.

[62]            C'est afin qu'il soit toujours tenu compte de l'intérêt supérieur des délinquants, ainsi que pour accorder la Loi avec la Charte, que le Parlement a promulgué le Règlement.


[63]            Après la proclamation de la Charte, le Parlement a adopté la Loi de modification législative (Charte canadienne des droits et libertés), L.R.C. 1985, ch. 26, dans le but d'aligner sur la Charte certaines dispositions législatives. La nécessité du Règlement a été débattue à la Chambre des communes. Dans le cas de la Loi, le Parlement a jugé nécessaire de légiférer expressément sur le droit, conféré au citoyen canadien par l'article 6 de la Charte, d'être rapatrié sous réserve de restrictions raisonnables. La Loi de modification législative a donc prévu la promulgation de dispositions réglementaires d'application de la Loi. C'est l'article 24 de la Loi qui confère ce pouvoir de réglementation.

[64]            Le Résumé de l'étude d'impact de la réglementation formule dans les termes suivants l'objet du Règlement :

La Loi sur le transfèrement des délinquants permet au Canada de négocier, avec d'autres pays, des traités bilatéraux et multilatéraux permettant aux personnes ayant été condamnées à l'étranger de purger leur peine dans leur propre pays. Dans sa formulation actuelle, la Loi ne fait pas état des critères de refus ou d'octroi d'un transfèrement à un Canadien condamné à l'étranger mais accorde simplement au solliciteur général le pouvoir d'autoriser le transfèrement.

Le paragraphe 6(1) de la Charte garantit à tout citoyen canadien « le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir » et ce droit ne peut être restreint « que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique » , comme le prévoit l'article 1. Ce nouveau règlement reflétera l'intention exprimée dans la Loi et la Charte et permettra au solliciteur général d'exercer son pouvoir à l'intérieur de paramètres raisonnables et précisés dans la loi.

[65]            Le Règlement portait expressément sur les principaux objectifs des traités et de la Loi, soit les considérations humanitaires et la réadaptation par le rapatriement. Il était conçu pour faire en sorte que le ministre compétent tînt compte de l'intérêt supérieur du délinquant en établissant des critères directement liés aux objectifs. Le Règlement restreignait donc dans des limites raisonnables le droit conféré par l'article 6 de la Charte.

[66]            Le défendeur fait valoir que les objectifs du Règlement se rapportaient à des préoccupations si urgentes et si réelles pour la société canadienne que toute restriction qui en résultait d'un droit garanti par la Charte ne pouvait que satisfaire au critère de la proportionnalité.


Le lien rationnel

[67]            Le défendeur affirme que les critères formulés aux alinéas 4.b) à 4.f) du Règlement étaient directement liés aux objectifs. Ces critères étaient conçus pour faire en sorte que l'intérêt supérieur du délinquant fussent pris en compte dans la décision relative au transfèrement. Le défendeur note à ce sujet les points suivants :

[traduction]

Alinéa 4.b) : Crimes graves - Cet élément concerne les situations de disparité entre les peines infligées respectivement par les deux États en question, par exemple le cas où une peine légère est prévue à l'étranger pour un crime considéré comme très grave au Canada. Si le transfèrement était alors autorisé, le délinquant transféré purgerait une peine plus légère que les personnes condamnées au Canada pour la même infraction, ce qui pourrait avoir un effet défavorable sur la réinsertion. Qui plus est, le délinquant pourrait ainsi susciter un telle indignation publique que lui-même et sa famille seraient soumis à des pressions qui compromettraient tout espoir de réinsertion.

Alinéa 4.c) : Menace pour la sécurité du pays - Il est évident qu'on ne servirait pas la cause de la justice et de la réinsertion en permettant au délinquant de revenir au pays s'il présente une telle menace.

Alinéa 4.d) : Crime organisé - Le transfèrement de nature à rapprocher le délinquant d'un milieu qui encourage plutôt qu'il ne décourage l'activité illégale n'est pas favorable à la réinsertion.

Alinéa 4.e) : Abandon du pays - Si le délinquant n'a plus de lien avec son pays d'origine, on ne favorise pas sa réinsertion en l'y transférant.

Alinéa 4.f) : Transfèrement antérieur - Dans le cas où le délinquant a encore une fois été impliqué dans des activités criminelles à l'étranger, il est évident que l'objectif de la réinsertion n'a pas été atteint par le moyen du transfèrement antérieur au Canada. On ne favoriserait pas plus la réalisation de cet objectif en le transférant de nouveau.

L'atteinte minimale au droit

[68]            Le Règlement établissait des critères propres à faire en sorte qu'il soit tenu compte de l'intérêt supérieur du délinquant.

[69]            Une liste plus longue de facteurs à prendre en considération aurait privé le défendeur de tout pouvoir discrétionnaire. Une telle liste aurait été trop restrictive, aurait entravé la négociation des traités et aurait réduit la marge de manoeuvre des décideurs.

[70]            Une liste moins longue et formulée de façon plus générale aurait péché par défaut de clarté et aurait conféré un pouvoir discrétionnaire trop large. Elle aurait eu les mêmes inconvénients que l'absence de réglementation. Dans l'hypothèse où le délinquant aurait eu le droit de connaître les motifs de la décision relative au transfèrement, l'une ou l'autre de ces formules aurait exposé les autorités à des accusations d'arbitraire et de déni de justice fondamentale.

[71]            Le renvoi à des clauses précises des traités aurait exigé l'incorporation par renvoi de ceux-ci dans la législation et n'aurait laissé aucun pouvoir discrétionnaire ni de place pour la formulation d'un point de vue clair sur les objectifs. En outre, ce ne sont pas tous les traités qui stipulent la prise en compte de l'intérêt supérieur du délinquant.

[72]            Le défendeur soutient que la formule choisie et exprimée par le Règlement est celle qui porte le moins atteinte au droit et qu'elle s'inscrit dans le champ des possibilités raisonnables. Il n'y a pas d'autre formule qui eût permis d'atteindre les objectifs d'une manière aussi effective.

[73]            Le Parlement a examiné les possibilités qui s'offraient, a pesé les intérêts contradictoires et avait des raisons valables de conclure que son choix était celui qui porterait le moins atteinte aux droits du délinquant tout en permettant la réalisation des objectifs visés. Voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927;Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [2000] 2 C.F. 117 (C.A.); et Sauvé c. Canada (Directeur général des élections) [2002] 3 R.C.S. 519.

La proportionnalité

[74]            Le défendeur soutient que le Règlement n'avait pas d'effets préjudiciables. Il ne faisait qu'énoncer les critères dont le ministre devait tenir compte avant de prendre une décision. Le Règlement n'obligeait pas le ministre à refuser le transfèrement sur la base de la prise en considération de ces critères.


[75]            Pour autant que le demandeur soutient que la prise en considération des critères en question a déterminé le rejet de la demande de transfèrement sous le régime de l'article 6 de la Loi, le défendeur renvoie la Cour aux statistiques présentées par le demandeur et au nombre total de rejets qu'elles révèlent. Qui plus est, il n'y a pas eu en l'occurrence d'effet préjudiciable sur le demandeur puisqu'il lui a été permis de revenir au Canada.

L'article premier de la Charte - conclusion

[76]            Selon le défendeur, l'essentiel de la position du demandeur est que l'existence du Règlement pouvait empêcher un citoyen canadien de rentrer au Canada, restreignant ainsi un droit si intimement lié à sa citoyenneté qu'il se voyait en pratique frustré de celle-ci. Mais le demandeur ne tient pas compte du fait qu'un État étranger a déjà restreint la liberté de circulation du délinquant assujetti au Règlement en le poursuivant, condamnant et emprisonnant pour avoir enfreint ses propres lois. Le délinquant, dans ce cas, n'a pas le droit d' « aller et venir » comme bon lui semble. Les seuls droits qu'il a découlent du traité applicable liant le Canada et l'État en question, lequel traité aurait pu dans certains cas et sous certaines conditions permettre le transfèrement au Canada par application de la Loi et du Règlement. Le demandeur semble soutenir que, une fois que l'État étranger a consenti à ce que le délinquant purge sa peine au Canada, celui-ci n'a pas le pouvoir discrétionnaire de refuser ou d'accepter le transfèrement. Cette position ne tient pas compte de l'objectif d'État justifiable, exposé dans les paragraphes précédents, qui consiste à favoriser la réinsertion sociale du délinquant en prenant en considération son intérêt supérieur. Cette position ne tient pas compte non plus de l'objectif subsidiaire consistant à promouvoir les relations internationales, ainsi que le respect de la primauté du droit postulée dans le préambule de la Charte; voir l'arrêt Cotroni, précité.


L'article 7 de la Charte

[77]            Le défendeur soutient que l'article 7 ne peut être invoqué dans la présente espèce. Le demandeur a été privé de sa liberté non par le fait du défendeur, mais par celui d'un État étranger, à la suite d'une procédure pénale semblable à celles qui ont cours dans le système judiciaire canadien. Même si le demandeur avait été au Canada pendant la période considérée, sa liberté aurait été restreinte du fait de sa détention comme elle l'était à l'étranger. Selon le défendeur, la preuve n'établit pas que le demandeur aurait joui au Canada d'un plus grand degré de liberté que celui qui lui était accordé aux États-Unis.

[78]            Subsidiairement, toujours selon le défendeur, le demandeur n'a pas subi de déni de justice fondamentale en violation de l'article 7 de la Charte. Le demandeur a eu toutes les chances de présenter ses arguments en faveur du transfèrement. Le défendeur lui a toujours accordé les multiples reports et ajournements de la décision relative au transfèrement qu'il a demandés. En outre, le défendeur a tenu le demandeur au courant tout au long de la procédure administrative. Il a traité le demandeur avec équité et en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[79]            Subsidiairement, l'éventuel déni de justice fondamentale qui serait constaté dans ces circonstances se justifie en vertu de l'article premier de la Charte, le défendeur invoquant à cet égard les observations précédemment présentées sur ce point.


Analyse

Remarques générales

[80]            La véritable « affaire » qui fait l'objet principal de la présente demande de contrôle judiciaire n'est pas, à mon sens, la décision en date du 1er mars 2000 par laquelle le défendeur a accepté que le demandeur rentrât au Canada pour y purger sa peine d'emprisonnement, mais consiste plutôt dans les atermoiements, les réponses évasives, la dissimulation et, de façon générale, la mauvaise foi que le défendeur a opposés pendant quelque dix années aux efforts du demandeur de manière qu'il restât emprisonné aux États-Unis le plus longtemps possible, et qui ont eu pour effet de retarder la décision favorable à son transfèrement jusqu'à l'introduction d'une procédure judiciaire en bonne et due forme contre le défendeur le 3 février 2000.


[81]            Le défendeur soutient que, du fait de sa décision en date du 1er mars 2000 d'autoriser le transfèrement du demandeur au Canada, la présente demande de contrôle judiciaire n'est ni justifiée ni juridiquement viable. Je trouve inquiétant que le Solliciteur général du Canada s'oppose à l'examen judiciaire d'une affaire qui, selon moi, ne peut être considérée que comme un épisode particulièrement désolant et peu honorable de l'histoire de Corrections Canada. Ayant examiné la preuve au dossier touchant la manière dont le demandeur a été traité pendant qu'il s'efforçait d'obtenir son retour au Canada pour y purger sa peine, je puis certainement comprendre qu'on veuille instinctivement empêcher à tout jamais la révélation de ces faits, mais je ne puis fermer les yeux sur le travestissement des valeurs judiciaires et sociales canadiennes qu'impliquerait une telle occultation.

[82]            À mon avis, le problème que pose la présente demande n'est pas la réponse à donner à la question de fait de savoir s'il a été porté atteinte aux droits constitutionnels du demandeur ou si le défendeur a commis une erreur susceptible de révision, mais plutôt de trouver et de définir des mesures de redressement conformes au droit qui, étant donné la rectification tardive que le défendeur a apportée à regret à la situation, exprimeront comme il convient la désapprobation que mérite la manière dont celui-ci a traité le demandeur et qui, en même temps, répareront jusqu'à un certain degré le préjudice réel, quel qu'il soit, qu'a subi ce dernier.    


[83]            Avant de passer à l'analyse juridique des questions soulevées ici, je voudrais qu'il soit bien clair que je ne me fais aucune illusion sur le passé du demandeur en tant que délinquant qui mérite abondamment le châtiment que lui ont infligé les appareils judiciaires américain et canadien. Son propre avocat admet qu' « il n'a rien d'un enfant de choeur » , et je présume que ce n'est là qu'une litote. Mais ce n'est pas de la conduite criminelle du demandeur que la Cour est saisie. Il a été jugé, déclaré coupable et condamné pour ses méfaits. Il continue à subir les privations d'une longue peine d'emprisonnement que je n'ai aucune raison de penser qu'il ne mérite pas largement. On est toujours tenté, lorsqu'on a affaire à des gens tels que le demandeur semble avoir été, d'aggraver leur punition en suspendant leurs droits fondamentaux - droits constitutionnels et droits de la personne - ou au moins en les plaçant très bas sur la liste des priorités lorsqu'il s'agit de consommer des ressources limitées (et ne sont-elles pas toujours limitées?). Cependant, comme je crois que la Cour suprême du Canada l'a bien fait comprendre, c'est là une façon peu judicieuse et à courte vue de traiter les personnes reconnues coupables de crimes, qui ne contribue en rien à leur réinsertion, comme elle trahit et sape les valeurs, les droits et les responsabilités que nous devrions encourager les détenus à embrasser pour eux-mêmes et à promouvoir de concert avec la communauté respectueuse des lois.

LE CONTEXTE

[84]            Mon examen du volumineux dossier compilé à partir des documents communiqués en application de l'article 317 des Règles dans la présente espèce m'amène à penser que l'avocat du demandeur a en général correctement exposé les conclusions à tirer des longues et frustrantes relations du demandeur avec Corrections Canada.

[85]            Je ne vois guère de raisons de mettre sérieusement en question le récit qu'a donné des événements l'avocat du demandeur à partir des documents obtenus en vertu de l'article 317 qu'il a produits.

[86]       Les principales conclusions que je tire pour ma part de la succession des événements telle que la révèlent les documents susdits peuvent se formuler comme suit :


1.          Le défendeur savait très bien depuis avril 1989 que le demandeur souhaitait être transféré au Canada sous le régime de la Loi sur le transfèrement des délinquants.

2.          Le défendeur savait très bien depuis janvier 1991 que ce transfèrement avait été approuvé par les autorités américaines.

3.          Bien que les autorités américaines eussent donné leur approbation en janvier 1991, le défendeur n'a décidé d'autoriser le transfèrement - décision qui exige normalement de trois à cinq mois - qu'en mars 2000, et seulement après que le demandeur l'y eut incité en engageant, en février 2000, une procédure judiciaire en bonne et due forme pour faire valoir ses droits constitutionnels.

4.          À partir du moment (janvier 1991) où les autorités américaines ont donné leur assentiment, le défendeur a suivi une ligne de conduite visant à empêcher l'approbation de la demande de transfèrement du demandeur et à reporter sa décision jusqu'à ce qu'il se voie obligé de régler cette question en février et mars 2000.


5.          Le défendeur a systématiquement induit le demandeur à croire qu'il examinait activement sa demande de transfèrement alors que, en fait, il suivait une ligne de conduite visant à maintenir ce dernier dans une prison américaine aussi longtemps que possible en inventant diverses raisons de reporter sa décision sur ladite demande.

6.          Le défendeur a délibérément fait en sorte que le demandeur ne fût pas informé en détail des arguments qu'il devait réfuter et lui a systématiquement refusé la possibilité de répondre aux objections formulées contre son transfèrement.


7.          Parce qu'il était systématiquement laissé dans le doute touchant les motifs du report de la décision sur sa demande de transfèrement, le demandeur a dû se livrer à des spéculations et essayer de réfuter les raisons qu'il imaginait militer contre son transfèrement, ce qui l'a amené à demander des prolongations de délai. Le défendeur s'est empressé d'utiliser ces demandes d'ajournement comme prétexte pour différer sa décision et pour attribuer au demandeur la responsabilité des lenteurs. Mais toutes ces demandes de délais du demandeur étaient attribuables au fait que le défendeur ne l'informait pas des causes du report de sa décision et ne lui permettait pas de répondre aux véritables arguments invoqués contre lui. En fait, le défendeur laissait le demandeur dans l'ignorance de ce qui se passait vraiment et le manoeuvrait de telle sorte qu'il a dit et fait des choses qui n'étaient pas dans son intérêt. Cette dissimulation apparaît sous un jour particulièrement désolant quand on pense que le défendeur ne cessait pendant ce temps de lui répéter qu'il pouvait « être assuré » que l'affaire suivait son cours normal et que ses préoccupations seraient examinées dans les meilleurs délais.

L'assujettissement au contrôle judiciaire

[87]            Je considère cette « affaire » - cette décision de ne pas rendre de décision - comme relevant entièrement des pouvoirs conférés à notre Cour par les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. La justice serait en effet parodiée s'il était permis au défendeur de refuser de rendre une décision durant quelque dix années, puis d'éviter le contrôle judiciaire d'une pareille conduite en faisant droit à la demande de transfèrement, sans expliquer vraiment au demandeur pourquoi il lui a fallu si longtemps pour rendre une décision qui n'exige normalement que quelques mois.


[88]            Le défendeur ne soutient pas que la présente affaire ne soit pas assujettie au contrôle judiciaire. Il fait plutôt valoir que la Cour devrait refuser d'effectuer ce contrôle au motif que l'affaire est maintenant théorique ou sans objet et que ledit contrôle ne peut pas avoir de conséquences pratiques. Le protonotaire Hargrave et le juge Blanchard ont déjà répondu dans une mesure considérable à ces arguments du défendeur dans les ordonnances qu'ils ont respectivement rendues le 3 mai 2000 et le 23 janvier 2001. Le défendeur n'a pas exercé de recours contre ces ordonnances. Il allègue cependant un changement de la situation depuis que le protonotaire Hargrave et le juge Blanchard ont examiné ces questions, et la Cour pense qu'il convient de répondre à l'argument du caractère théorique tel qu'il a été présenté à l'audience.

[89]            Le défendeur soutient que la Cour devrait refuser d'entendre la présente espèce aux motifs suivants : elle n'a plus qu'un caractère théorique; la constitutionnalité des dispositions attaquées ne devrait pas être examinée en l'absence d'un contexte factuel valable; et une nouvelle loi a abrogé les dispositions qui font l'objet de la présente demande de contrôle.

[90]            Appliquant les principes d'orientation formulés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, je constate que, vu les faits de la présente espèce, il existe encore un litige actuel et un contexte réellement contradictoire. La contradiction entre les parties est, à mon sens, susceptible de résolution judiciaire, même si la totalité des mesures de redressement que voudrait voir appliquer le demandeur pourrait ne pas être disponible dans le cadre d'une procédure de contrôle judiciaire.

[91]            Je ne puis souscrire à la thèse du défendeur que sa décision en date du 1er mars 2000 d'autoriser le transfèrement du demandeur au Canada rend la présente affaire théorique. L'objet du contrôle n'est pas cette décision, mais plutôt la conduite par laquelle le défendeur a différé cette décision de quelque dix années et, ce faisant, dénié au demandeur ses droits constitutionnels.

[92]            Il s'agit bel et bien là d'une situation susceptible de se répéter (au moins pour d'autres personnes se trouvant dans le cas du demandeur) et d'être soumise aux tribunaux.

[93]            Le Parlement a promulgué une nouvelle loi, la Loi sur le transfèrement international des délinquants, pour remplacer les dispositions contestées. Mais il n'en reste pas moins que les questions soulevées dans la présente demande doivent être examinées afin que l'effet constitutionnel de toutes nouvelles dispositions puisse être évalué en fonction de la manière dont Corrections Canada a concrètement administré l'affaire qui nous occupe.

[94]            Bref, nous avons affaire à un litige toujours actuel. Les droits et les conséquences pratiques restent en jeu et, comme le révèle l'historique des rapports entre le défendeur et le demandeur, il existe un contexte factuel détaillé pouvant servir de cadre à un examen des questions constitutionnelles et personnelles que soulève la présente demande. En termes profanes, il nous faut établir : si des dispositions législatives qui permettent au ministre de refuser ou de différer le transfèrement d'un détenu après que l'État transférant l'a approuvé constituent une atteinte aux droits constitutionnels de ce détenu; si cette atteinte peut se justifier sous le régime de l'article premier de la Charte; s'il a été en fait porté atteinte aux droits constitutionnels du demandeur dans la présente espèce; et si cette dernière atteinte devrait entraîner des conséquences judiciaires, compte tenu du fait que le transfèrement du demandeur au Canada a, quoique tardivement, été effectivement autorisé.


Les droits constitutionnels du demandeur sous le régime du paragraphe 6(1) de la Charte

[95]            J'estime que, généralement parlant, les arguments invoqués par le demandeur sur cette question sont justes. La liberté de circulation garantie par l'article 6 est un droit spécial en ce qu'il ne s'applique qu'aux citoyens canadiens. Le demandeur restait, à l'époque pertinente, un citoyen canadien, bien qu'il fût détenu aux États-Unis. La Loi sur la citoyenneté ne permet pas la révocation de la citoyenneté, à moins qu'elle n'ait été obtenue frauduleusement.

[96]            Je reprends ici à mon compte les observations formulées par Monsieur le juge La Forest aux pages 212 et 213 de l'arrêt Cotroni :

Un accusé peut revenir au Canada suite à son procès et à son acquittement ou, s'il a été reconnu coupable, après avoir purgé sa peine. Les répercussions de l'extradition sur les droits d'un citoyen de demeurer au Canada me paraissent avoir une importance secondaire. En fait, en ce qui concerne le Canada et les États-Unis, une personne reconnue coupable peut, dans certains cas, être autorisée à purger sa peine au Canada.

[97]            Malgré sa condamnation aux États-Unis, le demandeur, en tant que citoyen canadien, conservait les droits constitutionnels garantis par le paragraphe 6(1) de la Charte. Ces droits étaient restreints par les limitations pratiques qu'imposaient les autorités américaines et par la nécessité d'obtenir leur autorisation pour être transféré au Canada. Ils pouvaient aussi être restreints par toutes mesures que l'article premier de la Charte permet au Parlement de prendre « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique » .


[98]            L'avocat du défendeur a soutenu à l'audience, avec autant de brio que de compétence, la thèse que la liberté de circulation que l'article 6 de la Charte confère en principe au demandeur était en quelque sorte remplacée par le régime international que le Canada a négocié avec les États-Unis et d'autres pays pour régler le transfèrement des détenus et assurer leur réinsertion sociale. Ce régime international, a-t-il fait valoir, serait compromis si l'on permettait de l'emporter aux droits du demandeur qui relèvent de l'article 6.

[99]            Je ne puis souscrire à la proposition du défendeur voulant que les seuls droits dont jouît le demandeur pendant qu'il restait détenu aux États-Unis soient ceux qui avaient été négociés dans le cadre du régime international. De même, je ne crois pas que la reconnaissance, dans un contexte tel que le présent, des droits de circulation garantis par l'article 6 entraverait les efforts déployés par le Canada au niveau international en faveur de la réinsertion sociale des citoyens canadiens.


[100]        Pendant sa détention aux États-Unis, les droits conférés au demandeur par l'article 6 restaient non exécutoires jusqu'à ce que ce pays approuvât son transfèrement. Mais ils n'ont pas pour autant cessé d'exister; une fois que le transfèrement se fut révélé possible et que le demandeur eut décidé de les exercer dans la mesure limitée qui lui restait permise, ils sont passés au premier plan, et le ministre se trouvait dans l'obligation d'en tenir compte dans toute mesure qu'il prendrait, ou ne prendrait pas, relativement au transfèrement. À mon avis, le régime international réglant le transfèrement des détenus au Canada ne remplace pas les dispositions de la Charte garantissant la liberté de circulation. Ce régime existe afin de permettre l'exercice de ces droits garantis par la Charte, encore que dans le contexte restreint de la détention et du maintien en détention.

La question de l'autorisation du transfèrement du demandeur

[101]        Étant donnés les droits conférés au demandeur par l'article 6 de la Charte, le défendeur avait-il l'obligation légale d'autoriser son transfèrement au Canada une fois reçue l'approbation des autorités américaine et sa citoyenneté vérifiée?

[102]        Pour les raisons déjà exposées, j'estime qu'il faut répondre à cette question par l'affirmative, sous réserve cependant des éventuels pouvoirs permettant d'empêcher le transfèrement que le Parlement aurait conférés au défendeur en conformité avec l'article premier de la Charte.


[103]        Le défendeur fait valoir que les dispositions réglementaires attaquées dans la présente espèce constituaient une règle de droit restreignant la liberté en question dans des limites raisonnables sous le régime de l'article premier de la Charte. Pour étayer cette position, le défendeur renvoie la Cour au critère bien connu formulé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Oakes, [1988] 1 R.C.S. 103.

[104]        Les dispositions réglementaires attaquées sont les suivantes :


4. Dans sa décision d'accepter ou de refuser le transfèrement au Canada d'un délinquant canadien, le ministre tient compte des éléments suivants, à savoir :

...

b) si le retour au Canada du délinquant peut soulever l'indignation du public en raison de l'extrême gravité du crime commis ou des circonstances de sa perpétration;

c) si le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du pays;

d) s'il y a des raisons de croire qu'à son retour au Canada, le délinquant pourrait se livrer à des activités faisant partie d'un plan d'activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert pour commettre une infraction qui peut être punissable par voie de mise en accusation en vertu d'une loi du Parlement;

e) si le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l'étranger avec l'intention de ne plus considérer le Canada comme lieu de sa résidence permanente, et n'a pas de liens sociaux ou familiaux au Canada;

f) si le délinquant a déjà été transféré en vertu de la loi. DORS/88-145, art. 1.

4. In deciding to approve or disapprove the transfer of a Canadian offender to Canada, the Minister shall take into account the following considerations:

...

(b) whether the return of the offender to Canada would outrage public sensibilities because of the extremely serious nature of the offender's crime or circumstances surrounding it;

(c) whether the return of the offender to Canada would constitute a threat to the security of Canada;

(d) whether there is reason to believe that the offender would, on the offender's return to Canada, engage in any activity that would be part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of any offence that may be punishable under any Act of Parliament by way of indictment;

(e) whether the offender left or remained outside Canada with the intention of abandoning Canada as the offender's place of permanent residence, and has no social or family ties in Canada; and

(f) whether the offender has previously been transferred under the Act.


[105]        Un des problèmes que soulèvent les faits de la présente espèce est qu'on n'a jamais dit au demandeur pourquoi on lui avait si longtemps refusé son transfèrement. Il apparaît que la décision a été différée jusqu'à mars 2000, auquel moment le défendeur a adopté la position que le défendeur satisfaisait aux critères du Règlement et a autorisé le transfèrement.


[106]        L'examen du dossier m'amène à conclure que les dispositions réglementaires attaquées n'ont jamais été invoquées pour refuser le transfèrement du demandeur au Canada. Il s'est plutôt passé ceci que le défendeur n'a jamais informé le demandeur de la raison pour laquelle une décision n'avait pas été rendue et l'a laissé dans l'ignorance des objections soulevées contre son transfèrement.

[107]        Il est par conséquent difficile de définir le rôle qu'ont joué dans la présente affaire les dispositions réglementaires attaquées. D'un côté, on pourrait dire qu'un si long délai constituait en fait une décision de rejeter la demande de transfèrement. Or, une telle décision n'aurait pu être rendue que sous le régime du Règlement. Par conséquent, il nous faut donc décider si celui-ci peut survivre à une contestation de constitutionnalité telle que celle du demandeur.

[108]        De l'autre côté, on pourrait dire que la conduite du défendeur constituait en fait un refus d'appliquer le Règlement et de rendre une décision. Le défendeur a rendu une décision et appliqué le Règlement en mars 2000, auquel moment celui-ci n'a pas empêché le transfèrement du demandeur.


[109]        Tout bien considéré, je suis enclin à penser que la conduite du défendeur faisant l'objet du présent contrôle constituait un refus de rendre une décision dans le cadre du Règlement et des droits garantis au demandeur par la Charte. Par conséquent, je ne pense pas que les faits de la présente espèce soulèvent la question de la constitutionnalité du Règlement.

Les droits constitutionnels du demandeur ont-ils été violés?

[110]        Aux motifs exposés par le demandeur, j'estime que ses droits constitutionnels ont été violés. Le délai de dix ans qu'il a fallu pour décider d'autoriser son transfèrement au Canada après que les autorités américaines eurent donné leur approbation en janvier 1991 est absolument inacceptable. En fait, la preuve me convainc que la ligne de conduite suivie par le défendeur pendant cette période visait à maintenir le demandeur à l'étranger aussi longtemps que possible. Le défendeur n'a pas proposé de véritable justification de cette conduite. Il fait valoir que le demandeur n'avait pas de droits en vertu de la Charte et que la décision de mars 2000 montre qu'il tenait compte des droits du demandeur. Mais ce n'est là qu'une manière de refuser d'aborder la véritable « affaire » qui doit être ici examinée, à savoir le délai et les raisons de ce délai.

L'article 7 et le manquement à l'obligation d'agir équitablement


[111]        Une fois encore, le défendeur n'a proposé ni éléments de preuve ni arguments propres à me convaincre que le demandeur n'a pas raison sur ces questions. Manifestement, le défendeur n'a pas informé le demandeur de la nature de l'opposition à sa demande de transfèrement qui a entraîné le refus ou le délai et il ne lui a pas donné la possibilité de réfuter les raisons, quelles qu'elles fussent, qui l'ont amené à laisser le demandeur se morfondre dans un établissement pénitentiaire américain durant dix ans.

Les mesures de redressement

[112]        Étant donné que le défendeur a en fin de compte décidé d'accueillir la demande de transfèrement du demandeur et que celui-ci est maintenant de retour au Canada, la question de la réparation à accorder demande réflexion.

[113]        J'estime que le demandeur a déjà porté à la connaissance de la Cour, par suite de la demande de communication de documents qu'il a formée en vertu de l'article 317 des Règles (et à laquelle le défendeur s'est opposé), suffisamment d'éléments de preuve pour justifier un redressement déclaratoire et en remplir les conditions. La preuve et l'argumentation me convainquent que le demandeur avait le droit, en vertu du paragraphe 6(1), d'entrer au Canada à condition de rester en détention et que ce droit lui a été dénié dans la présente espèce.


[114]        Cependant, vu les faits, je ne suis pas convaincu qu'il y ait suffisamment de motifs pour mettre en cause les alinéas 4.b) à 4.f) du Règlement, principalement parce que je ne pense pas que le Règlement ait été appliqué dans la présente affaire avant que ne soit rendue la décision d'autoriser le transfèrement du demandeur en mars 2000, auquel moment le Règlement n'a pas empêché ce transfèrement. Quoi qu'il en soit, le Règlement est maintenant abrogé.

[115]        J'estime que le défendeur a refusé et/ou différé le transfèrement du demandeur, lui déniant ainsi, de janvier 1991 à mars 2000, les droits que lui garantit l'article 6 de la Charte.

[116]        Je suis également convaincu que la conduite du défendeur attaquée dans la présente espèce constitue une violation manifeste de l'article 7 de la Charte et un manquement manifeste à l'obligation qu'il avait en common law d'agir équitablement dans l'administration de la demande de transfèrement du demandeur.

[117]        Pour ce qui concerne les dépens et les frais judiciaires et autres supportés jusqu'à maintenant, j'estime la conduite du défendeur suffisamment répréhensible pour justifier l'adjudication des dépens sur une base avocat-client pour ce qui concerne la présente demande. Voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1992] 2 R.C.S. 817.


[118]        Pour ce qui est des autres frais et dépens auxquels le demandeur pourrait avoir droit au titre de l'ensemble de la période considérée, j'estime qu'ils devraient suivre l'issue de la cause et être fixés au gré du juge qui sera saisi des éventuelles procédures qu'engagera encore le demandeur pour faire valoir ses droits et se faire dédommager équitablement des préjudices qu'il peut avoir subis, ou obtenir les dommages-intérêts auxquels il peut avoir droit, du fait de la conduite du défendeur à son égard.

[119]        Par suite de la violation par le défendeur des droits que confèrent au demandeur la Charte et la common law, ce dernier a aussi été soumis, à tout le moins, à de lourdes épreuves émotionnelles et psychologiques. L'octroi d'un redressement en dommages-intérêts devrait être envisagé, mais il est solidement établi que la Cour n'a pas compétence pour accorder des dommages-intérêts dans les procédures de contrôle judiciaire. Voir Al-Mhamad c. Canada (CRTC), 2003 CarswellNat 186, 2003 C.A.F. 45. Je me suis aussi demandé si, étant donné les violations de la Charte que met en jeu la présente affaire, la Cour ne pourrait pas envisager de calculer et d'accorder des dommages-intérêts sur la seule base de l'article 24 de la Charte. Monsieur le juge Pratte a formulé à ce sujet la remarque suivante à la page 2 de l'arrêt Raymond Lussier c. Robert Collin, [1985] 1 C.F. 124 :

[...] même si on suppose que l'article 24 de la Charte donne le droit de réclamer des dommages-intérêts, il n'autorise certainement pas à ignorer les règles de procédure qui prescrivent comment pareilles réclamations doivent être faites. Il s'ensuit que cette partie du jugement attaqué qui a accordé les dommages-intérêts à l'intimé doit être cassée.

[120]        J'ai aussi examiné la possibilité d'ordonner, à la requête du demandeur, que la partie de la présente demande concernant les dommages-intérêts et/ou les autres mesures de redressement appropriées soit instruite comme s'il s'agissait d'une action, en vertu du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

[121]        J'aurais volontiers fait droit à cette requête, mais je ne pense pas que les faits de la présente espèce le permettent. En effet, si le paragraphe 18.4(2) l'habilite à ordonner qu'une demande de contrôle judiciaire soit traitée et instruite comme s'il s'agissait d'une action, la Cour, conformément aux voeux du demandeur, a maintenant complété la procédure de contrôle judiciaire. Or, comme elle a accordé au demandeur, par voie de contrôle judiciaire, la plus grande partie de la réparation qu'il souhaitait, il n'est plus possible de transformer en action la présente demande.

[122]        Par conséquent, la Cour estime qu'elle n'est pas en mesure de faire droit aux requêtes du demandeur pour ce qui concerne les autres mesures de redressement auxquelles il pourrait avoir droit par suite des actes et omissions du défendeur.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ET DÉCLARE :

1.          En tant que citoyen canadien, le demandeur avait, en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, le droit d'entrer au Canada à condition de rester en détention, sous les seules réserves de l'approbation par les autorités américaines de son transfèrement au Canada et de la possibilité, prévue à l'article premier de la Charte, de restreindre cette liberté par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

2.          Le ministre défendeur avait l'obligation légale, au motif de la citoyenneté canadienne du demandeur, de prendre en considération et d'appliquer les droits conférés à celui-ci par l'article 6 de la Charte dans l'examen de la demande de transfèrement sous le régime de la Loi sur le transfèrement des délinquants et de son règlement d'application.


3.          Le défendeur a violé, de janvier 1991 à mars 2000 ou à peu près, les droits constitutionnels que l'article 6 de la Charte confère au demandeur en négligeant et/ou omettant délibérément d'examiner sa demande de transfèrement sous le régime de la Loi sur le transfèrement des délinquants et/ou en rejetant cette demande sous ce même régime.

4.          La conduite suivie par le défendeur à l'égard du demandeur de janvier 1991 à mars 2000 ou à peu près, soit le fait de négliger et/ou d'omettre délibérément d'examiner sa demande de transfèrement et/ou de rejeter cette demande, constitue une violation de l'article 7 de la Charte et un manquement à l'obligation qu'il avait en common law d'agir équitablement dans l'administration de ladite demande.

5.          Le défendeur est tenu de compléter sur-le-champ la communication de tous les documents ou éléments matériels pertinents à la présente demande qui sont en sa possession, ces documents ne devant pas être expurgés sauf entente entre les parties ou autorisation accordée par la Cour sur requête du défendeur, requête que celui-ci devra, le cas échéant, présenter dans un délai de 20 jours suivant la présente ordonnance.

6.          Les dépens sont adjugés au demandeur sur une base avocat-client et doivent lui être payés sur-le-champ.

« James Russel »

          Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                       T-211-00

INTITULÉ :                      DAVID CLARE VAN VLYMEN

                                                                      

et

                                          LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                             Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                            Le 8 avril 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :     LE JUGE RUSSELL

DATE DES MOTIFS :    Le 3 août 2004

COMPARUTIONS :

John W. Conroy                  POUR LE DEMANDEUR

Keitha Richardson               POUR LE DÉFENDEUR

et

Curtis Workun


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CONROY & COMPANY                                           POUR LE DEMANDEUR

Avocats

2459, rue Pauline

Abbotsford (Colombie-Britannique)

V2S 3S1

Morris Rosenberg                   POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

840, rue Howe, bureau 900

Vancouver (Colombie-Britannique)

V6Z 2S9

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