Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20020508

Dossier : IMM-2580-01

Référence neutre : 2002 CFPI 525

Ottawa (Ontario), le mercredi 8 mai 2002

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE DAWSON

ENTRE :

                                                          MARCELLE ADJIBI

YACOUB MAZOU

SOLIYATE MAZOU

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                         - et -

                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE DAWSON


[1]                 Marcelle Adjibi est une citoyenne de la République du Congo âgée de 29 ans. Les deux autres demandeurs sont son fils de quatre ans et sa fille de huit ans. Tous trois demandent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section du statut de réfugié (la SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a refusé de leur reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention le 7 mai 2001.

[2]                 Les demandeurs contestent le bien-fondé de la décision de la SSR selon laquelle la persécution dont Mme Adjibi a été victime n'était pas suffisamment atroce et épouvantable pour justifier l'application du paragraphe 2(3) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi).

LES FAITS

[3]                 Voici, en résumé, l'histoire de Mme Adjibi. Mme Adjibi, son mari et ses deux enfants ont vécu à l'aise au Congo pendant de nombreuses années grâce à l'emploi stable de mécanicien de son mari et des activités de celui-ci au sein du gouvernement. À la fin de 1994 ou au début de 1995, le mari de la demanderesse et l'un de ses collègues ont été arrêtés, soi-disant à cause d'une dette. Un peu plus tard le même jour, trois fonctionnaires se sont rendus chez Mme Adjibi, ont saccagé la maison, ont bousculé les enfants et ont violé Mme Adjibi à plusieurs reprises. Celle-ci est ensuite allée vivre chez des amis.


[4]                 Mme Adjibi a fini par recevoir des nouvelles de son mari. Ce dernier se trouvait alors en Afrique du Sud où il s'était vu reconnaître le statut de réfugié. Vers 1995, Mme Adjibi et ses enfants ont déménagé en Afrique du Sud, où ils ont revendiqué et obtenu le statut de réfugié. Un fils, Yacoub, est né dans ce pays.

[5]                 En 1999, le mari de Mme Adjibi a de nouveau été arrêté et placé en détention à cause, cette fois, d'un problème avec son permis de travail. Un peu plus tard, Mme Adjibi a été violée chez elle par deux policiers, qui ont aussi saccagé la maison et frappé les enfants. Les policiers ont dit à Mme Adjibi qu'ils continueraient de venir chez elle la harceler tant que son mari serait en prison. Mme Adjibi croit que ces hommes ont enlevé son fils aîné, qu'elle n'a pas revu depuis.

[6]                 Mme Adjibi et ses deux plus jeunes enfants ont quitté l'Afrique du Sud sur-le-champ et sont arrivés au Canada le 8 janvier 2000. Elle ignore où se trouve son mari et son fils aîné, mais elle croit qu'ils sont ensemble. Elle dit qu'elle a peur de retourner au Congo et d'être violée de nouveau, et qu'elle craint pour la sécurité de ses enfants.

DÉCISION DE LA SSR


[7]                 La SSR était convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs sont des ressortissants congolais; que Mme Adjibi et sa fille ont obtenu le statut de réfugié en Afrique du Sud; que les demandeurs ne sont pas autorisés à retourner dans ce pays; que les démêlés du mari de Mme Adjibi avec les autorités pouvaient être imputables à son engagement politique; que Mme Adjibi a été violée dans sa maison au Congo par des hommes qui étaient à la recherche de son mari.

[8]                 La SSR a fait remarquer que la violence envers les femmes est répandue au Congo, et que le viol était pratique courante au cours de la récente guerre civile qui a ravagé ce pays. Selon elle, il était plausible que les hommes qui avaient violé Mme Adjibi dans les années qui avaient précédé le début de la dernière guerre civile aient utilisé cette forme de persécution contre elle.

[9]                 La SSR a cependant constaté ensuite, au sujet du fondement objectif de la revendication, que la situation avait évolué de façon positive au Congo depuis l'arrivée au pouvoir du président Sassou-Nguesso, en octobre 1997. Elle a fait remarquer plus particulièrement ce qui suit :

Pendant le second semestre de 1999, le gouvernement a repris le contrôle de la majeure partie du sud du pays par le biais d'offensives militaires, d'offres d'amnistie, de négociations et d'efforts visant à élargir sa base politique. En août 1999, le Président Sassou-Nguesso a offert l'amnistie aux combattants rebelles qui renonceraient à la violence et rendraient les armes. Le gouvernement a conclu un cessez-le-feu avec les dirigeants de certaines factions rebelles dès novembre et avec la plupart des autres groupes rebelles en décembre 1999. Depuis le cessez-le-feu de décembre 1999, les combats ont cessé et une grande partie des personnes déplacées à l'intérieur du pays au cours du conflit de 1998-1999, dont le nombre dépassait 800 000, ont commencé à retourner chez elles. D'anciens dignitaires qui s'étaient exilés à la fin de la guerre civile de 1997 parce qu'ils craignaient pour leur vie, ont regagné le Congo et repris leurs activités. Les partis politiques sont de nouveau actifs, y compris ceux de l'ancien président Pascal Lissouba et de Bernard Kolelas, même si eux-mêmes sont demeurés en exil. Cependant, leurs représentants au Congo ont apparemment choisi d'oublier la guerre et d'aller de l'avant. L'économie est en essor, grâce, principalement, au prix élevé du pétrole brut. Les immeubles qui avaient été endommagés ou détruits pendant la dernière guerre civile sont en train d'être reconstruits et le pays travaille à rétablir ses infrastructures. La liaison ferroviaire entre Brazzaville et Pointe-Noire a également été rétablie. [renvois omis]


[10]            La SSR a aussi fait remarquer que, bien que Mme Adjibi n'ait eu aucune idée de la nature et de l'ampleur des activités politiques de son mari, ce dernier semblait avoir été poursuivi pour ses activités politiques pendant la période où Pascal Lissouba était au pouvoir. Il y a cependant eu un changement de gouvernement en octobre 1997. De plus, la SSR a constaté que Mme Adjibi ne savait pas quelle était sa situation ou celle de son mari vis-à-vis du gouvernement actuel.

[11]            Par conséquent, la SSR n'était pas convaincue que les demandeurs avaient démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu'il y avait une possibilité raisonnable ou sérieuse qu'ils soient persécutés pour l'un des motifs prévus par la Convention s'ils retournaient au Congo.

[12]            La SSR a écrit ce qui suit au sujet du paragraphe 2(3) de la Loi :

Le tribunal a évalué la possibilité d'appliquer le paragraphe 2(3) de la Loi sur l'immigration. Ce paragraphe s'applique à une catégorie spéciale et limitée de personnes, c'est-à-dire ceux qui ont souffert d'une persécution tellement épouvantable que leur seule expérience constitue une raison impérieuse pour ne pas les renvoyer, lors même qu'ils n'auraient plus aucune raison de craindre une nouvelle persécution. De l'avis du tribunal, la preuve ne permet pas de conclure que la persécution subie par la revendicatrice était suffisamment « atroce et épouvantable » pour justifier l'application du paragraphe 2(3).

[13]            Ce sont là les seuls motifs donnés par la SSR au sujet du paragraphe 2(3) de la Loi.


QUESTIONS EN LITIGE

[14]            Les demandeurs reprochent plus précisément à la SSR de ne pas avoir considéré de manière adéquate l'exception prévue au paragraphe 2(3) de la Loi pour les raisons suivantes :

i)           la SSR a commis une erreur de droit au regard du critère qu'elle a appliqué;

ii)          elle n'a pas motivé sa décision de manière appropriée;

iii)          elle n'a pas tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents;

iv)         elle n'a pas tenu compte de l'application du paragraphe 2(3) aux enfants;

v)          elle n'a pas pris en compte l'intérêt supérieur des enfants.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[15]            Le paragraphe 2(3) de la Loi doit être lu avec l'alinéa 2(2)e) de la Loi. Ces deux dispositions sont libellées comme suit :



2(2) Une personne perd le statut de réfugié au sens de la Convention dans les cas où :

[...]

e) les raisons qui lui faisaient craindre d'être persécutée dans le pays qu'elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée ont cessé d'exister.

2(3) Une personne ne perd pas le statut de réfugié pour le motif visé à l'alinéa (2)e) si elle établit qu'il existe des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures de refuser de se réclamer de la protection du pays qu'elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d'être persécutée.

2(2) A person ceases to be a Convention refugee when

[...]

(e) the reasons for the person's fear of persecution in the country that the person left, or outside of which the person remained, cease to exist.

2(3) A person does not cease to be a Convention refugee by virtue of paragraph (2)(e) if the person establishes that there are compelling reasons arising out of any previous persecution for refusing to avail himself of the protection of the country that the person left, or outside of which the person remained, by reason of fear of persecution.


ANALYSE

[16]            Le paragraphe 2(3) de la Loi tire son origine du paragraphe 5 de la section C de l'article premier de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, qui prévoit qu'une personne ne peut plus continuer à refuser de se réclamer de la protection du pays dont elle a la nationalité si les circonstances à la suite desquelles elle a été reconnue comme réfugiée ont cessé d'exister, à moins qu'elle « [puisse] invoquer, pour refuser de se réclamer de la protection du pays dont [elle] a la nationalité, des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures » .

[17]            L'exception relative à l'existence de raisons impérieuses est expliquée de la manière suivante au paragraphe 136 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le Guide du HCR) :


136. Le second alinéa de la cinquième clause est une exception au cas de cessation d'applicabilité prévu par le premier alinéa. Ce second alinéa prévoit le cas particulier d'une personne qui a fait l'objet de violentes persécutions dans le passé et qui, de ce fait, ne cesse pas d'être un réfugié même si un changement fondamental de circonstances intervient dans son pays d'origine. La référence au paragraphe 1 de la section A de l'article premier indique que cette exception s'applique aux « réfugiés statutaires » . Au moment où la Convention de 1951 a été élaborée, la majorité des réfugiés appartenait à cette catégorie. Néanmoins, l'exception procède d'un principe humanitaire assez général qui peut également être appliqué à des réfugiés autres que les réfugiés statutaires. Il est fréquemment admis que l'on ne saurait s'attendre qu'une personne qui a été victime - ou dont la famille a été victime - de formes atroces de persécution accepte le rapatriement. Même s'il y a eu un changement de régime dans le pays, cela n'a pas nécessairement entraîné un changement complet dans l'attitude de la population ni, compte tenu de son expérience passée, dans les dispositions d'esprit du réfugié. [non souligné dans l'original]

[18]            Les arrêts rendus par la Cour d'appel fédérale dans les affaires Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739, et Yamba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 254 N.R. 388, font jurisprudence pour ce qui est du paragraphe 2(3) de la Loi.

[19]            Dans l'arrêt Obstoj, M. le juge Hugessen a écrit, à la page 748, que la disposition reconnaît une « catégorie spéciale et limitée de personnes, [...] qui ont souffert d'une persécution tellement épouvantable que leur seule expérience constitue une raison impérieuse pour ne pas les renvoyer » . Dans l'arrêt Yamba, la Cour a souligné que la SSR a l'obligation de tenir compte du paragraphe 2(3) de la Loi une fois qu'elle est convaincue que le statut de réfugié ne peut être revendiqué en raison d'un changement de situation dans le pays en cause.


[20]            De manière générale, il ressort de la jurisprudence de la Cour que des « raisons impérieuses » découlent de persécutions antérieures qui peuvent être qualifiées d' « atroces » , d' « effroyables » ou d' « épouvantables » . Voir, par exemple, Velasquez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 477 (C.F. 1re inst.); Dini c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 217, [2001] A.C.F. no 389; Igbalajobi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 348, [2001] A.C.F. no 593; Perger c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 551, [2001] A.C.F. no 825.

[21]            Les principes applicables au paragraphe 2(3) de la Loi ayant été bien établis, j'examinerai maintenant les erreurs précises relevées pour le compte des demandeurs.

i) La SSR a-t-elle commis une erreur de droit au regard du critère qu'elle a appliqué?

[22]            Comme les passages cités ci-dessus le montrent, la SSR a répété les propos formulés par le juge Hugessen dans la décision Obstoj, précitée, sans toutefois préciser d'où ils provenaient, et a appliqué le critère qui consiste à se demander si les persécutions antérieures étaient suffisamment « atroces » et « épouvantables » pour justifier l'application du paragraphe 2(3) de la Loi.

[23]            À la lumière de la jurisprudence de la Cour d'appel et de la Section de première instance dont il a été question précédemment, je suis incapable de conclure que la SSR a commis une erreur en appliquant ce critère.


[24]            On a fait valoir pour le compte des demandeurs que l'analyse des raisons impérieuses ne se limite pas à l'examen des persécutions « atroces » et « épouvantables » et n'exige pas que l'on conclue à l'existence de telles persécutions. Au soutien de cette thèse, on a invoqué la décision rendue par M. le juge MacKay dans Kulla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 1347 (1re inst.), et le fait que, dans la décision Dini, précitée, M. le juge Gibson a certifié la question de savoir s'il faut conclure à l'existence de persécutions antérieures « atroces » et « épouvantables » pour pouvoir conclure à l'existence de raisons impérieuses.

[25]            Compte tenu de la preuve dont je dispose, il n'est pas nécessaire, à mon avis, de déterminer si l'examen du caractère « atroce » ou « épouvantable » des persécutions antérieures englobe toujours la norme de l'existence de « raisons impérieuses » . Il suffit que je sois convaincue, à la lumière de la preuve dont la SSR disposait et de la nature des prétentions qui lui ont été présentées pour le compte des demandeurs, que les mots « atroces » et « épouvantables » constituaient des outils d'interprétation appropriés pour aider la SSR à déterminer si la preuve documentaire et les témoignages démontraient, comme les demandeurs le prétendaient, qu'il existait des raisons impérieuses de ne pas les renvoyer au Congo.

ii) La SSR a-t-elle motivé sa décision de manière appropriée?

[26]            La SSR a l'obligation, aux termes de l'alinéa 69.1(11)a) de la Loi, de motiver par écrit ses décisions défavorables aux revendicateurs. Le paragraphe 69.1(11) de la Loi prévoit ce qui suit :



69.1(11) La section du statut n'est tenue de motiver par écrit sa décision que dans les cas suivants :a) la décision est défavorable à l'intéressé, auquel cas la transmission des motifs se fait avec sa notification;

b) le ministre ou l'intéressé le demande dans les dix jours suivant la notification, auquel cas la transmission des motifs se fait sans délai.

69.1(11) The Refugee Division may give written reasons for its decision on a claim, except that

(a) if the decision is against the person making the claim, the Division shall, with the written notice of the decision referred to in subsection (9), give written reasons with the decision; and

(b) if the Minister or the person making the claim requests written reasons within ten days after the day on which the Minister or the person is notified of the decision, the Division shall forthwith give written reasons.


[27]            Selon l'arrêt Mehterian c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 545, de la Cour d'appel fédérale, cette disposition exige que les motifs soient suffisamment clairs, précis et intelligibles pour permettre au revendicateur de savoir pourquoi sa revendication a échoué et de juger s'il y a lieu d'en demander le contrôle judiciaire. Dans cette affaire, la Cour d'appel a annulé la décision de la SSR parce que la simple déclaration par la SSR que le revendicateur n'avait pas prouvé l'existence d'une crainte raisonnable de persécution pouvait être interprétée de nombreuses façons.

[28]            En l'espèce, la SSR a reconnu que Mme Adjibi avait été persécutée et, en particulier, qu'elle avait été violée à plusieurs reprises au Congo. La SSR n'a pas mis en doute sa crainte de retourner dans ce pays, sa peur d'être violée de nouveau ou sa crainte pour la sécurité de ses enfants.


[29]            La SSR n'a pas fait allusion dans son analyse ou dans le contexte du paragraphe 2(3) à une évaluation psychiatrique qui lui avait été présentée et qui concluait que Mme Adjibi souffrait du syndrome de stress post-traumatique.

[30]            La SSR s'est contentée d'indiquer dans ses motifs que « la preuve ne permet[tait] pas de conclure » que la persécution dont Mme Adjibi avait été victime « était suffisamment " atroce et épouvantable " pour justifier l'application du paragraphe 2(3) » de la Loi.

[31]            À mon avis, ces motifs étaient insuffisants pour les raisons suivantes.

[32]            D'abord, je ne comprends pas ce que la SSR a voulu dire quand elle a indiqué que « la preuve ne permet[tait] pas de conclure » que la persécution subie par Mme Adjibi « était suffisamment " atroce et épouvantable " pour justifier l'application du paragraphe 2(3) » , étant donné qu'elle a reconnu que Mme Adjibi avait été persécutée.


[33]            Ensuite, et cela est lié à la première raison, la persécution exige, par définition, des mauvais traitements qui constituent un préjudice grave. Pour que les motifs soient valables, il faut qu'un revendicateur et une cour de révision reçoivent une explication suffisamment intelligible des raisons pour lesquelles des actes de persécution ne constituent pas des raisons impérieuses, ce qui suppose qu'on examine à fond le degré d'atrocité des actes dont le demandeur a été victime, les répercussions de ces actes sur son état physique et mental et la question de savoir si les expériences et leurs conséquences constituent une raison impérieuse de ne pas le renvoyer dans son pays d'origine. Voir Shahid c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 89 F.T.R. 106 (1re inst.).

[34]            La SSR a commis une erreur susceptible de contrôle en ne fournissant pas de motifs valables de sa décision. Bien que cela règle la présente instance - l'affaire sera renvoyée pour qu'elle fasse l'objet d'une nouvelle décision -, je pense qu'il convient d'examiner les autres prétentions des demandeurs.

iii) La SSR a-t-elle tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents?

[35]            Les demandeurs ont fait valoir que la SSR avait commis une erreur en ne parlant pas des rapports médicaux et en n'examinant pas explicitement le traitement subi par Mme Adjibi aux mains de la police sud-africaine.


[36]            Comme je l'ai mentionné précédemment, il faut, pour décider si le paragraphe 2(3) s'applique, examiner les répercussions de la persécution sur le demandeur. Bien qu'il ne soit peut-être pas fatal en l'espèce que la SSR n'ait pas parlé des rapports médicaux dans ses motifs si ceux-ci montrent par ailleurs qu'elle a bien examiné et compris la preuve, le fait qu'elle n'ait pas analysé la preuve d'ordre médical montre qu'elle n'a pas bien analysé et pris en compte la preuve dans ses motifs.

[37]            De même, rien n'indique que la SSR a pris en considération le traitement subi par Mme Adjibi aux mains de la police sud-africaine. On a prétendu pour le compte de la demanderesse que le paragraphe 2(3) de la Loi oblige la SSR à s'intéresser aux raisons impérieuses tenant à des « persécutions antérieures » , ce qui, en l'espèce, pourrait englober le viol par des fonctionnaires de l'Afrique du Sud dont elle a été victime, et que la SSR a commis une erreur susceptible de contrôle en ne prenant pas en considération les actes de la police sud-africaine.

[38]            À mon avis toutefois, la SSR n'a pas commis d'erreur. Celle-ci a l'obligation de tenir compte du paragraphe 2(3) seulement après avoir conclu à la persécution et à un changement survenu par la suite dans le pays en cause. En l'espèce, la SSR n'a pas conclu que Mme Adjibi avait été victime de persécution en Afrique du Sud. On ne prétend pas que la SSR a commis une telle erreur. En conséquence, la SSR n'avait pas l'obligation, à mon avis, de tenir compte du paragraphe 2(3) au regard des incidents survenus en Afrique du Sud. En d'autres termes, la persécution subie dans un autre pays ne peut justifier qu'une personne ne se réclame pas de la protection de son pays d'origine.


[39]            Cela étant dit, des événements subséquents survenus dans le pays d'origine d'une personne qui ne sont cependant pas assimilables à de la persécution peuvent accentuer ou amplifier l'effet de la persécution. La SSR doit, à mon avis, considérer un revendicateur du statut de réfugié dans la situation où il se trouve au moment de son audience devant elle pour déterminer s'il devrait ou non être rapatrié.

[40]            En l'espèce, les rapports médicaux décrivaient l'état de santé actuel de Mme Adjibi à la suite des viols dont elle avait été victime au Congo et en Afrique du Sud. La SSR aurait tenu compte à juste titre de l'effet cumulatif de ces événements sur Mme Adjibi pour déterminer si, compte tenu de son état actuel, celle-ci a des raisons impérieuses de ne pas vouloir retourner au Congo.

iv) La SSR avait-elle l'obligation de tenir compte des enfants dans son examen du paragraphe 2(3)?

[41]            Malgré le fait que l'affaire concernait trois revendicateurs, la SSR n'a rien dit des enfants dans son analyse du paragraphe 2(3) : elle n'a parlé que de Mme Adjibi.

[42]            Il est reconnu dans l'extrait du Guide du HCR cité précédemment que la persécution d'un membre de la famille peut être tellement grave qu'il est déraisonnable de s'attendre à ce qu'un revendicateur du statut de réfugié accepte d'être rapatrié. Ainsi, dans la décision Velasquez, précitée, le juge Gibson a convenu que la persécution d'un membre de la famille peut être suffisante en soi pour constituer des raisons impérieuses.


[43]            Par conséquent, et compte tenu du fait que la SSR a rejeté les revendications des trois demandeurs au motif que la situation dans leur pays avait changé et de l'obligation de la SSR de prendre en considération le paragraphe 2(3) de la Loi après avoir refusé le statut de réfugié en raison d'un changement de la situation dans le pays en cause, qui a été confirmée dans l'arrêt Yamba, précité, la SSR a commis une erreur de droit en ne prenant pas en considération le paragraphe 2(3) à l'égard de chaque demandeur.

[44]            Le ministre prétendait qu'il était raisonnable, compte tenu des faits dont elle disposait, que la SSR n'ait pas tenu compte de la situation des enfants. Bien qu'on puisse douter que les enfants en bas âge qui revendiquent le statut de réfugié puissent satisfaire au critère établi par la jurisprudence, c'est à la SSR qu'il appartient de le décider, étant donné en particulier que la revendication de Mme Adjibi est renvoyée pour faire l'objet d'une nouvelle décision. Je ne me prononce pas ici sur le bien-fondé de la revendication de Mme Adjibi. C'est à la SSR de le faire.

v) La SSR a-t-elle commis une erreur en ne prenant pas en compte l'intérêt supérieur des enfants?


[45]            Selon les demandeurs, la SSR a aussi commis une erreur en ne prenant pas en compte l'intérêt supérieur des enfants dans son examen du paragraphe 2(3). Leur avocat n'a pas développé davantage cet argument, mais il a rappelé l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

[46]            Cet argument est plutôt tiré par les cheveux, à mon avis.

[47]            L'arrêt Baker traitait de la nécessité de considérer l'intérêt supérieur d'un enfant dans le contexte d'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire.

[48]            Dans l'arrêt Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 C.F. 164, la Cour d'appel fédérale a formulé la mise en garde suivante au paragraphe 17 : plus on laisse les raisons d'ordre humanitaire intervenir dans le cadre des revendications du statut de réfugié, plus la procédure applicable aux réfugiés se confond avec la procédure propre à la prise en compte des raisons d'ordre humanitaire, de sorte que le concept de persécution que l'on trouve dans la définition de réfugié est remplacé en pratique par le concept d'épreuve. Ce n'est pas ce que souhaitaient le législateur, ni les rédacteurs de la Convention. Comme M. Hathaway le souligne dans son ouvrage The Law of Refugee Status (Toronto, Butterworths, 1991), à la page 99, la persécution est le seul point de référence pour ce qui est du statut international de réfugié.


[49]            En conséquence, la SSR n'a commis aucune erreur susceptible de contrôle en ne prenant pas en compte l'intérêt supérieur des enfants quand elle s'est demandé si ces derniers ont des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures de refuser de se réclamer de la protection du Congo.

vi) Conclusion

[50]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[51]            Les demandeurs ont proposé un certain nombre de questions à des fins de certification. Le ministre s'est opposé à la certification de ces questions au motif que celles-ci ne dépassaient pas le cadre de l'intérêt des parties en cause en l'espèce et qu'elles avaient déjà été tranchées par la Cour dans d'autres affaires.

[52]            Je suis aussi de cet avis. Aucune question ne sera donc certifiée.

ORDONNANCE

[53]            LA COUR ORDONNE :

1.          La décision rendue par la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, le 7 mai 2001, est annulée, et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue sur elle d'une façon compatible avec les présents motifs.


2.          Aucune question n'est certifiée.

  

                                                                                                                     « Eleanor R. Dawson »     

                                                                                                                                                    Juge                     

  

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

No DU GREFFE :                                 IMM-2580-01

INTITULÉ :                                        Marcelle Adjibi et al. c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :              Le 11 janvier 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        MADAME LE JUGE DAWSON

DATE DES MOTIFS :                        Le 8 mai 2002

   

COMPARUTIONS :

Micheal CranePOUR LES DEMANDEURS

Mary MatthewsPOUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal CranePOUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

Morris RosenbergPOUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.