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Date : 20011218

Dossier : T-590-00

Référence neutre : 2001 CFPI 1399

ENTRE :

                     COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                          - et -

                                           PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                                          - et -

                                                             ROBERT CARTER

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE NADON


[1]                Je suis saisi d'une demande et d'une demande reconventionnelle de contrôle judiciaire, conformément à l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, présentées par la demanderesse/défenderesse reconventionnelle, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), et le défendeur/demandeur reconventionnel, le procureur général du Canada (le procureur général). Les deux demandes ont été jointes par ordonnance du protonotaire Aronovitch en date du 26 juin 2000.

[2]                La demande et la demande reconventionnelle de contrôle judiciaire ont été présentées à l'égard d'une décision d'un Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) en date du 2 mars 1999 et révisée le 13 juin 2000, dans laquelle le Tribunal a accordé au défendeur Robert Carter (M. Carter) une indemnité de 15 770 $ pour salaire perdu.

[3]                La demande de contrôle judiciaire présentée par la Commission soulève la question de savoir si le Tribunal a conclu à juste titre que la période admissible d'indemnisation allait du 27 mai 1992 au 2 septembre 1992. La demande de contrôle judiciaire présentée par le procureur général conteste le calcul de l'indemnité accordée à M. Carter par le Tribunal, ainsi que l'adjudication d'intérêts sur cette indemnité.

LES FAITS PERTINENTS


[4]                M. Carter est né le 27 juin 1941 et est entré dans les Forces armées canadiennes (les FAC) le 11 janvier 1960. Le 2 octobre 1968, il a signé un certificat d'option dans lequel il a choisi que l'âge de sa retraite soit fixé conformément à l'article 15.31 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, pris sous l'autorité de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5 (les Règlements royaux). Selon les Règlements royaux, l'âge de la retraite obligatoire dans le cas de l'emploi et du rang de M. Carter était de 50 ans.

[5]                M. Carter a été libéré des FAC le 27 mai 1992, après avoir atteint l'âge de la retraite obligatoire. À l'époque de sa libération, M. Carter avait atteint le rang de caporal-chef et occupait l'emploi de moniteur d'éducation physique et de loisirs à la BFC Kingston.

[6]                Lors de sa libération des FAC le 27 mai 1992, M. Carter a reçu une indemnité de départ de 21 014 $ et a commencé immédiatement à recevoir une pension en vertu de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, L.R.C. (1985), ch. C-17, au montant de 20 989 $ par année. Entre le 27 mai 1992 et le 2 septembre 1992, M. Carter a reçu 5 521 $ sous forme de pension.

[7]                Le 14 août 1992, un Tribunal canadien des droits de la personne a jugé dans l'affaire Martin et al. c. Forces armées canadiennes (1992), 17 C.H.R.R. D/435 (T.C.D.P.), que les articles 15.17 et 15.31 des Règlements royaux, qui prescrivent l'âge de la retraite obligatoire pour les membres des FAC, ne constituaient pas des règlements aux fins de l'alinéa 15(1)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la LCDP), parce qu'ils ne mentionnaient pas précisément qu'ils étaient adoptés aux fins de l'alinéa 15(1)b), qui est libellé ainsi :



15. (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

b) le fait de refuser ou de cesser d'employer un individu qui n'a pas atteint l'âge minimal ou qui a atteint l'âge maximal prévu, dans l'un ou dans l'autre cas, pour l'emploi en question par la loi ou les règlements que peut prendre le gouverneur en conseil pour l'application du présent alinéa;

15. (1) It is not a discriminatory practice if

(b) employment of an individual is refused or terminated because that individual has not reached the minimum age, or has reached the maximum age, that applies to that employment by law or under regulations, which may be made by the Governor in Council for the purposes of this paragraph;


[8]                Le 3 septembre 1992, en conséquence directe de la décision du tribunal dans l'affaire Martin, précitée, les Règlements royaux prescrivant un âge obligatoire pour la retraite ont été modifiés de façon à mentionner précisément l'alinéa 15(1)b) de la LCDP. Le paragraphe 15.31(12) des Règlements royaux devait dorénavant se lire ainsi :


(12) Cet article est un règlement pris pour l'application de l'alinéa 15b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne

(12) This article is a regulation made for the purposes of paragraph 15(b) of the Canadian Human Rights Act.


La modification est entrée en vigueur le 3 septembre 1992.

[9]                Le 25 août 1993, M. Carter a déposé une plainte auprès de la Commission contre les FAC, dans laquelle il alléguait l'existence d'une discrimination fondée sur l'âge. Dans sa plainte, M. Carter soutenait que, le 27 mai1992, les FAC posaient ou avaient posé un acte discriminatoire fondé sur l'âge, en contravention de la LCDP. Plus précisément, M. Carter a affirmé que les FAC faisaient de la discrimination envers lui en refusant de continuer de l'employer en raison de son âge, contrairement à l'article 7 de la LCDP.

[10]            Dans une lettre en date du 17 mars 1994, la Commission a informé les FAC de sa décision de se désister de la plainte de M. Carter en attendant l'issue finale de l'affaire Martin, précitée[1]. Dans une lettre en date du 17 mars 1999, la Commission a informé les FAC de sa décision de renvoyer la plainte de M. Carter au Tribunal à des fins d'enquête.

La décision du Tribunal

[11]            La décision du Tribunal a été rendue le 2 mars 2000; cependant, une décision révisée a été rendue le 13 juin 2000. La décision révisée traitait d'erreurs de calcul seulement, les motifs du Tribunal restant inchangés.

[12]            Devant le Tribunal, les FAC ont admis au départ l'existence d'une preuve prima facie de discrimination envers M. Carter, vu la décision rendue par le tribunal dans l'affaire Martin, précitée, et ont reconnu leur responsabilité à cet égard.


[13]            Par conséquent, les questions en litige devant le Tribunal se limitaient à évaluer les dommages-intérêts de M. Carter pour salaire perdu et le montant approprié de l'indemnité à laquelle il avait droit en vertu de la LCDP. Le Tribunal devait se prononcer sur trois questions : la période visée par l'indemnité, le calcul des dommages-intérêts pour le salaire perdu et la période comprise pour le calcul des intérêts.

[14]            En ce qui concerne la question de la période d'indemnisation, le Tribunal était d'avis que, dans la présente affaire, cette période s'étendait du 27 mai 1992 au 2 septembre 1992. Dans sa décision, le Tribunal a déclaré ce qui suit :

Ce Tribunal est d'avis qu'il faut tenir compte en l'occurrence du fait que l'intimé, en modifiant ses Règlements royaux, a rendu ceux-ci conformes à l'exigence énoncée à l'alinéa 15(1)b) de la LCDP. L'indemnisation n'a pas pour but de punir; elle vise à mettre la partie lésée dans la même position que celle où elle se serait trouvée, n'eût été de l'acte discriminatoire.

Le Tribunal fait sienne l'opinion de l'intimé selon laquelle l'entrée en vigueur de la modification du 3 septembre 1992 aux Règlements royaux a mis fin à l'acte discriminatoire en l'espèce. Au delà de cette date, il n'existait plus de lien de cause à effet ni de lien direct entre l'acte discriminatoire et l'indemnisation demandée par le plaignant. Lorsqu'un acte discriminatoire cesse, on doit tenir compte de ce fait afin de déterminer la période pour laquelle une personne peut réclamer un dédommagement pour le salaire perdu.

En l'espèce, la modification apportée le 3 septembre 1992 aux Règlements royaux constitue un facteur intermédiaire dont il faut tenir compte dans la détermination de la perte de salaire indemnisable. Le fait que l'intimé se soit conformé à la Loi ne devrait pas avoir un effet neutre. Il constitue un élément nouveau qui rompt le lien entre l'acte discriminatoire et les dommages réclamés par le plaignant pour le salaire perdu.

[15]            Quant à la deuxième question en litige, le calcul des dommages-intérêts pour le salaire perdu, le Tribunal a évalué les dommages subis par M. Carter pendant la période allant du 27 mai 1992 au 2 septembre 1992 et a conclu qu'il avait droit à la somme de 15 770 $. En ce qui concerne l'indemnité de départ et le revenu de pension reçus par M. Carter durant la période d'indemnisation, le Tribunal estimait que ces montants ne devaient pas être déduits du montant adjugé en dommages-intérêts, pour la raison suivante :


Dans l'affaire Cranston, le Tribunal en est venu à la conclusion que le revenu de pension et l'indemnité de départ ne devraient pas être considérés comme un revenu gagné pouvant compenser le salaire que les plaignants auraient reçu. Le Tribunal a appliqué l'exception visant les assurances. Le présent Tribunal est d'avis qu'aucune raison ne nous oblige à déroger à cette règle. [note infrapaginale omise]

[16]            Pour ce qui est de la troisième question, les intérêts, le Tribunal a conclu qu'ils couvriraient la période allant du 27 mai 1992 au 11 février 2000 et que c'est le taux des obligations d'épargne du Canada qui serait utilisé.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[17]            La première question en litige résulte de la demande de contrôle judiciaire de la Commission :

a)         Le Tribunal a-t-il conclu à juste titre que la période admissible d'indemnisation allait du 27 mai 1992 au 2 septembre 1992?

[18]            Les deux autres questions en litige sont soulevées par la demande de contrôle judiciaire du procureur général :

b)         Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ne tenant pas compte du revenu de pension et de l'indemnité de départ reçus par M. Carter durant la période d'indemnisation?

c)         Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en accordant des intérêts à partir du 27 mai 1992 sur l'indemnité adjugée?


LES PRÉTENTIONS DES PARTIES

Les prétentions de la Commission

La première question en litige : La période d'indemnisation

[19]            La Commission a d'abord prétendu que le Tribunal a commis une erreur de droit en concluant que la modification apportée aux Règlements royaux le 3 septembre 1992 s'appliquait à un acte discriminatoire survenu le 27 mai 1992.

[20]            Selon la Commission, le droit de M. Carter à une indemnité s'est cristallisé le jour où il a été contraint, en raison de discrimination, de prendre sa retraite le 27 mai 1992 et il pouvait se prévaloir d'un droit acquis non seulement de présenter une demande en dommages-intérêts à l'égard de cet acte discriminatoire, mais aussi de recevoir une indemnité pendant une durée raisonnable pour les dommages directement attribuables à cet acte discriminatoire.

[21]            La Commission prétend que, dans le domaine de la responsabilité civile, les droits de la victime se cristallisent au moment de la faute et qu'aucune loi ultérieure ne peut les réduire ou les étendre. La Commission soutient également que l'on n'applique pas une nouvelle disposition législative pour délimiter les effets de faits survenus avant qu'elle n'entre en vigueur, car il y aurait alors rétroactivité positive.


[22]            De plus, la Commission soutient qu'un principe élémentaire de droit veut que l'on ne donne pas à une loi une interprétation qui porterait atteinte à des droits existants. La Commission prétend, d'une part, que les tribunaux, en l'absence de preuve d'une intention contraire, n'appliqueront pas de nouvelles dispositions législatives qui auraient pour effet de modifier des droits acquis et, d'autre part, qu'un droit acquis constitue un titre ou un intérêt qu'on ne peut rendre inopérant sans causer une grave injustice.

[23]            La Commission soutient également que le Tribunal a commis une erreur en concluant que la modification apportée aux Règlements royaux le 3 septembre 1992 constituait un facteur intermédiaire rompant le lien existant entre la retraite obligatoire discriminatoire de M. Carter et sa réclamation pour perte de salaire. La Commission allègue que les dommages-intérêts recouvrables à la suite d'un acte discriminatoire sont ceux qui découlent directement de l'acte à l'origine de la responsabilité et qui sont raisonnablement prévisibles, compte tenu de tous les faits intermédiaires (Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401 (C.A.), aux pages 414 et 416).


[24]            La Commission prétend que l'on a modifié les articles 15.17 et 15.31 des Règlements royaux pour annuler les effets de la décision Martin, précitée, et garantir qu'à l'avenir les mesures de retraite obligatoire soient à l'abri de l'application de la LCDP. La Commission soutient que la modification ne peut pas être considérée comme ayant rompu le lien de causalité menant aux dommages résultant d'un acte posé sous le régime des Règlements royaux avant leur modification. Par conséquent, la Commission affirme que la modification ne présente aucune pertinence relativement à la question de savoir quels dommages découlaient directement de la mise à la retraite obligatoire discriminatoire de M. Carter.

La deuxième question en litige : Le revenu de pension et l'indemnité de départ

[25]            La Commission soutient que le Tribunal a eu raison d'exclure du calcul de l'indemnité le revenu de pension et l'indemnité de départ reçus par M. Carter.

[26]            La Commission prétend que, dans des procédures en matière de droits de la personne, la façon correcte d'évaluer les dommages-intérêts est la même qu'en matière de droit de la responsabilité civile délictuelle (Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401, à la page 414). La Commission allègue que la théorie de l'exception visant les assurances, élaborée en droit de la responsabilité civile délictuelle, est pertinente en ce qui concerne la question de l'évaluation des dommages-intérêts. La Commission soutient que les prestations de retraite versées en exécution d'un régime cotisable proviennent du contrat de travail d'un employé et ne sont donc pas déductibles dans le calcul d'une perte conformément à l'application de l'exception visant les assurances (Guy c. Trizec et al., [1979] 2 R.C.S. 756, à la page 762).

[27]            La Commission soutient que le Tribunal n'a pas, dans Cranston c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (1997), D.T. 1/97, considéré l'indemnité de départ ou le revenu de pension « comme un revenu gagné pouvant compenser le salaire que les plaignants auraient reçu » (Cranston, aux pages 69 et 70) et, ce faisant, a appliqué l'exception visant les assurances. La Commission allègue également que, dans la décision Martin, précitée, la question de l'exception visant les assurances n'a pas été soulevée par les parties; par conséquent, le procureur général n'a pas raison lorsqu'il déclare que le Tribunal avait alors « refusé » d'appliquer l'exception visant les assurances.

La troisième question en litige : Les intérêts

[28]            La Commission est d'accord avec le procureur général pour dire que le Tribunal a commis une erreur quant à la période visée pour le calcul des intérêts. Selon la Commission, les intérêts sur l'indemnité devraient être calculés à partir de la date d'évaluation, quelle que soit la date d'évaluation jugée correcte, et non à partir du 27 mai 1992.


Les prétentions du procureur général

La première question en litige : La période d'indemnisation

[29]            Le procureur général soutient d'abord que l'alinéa 53(2)c) de la LCDP habilite un tribunal à rendre une ordonnance indemnisant les victimes de discrimination. À son avis, l'expression « des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte » figurant à l'alinéa 53(2)c) exige l'existence d'un lien de causalité établi entre l'acte discriminatoire et l'indemnité réclamée (Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401 (C.A.), aux pages 409, 414 à 416, et 432).

[30]            Le procureur général prétend que l'acte discriminatoire relevé par le tribunal dans la décision Martin, précitée, n'existait plus depuis la modification des articles pertinents des Règlements royaux. Par conséquent, selon le procureur général, le Tribunal a exercé correctement son pouvoir discrétionnaire en vertu de l'alinéa 53(2)c) de la LCDP en refusant d'attribuer à M. Carter une indemnité après le 2 septembre 1992, puisque la retraite obligatoire des FAC ne constituait plus à partir de cette date un acte discriminatoire et que M. Carter avait dépassé l'âge de la retraite obligatoire. Le procureur général soutient que la Commission a tort de qualifier de rétroactive l'application de la modification apportée le 3 septembre 1992 aux Règlements royaux.


[31]            En outre, le procureur général prétend que M. Carter n'a pas de droit acquis à deux années d'indemnité à la suite de l'acte discriminatoire, mais qu'il a droit à une indemnité tant qu'il existe un lien direct entre l'acte discriminatoire et la perte subie. Selon le procureur général, le lien a été rompu lorsque l'on a modifié les Règlements royaux pour mettre fin à l'acte discriminatoire.

La deuxième question en litige : Le revenu de pension et l'indemnité de départ

[32]            Le procureur général soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte du revenu de pension et de l'indemnité de départ reçus par M. Carter durant la période d'indemnisation.

[33]            Le procureur général signale, d'une part, que l'indemnité a pour but, selon le paragraphe 53(2) de la LCDP, d'offrir une réparation intégrale à la victime de l'acte discriminatoire, compte tenu des principes de causalité et de prévisibilité raisonnable et, d'autre part, que, pour atteindre ce but, on a l'habitude de comparer la véritable situation de la victime à celle dans laquelle elle aurait été en l'absence de l'acte discriminatoire.


[34]            Selon le procureur général, l'approche adoptée par le Tribunal pour attribuer à M. Carter une indemnité pour le revenu -- tant le salaire que le revenu de pension -- qu'il aurait reçu s'il était demeuré dans les FAC jusqu'au 2 septembre 1992 ne tient pas compte du fait que M. Carter n'aurait pu recevoir de revenu de pension au cours de la période allant du 27 mai 1992 au 2 septembre 1992 s'il avait alors reçu un salaire des FAC. Le procureur général fait valoir qu'une personne ne peut, en vertu des articles 16 à 20 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, recevoir à la fois une pension et accumuler des prestations de retraite additionnelles en même temps. Le procureur général soutient que le Tribunal, en ne déduisant pas le revenu de pension, n'a pas tenu compte de cette interdiction et a placé M. Carter dans une meilleure situation que celle dans laquelle il aurait été s'il était resté dans les FAC jusqu'au 2 septembre 1992, et a accordé à M. Carter à la fois un salaire et un revenu de pension durant la même période.

[35]            Le procureur général avance que le Tribunal s'est fondé sur la décision rendue dans l'affaire Cranston c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (1997), D.T. 1/97, 10 janvier 1997, à l'appui de sa décision de ne pas déduire le revenu de pension de M. Carter, mais que, contrairement à l'espèce, le tribunal, dans l'affaire Cranston, n'a pas attribué d'indemnité pour le revenu de pension perdu durant la période d'indemnisation et n'est donc pas allé à l'encontre de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes.

[36]            Le procureur général allègue également que d'autres tribunaux des droits de la personne, dont le tribunal siégeant dans l'affaire Martin, précitée, ont refusé d'appliquer l'exception visant les assurances et ont tenu compte du revenu de pension et de l'indemnité de départ reçus durant la période d'indemnisation (Martin, précité; Koeppel c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (1997), 32 C.H.R.R. D/107 (T.C.D.P.)).


La troisième question en litige : Les intérêts

[37]            Le procureur général soutient que les intérêts accordés devraient commencer à courir à partir de la date d'évaluation, soit le 2 septembre 1992, date à laquelle la perte a été calculée, comme le voulait le Tribunal. Le procureur général prétend que le salaire perdu par M. Carter avant le 2 septembre 1992 a été reporté à cette date par l'addition des intérêts au salaire perdu et que le fait d'exiger des FAC qu'elles versent des intérêts sur ce salaire perdu en plus de ceux déjà comptabilisés dans la détermination de sa valeur actuelle donnerait lieu au recouvrement d'une double indemnité au titre des intérêts.

ANALYSE

La première question en litige : La période d'indemnisation

[38]            Le pouvoir du Tribunal d'évaluer les dommages-intérêts pour salaire perdu est régi par l'alinéa 53(2)c) de la LCDP :



53. (2) À l'issue de l'instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l'article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire :

c) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte;

53. (2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:


[39]            Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401 (C.A.), la Cour d'appel fédérale a examiné la question de l'indemnisation dans les procédures prises en vertu de la LCDP. Le juge Marceau a fait les observations suivantes en ce qui concerne les principes applicables à l'évaluation de la période d'indemnisation, aux pages 414 à 416 :

Cette deuxième question, qui porte sur le montant de l'indemnité, soulève trois questions, soit : a) la durée de la période d'indemnisation; b) la déduction pour les mois écoulés avant le dépôt de la plainte; c) la déduction pour omission de limiter le préjudice.

a) À la lecture des commentaires du président du tribunal de première instance et de ceux de la majorité du tribunal d'appel, force m'est de constater la présence d'une certaine confusion entre le droit d'obtenir réparation d'un préjudice subi et l'évaluation des dommages-intérêts. Si la nature spéciale de la Loi sur les droits de la personne, que l'on dit tellement fondamentale qu'elle serait presque de nature constitutionnelle et qui n'est pas du domaine de la responsabilité délictuelle (voir p. ex. l'arrêt Robichaud c. Brennan (sub nom. Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, à la page 89, et l'arrêt Bhadauria c. Bureau des gouverneurs du Seneca College (sub nom. Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria), [1981] 2 R.C.S. 181), exclut l'application de limites au droit d'obtenir une indemnité qui relève de la responsabilité délictuelle, l'évaluation des dommages-intérêts exigibles par la victime ne peut être régie par des règles différentes. Dans les deux cas, le principe est le même : la partie lésée doit être remise dans la position où elle aurait été si le tort ne s'était pas produit. Tout autre but entraînerait un enrichissement sans cause et un appauvrissement injustifié parallèle. Les principes établis par les tribunaux pour atteindre cet objectif en responsabilité délictuelle s'appliquent donc nécessairement. Il est bien connu que l'un de ces principes consiste à exclure les conséquences de l'acte qui sont trop lointaines ou seulement indirectes. À mon avis, le membre minoritaire avait tout à fait raison en écrivant (aux pages D/74 et D/75) :

Si la réintégration est purement discrétionnaire et que ce n'est pas le cas de l'indemnisation, il me semble que certains principes reconnus applicables en matière d'octroi de dommages-intérêts devraient guider le tribunal dans son appréciation et son évaluation de la perte financière. Ces principes ont été cités et endossés par le tribunal d'appel au par. 7716 [D/869 de Torres, supra] de l'affaire Foreman [Foreman c. Via Rail Canada Inc. (1980), 1 C.H.R.R. D/233], supra :


À notre avis, le mot « indemnité » (à titre de compensation) utilisé dans la loi canadienne implique que les tribunaux doivent appliquer les principes employés par les cours de justice qui accordent des compensations en droit civil, dont le principe essentiel repose, dans l'octroi de dommages-intérêts, sur celui de la « restitutio in integrum » : la partie lésée doit être remise dans la position où elle aurait été si le tort qui lui a été causé ne s'était pas produit, dans la mesure où l'argent peut dédommager la partie lésée et dans la mesure où celle-ci reconnaît son obligation de prendre des mesures raisonnables pour atténuer ses pertes. (D/238)

Dans un arrêt récent, Canada (Attorney General) c. McAlpine, supra, [[1989] 3 C.F. 530], la Cour d'appel fédérale, appelée à statuer sur un appel formé contre une décision d'un tribunal des droits de la personne qui s'est appuyé sur ce principe pour déterminer les dommages-intérêts devant être accordés pour les pertes de prestations d'assurance-chômage, a fait les commentaires suivants à la p. 538 [par. 13, D/258] :

[...] il aurait également fallu tenir compte du caractère prévisible ou de la prévisibilité raisonnable des dommages, peu importe que l'action intentée soit en responsabilité contractuelle ou en responsabilité délictuelle. En effet, seules les pertes subies qui sont raisonnablement prévisibles sont recouvrables.

La Cour fédérale cite et endosse ensuite les propos du professeur Cummings dans l'affaire Torres, supra [Torres v. Royalty Kitchenware Ltd. (1982), 3 C.H.R.R. D/858 (Comm. d'enqu. Ont.)], en ce qui concerne la limite au montant que la victime peut recevoir à titre de dédommagement, et elle signale que ce raisonnement a été suivi par le tribunal d'appel dans l'affaire DeJager c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (no 2), supra [(1987), 8 C.H.R.R. D/3963] aux p. D/3966 et D/3967, ainsi que d'autres tribunaux des droits de la personne qui ont considéré que la doctrine de la prévisibilité raisonnable est un facteur essentiel dans l'évaluation des dommages-intérêts.

Il découle de mon interprétation des mesures correctives prévues dans la Loi qu'il n'est pas nécessaire que la période d'indemnisation coïncide avec la réintégration, peu importe quand elle a lieu. Elle est encore moins déterminée automatiquement par l'ordonnance de réintégration. C'est sur ce point capital de l'affaire que je ne partage pas l'opinion de mes collègues. Je serais d'accord pour dire que, si la victime de l'acte discriminatoire avait été congédiée d'un emploi qu'elle occupait réellement et que sa réintégration devait avoir lieu peu après, la période d'indemnisation coïnciderait logiquement avec cet événement. Par contre, il s'agit plutôt en l'espèce de la perte théorique d'un emploi que n'occupait pas l'intimé lorsque s'est produit l'acte discriminatoire.

À mon avis ces diverses doctrines ont peu de poids lorsqu'il s'agit de mettre en application l'idée toute simple qu'il y a une limite à la responsabilité de l'auteur du préjudice quant aux conséquences de son acte sauf, peut-être, dans les cas de mauvaise foi. Certains arrêts se sont fondés sur la doctrine de la prévisibilité des dommages, un critère qui me semble plus approprié en matière contractuelle. Dans d'autres arrêts, on mentionne des critères tels que les conséquences directes ou raisonnablement directes de l'acte dommageable. Le but visé demeure le même : écarter les conséquences de l'acte qui sont trop lointaines compte tenu de tous les événements qui ont eu lieu entre les deux. Quelle que soit la source de responsabilité, le bon sens s'applique.

Je sais que les principes appliqués dans les affaires portant sur des cas de congédiement injuste pour l'évaluation des pertes de salaire ne s'appliquent pas nécessairement aux affaires portant sur les pertes d'emploi découlant d'un acte discriminatoire. Dans les cas de congédiement injuste, on reproche à l'employeur non pas d'avoir mis fin au contrat de travail, mais de l'avoir fait sans avis préalable, en violation du contrat. La nature de l'acte sur lequel porte la responsabilité étant différente, les conséquences qui en découlent le sont donc aussi.


À mon avis, le tribunal de première instance et la majorité des membres du tribunal d'appel ont eu tort de refuser de fixer une limite à la période d'indemnisation indépendamment de l'ordonnance de réintégration. L'établissement de cette limite était, comme il l'est dans toutes ces affaires, un exercice difficile qui exige une analyse détaillée des circonstances en cause. Le membre minoritaire est le seul à avoir fait ce calcul et je pense que cette Cour, au lieu d'ordonner une nouvelle audience, devrait accepter ses conclusions qui sont celles d'ailleurs que le tribunal a adoptées dans des circonstances similaires dans l'affaire de DeJager c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (1987), 8 C.H.R.R. D/3963 (Trib. C.D.P.).

[40]            De plus, le juge MacGuigan, qui était dissident quant à la conclusion mais souscrivait à l'opinion des juges majoritaires sur l'établissement de la période d'indemnisation, a dit ce qui suit, à la page 432 :

Si l'ordonnance de réintégration est le redressement qui convient, on ne saurait en tirer la conclusion que la période d'indemnisation pour pertes de salaire doit être celle comprise entre l'acte discriminatoire et la réintégration. Il me semble que la Loi établit implicitement le critère portant que les dommages-intérêts accordés découlent nécessairement de l'acte discriminatoire. L'alinéa 53(2)c) prévoit que la personne qui a commis un acte discriminatoire doit « indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte » [c'est moi qui souligne]. En d'autres mots, la Loi exige clairement un lien causal (entraînées par) entre l'indemnité accordée et l'acte discriminatoire.

[41]            Il ressort clairement de ces déclarations que la Cour d'appel était d'avis que la période d'indemnisation varierait selon les circonstances de l'affaire et que l'établissement de la période d'indemnisation appropriée exigeait une analyse minutieuse de ces circonstances. En outre, la Cour a statué qu'il devait exister un lien de causalité entre l'acte discriminatoire et l'indemnisation.


[42]            Quant à l'argument de la Commission selon lequel la période d'indemnisation établie par le Tribunal constituait une application rétroactive des Règlements royaux et privait ainsi M. Carter de son droit acquis de recevoir une indemnité, je suis entièrement d'accord avec la façon dont le Tribunal a répondu à cet argument et qui est exposée à la page 12 de sa décision :

En adoptant cette opinion, le Tribunal ne se trouve pas à appliquer rétrospectivement ou rétroactivement une loi ou un règlement à une situation et à priver quelqu'un d'un droit acquis, soit celui de recevoir l'équivalent de deux ans de salaire perdu. [...]

Le seul droit acquis que le plaignant peut invoquer en l'espèce, c'est celui d'obtenir un dédommagement une fois qu'il a été prouvé qu'il a été victime d'un acte discriminatoire, ce qui est le cas ici. Le montant du dédommagement auquel le plaignant a droit est une autre affaire. Le litige en l'occurrence ne porte pas sur le droit de M. Carter à une indemnisation, mais bien sur l'ampleur du dédommagement auquel il a droit pour la perte de salaire, compte tenu de toutes les circonstances entourant l'affaire [note infrapaginale omise].

[43]            À mon avis, le Tribunal n'a pas appliqué les Règlements royaux rétroactivement. La modification s'applique aux événements qui sont survenus après le 3 septembre 1992. Bien que M. Carter pût effectivement se prévaloir d'un droit acquis à une indemnité, il ne pouvait se prévaloir d'un droit acquis à un montant déterminé de dommages-intérêts ou à une indemnité pour une durée déterminée.


[44]            Comme l'a dit la Cour d'appel dans l'arrêt Morgan, précité, l'établissement de la période d'indemnisation exige une analyse minutieuse des circonstances de l'affaire. À mon avis, le Tribunal a examiné minutieusement les faits et les circonstances de l'espèce lorsqu'il s'est prononcé sur une période d'indemnisation appropriée. Je suis d'accord avec la conclusion du Tribunal selon laquelle, après la modification apportée aux Règlements royaux le 3 septembre 1992, il n'existait plus de lien de causalité entre l'acte discriminatoire et le salaire perdu par M. Carter puisqu'il n'existait plus d'acte discriminatoire. Par conséquent, puisqu'il doit exister un lien de causalité entre l'acte discriminatoire et l'indemnité versée pour le salaire perdu, aucune indemnisation n'était requise après le 2 septembre 1992. À mon avis, le fait que la modification permettait aux FAC de libérer M. Carter dès le 3 septembre 1992, parce qu'il avait atteint l'âge de la retraite obligatoire, était un fait dont le Tribunal avait le droit de tenir compte pour évaluer le salaire perdu par M. Carter.

[45]            De plus, on ne peut contester que l'indemnisation vise à remettre la victime de discrimination dans la situation où elle se serait trouvée en l'absence de l'acte discriminatoire. Si l'acte discriminatoire n'était pas survenu le 27 mai 1992, M. Carter n'aurait pas été libéré des FAC à cette date; cependant, il ne fait aucun doute qu'il l'aurait été le 3 septembre 1992, à la suite de la modification apportée aux Règlements royaux. Dans les circonstances, il n'aurait donc pas reçu de salaire après le 2 septembre 1992. Par conséquent, je ne vois aucune raison de l'indemniser pour un salaire qu'il n'aurait jamais reçu.

[46]            À mon avis, le Tribunal n'a fait aucune erreur susceptible de révision dans la conclusion qu'il a tirée au sujet de la période d'indemnisation appropriée et du montant du salaire perdu par M. Carter.

La deuxième question en litige : Le revenu de pension et l'indemnité de départ


[47]            La Commission soutient que l'on a statué dans l'arrêt Morgan, précité, que les dommages-intérêts accordés dans une procédure intentée en vertu de la LCDP devraient être évalués de la même façon qu'en droit de la responsabilité civile délictuelle et que l'exception visant les assurances élaborée en cette matière devrait être appliquée en l'espèce.

[48]            L' « exception visant les assurances » , aux termes de laquelle les avantages reçus pour perte de salaire en vertu d'une police d'assurance privée ne peuvent être déduits des dommages-intérêts adjugés, a été reconnue pour la première fois dans l'arrêt Bradburn v. Great Western Ry. Co., [1874-80] All E.R. Rep. 195 (Ex. Div.). Ce principe a été appliqué par les tribunaux canadiens et confirmé par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Canadian Pacific Ltée. c. Gill, [1973] R.C.S. 654, Trizec Equities Ltd. c. Guy, [1979] 2 R.C.S. 756, et plus récemment dans les arrêts Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940 et Cunningham c. Wheeler, [1994] 1 R.C.S. 359.

[49]            Dans l'arrêt Ratych, précité, portant sur la question de la déductibilité des avantages tirés du salaire, la Cour suprême a élargi la portée de l'application de l'exception visant les assurances. Le juge McLachlin, s'exprimant au nom de la majorité, a indiqué que, si un employé pouvait démontrer qu'il avait contribué aux avantages reçus, les rendant donc assimilables à une assurance privée, ils ne pouvaient pas être déductibles. Elle a déclaré ce qui suit, à la page 972 :

Je conviens que, si un employé peut prouver qu'il a subi une perte en échange du salaire reçu pendant la durée de son incapacité de travailler, il devrait être dédommagé de cette perte. C'est donc à très juste titre que la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick, dans l'affaire Lavigne v. Doucet, a accordé des dommages-intérêts pour la perte de crédits de congé de maladie accumulés. Je reconnais en outre que, si un employé peut établir qu'il a payé directement une police d'assurance contre le chômage équivalant à une assurance privée, il se peut qu'il puisse récupérer les prestations versées en vertu de cette police, quoique je sois d'avis d'attendre un autre litige pour régler cette question.


[50]            Dans l'arrêt Cunningham, précité, la Cour suprême a examiné davantage l'application de l'exception visant les assurances pour déterminer si l'exception visant les assurances devrait recevoir application dans le cas où des prestations d'invalidité n'ont pas été obtenues de source privée mais conformément à une convention collective. Le juge Cory, au nom des juges majoritaires, a dit ce qui suit, aux pages 403 et 404 :

Compte tenu des motifs de la majorité dans l'arrêt Ratych c. Bloomer, précité, le régime dont il est question en l'espèce peut être assimilé à une exception visant les assurances. S'exprimant au nom de la majorité, le juge McLachlin a expressément limité ses observations dans cet arrêt aux prestations autres que les assurances ou les paiements à titre gracieux (à la p. 983) :

Ces observations ne devraient pas être interprétées comme s'appliquant à des genres de prestations parallèles autres que le paiement du salaire perdu, comme les assurances payées par le demandeur et les paiements à titre gracieux faits par des tiers.

Affirmer que l'exception ne s'applique qu'aux assurances privées, qui exigent le versement effectif de primes à la compagnie d'assurances, créerait des obstacles injustes et artificiels. Cela signifierait que les cadres supérieurs et les professionnels qui peuvent se permettre de souscrire leur propre assurance pourraient se prévaloir de l'exception applicable aux assurances, tandis que les personnes qui ont pris les mêmes dispositions et ont dû consentir des sacrifices pécuniaires relativement plus importants pour prévoir le versement de prestations d'invalidité dans leur convention collective ne pourraient pas le faire. Ce serait manifestement injuste. Il n'y a aucun motif de faire une distinction aussi régressive sur le plan social.

La représentation syndicale et la négociation collective sont reconnues comme des façons pour les travailleurs de protéger leurs intérêts. Les avantages pour lesquels les employés ont négocié de bonne foi ne devraient pas être sacrifiés pour le simple motif que la façon dont les paiements sont faits pour avoir droit aux prestations d'invalidité diffère de celle prévue dans les contrats d'assurance privés. Lorsque la preuve est faite qu'un employé-demandeur a payé d'une certaine manière les avantages conférés par une convention collective ou par un contrat de travail, l'exception visant les assurances devrait s'appliquer. Il serait injuste de priver les employés des avantages qu'ils se sont assurés par leur prudence et leur prévoyance.


[51]            En ce qui concerne la déductibilité de prestations de retraite, la Cour suprême du Canada a examiné cette question dans les arrêts Canadian Pacific, précité, et Trizec, précité. Dans les deux cas, la Cour a accepté que le revenu de pension ne devrait pas être déduit des dommages-intérêts adjugés. Dans l'arrêt Trizec, à la page 762, la Cour indique ce qui suit :

Je partage l'opinion de la Division d'appel que le salaire de directeur pour les années 1976 et 1977 devrait être déduit pour calculer la perte de revenus, mais je ne peux me rallier à l'opinion que les prestations de pension devraient être déduites de la façon proposée car je suis d'avis que cette pension contributive provient du contrat de l'appelant avec son employeur et que les paiements faits en vertu de celle-ci sont de même nature que les paiements faits aux termes d'une police d'assurance. Cette opinion concorde avec le jugement de la Chambre des lords dans Parry v. Cleaver, [1970] A.C. 1, que cette Cour a expressément approuvé dans les motifs de jugement du juge Spence dans l'arrêt Canadien Pacifique Ltée c. Gill, [1973] R.C.S. 654 [...]

[52]            Les conclusions de la Cour dans les deux arrêts Canadian Pacific, précité, et Trizec, précité, ont été confirmées ultérieurement dans l'arrêt Ratych, précité, dans lequel le juge McLachlin fait les remarques suivantes, à la page 970 :

On peut mentionner un autre arrêt de 1973, quoiqu'il ne porte pas sur la question de la déductibilité de prestations sous forme de salaire. Il s'agit de l'arrêt Canadian Pacific Ltée c. Gill, [1973] R.C.S. 654, dans lequel notre Cour, étant saisie d'un litige résultant d'un accident mortel, a expressément donné son aval aux principes énoncés dans l'arrêt Parry et a statué que des allocations versées en vertu du Régime de pensions du Canada ne devaient pas être déduites des dommages-intérêts du demandeur.

En 1979, notre Cour, dans l'arrêt Guy c. Trizec Equities Ltd., [1979] 2 R.C.S. 756, a confirmé de nouveau les principes établis dans l'arrêt Parry et a déclaré non déductibles les paiements provenant du régime de retraite privé d'un employeur.


[53]            Il est donc évident que l'exception visant les assurances s'applique aux prestations de retraite, c'est-à-dire que les prestations de retraite, qu'elles soient versées en vertu du Régime de pensions du Canada ou en vertu du régime privé de pensions d'un employeur, ne seront pas déduites des dommages-intérêts adjugés contre un tiers auteur du dommage. Le juge McLachlin a expliqué ainsi dans l'arrêt Ratych, précité, aux pages 971 à 974, comment se justifiait l'exemption du produit d'une police d'assurance ou des prestations de la nature du produit d'une police d'assurance :

La Chambre des lords a dit dans l'arrêt Parry v. Cleaver que les prestations de la nature du produit d'une police d'assurance ne sont pas déductibles des dommages-intérêts accordés à un demandeur, et ce, en vertu du principe suivant lequel le demandeur a défrayé ces prestations et ne devrait pas se voir privé de la contrepartie prévue dans son contrat. Les principes posés dans l'arrêt Parry v. Cleaver ont reçu l'approbation de notre Cour. Le demandeur fait valoir que le contrat en exécution duquel son employeur lui a versé son salaire pendant la durée de son invalidité équivalait à une police d'assurance dont il avait acquitté les primes et ne devrait pas en conséquence entrer en ligne de compte.

Une réponse que l'on pourrait donner à ce moyen est celle formulée par lord Reid dans l'arrêt Parry v. Cleaver, savoir que, de par sa nature, le salaire payé à une personne pendant qu'elle est absente de son travail ne diffère pas de celui qu'elle reçoit quand elle travaille, si bien que la question de ce que nous devons faire à l'égard de sommes qu'elle n'aurait jamais reçues n'eût été l'accident ne se pose pas.

Toutefois, on prétend que cet argument n'est pas convaincant. Il faut supposer, soutient-on, que si un employé touche un salaire quand il ne travaille pas, il a cédé quelque chose en contrepartie. Dans certains cas, la contrepartie est explicite, par exemple lorsque le contrat de travail prévoit un certain nombre de jours de congé de maladie que l'employé épuise par suite de l'accident. Dans d'autres cas, elle est moins évidente, mais, affirme-t-on, tout aussi réelle.

Je conviens que, si un employé peut prouver qu'il a subi une perte en échange du salaire reçu pendant la durée de son incapacité de travailler, il devrait être dédommagé de cette perte. C'est donc à très juste titre que la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick, dans l'affaire Lavigne v. Doucet, a accordé des dommages-intérêts pour la perte de crédits de congé de maladie accumulés. Je reconnais en outre que, si un employé peut établir qu'il a payé directement une police d'assurance contre le chômage équivalant à une assurance privée, il se peut qu'il puisse récupérer les prestations versées en vertu de cette police, quoique je sois d'avis d'attendre un autre litige pour régler cette question.

La difficulté qui surgit en l'espèce est qu'on n'a établi ni une perte ni le paiement de cotisations équivalant aux primes d'une police d'assurance. La question est donc essentiellement de savoir si le demandeur doit démontrer qu'il a subi une perte ou payé des cotisations, sans quoi il ne se fera pas indemniser, ou s'il est permis à la cour de présumer que parce qu'il a touché son salaire pendant toute la durée de son absence du travail, il a effectivement payé une contrepartie et a donc subi une perte équivalente.

À mon avis, il est incompatible avec les principes régissant l'attribution de dommages-intérêts en matière délictuelle que la cour présume que parce qu'un avantage a été conféré par une tierce personne, le demandeur a subi une perte équivalente. Je ne connais aucun principe qui puisse justifier une telle hypothèse. La règle demeure inchangée -- le demandeur est tenu de prouver l'existence de sa perte.


Or, il pourrait en être autrement si l'unique conclusion pouvant être tirée du paiement du salaire pendant la période d'incapacité de travailler du demandeur était qu'il a renoncé à un avantage en échange des prestations sous forme de salaire reçues. Mais, de toute évidence, tel n'est pas le cas, car un demandeur peut toucher les prestations sous forme de salaire même s'il occupe son poste depuis quelques jours seulement et que son apport au « fonds » hypothétique d'où proviennent les prestations soit en conséquence minime, voire nul. De plus, l'avantage conféré peut avoir peu ou point de rapport avec l'apport de l'employé. Il peut découler d'un texte législatif. Il peut résulter d'une contrepartie, qui n'a rien à voir avec l'apport du demandeur, que donne le syndicat, comme, par exemple, le règlement de réclamations antérieures d'autres personnes. Il peut être attribuable à une augmentation inattendue des bénéfices ou simplement à la générosité de l'employeur. Bref, on ne peut inférer du seul fait qu'un employé reçoit des prestations sous forme de salaire qu'il a subi une perte ou qu'il a payé l'équivalent d'une prime d'assurance en échange de ces prestations.

Une distinction peut être faite entre cette situation et celle où l'employé est en mesure de prouver qu'il a subi une perte ou qu'il a payé des cotisations équivalant au paiement d'une prime d'assurance, ou celle où il s'agit d'un paiement à titre gracieux. Dans de tels cas, l'attribution de dommages-intérêts pour perte de salaire peut être tout à fait indiquée. Ce sont toutefois là des questions dont, je le répète, nous ne sommes pas présentement saisis.

Les observations qui précèdent reposent avant tout sur des considérations en matière de preuve. Si on aborde le problème du point de vue du fond, il se peut qu'il y ait une distinction valide entre le cas où une personne a souscrit et payé par mesure de prudence une assurance personnelle et celui où les prestations versées découlent de la relation employeur-employé. Le droit reconnaît depuis longtemps que, dans le premier cas, une exception devrait être faite à la règle habituelle qui interdit la double indemnisation. L'existence d'une telle exception ne signifie pas qu'on devrait l'appliquer aux cas où il n'a pas été démontré qu'une personne a fait preuve de prudence et qu'elle a subi une perte. Dans le dernier cas, il y a peu de chose qui puisse permettre de faire exception à la politique générale de la règle interdisant la double indemnisation.


[54]            Comme le précise abondamment le juge McLachlin, la non-déductibilité du produit d'une police d'assurance ou des prestations de la nature du produit d'une police d'assurance constitue une exception à la règle interdisant le double recouvrement. Dans l'arrêt Ratych, précité, le demandeur avait été blessé dans un accident d'automobiles et avait été par la suite incapable de travailler pendant plusieurs mois. Durant cette période, toutefois, le demandeur a reçu un salaire de son employeur conformément aux dispositions de sa convention collective. Le demandeur a intenté une poursuite pour négligence et réclamé le salaire perdu. La question dont était saisie la Cour était de savoir si les versements effectués par l'employeur du demandeur durant le temps où celui-ci ne travaillait pas devaient être pris en considération dans l'évaluation du préjudice résultant de la perte de salaire. Relativement à cette question, le juge McLachlin dit ce qui suit, aux pages 981, 983 et 984 :

     Il ressort des principes généraux sous-jacents à notre système d'attribution de dommages-intérêts qu'un demandeur devrait être dédommagé pleinement et équitablement de manière à le mettre dans la situation où il se serait trouvé n'eût été la perpétration du délit civil, pour autant que cela puisse se faire pécuniairement. Suivant ce principe, les dommages-intérêts pour les pertes pécuniaires devraient se calculer en fonction de la perte réellement subie par le demandeur. Cela implique que le demandeur ne devrait être indemnisé que s'il peut établir l'existence d'une perte et, même alors, seulement dans la mesure de cette perte. La double indemnisation va à l'encontre de ce principe. Il s'ensuit donc que si le demandeur ne subit pas de perte de salaire par suite d'un délit civil parce que son employeur a continué à le lui verser pendant la durée de son incapacité de travailler, il ne devrait pas avoir droit à des dommages-intérêts pour perte de salaire.

                                                                     [...]

Dans la présente instance, le demandeur a touché son plein salaire pendant le temps qu'il ne travaillait pas en raison de ses blessures. Il se dégage des principes dont j'ai fait mention que, dans ces circonstances, la réclamation faite contre l'auteur du délit civil pour perte de salaire devrait être rejetée pour le motif que le demandeur n'a pas prouvé qu'il a subi une perte, à moins que l'employeur qui a versé les prestations en question prouve qu'il a le droit de faire une réclamation.

     Or, l'employeur n'a pas soumis de réclamation tenant d'une subrogation. De plus, le demandeur n'allègue aucune obligation, morale ou autre, de rembourser l'employeur. Ces considérations militent donc contre la proposition selon laquelle on peut légitimement se servir de la théorie de la fiducie pour faire supporter la perte à l'employeur et permettre au demandeur de se faire indemniser en l'espèce. De fait, le demandeur ne prétend pas sérieusement que toute somme accordée pour perte de salaire serait remise à son employeur.

       Pour les raisons déjà exposées, le paiement du salaire au demandeur ne peut pas non plus être assimilé au paiement du produit d'une police d'assurance.

       Dans ces circonstances, le demandeur n'a pas établi l'existence d'une perte susceptible d'indemnisation par l'attribution de dommages-intérêts.

[55]            Dans l'arrêt Cunningham, précité, le juge McLachlin, dissidente en partie, a réitéré son opinion au sujet du double recouvrement et aux exceptions y relatives. Elle indique, aux pages 368 et 369 :

    Le principe fondamental est que le demandeur dans une action pour négligence a le droit de recevoir des dommages-intérêts qui le mettront dans la situation où il se serait trouvé n'eût été l'accident, pour autant que cela puisse se faire pécuniairement. Cet objectif a été exprimé dans les anciennes décisions par la maxime restitutio in integrum. Le demandeur a le droit d'être dédommagé pleinement de ses pertes et on ne doit pas lui refuser une indemnisation pour les pertes qu'il a subies : Livingstone c. Rawyards Coal Co. (1880), 5 App. Cas. 25 (H.L.), à la p. 39, lord Blackburn. Comme les tribunaux canadiens et, plus récemment, la Chambre des lords l'ont répété à maintes reprises [Traduction] « . . . la règle fondamentale est que le tribunal doit évaluer la perte et les dépenses nettes indirectes » : Hodgson c. Trapp, [1988] 3 W.L.R. 1281, à la p. 1286. L'indemnité doit par ailleurs être équitable à la fois pour le demandeur et pour le défendeur. Bref, en matière d'actions pour négligence, l'idéal est l'attribution de dommages-intérêts pleinement réparateurs mais non punitifs. Le demandeur est dédommagé pleinement et équitablement lorsqu'il reçoit des dommages-intérêts qui l'indemnisent de ses pertes réelles, sans plus. Le mot d'ordre est réparation, c'est-à-dire ce qui est nécessaire pour remettre le demandeur dans sa situation antérieure à l'accident. La double indemnisation n'est pas permise.

     Le juge Cory et moi-même sommes d'accord sur le principe fondamental de l'indemnisation dans une action en responsabilité civile déélictuelle. Comme il le dit, il s'agit tout simplement d'indemniser le demandeur aussi pleinement que cela peut se faire pécuniairement de la perte qu'il a subie par suite de la négligence de l'auteur du délit civil. Nous sommes tous les deux d'accord pour dire que, en règle générale, le demandeur n'a pas droit à une double indemnisation (le juge Cory, à la p. 396). Toutefois, le juge Cory estime que la présente affaire est régie par une exception aux principes généraux, savoir l'exception visant les assurances privées.

     Mon collègue et moi-même ne sommes toutefois plus d'accord lorsqu'il s'agit de déterminer si l'exception visant les assurances privées s'applique à l'espèce. Le juge Cory semble présumer que les prestations en cause sont visées par cette exception; selon lui, le problème consiste plutôt à déterminer si cette exception devrait être maintenue (à la p. 400). Pour ma part, je ne doute nullement que l'exception visant les assurances (s'il s'agit bien en fait d'une exception) devrait être maintenue. Selon moi, il s'agit de déterminer quelle est l'étendue de cette présumée exception à la règle interdisant la double indemnisation et si les régimes d'emploi comme ceux dont il est question en l'espèce sont visés par cette exception.


[56]            En l'espèce, le Tribunal a fondé sa décision de ne pas déduire les prestations de retraite et l'indemnité de départ sur la décision rendue dans Cranston c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (1997), D.T. 1/97, où le tribunal déclare ce qui suit, à la page 69 :

Il a été allégué par la Commission, et reconnu par l'intimé MDN [...] que l'exception visant les assurances créée en droit de la responsabilité délictuelle (Cunningham c. Wheeler, [1994] 1 R.C.S. 359, Canadian Pacific Ltd. c. Gill, [1973] R.C.S. 654, et Commission des accidents du travail c. Lachance, [1973] R.C.S. 428) s'applique aux procédures menées en vertu de la LCDP. En se fondant sur les arguments invoqués par les parties, le Tribunal n'a pas traité le revenu de pension ou l'indemnité de départ comme du revenu gagné qui peut être déduit des salaires qu'auraient touchés les plaignants dans des postes militaires. Nous avons toutefois inclus les primes d'heures supplémentaires et les primes de vol, le cas échéant, dans le salaire de base du plaignant, pour arriver au total du revenu gagné pendant la période en question.

[57]            Cependant, le procureur général s'appuie sur des affaires similaires dans lesquelles on n'a pas appliqué l'exception visant les assurances. Dans l'affaire Martin, précitée, le tribunal ne s'est pas prononcé expressément sur l'application de l'exception visant les assurances, et la Commission a raison de dire qu'elle n'y avait pas été soulevée et que son application n'y a pas été refusée expressément. Néanmoins, il appert du calcul des dommages-intérêts que le tribunal ne l'avait pas appliquée.


[58]            Dans l'affaire Koeppel c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (1997), 32 C.H.R.R. D/107 (T.C.D.P.), le tribunal a contesté et rejeté non seulement l'application de l'exception visant les assurances dans ce cas particulier, mais l'application de l'exception visant les assurances et de principes importés du droit de la responsabilité civile délictuelle à toute procédure prise en vertu de la LCDP. Dans cette affaire-là, le tribunal a déclaré ce qui suit, aux pages D/159 à D/162 :

L'arrêt Cooper s'applique expressément à la responsabilité délictuelle et n'est pas nécessairement pertinent pour un tribunal chargé d'appliquer les lois relatives aux droits de la personne. Un problème découle toutefois des observations formulées par le juge Marceau dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Morgan (1991) 21 C.H.R.R. D/87 (C.A.F.), un texte de jurisprudence faisant autorité sur la question des dommages-intérêts dans les affaires de droits de la personne. L'une des questions sur lesquelles s'était penché le tribunal était l'étendue en vertu de la LCDP de la responsabilité de l'intimé pour le salaire perdu par le plaignant. À la page D/90, le juge Marceau indiquait ce qui suit :

... force m'est de constater la présence d'une certaine confusion entre le droit d'obtenir réparation d'un préjudice subi et l'évaluation des dommages-intérêts. Si la nature spéciale de la Loi sur les droits de la personne que l'on dit tellement fondamentale qu'elle serait presque de nature constitutionnelle et qui n'est pas du domaine de la responsabilité délictuelle (...) exclut l'application de limites au droit d'obtenir une indemnité qui relève de la responsabilité délictuelle, l'évaluation des dommages-intérêts exigibles par la victime ne peut être régie par des règles différentes. Dans les deux cas, le principe est le même : la partie lésée doit être remise dans la position où elle aurait été si le tort ne s'était pas produit. Tout autre but entraînerait un enrichissement sans cause et un appauvrissement injustifié parallèle. Les principes établis par les tribunaux pour atteindre cet objectif en responsabilité délictuelle s'appliquent donc nécessairement. Il est bien connu que l'un de ces principes consiste à exclure les conséquences de l'acte qui sont trop lointaines ou seulement indirectes. [C'est nous qui soulignons.]

La partie soulignée de ce commentaire du juge Marceau semble appuyer la position que nous exhorte à adopter la procureure de la plaignante.

Ces remarques générales sur la nature des mesures de réparation que l'on peut accorder en vertu de la LCDP pourraient être traitées comme une opinion incidente puisque les autres juges dans l'affaire ont appuyé leur jugement sur le point de vue qu'il devait y avoir un lien démontré de cause à effet entre la discrimination et les dommages accordés en vertu de l'alinéa 53(2)c) de la Loi. Dans le paragraphe suivant, le juge Marceau lui-même indique qu' il ne faut pas trop se soucier du recours à différents concepts afin de donner prise à l'idée simple que le sens commun exigeait que certaines limites soient placées quant à la responsabilité d'une partie à l'égard des conséquences découlant d'un acte qu'elle a posé, sauf peut-être, lorsqu'il est démontré qu'elle a fait preuve de mauvaise foi.

En affirmant sa dissidence sur d'autres motifs, le juge McGuigan a adopté la position, à la page D/106, qu'il fallait se garder d'une analogie trop stricte avec la responsabilité délictuelle ou contractuelle, puisqu'il n'est pas question d'une action en common law, mais plutôt d'une mesure de réparation juridique à caractère unique.


Il convient d'énoncer dans ce contexte que les principes généraux qui régissent le choix d'une mesure de réparation en vertu des lois sur les droits de la personne sont bien établis. Dans l'affaire O'Malley par exemple, le juge McIntyre a affirmé à la page 547 que « la façon principale de procéder » des lois sur les droits de la personne « consiste non pas à punir l'auteur de la discrimination, mais plutôt à offrir une voie de recours aux victimes de la discrimination » . On ne peut s'empêcher de remarquer que le libellé utilisé dans ce texte de jurisprudence fait écho aux inquiétudes exprimées par la juge McLachlin dans son jugement dissident dans l'arrêt Cooper.

La Cour suprême a exprimé un point de vue similaire dans l'arrêt Canada (Conseil du Trésor) c. Robichaud (1987) 8 C.H.R.R. D/4326, à la page D/4330, où elle a soutenu que l'objet de la LCDP consiste à éradiquer des comportements anti-sociaux sans égard aux motifs ni aux intentions de ceux qui les adoptent. De l'avis de la Cour suprême, à la page D/4331, la LCDP :

... ne vise pas à déterminer la faute ni à punir une conduite. Elle est de nature réparatrice. Elle vise à déceler les actes discriminatoires et à les supprimer.

La jurisprudence énonce donc clairement que tout tribunal doit avoir à l'esprit ces principes généraux au moment d'établir l'indemnisation qu'il juge appropriée. Même si aucun texte de doctrine ni de jurisprudence ne s'intéresse précisément à cette question, ces considérations semblent jouer en défaveur de l'importation de l'exception visant les assurances au domaine des droits de la personne. Si l'exception visant les assurances peut être caractérisée comme punitive, comme la juge McLachlin l'a laissé entendre, elle ne correspond en effet pas à la nature purement réparatrice des lois sur les droits de la personne.

La situation qui se présente en matière de responsabilité délictuelle est assez différente de la situation qui nous est soumise ici et les considérations qui s'appliquent à l'auteur d'un délit ne s'appliquent pas nécessairement en vertu de la LCDP. Les observations formulées dans les arrêts O'Malley et Robichaud et dans de nombreuses autres affaires indiquent qu'il y a un intérêt public ou constitutionnel à offrir des voies de recours aux personnes qui ont souffert de pertes de salaires à la suite d'un acte discriminatoire. Ces observations nous paraissent sensées. Il est dans l'intérêt de la société dans son ensemble d'offrir réparation aux victimes d'actes discriminatoires. Toutefois, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il faut exiger de la partie qui s'est rendue coupable d'un acte discriminatoire qu'elle verse une indemnité si la victime n'a pas véritablement subi de préjudice.

Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. McAlpine (1989) 12 C.H.R.R. D/253, décision rendue avant l'affaire Morgan, la Cour d'appel fédérale a cassé une décision rendue par un tribunal octroyant une indemnité pour la perte de prestations d'assurance-chômage. À la page D/256, la Cour a accepté les arguments qui lui ont été soumis par la requérante selon lesquels les dispositions de ce qui est maintenant l'article 53 de la LCDP prévoient « une réparation [qui] n'est pas générale, mais concerne des chefs de réclamation précis » .

L'alinéa 53(2)c) permet uniquement à un tribunal d'indemniser une victime pour « des pertes de salaires et des dépenses entraînées par l'acte » . La question consiste donc à établir si la plaignante dans l'affaire en cause a été « privée » de cette partie de son salaire qui lui a été payée par l'entremise d'une police d'assurance de la SunLife. Le principe fondamental sous-jacent aux trois jugements rendus dans l'arrêt Morgan est qu'une ordonnance d'indemnisation d'un plaignant rendue en vertu de cet alinéa doit se limiter aux dommages découlant directement de l'acte discriminatoire. Il est significatif que le juge Marceau se soit inquiété du fait qu'une ordonnance d'indemnisation puisse enrichir injustement le plaignant.


Il semblerait que les tribunaux aient maintenu l'exception visant les assurances dans le cas de la responsabilité délictuelle parce que la défenderesse se serait injustement enrichie si la demanderesse n'avait pas reçu le paiement supplémentaire. Il est difficile de voir comment ce raisonnement peut être appliqué à une affaire visant à réparer un préjudice causé par un acte discriminatoire, puisqu'une ordonnance d'indemnisation vise alors simplement à placer la plaignante dans la position dans laquelle elle se serait trouvée si elle n'avait pas été victime de l'acte discriminatoire. Lorsqu'on aura placé la plaignante dans la position dans laquelle elle se serait trouvée n'eût été de l'acte discriminatoire, le but visé par la LCDP aura été atteint et les voies de recours qui s'offrent à la plaignante en vertu de l'alinéa 53(2)c) seront épuisées. Il n'appartient pas à un tribunal des droits de la personne de trancher une cause civile entre la plaignante et l'intimé.

Même l'utilisation du mot « indemniser » à l'article 53, plutôt que d'un autre mot comme « adjuger » , laisse entendre que nous n'avons pas le pouvoir de placer la plaignante dans une situation financière meilleure que celle dont elle aurait bénéficié si elle avait travaillé pendant la période en question. Si elle a reçu une autre forme d'indemnité d'une compagnie d'assurances, et plus particulièrement des prestations liées à sa perte de salaire, elle a déjà reçu l'indemnisation à laquelle elle a droit et elle ne peut demander de l'obtenir une deuxième fois. De notre avis, le tribunal s'est acquitté de son mandat en vertu de cet alinéa de la Loi lorsque la perte subie a été entièrement comblée.

Même si nous errons en soutenant que les prestations payées par la SunLife réduisent le montant du salaire perdu aux fins d'établir les dommages-intérêts exigibles en vertu de l'alinéa c), il demeure que cette question relève de notre pouvoir discrétionnaire, ce qui nous permet d'accorder l'indemnité que nous jugeons appropriée compte tenu des circonstances de l'affaire. Les paramètres de l'alinéa c) sont plutôt précis et procurent au tribunal une marge de manoeuvre considérable afin d'établir le montant des dommages-intérêts qu'il est possible de verser au titre du salaire perdu. Le tribunal « peut » ordonner à la personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire d'indemniser la victime « de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée » des pertes de salaires subies et des dépenses engagées par la victime du fait de l'acte discriminatoire.

Comme le juge McGuigan l'a reconnu dans l'arrêt Morgan, rien dans cet alinéa n'exige du tribunal qu'il indemnise la plaignante pour la totalité du salaire qu'elle a perdu lorsqu'il estime que la justice serait mieux servie par une autre indemnité. Après avoir analysé attentivement la preuve produite dans la présente affaire, nous en sommes venus à la conclusion que la somme que nous avons octroyée à la plaignante représente une juste indemnisation de Mme Koeppel au titre du salaire qu'elle a perdu.


[59]            À mon avis, la question pertinente n'est pas de savoir si l'exception visant les assurances élaborée en droit de la responsabilité civile délictuelle peut être appliquée pour évaluer l'indemnité à verser dans les procédures prises en vertu de la LCDP, mais plutôt de savoir si les prestations de retraite reçues par M. Carter devraient être prises en compte dans le calcul de la perte de revenu. À mon avis, les prestations de retraite n'entrent pas dans la catégorie de l'exception visant les assurances et ne devraient donc pas être prises en considération dans le calcul de la perte de revenu.

[60]            Le paragraphe 53(2) de la LCDP a pour objectif d'offrir une réparation intégrale à la victime d'un acte discriminatoire. En l'espèce, le Tribunal a conclu que M. Carter aurait pu être et aurait été libéré de son emploi dès le 3 septembre 1992. En conséquence, le tribunal a ordonné que M. Carter soit indemnisé pour le salaire et le revenu de pension qu'il aurait reçus entre le 27 mai et le 2 septembre 1992. Toutefois, si M. Carter était demeuré employé jusqu'au 2 septembre 1992, il est évident qu'il n'aurait pas reçu de prestations de retraite avant le 3 septembre 1992. Conformément aux articles 16 à 20 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, il est clair que M. Carter ne pouvait recevoir une pension et accumuler en même temps des prestations de retraite additionnelles. L'omission par le tribunal de déduire le revenu de pension place M. Carter dans une meilleure situation que celle dans laquelle il aurait été s'il était resté dans les FAC jusqu'au 2 septembre 1992, puisqu'il a reçu un salaire et un revenu de pension pendant la même période, c'est-à-dire du 27 mai au 2 septembre 1992.


[61]            À mon avis, les prestations de retraite reçues par M. Carter ne peuvent pas être assimilées à des prestations de la nature du produit d'une police d'assurance. En l'espèce, les circonstances diffèrent tout à fait de celles dont il était question dans les arrêts dans lesquels la Cour suprême a jugé que les prestations de retraite ne doivent pas être déduites dans le calcul de la perte de revenu. Tous ces arrêts concernaient des cas où des tiers auteurs d'un délit civil tentaient d'obtenir les prestations découlant de contrats et/ou de conventions intervenus entre le demandeur et son employeur ou son assureur. Tel n'est pas le cas dans la présente affaire. En l'espèce, les FAC ne tentent pas d'obtenir l'avantage d'un contrat de la nature d'une police d'assurance. À mon avis, il ne s'agit pas d'un cas qui entre dans la catégorie de l'exception visant les assurances privées. Si M. Carter était autorisé à conserver le revenu de pension pour la période allant du 27 mai au 2 septembre 1992, il se trouverait à obtenir un double recouvrement.

[62]            Je suis donc d'avis que le tribunal a commis une erreur en concluant, comme il l'a fait, que le revenu de pension reçu par M. Carter ne devait pas être pris en considération dans le calcul de son salaire perdu.

La troisième question en litige : Les intérêts

[63]            Les deux parties sont d'accord pour dire que le Tribunal a commis une erreur en statuant que des intérêts devaient être versés sur l'indemnité accordée, et ce, à partir du 27 mai 1992. Selon elles, l'intérêt devrait être accordé sur l'indemnité à partir de la date d'évaluation. Je suis d'accord pour dire que le Tribunal a commis une erreur. L'intérêt devrait être calculé à partir du 2 septembre 1992.


CONCLUSION

[64]            Pour les motifs ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire présentée par la Commission sera rejetée et la demande de contrôle judiciaire présentée par le procureur général sera accueillie. L'affaire sera renvoyée devant le Tribunal pour être examinée de nouveau en tenant compte des présents motifs.

                                                                                   « Marc Nadon »              

                                                                                                     Juge                      

O T T A W A (Ontario)

Le 18 décembre 2001

Traduction certifiée conforme

Yvan Tardif, B.A., LL.L.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                    SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DE DOSSIER :                                  T-590-00

INTITULÉ :                                              Commission canadienne des droits de la personne

c.

Le procureur général du Canada et Robert Carter

LIEU DE L'AUDIENCE :                        Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                      le 11 juin 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE NADON

DATE DES MOTIFS :                             le 18écembre 2001

ONT COMPARU :

René Duval (613) 943-9156                                          POUR LA DEMANDERESSE

Brian J. Saunders (613) 957-4865                                 POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ian Fine (613) 943-9155                                               POUR LA DEMANDERESSE

Brian J. Saunders (613) 957-4865                                 POUR LE DÉFENDEUR



[1]               Le 31 décembre 1994, le juge Tremblay-Lamer a conclu que, dans l'affaire Martin, précitée, le Tribunal n'avait pas commis d'erreur susceptible de révision et, le 18 mars 1997, la Cour d'appel fédérale a rejeté l'appel formé par le procureur général contre la décision du juge Tremblay-Lamer.

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