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Date : 20020225

Dossier : T-1168-96

Référence neutre : 2002 CFPI 186

Vancouver (Colombie-Britannique), le 25 février 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

                                       ALLISON G. ABBOTT, MARGARET ABBOTT

et MARGARET ELIZABETH McINTOSH

demanderesses

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

et

CORPORATION HÔTELIÈRE CANADIEN PACIFIQUE

intervenante

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE


[1]                 Il s'agit d'une requête fondée sur la règle 51(1) des Règles de la Cour fédérale (1998) en vue d'interjeter appel de l'ordonnance en date du 26 mars 2001 par laquelle le protonotaire Hargrave a répondu par l'affirmative aux deux points de droit liés à la question de savoir si Sa Majesté était habilitée à accorder des baux comportant des clauses de reconduction à perpétuité.

[2]                 Le protonotaire Hargrave a correctement et succinctement décrit les faits à l'origine de la présente requête et j'ai l'intention d'adopter et de citer cette partie de ses motifs où il présente cet historique et cite de la jurisprudence ainsi que des extraits de lois, règlements et décrets.

[3]                 Voici comment le protonotaire Hargrave s'est exprimé :

[1]            L'action des demanderesses, agissant à titre de représentantes, découle à l'origine de divers baux accordés à des propriétaires de chalets dans le parc national du Mont-Riding. En termes simples, la Couronne sollicite l'annulation de plusieurs baux, soutenant que pendant environ soixante ans, elle a par erreur et sans droit accordé des baux comportant des droits de reconduction et que par conséquent, sous réserve de la doctrine de la divisibilité, ces baux sont nuls et non avenus.

[2]            L'action a pris une dimension plus large avec l'intervention de la Corporation Hôtelière Canadien Pacifique (CP Hôtels), détentrice de baux comportant des droits de reconduction au Lac Louise et dans le parc national de Banff, dont certains remontent aux années 1890.

[3]            Dans l'espoir d'éviter un long procès, la défenderesse demande à la Cour de statuer sur deux points de droit :

1.        La défenderesse était-elle, au moment où elle les a consentis, légalement habilitée à accorder aux demanderesses des baux comportant des clauses de reconduction àperpétuité?

2.       Si, au moment où elle les a consentis, la Couronne n'était pas légalement habilitée à leur accorder des baux comportant des clauses de reconduction àperpétuité, les demanderesses peuvent-elles en droit, invoquer à l'encontre de la défenderesse le comportement des parties relativement aux clauses de reconduction des baux depuis la concession du tout premier bail ainsi qu'elles l'allèguent dans la déclaration amendée?


La réponse à ces questions influencera également la position de l'intervenante, CP Hôtels, locataire de terrains ayant fait l'objet d'aménagements importants, à Banff et au Lac Louise. En premier lieu, il convient de déterminer avec précision quelle est la législation, lois et règlements, qui régit le pouvoir de la Couronne en matière de concession de baux. Cependant, avant d'examiner ces questions, auxquelles je réponds par l'affirmative dans les deux cas, j'exposerai quelques éléments historiques et j'aborderai quelques décisions pertinentes.

HISTORIQUE

[4]      Au moyen d'un rappel historique, je commencerai par ordre chronologique en renvoyant premièrement à la législation s'appliquant àCP Hôtels, puis à celle s'appliquant à CP Hôtels et aux demanderesses. En 1892, 1893 et 1906, le Canadien Pacifique (le CP Rail), auteur de l'intervenante CP Hôtels, a conclu quatre baux portant sur une terre. Cette terre faisait partie d'un secteur réservé comme « parc public et lieu de plaisance » connu sous le nom de parc des montagnes Rocheuses du Canada, selon l'Acte du Parc des Montagnes-Rocheuses de 1887, 50-51 Victoria, chap. 32. Le règlement d'application de l'Acte du Parc des Montagnes-Rocheuses de 1887 a étéadopté par décret le 30 juin 1890.

[5]      L'article 4 de l'Acte du Parc des Montagnes-Rocheuses de 1887 accordait au ministre de l'Intérieur le contrôle et l'administration du parc, et au gouverneur en conseil le pouvoir d'établir des règlements. L'alinéa 4c) permettait au ministre de l'Intérieur et au gouverneur en conseil d'établir des règlements à des fins diverses, y compris :

Le louage pour tout terme d'années de tels lopins de terre dans le parc qu'il jugera à propos dans l'intérêt public, pour la construction de maisons d'habitation et d'établissements destinés au commerce ou à l'industrie, ou à la réception de ceux qui visiteront le parc;

[6]            Le Règlement d'application de l'Acte du Parc des Montagnes-Rocheuses, adopté par décret le 30 juin 1890, comporte entre autres des dispositions relatives aux baux n'excédant pas quarante-deux ans avec droit de reconduction, à des loyers devant être fixés à l'occasion par le Ministre :

14. Le ministre de l'Intérieur a le pouvoir de faire faire l'arpentage et l'aménagement de parties des parcs qu'il peut désigner à l'occasion afin qu'elles soient subdivisées en lots pour la construction de maisons d'habitation, d'établissements destinés au commerce et à l'industrie et pour la commodité des visiteurs; il peut consentir des baux desdits lots pour un terme n'excédant pas quarante-deux ans, avec droit de reconduction, et à des loyers à être fixés àl'occasion par lui. De plus, il peut réserver les parties des parcs qu'il juge convenables à l'établissement de places de marché, prisons, palais de justice, lieux consacrés au culte, cimetières, institutions de bienfaisance, squares et autres usages semblables d'utilité publique.

[7]            Les quatre premiers baux conclus par le CP Rail entre1892 et 1906, sont désignés par les parties comme étant les baux du groupe un. Ils ont été conclus en application du décret du 30 juin 1890, qui pourvoit expressément à la reconduction des baux.


[8]            Le groupe deux se compose d'un bail daté du 1er janvier 1911 accordé à Canadien Pacifique et relatif à l'exploitation du Lac Louise par CP Hôtels. Ce bail a été conclu sous l'autorité de la Loi des Réserves forestières et des Parcs fédéraux de 1911, 1-2 Geo. V. ch. 10. Le règlement antérieur de 1909, C.P. 1340, a été rétabli par décret en date du 6 juin 1911 et constitue le règlement d'application de la Loi des Réserves forestières et des Parcs fédéraux. Plutôt que d'énumérer toute cette documentation, je soulignerai simplement que le paragraphe 18(2) de la Loi des Réserves forestières et des Parcs fédéraux et l'article 2 du décret C.P. 1340 sont sensiblement les mêmes que ceux établis par l'Acte du Parc des Montagnes-Rocheuses et le décret y afférent du 30 juin 1890. Ainsi, la réglementation prévoyait un droit de reconduction.

[9]            La troisième catégorie est constituée d'un bail du 2 avril 1948, conclu sous l'autorité de la Loi des parcs nationaux, S.C. 1930, chap. 33, bail qui a été renouvelé et qui est toujours en vigueur. Un second bail fait partie de ce groupe et est daté du 25 juin 1952, alors que la Loi des parcs nationaux de 1930 modifiée, était en vigueur. La Loi des parcs nationaux de 1930[2] (la Loi des parcs de 1930) permet au gouverneur en conseil d'établir des règlements concernant l'octroi de baux pour lots sur des emplacements de ville pour fins de résidence et de commerce. Le décret C.P. 5045 du 8 décembre 1947 prévoit que des baux peuvent être octroyés par le ministre pour tout terme n'excédant pas quarante-deux ans. Ce deuxième bail concerne la parc de Banff et le locataire original était Brewster Transport Company Ltd.

[10]          Il existe une quatrième catégorie de baux du CP Rail, dont l'un a été conclu le 20 août 1956 avec le Canadien Pacifique, alors que la Loi sur les parcs nationaux, S.R.C. 1952, chap. 189, modifiée S.C. 1953 chap. 6, était en vigueur. Le décret y afférent est le C.P. 1954-1918, daté du 8 décembre 1954. Les dispositions de la Loi sur les parcs nationaux de 1952 sont sensiblement les mêmes que celles de la Loi des parcs nationaux de 1930 et du décret du 8 décembre 1947, le champ d'application de la loi de 1952 et du règlement de 1947 étant légèrement plus étendu.

[11]          Tous les baux se trouvant dans les quatre catégories précédentes, et qui sont présentement détenus par CP Hôtels, comportaient à l'origine une disposition relative à la reconduction à perpétuité.

[12]          En ce qui concerne les baux sur lesquels se fondent les demanderesses, portant sur des terrains situés dans le parc national du Mont-Riding, ils ont tous été octroyés entre 1934 et 1959, chacun pour un terme de quarante-deux ans, et ils comportent tous une clause de reconduction à perpétuité. Comme première législation au soutien de leur demande, les demanderesses invoquent la Loi des Réserves forestières et des Parcs fédéraux de 1911[3]. Les règlements pris en vertu de la Loi de 1911 sont les décrets C.P. 2028 (8 août 1913) modifié par C.P. 1935 (20 avril 1916), C.P. 675 (26 mars 1918), C.P. 674 (29 mars 1919), C.P. 1553 (11 août 1927) et C.P. 890 (29 mai 1929). Le C.P. 1340 du 21 juin 1909, étant le règlement pris en vertu de l'Acte du Parc des Montagnes-Rocheuses, est également invoqué, mais il n'est toutefois pas pertinent pour les demanderesses. Enfin, il y a la Loi des parcs de 1930, dont le paragraphe 9(1) maintient en vigueur tous les règlements adoptés sous le régime de la Loi des Réserves forestières et des Parcs fédéraux, ce qui inclurait le C.P. 2028.


[13]          Le paragraphe 7(1) de la Loi des parcs de 1930 prévoit que le gouverneur en conseil peut octroyer des baux, y compris des baux pour résidence. Rien dans cette loi n'interdit l'octroi de baux pouvant être reconduits perpétuellement.

[14]          Le décret C.P. 2028, ci-dessus mentionné et maintenu en vigueur par la Loi des parcs de 1930, permet au ministre de l'Intérieur de faire le louage de lots de station estivale et, aux termes de l'alinéa c) de l'article 64 des conditions régissant les baux, le ministre peut octroyer des baux pour une période de quarante-deux ans « [...] renouvelables par semblables termes au loyer à être fixé par le ministre » . Par la suite, le décret C.P. 1452 daté du 23 juin 1930 a cherché àharmoniser les règlements en vigueur. Le décret C.P. 1452 a abrogé ou modifié plusieurs décrets mais n'affecte pas le décret C.P. 2028. Le décret C.P. 1452 est également important en l'espèce, en ce que, adopté sous l'autorité de l'Acte du Parc des Montagnes-Rocheuses et visant seulement les parcs Yoho, des Glaciers, Jasper et Elk Island, il ne diminue pas le pouvoir conféré au ministre par le décret 2028 adopté sous la Loi des Réserves forestières et des Parcs fédéraux de 1911. Le décret C.P. 2028, qui a peut-être été abrogé après l'octroi du dernier bail en cause, est l'un des fondements juridiques de la position des demanderesses et de l'intervenante : comme il est souligné dans Driedger on the Construction of Statutes, 1994, Butterworths, Toronto, et abstraction faite pour le moment du concept d'abrogation implicite [TRADUCTION] « une loi ne s'abroge pas, non plus qu'elle ne cesse d'avoir effet par le seul passage du temps ou par son non-usage ou en raison de sa désuétude » (page 492) et [TRADUCTION] « [E]n d'autres mots, l'abrogation d'un texte législatif n'a pas pour effet d'anéantir tout droit, privilège, obligation ou responsabilité résultant du texte législatif ainsi abrogé [...] » (page 526), se reportant à l'article 43 de la Loi d'interprétation.

[15]          Le décret C.P. 5045, daté du 8 décembre 1947 et adopté aux termes de la Loi des parcs de 1930, est un texte législatif plus récent. Le paragraphe 6(1) de ce règlement prévoit que les [TRADUCTION] « baux de lots situés dans des emplacements de ville et dans des subdivisions peuvent être octroyés par le ministre pour tout terme n'excédant pas quarante-deux ans » . Ce paragraphe prévoit plus loin que [TRADUCTION] « tous les formulaires de baux et de permis devront être approuvés par le sous-ministre de la Justice » .

[16]          Le texte législatif suivant est le décret C.P. 1918 du 8 décembre 1954, qui a révoqué le décret C.P. 5045. Le paragraphe 3(1) du décret C.P. 1918 prévoit :

[TRADUCTION] Lorsque la valeur d'un lot situé dans un emplacement de ville ou une subdivision est inférieure à cinq mille dollars, le ministre peut octroyer un bail sur ledit lot pour tout terme n'excédant pas quarante-deux ans [...]

Selon le paragraphe 3(3), tous les formulaires de baux et de permis doivent être approuvés par le ministre. Le décret C.P. 1100 de 1958 et le paragraphe 3(1), modifié du décret C.P. 1918 précisent que la valeur de 5 000 $ dont il est question est celle du terrain seulement.


[17]          J'aimerais faire remarquer une fois de plus que les baux en cause, selon les demanderesses, ont été signés entre 1934 et 1959. Le dernier bail consenti à Canadien Pacifique date de 1956. Par conséquent, il n'est pas nécessaire d'examiner la réglementation édictée après 1959, la Cour suprême du Canada dans l'arrêt La Reine c. Walker ayant clairement statué qu'un règlement établi après l'octroi d'un bail ne peut modifier ou retirer rétroactivement des droits déjà accordés et consacrés dans un tel bail : voir à la page 667 de Walker, où le juge Martland fait sien un extrait de In re: Athlumney:

[TRADUCTION] Il se peut qu'aucune règle d'interprétation ne soit plus solidement établie que celle-ci : un effet rétroactif ne doit pas être donné à une loi de manière à altérer un droit ou une obligation existants, sauf en matière de procédure, à moins que ce résultat ne puisse pas être évité sans faire violence au texte.

Le juge Wright dans Athlumney, ajoute :

[TRADUCTION] Si la rédaction du texte peut donner lieu àplusieurs interprétations, on doit l'interpréter comme devant prendre effet pour l'avenir seulement. (précité)

Dans La Reine c. Walker, le juge Martland poursuit en soulignant que la Loi des parcs de 1930 et son règlement d'application ne sont pas censés retirer et ne doivent pas s'interpréter de façon à retirer des droits acquis par les intimés locataires. Je vais maintenant commencer mon analyse par un survol de la position adoptée par la Couronne quant à sa capacité de conclure des baux avec les demanderesses et l'intervenante CP Hôtels : la défenderesse allègue qu'après 1930, elle n'avait pas la capacité de conclure des baux contenant des clauses de reconduction.

Arguments de la défenderesse

[4]                 La défenderesse demande qu'un juge réexamine les deux questions dont le protonotaire était saisi en exerçant son pouvoir discrétionnaire de novo et qu'il y réponde par la négative.


[5]                 De l'avis de la défenderesse, la Loi des parcs nationaux, S.C. 1930, ch. 33 (Loi des parcs de 1930), limitait à une période « n'excédant pas quarante-deux ans » le pouvoir de la Couronne de louer les terrains situés dans les parcs nationaux, ce qui correspond à la durée des baux. La défenderesse fait valoir que la Loi des parcs de 1930 renferme des dispositions contraignantes et restrictives exigeant que les parcs soient conservés intacts pour la jouissance des générations futures de la population du Canada (article 4) et énonçant que les terrains en question « ne doivent pas être aliénés... si ce n'est sous l'autorité de la présente loi ou des règlements établis sous son empire » (paragraphe 6(1)). Par conséquent, la défenderesse fait valoir que Sa Majesté n'était pas légalement habilitée à accorder des droits de reconduction perpétuelle dans les baux octroyés après 1930 et que, sous réserve de la doctrine de la divisibilité, ces baux sont nuls et non avenus.

[6]                 De plus, la défenderesse ajoute que ni la ligne de conduite entre les parties contractantes ni le passage du temps ne peuvent remédier ou donner effet à un contrat qui a été conclu avec la Couronne malgré les restrictions législatives applicables.

Arguments des demanderesses

[7]                 Les demanderesses demandent à la Cour de répondre à la première question par l'affirmative, c'est-à-dire de statuer que la défenderesse était légalement autorisée à octroyer des baux comportant des clauses de reconduction à perpétuité. Cependant, pour le cas où cet argument serait nécessaire en ce qui concerne la seconde question, les demanderesses ajoutent que, compte tenu de sa conduite, Sa Majesté devrait être empêchée de nier qu'elle avait le pouvoir de conclure des baux renouvelables à perpétuité.

Arguments de l'intervenante


[8]                 L'intervenante soutient que la Cour devrait s'en remettre à la décision du protonotaire, à moins que celle-ci ne comporte une erreur de droit ou une erreur de fait qui a une importance déterminante pour l'issue du principal. Selon l'intervenante, la décision du protonotaire n'était pas déterminante pour l'issue du principal en l'espèce, parce qu'il ne s'agit pas d'un cas où les deux résultats possibles de la requête permettraient de trancher l'action de façon définitive. L'intervenante fait valoir qu'indépendamment du résultat de la présente requête, la déclaration modifiée comporte des réclamations qui ne sont toujours pas réglées.

[9]                 L'intervenante ajoute que la question de savoir si les baux sont nuls et non avenus n'est pas soumise à la Cour en l'espèce et n'a pas été soumise à bon escient au protonotaire.

[10]            Selon l'intervenante, pour trancher la première question, la Cour doit d'abord examiner le mandat d'origine législative, comme l'article 6 de la Loi des parcs de 1930, puis se demander si des restrictions précises ont subséquemment été adoptées.

[11]            De l'avis de l'intervenante, dans l'arrêt R. c. Walker, [1970] R.C.S. 649, la Cour suprême du Canada a statué que le décret C.P. 2028 s'applique à tous les parcs et baux qui existaient alors et aux nouveaux qui ont été créés par la suite (ce qui comprend tous les terrains visés par le présent litige).


[12]            Toujours selon l'intervenante, lorsque la loi applicable permet la location (comme c'est le cas en l'espèce), il y a lieu de conclure que Sa Majesté est investie d'un pouvoir réel ou apparent, tant et aussi longtemps que le règlement ou un autre texte législatif ne renferme aucune restriction explicite interdisant la mesure qu'elle prend. Dans la présente affaire, il n'y a aucune restriction explicite à l'égard des clauses de reconduction et Sa Majesté était donc habilitée à conclure des baux comportant des clauses de cette nature.

[13]            Si la réponse à la première question ne scelle pas l'issue de la présente requête, l'intervenante ajoute que les baux renouvelables initiaux accordés à CP Hôtels et aux demanderesses ont été reconfirmés pendant des décennies, sinon des siècles. Selon l'intervenante, il appert clairement des investissements et réinvestissements dans les propriétés ainsi que de la cession de terres en échange de baux renouvelables que l'intervenante et les demanderesses se sont fondées sur les clauses de reconduction à leur détriment. L'intervenante fait valoir que Sa Majesté devrait être empêchée de nier qu'elle avait le pouvoir de conclure des baux renouvelables à perpétuité.

Question en litige

[14]            L'appel interjeté à l'égard de la décision du protonotaire devrait-il être accueilli?

Norme d'examen

[15]            Dans l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.F.), le juge McGuigan a clairement énoncé les règles de droit que la Cour doit suivre lorsqu'elle est appelée à examiner ou à trancher les appels interjetés à l'égard d'une décision discrétionnaire d'un protonotaire (aux pages 462 - 463) :


Je souscris aussi en partie àl'avis du juge en chef au sujet de la norme de révision àappliquer par le juge des requêtes à l'égard des décisions discrétionnaires de protonotaire. Selon en particulier la conclusion tirée par lord Wright dans Evans v. Bartlam, [1937] A.C. 473 (H.L.) à la page 484, et par le juge Lacourcière, J.C.A., dans Stoicevski v. Casement (1983), 43 O.R. (2d) 436 (C. div.), le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants:

a)              l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits,

b)              l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal.

Si l'ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.

Aux pages 464 et 465, il ajoute ce qui suit :

Dans Canada c. "Jala Godavari" (Le) (1991), 40 C.P.R. (3d) 127 (C.A.F.), notre Cour, dans une observation incidente, a énoncé la règle contraire, en mettant l'accent sur la nécessité pour le juge d'exercer son pouvoir discrétionnaire par instruction de novo, par contraste avec la vue qui avait cours à l'époque à la Section de première instance, savoir qu'il ne fallait pas toucher à la décision discrétionnaire du protonotaire sauf le cas d'erreur de droit. Il ne faut pas, à mon avis, interpréter l'arrêt Jala Godavari comme signifiant que la décision discrétionnaire du protonotaire ne doit jamais être respectée, mais qu'elle est subordonnée à l'appréciation discrétionnaire d'un juge si la question visée a une influence déterminante sur l'issue de la cause principale. (L'erreur de droit, bien entendu, est toujours un motif d'intervention du juge, et ne prête pas àcontroverse).

La question se pose donc de savoir quel genre d'ordonnance interlocutoire est en cause en l'espèce. L'appelante engage la Cour à suivre le précédent Stoicevski, mais n'a pas été en mesure d'expliquer que la décision du protonotaire en l'espèce ne portât pas sur une question ayant une influence déterminante sur l'issue du principal. Les conclusions de lord Wright comme du juge Lacourcière, J.C.A., soulignent le contraste entre "les questions de procédure courantes" (lord Wright) et "la modification sans importance des actes de procédure" (le juge Lacourcière, J.C.A.) [non mis en italique dans le texte] d'une part, et les questions ayant une influence déterminante sur l'issue de la cause principale, c'est-à-dire sa solution, de l'autre.


La matière soumise en l'espèce au protonotaire peut être considérée comme interlocutoire seulement parce qu'il a prononcé en faveur de l'appelante. Eût-il prononcé en faveur de l'intimée, sa décision aurait résolu définitivement la cause; Voir P-G du Canada c. S.F. Enterprises Inc. et autre (1990), 90 DTC 6195 (C.A.F.) aux pages 6197 et 6198; Ainsworth v. Bickersteth et al., [1947] O.R. 525 (C.A.). Il me semble qu'une décision qui peut être ainsi soit interlocutoire soit définitive selon la manière dont elle est rendue, même si elle est interlocutoire en raison du résultat, doit néanmoins être considérée comme déterminante pour la solution définitive de la cause principale. Autrement dit, pour savoir si le résultat de la procédure est un facteur déterminant de l'issue du principal, il faut examiner le point à trancher avant que le protonotaire ne réponde à la question, alors que pour savoir si la décision est interlocutoire ou définitive (ce qui est purement une question de forme), la question doit se poser après la décision du protonotaire. Il me semble que toute autre approche réduirait la question de fond de "l'influence déterminante sur l'issue du principal" à une question purement procédurale de distinction entre décision interlocutoire et décision définitive, et protégerait toutes les décisions interlocutoires contre les attaques (sauf le cas d'erreur de droit).

[16]            Dans la présente affaire, le protonotaire a été appelé à statuer sur deux questions de droit ayant une influence déterminante sur l'issue du principal. Je dois donc exercer mon pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.

Analyse

[17]            Par souci de commodité, je répète ici la première question à laquelle le protonotaire a répondu par l'affirmative :

La défenderesse était-elle, au moment oùelle les a consentis, légalement habilitée àaccorder aux demanderesses des baux comportant des clauses de reconduction àperpétuité?

La défenderesse allègue que le protonotaire a commis une erreur en statuant que Sa Majesté était habilitée à octroyer ces baux, et ce, pour plusieurs raisons, dont les suivantes :


1.          La Loi des parcs nationaux, S.C. 1930 ch. 33 (Loi des parcs nationaux de 1930), prévoyait explicitement que le pouvoir de Sa Majesté de louer les terrains des parcs nationaux se limitait à une période « n'excédant pas quarante-deux ans » .

2.          Sa Majesté n'était pas habilitée à conclure un bail ou un contrat comportant une clause de reconduction perpétuelle.

[18]            Dans sa décision, le protonotaire a cité le décret C.P. 2028 (8 août 1913), qui a été adopté conformément à la Loi des Réserves forestières et des Parcs fédéraux de 1911, précitée, et dont l'alinéa 64c) est ainsi libellé :

[TRADUCTION] 64. Le ministre est autorisé à louer des terrains conformément aux conditions énoncées ci-après :

a) . . .

b) . . .

c) lots de station estivale

conditions régissant la location de terrains aux fins précitées :

a) . . .

b) . . .

c)              Des baux de lots à bâtir dans les stations estivales dûment établies peuvent être consentis selon un formulaire approuvépar le ministre, pour un terme de quarante-deux ans, renouvelable par semblables termes, au loyer à être fixé par le ministre. Cette location est assujettie à un rajustement au cours de l'année 1920 et à la fin de chaque période de dix ans par la suite.


[19]            Selon la décision du protonotaire, le décret C.P. 2028 n'a jamais été abrogé, bien que d'autres règlements l'aient été au moyen du décret C.P. 1452 daté du 23 juin 1930. De plus, en vertu du paragraphe 9(1) de la Loi des parcs de 1930, tous les règlements pris sous le régime de la Loi des Réserves forestières et des Parcs fédéraux de 1911, 1-2 Geo. V. ch. 10, y compris le décret C.P. 2028, ont été maintenus en vigueur. Voici le libellé du paragraphe 9(1) en question :

9.(1) Tous les règlements établis par le gouverneur en son conseil sous le régime des dispositions de la Loi du parc des montagnes Rocheuses ou de la Loi des réserves forestières et des parcs fédéraux, en vigueur à l'époque de l'adoption de la présente loi, continuent d'être exécutoires jusqu'à ce qu'ils aient été abrogés.

9.(1) All regulations made by the Governor in Council under the provisions of the Rocky Mountains Park Act or the Dominion Forest Reserves and Parks Act in force at the time of the passing of this Act shall continue in force until repealed.

[20]            L'article 10 de cette même Loi prévoyait l'abrogation de l'article 21 de la Loi des Réserves forestières et des Parcs fédéraux de 1911, soit la disposition qui accordait le pouvoir de prendre des règlements. La défenderesse a fait valoir qu'il n'existait à la date pertinente aucun pouvoir permettant l'adoption du décret C.P. 2028.

[21]            Aucune des dispositions législatives ou des règlements ne restreignait explicitement le pouvoir de la défenderesse de conclure des baux comportant une clause de reconduction perpétuelle.

[22]            Au moyen du décret daté du 8 décembre 1947 (C.P. 5045), le décret C.P. 1340 pris en 1909 a été entièrement révoqué et remplacé en partie par la disposition suivante :

[TRADUCTION] 6.(1) Les baux de lots situés dans des emplacements de ville et dans des subdivisions peuvent être octroyés par le ministre pour tout terme n'excédant pas quarante-deux ans.


[23]            La défenderesse fait valoir que l'absence de mention de la reconduction indique que la défenderesse ne peut accorder un bail comportant une clause de reconduction perpétuelle.

[24]            Dans sa décision, le protonotaire a conclu que la défenderesse était habilitée, en vertu de la législation, à accorder des baux comportant des clauses de reconduction perpétuelle lorsque les baux ont été octroyés. Il s'est fondé d'abord sur l'existence du décret C.P. 2028 qui, à son avis, avait été maintenu en vigueur comme règlement pris en application de la Loi des parcs de 1930 en vertu du paragraphe 9(1) de cette Loi. À mon avis, cette conclusion est bien fondée.

[25]            Le protonotaire a également statué que, même si les dispositions modificatrices ont touché le décret C.P. 2028 après 1947, la réglementation établie par la suite énonce que le formulaire de bail devait être approuvé par le sous-ministre de la Justice, qui aurait vu que le droit de reconduction perpétuelle y était clairement stipulé. Le protonotaire a ajouté que, étant donné que Sa Majesté a utilisé entre 1930 et 1959 des formulaires de bail comportant des clauses de reconduction perpétuelle, alléguer que les formulaires étaient incorrects ou que ses fonctionnaires n'avaient pas le pouvoir de consentir des baux de cette nature constituerait une sorte de dénonciation (voir R. c. Walker, précité, aux pages 661 et 662).

[26]            Le protonotaire a souligné à juste titre qu'il n'existait aucune disposition législative interdisant au ministre de conclure un bail comportant une clause de reconduction perpétuelle. De plus, la législation a accordé au ministre le pouvoir de louer les terrains des parcs. Le ministre pouvait déterminer comme bon lui semblait les clauses à insérer dans le bail, y compris les clauses de reconduction perpétuelle. Le ministre pouvait conclure tout contrat qui n'était pas interdit par le texte législatif et, une fois que ce contrat était conclu, il liait Sa Majesté (voir Banque de Montréal c. Procureur général du Québec (1979), 96 D.L.R. (3d) 586 (C.S.C.), [1979] 1 RCS 565).

[27]            La défenderesse a soutenu devant le protonotaire qu'un bail comportant une clause de reconduction perpétuelle pourrait être nul. Cette proposition n'est pas bien fondée. Même si la Cour n'est peut-être pas en faveur des clauses de reconduction perpétuelle, elle reconnaîtra les clauses de cette nature si elles sont formulées correctement (voir Williams & Rhodes, Canadian Law of Landlord and Tennant, 6e édition (Toronto : Carswell, 1988) aux pages 14 à 26).

[28]            Je suis d'avis que le protonotaire a eu raison de répondre par l'affirmative à la première question.

[29]            Voici maintenant à nouveau le texte de la seconde question :


Si, au moment oùelle les a consentis, la Couronne n'était pas légalement habilitée àleur accorder des baux comportant des clauses de reconduction àperpétuité , les demanderesses peuvent-elles en droit, invoquer àl'encontre de la défenderesse le comportement des parties relativement aux clauses de reconduction des baux depuis la concession du tout premier bail ainsi qu'elles l'allèguent dans la déclaration amendée?

[30]            Pour répondre par l'affirmative à la seconde question, le protonotaire s'est fondé sur la fin de non-recevoir appelée irrecevabilité en equity. Dans l'arrêt Greenwood c. Martins Bank Ltd., [1933] A.C. 51 (H.C.), la Chambre des lords a décrit comme suit les éléments de la doctrine de la fin de non-recevoir à la page 57 :

[TRADUCTION] Les facteurs essentiels pour fonder une fin de non-recevoir sont, je pense, les suivants :

(1)            Une affirmation, ou une conduite y équivalant, qui a pour but d'inciter la personne à qui elle est faite à adopter une certaine ligne de conduite.

(2)            Une action ou une omission résultant de l'affirmation, en paroles ou en actes, de la part de la personne à qui l'affirmation est faite.

(3)            Un préjudice causé à cette personne en conséquence de cette action ou omission.

[31]            La doctrine de l'irrecevabilité en equity s'applique à Sa Majesté. Dans l'arrêt Queen Victoria Niagara Falls Park Commissioners c. International Railway Co. (1928), 63 O.L.R. 49, le juge Grant, de la Cour d'appel de l'Ontario, s'est exprimé comme suit à la page 68 :

[TRADUCTION] Que la doctrine de l'irrecevabilité résultant d'une déclaration s'applique même contre la Couronne est un principe bien établi : voir Attorney-General to the Prince of Wales v. Collom, [1916] 2 K.B. 193; Attorney-General for Trinidad and Tobago v. Bourne, [1895] A.C. 83; Plimmer v. Mayor etc. of Wellington, 9 App. Cas. 699.

[32]            Le protonotaire a souligné qu'il avait fait un examen succinct de la question de l'irrecevabilité, parce que cette analyse n'est pas vraiment nécessaire, puisqu'il avait répondu par l'affirmative à la première question.

[33]            Dans sa décision, le protonotaire a d'abord conclu que, en ce qui concerne les demanderesses, Sa Majesté était empêchée de nier qu'elle avait le pouvoir d'octroyer des baux comportant des clauses de reconduction perpétuelle. Selon le protonotaire, de 1934 et jusqu'à environ 1965, la Couronne « a adopté une attitude indiquant son intention de consentir des baux susceptibles d'être perpétuellement reconduits à la condition que le locataire en respecte les modalités » . Par conséquent et vu l'absence de toute interdiction claire, le protonotaire a statué que la Couronne était empêchée de nier qu'elle avait le pouvoir d'octroyer des baux de cette nature.

[34]            En ce qui concerne l'intervenante, CP Hôtels, le protonotaire a statué que CPR et CP Hôtels avaient, au cours du siècle dernier, loué des terrains au moyen de baux comportant une clause de reconduction perpétuelle qui était énoncée tant dans le bail original que dans les baux reconduits, et que la Couronne n'a jamais avisé CPR ou CP Hôtels de son incapacité d'accorder des baux de cette nature. En fait, le Canadien Pacifique et CP Hôtels ont investi des sommes importantes dans leurs propriétés en se fondant sur des baux comportant une clause de reconduction perpétuelle. Compte tenu de ces faits, le protonotaire a conclu que la Couronne était empêchée de nier l'existence d'un droit de reconduction perpétuelle.


[35]            Même si l'examen que le protonotaire a fait de l'irrecevabilité est bref, comme il l'a mentionné, je ne puis conclure qu'il a commis une erreur au sujet de la réponse affirmative qu'il a donnée à la deuxième question.

[36]            Étant donné que le protonotaire a fondé sa réponse à la seconde question sur la question de l'irrecevabilité, je n'examinerai pas l'argument relatif à l'erreur mutuelle, qui n'a pas été pleinement débattu devant lui.

[37]            En conséquence, la requête de la défenderesse est rejetée avec dépens en faveur des demanderesses et de l'intervenante.

ORDONNANCE

[38]            LA COUR ORDONNE que la requête de la défenderesse soit rejetée avec dépens en faveur des demanderesses et de l'intervenante.

                                                                                 « John A. O'Keefe »             

                                                                                                             Juge                             

  

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 25 février 2002

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                T-1168-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :            Allison G. Abbott, Margaret Abbott et

Margaret Elizabeth McIntosh

c.

Sa Majesté la Reine

et

Corporation Hôtelière Canadien Pacifique

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Winnipeg (Manitoba)

DATE DE L'AUDIENCE :               le mercredi 10 octobre 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE PAR :             Monsieur le juge O'Keefe

DATE DES MOTIFS :                      le 25 février 2002

COMPARUTIONS :

Arthur Stacy                                                          POUR LES DEMANDERESSES

Paul Edwards et Jurgen Feldschmid                    POUR LA DÉFENDERESSE

Judson Virtue et Julie Whittaker                          POUR L'INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Thompson Dorfman Sweatman              POUR LES DEMANDERESSES

2200-201 Portage Avenue

Winnipeg (Manitoba) R3B 3L3

Duboff Edwards Haight & Schachter     POUR LA DÉFENDERESSE

1900-155 Carlton Street

Winnipeg (Manitoba) R3C 3H8

MacLeod Dixon LLP                                           POUR L'INTERVENANTE

3700-400 Third Avenue S.W.

Calgary (Alberta) T2P 4H2


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