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Date: 19971211

 

Dossier: T‑1802‑96

 

 

Entre :

 

                   COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

 

                                                                                                                                     Requérante,

 

                                                                          - et -

 

                                    TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE,

                              composé de Me Roger Doyon, Me Andrée Marier et

                                                Monsieur Jean-Noël Carpentier,

 

                                                                                                                                             Intimés,

 

                                                                          - et -

 

                             COMMISSION DE L'EMPLOI ET DE L'IMMIGRATION,

                                   MINISTÈRE DU REVENU NATIONAL (IMPÔT),

    CONSEIL DU TRÉSOR, ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA,

 

                                                                                                                                             Intimés,

 

                                                                          - et -

 

                                        JO-ANN DUMONT-FERLATTE ET AL. et

                                                  SUZANNE GAUTHIER ET AL.,

 

                                                                                                                             Mises-en-cause.

 

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

 

LE JUGE TREMBLAY‑LAMER :

 

 

[1]        Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire fondée sur l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale[1] à l'égard d'une décision rendue par le Tribunal des droits de la personne relativement aux plaintes pour discrimination formulées par un groupe d'employées de la Fonction publique du Canada à l'encontre de leur employeur et syndicat.  Le Tribunal rejeta les plaintes en l'absence de preuve prima facie de discrimination.  La requérante, la Commission canadienne des droits de la personne, demande à la Cour l'émission d'un bref de certiorari annulant la décision du Tribunal.

 

LES FAITS

 

[2]        Entre 1982 et 1995, un total de 105 employées du Ministère du Revenu national et de la Commission de l'Emploi et de l'Immigration se sont plaintes auprès de la Commission canadienne des droits de la personne d'avoir été victimes de discrimination en raison de leur sexe.  Leurs plaintes portaient sur les dispositions de leurs conventions collectives qui restreignaient le cumul des crédits de congé de maladie et de congé annuel, ainsi que le versement mensuel de la prime au bilinguisme, aux employés qui reçevaient une rémunération ou un traitement d'au moins dix jours pour chaque mois civil.  L'employeur avait refusé d'octroyer ces avantages aux plaignantes lorsqu'elles avaient pris un congé de maternité.  Les conventions collectives prévoyaient un congé de maternité sans solde.  Ainsi, les femmes qui se  prévalaient de ce congé ne pouvaient bénéficier des avantages en question puisqu'elles ne touchaient pas de rémunération.  Les plaignantes allèguent que leur employeur a agi de façon discriminatoire en refusant de leur accorder ces avantages.

 

CONVENTIONS COLLECTIVES

 

[3]        Les clauses pertinentes des conventions collectives régissant le cadre de travail des plaignantes sont reproduites ci-dessous :

Acquisition des crédits de congé annuel

L'employé acquiert des crédits de congé annuel selon les modalités suivantes pour chaque mois civil au cours duquel il touche la rémunération d'au moins dix (10) jours...

 

Congé de maladie payé - Crédits

Tout employé acquiert des crédits de congé de maladie à raison d'une journée et quart (11⁄4) pour chaque mois civil durant lequel il touche la rémunération d'au moins dix (10) jours.

 

 

[4]        Quant à la prime au bilinguisme, le Manuel de gestion du personnel du Conseil du Trésor se lit :

Tout employé admissible touche la prime pour chaque mois au cours duquel il reçoit un traitement pour au moins dix (10) jours de travail dans un ou plusieurs postes auxquels la prime s'applique.

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

 

[5]        L'article 2 de la Loi interdit la discrimination :

2.   La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant :  le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

 

2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an equal opportunity to make for themselves the lives that they are able and wish to have, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted.

 

[6]        Les motifs de distinction illicite sont énumérés à l'article 3 :

3.(1)   Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

 

    (2)   Une distinction fondée sur la grossesse ou l'accouchement est réputée être fondée sur le sexe.

3. (1)  For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.

 

     (2)  Where the ground of discrimination is pregnancy or child‑birth, the discrimination shall be deemed to be on the ground of sex.

 

 

 

[7]        Les articles 7 et 9 définissent les actes discriminatoires en matière d'emploi :

 

7.   Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

 

a)   ...

 

b)   de le [un individu] défavoriser en cours d'emploi.

 

 

9.(1)   Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour une organisation syndicale :

 

a)   ...

 

b)   ...

 

c)   d'établir, à l'endroit d'un adhérent ou d'un individu à l'égard de qui elle a des obligations aux termes d'une convention collective, que celui-ci fasse ou non partie de l'organisation, des restrictions, des différences ou des catégories ou de prendre toutes autres mesures susceptibles soit de le priver de ses chances d'emploi ou d'avancement, soit de limiter ses chances d'emploi ou d'avancement, ou, d'une façon générale, de nuire à sa situation.

 

   (2)   ...

 

   (3)   ...

7.   It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

 

a)   ...

 

b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.

 

 

9.(1)   It is a discriminatory practice for an employee organization on a prohibited ground of discrimination

 

 

a)   ...

 

b)   ...

 

c) to limit, segregate, classify or otherwise act in relation to an individual in a way that would deprive the individual of employment opportunities, or limit employment opportunities or otherwise adversely affect the status of the individual, where the individual is a member of the organization or where any of the  obligations of the organization pursuant to a collective agreement relate to the individual.

 

 

 

   (2)   ...

 

   (3)   ...

 

 

DÉCISION DU TRIBUNAL

 

[8]        La Commission a reconnu que les dispositions des conventions collectives ne discriminaient pas explicitement contre les femmes enceintes.  Elle a plutôt soutenu que les clauses avaient un effet discriminatoire indirect sur les femmes parce qu'elles subissaient, comparativement aux hommes, un traitement désavantageux en ce qu'elles étaient privées de l'accumulation de leurs crédits de congé de maladie et de congé annuel, ainsi que du versement de leur prime au bilinguisme du seul fait qu'elles pouvaient être enceintes, situation que ne vivraient jamais les hommes.  Autrement dit, la Commission a invoqué l'argument de la discrimination indirecte ou celle découlant d' « effets préjudiciables ».

 

[9]        Le Tribunal rejeta les plaintes.  Il fut d'avis que la Commission n'avait pas réussi à démontrer prima facie que les dispositions des conventions collectives créaient un effet discriminatoire.  S'appuyant sur les propos du juge Hugessen dans Thibaudeau c. M.R.N.[2], le Tribunal affirma qu'il ne suffisait pas de comparer la situation des femmes à celles des hommes pour déterminer si les clauses créaient un effet préjudiciable.  Il préféra comparer le traitement des femmes en congé de maternité à celui des autres employés qui bénéficiaient d'un congé de même nature, c'est-à-dire d'un congé sans solde. L'analyse du Tribunal révéla que le congé de maternité était traité de façon plus avantageuse que les autres formes de congé sans solde.  Ainsi, les clauses contestées n'avaient pas d'effet discriminatoire fondé sur le sexe.

 

POSITION DES PARTIES

 

La requérante

 

[10]      À l'appui de sa demande, la Commission invoque trois moyens.  Premièrement, elle soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit lorsqu'il a déclaré qu'il ne suffisait pas de « comparer la situation de la femme enceinte par rapport à la situation de l'homme qui ne vivra jamais une grossesse » pour déterminer si les clauses avaient un effet discriminatoire.  Selon la Commission, l'approche utilisée par le Tribunal, soit celle de comparer le traitement reçu par les femmes enceintes à celui reçu par les autres employés en congé sans solde, est contraire au principe établi par la Cour suprême du Canada qui stipule qu'une politique est discriminatoire si elle a un effet « disproportionné » sur les membres du groupe protégé ou si elle affecte un plus grand nombre de personnes d'un sexe que de l'autre[3].  En l'espèce, les clauses des conventions collectives n'affectent pas les hommes qui eux ne seront jamais en état de grossesse.  En conséquence, conclut-elle, les clauses sont discriminatoires.

 

[11]      Deuxièmement, la Commission prétend qu'elle a démontré prima facie que les plaignantes étaient victimes de discrimination.  Elle a établi devant le Tribunal que les plaignantes étaient à l'emploi de la fonction publique fédérale, qu'elles étaient couvertes par une convention collective, qu'elles ont été enceintes, qu'elles ont bénéficié d'un congé de maternité et qu'en raison de cette situation, elles ont subi un désavantage en ce qu'elles n'ont pu accumuler leurs crédits de congé annuel et de congé de maladie et qu'elles n'ont pu bénéficier de leur prime au bilinguisme.  Aux yeux de la Commission, ceci constitue une preuve prima facie de discrimination qui aurait dû leur donner droit au redressement demandé en l'absence de justification de la part de l'employeur.

 

[12]      Troisièmement, la Commission reproche au Tribunal de ne pas avoir comparé le congé de maternité au congé de maladie payé.  Une telle comparaison aurait été souhaitée étant donné les commentaires du juge McIntyre dans l'arrêt Brooks c. Canada Safeway Ltd.[4] qui affirmait que le congé de maternité ne devait pas être traité de façon moins avantageuse que les autres types de congés reliés à l'état de santé.  Le congé de maladie payé confère plus d'avantages que le congé de maternité puisqu'il constitue un congé rémunéré et permet aux employés qui ont accumulé assez de crédits de prendre un congé avec rémunération.  Ceux-ci peuvent donc continuer de bénéficier du cumul des crédits de congé annuel et de maladie, ainsi que du versement de la prime au bilinguisme.  Le congé de maternité n'est donc pas traité de façon aussi avantageuse que le congé de maladie payé.

 

[13]      L'ensemble de ces erreurs justifie l'intervention de cette Cour.  La Commission demande que la décision du Tribunal soit annulée et que l'affaire soit retournée devant un nouveau panel.

 

Les intimés

 

[14]      Les intimés soutiennent que le Tribunal n'a pas commis d'erreur de droit lorsqu'il a déclaré qu'il ne suffisait pas de comparer la situation de la femme enceinte par rapport à la situation de l'homme qui ne vivra jamais une grossesse.  En effet, la jurisprudence stipule que dans les cas de discrimination indirecte, une règle d'emploi est discriminatoire si elle a un effet préjudiciable sur un groupe d'employés comparativement à d'autres employés auxquels la règle s'applique[5].

 

[15]      C'est donc à bon droit, prétendent les intimés, que le Tribunal a conclu que la Commission n'avait pas réussi à démontrer prima facie que les clauses des conventions collectives en cause étaient discriminatoires.  Il ressort clairement à la lecture des dispositions contestées qu'elles imposent une différence de traitement à tous les employés qui ne fournissent pas de prestation de travail pendant dix jours au cours d'un mois civil.  La preuve faite devant le Tribunal démontre que le traitement est identique pour tous les employés qui sont touchés par les clauses, soit ceux qui bénéficient d'un congé sans solde.  Ainsi, les dispositions contestées ne défavorisent pas indirectement les femmes en cours d'emploi en raison de leur grossesse.

 

[16]      Les intimés soutiennent également que le Tribunal n'a pas erré en droit lorsqu'il s'est abstenu de comparer le congé de maternité au congé de maladie payé, puisqu'il s'agit de deux congés de nature différente (le congé de maternité est un congé non rémunéré).  C'est le cumul des crédits de congé de maladie qui permet aux employés de s'absenter pour raison de santé sans perte de rémunération jusqu'à ce qu'ils épuisent leurs crédits accumulés.  L'employeur note que pour accumuler 17 semaines de congés de maladie payés (soit la durée du congé de maternité), une employée doit travailler pendant 6 ans et ne prendre aucun congé de maladie payé pendant cette période.

 

[17]      En dernier lieu, les intimés ajoutent que dans la mesure où la Cour déciderait que le Tribunal avait effectivement erré en droit, le dossier devrait être retourné au même panel.  La constitution d'un nouveau banc n'est pas raisonnablement justifiée étant donné la longue durée du premier procès.

 

[18]      Quant au syndicat qui a négocié les conventions collectives au nom des employées, il fait valoir tout simplement que si le Tribunal venait à la conclusion que les plaignantes étaient victimes de discrimination indirecte, il n'en est pas responsable compte tenu de la responsabilité principale de l'employeur et des efforts considérables d'accommodement qu'il a fournis.

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[19]      À la lumière des prétentions des parties, trois questions en litige sont soulevées dans la présente affaire :

1.Pour en venir à une conclusion de discrimination indirecte, suffit-il de comparer la situation des femmes enceintes à celle des hommes en général?

2.Peut-on comparer le congé de maternité au congé de maladie payé?

3.Est-ce que la Commission a réussi à établir une preuve prima facie de discrimination?

 

ANALYSE

 

Discrimination indirecte

 

[20]      Quelques remarques préliminaires s'imposent au sujet de la discrimination.  Bien que la Loi canadienne sur les droits de la personne interdise la discrimination fondée sur les motifs énumérés au paragraphe 3(1), elle ne définit aucunement ce qu'est la « discrimination ».  Dans Andrews c. Law Society of British Columbia[6], le juge McIntyre définit le terme en y incorporant trois composantes.  Il déclare que la discrimination est (1) une distinction, (2) fondée sur une caractéristique personnelle qui correspond à un motif illicite de discrimination et qui (3) impose un fardeau à certains individus et non à d'autres :

J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société[7].

 

 

[21]      La discrimination peut être directe ou indirecte.  La discrimination est dite directe lorsque, par exemple, une règle, une condition ou une pratique d'emploi crée à première vue une distinction fondée sur un motif illicite.  C'est le cas de l'employeur qui refuse d'employer des femmes ou des personnes de race noire.  Sa politique crée expressément une différence de traitement.

 

[22]      Par opposition, la discrimination indirecte a lieu lorsqu'une règle, une condition ou une pratique d'emploi, qui est neutre en apparence, a un effet préjudiciable sur certains employés du groupe auxquels elle s'applique en raison d'une caractéristique qui leur est personnelle et qui correspond à un motif prohibé.

 

[23]      C'est la façon dont la Cour suprême du Canada décrivait cette forme de discrimination dans l'arrêt Commission des droits de la personne de l'Ontario et O'Malley c. Simpson-Sears[8].  Dans cette affaire, l'appelante était à l'emploi à temps plein pour un magasin de vente au détail.  Son employeur exigeait que tous ses employés travaillent périodiquement le samedi comme condition de leur emploi.  L'appelante alléguait que cette pratique était discriminatoire.   Adepte de l'Église adventiste du Septième jour, l'appelante était tenue de s'abstenir de travailler pour une période de 24 heures à compter du coucher du soleil, le vendredi, pour observer le sabbat.  Son employeur avait tenté de l'accommoder, mais il avait fini par la reléguer à un statut d'employée occasionnelle.

 

[24]      Le juge McIntyre, au nom de la Cour, affirma que la politique d'ouverture de l'employeur constituait une forme de discrimination fondée sur les croyances religieuses.  Il précise qu'une condition d'emploi  qui apparaît s'appliquer également  à tous les employés peut être discriminatoire si elle a pour effet  d'imposer un fardeau à un employé ou à un groupe d'employés qui n'est pas imposé aux autres employés auxquels la même condition s'applique :

Une condition d'emploi adoptée honnêtement pour de bonnes raisons économiques ou d'affaires, également applicable à tous ceux qu'elle vise, peut quand même être discriminatoire si elle touche une personne ou un groupe de personnes d'une manière différente par rapport à d'autres personnes auxquelles elle peut s'appliquer[9].

 

 

[25]      Ces deux formes de discrimination - tant directe qu'indirecte - sont prohibées par la Loi canadienne sur les droits de la personne, ainsi que par les autres législations en matière des droits de la personne et entraînent des conséquences différentes.  Si un tribunal est d'avis qu'il y a discrimination directe, la règle contestée est annulée à moins que l'employeur ne puisse la justifier.  S'il est d'avis que la discrimination est indirecte, la règle n'est pas annulée.  Il faut déterminer d'abord si l'employeur a tenté d'accommoder la victime, c'est-à-dire s'il a pris des mesures raisonnables sans subir une contrainte excessive.

 

[26]      En l'espèce, les clauses contestées des conventions collectives sont fondées sur l'absence de prestation de travail. Un employé qui ne fournit pas de prestation de travail, ne reçoit aucune rémunération et en conséquence n'a pas droit au cumul de ses crédits de congé annuel, ses crédits de congé de maladie et à sa prime au bilinguisme.  À première vue, ces clauses ne créent pas de distinction entre les femmes et les hommes.  Elles ne distinguent pas expressément entre les sexes en accordant un traitement différent aux femmes.  Les parties s'accordent pour dire que s'il y a discrimination en l'espèce, elle serait indirecte.  La question est donc maintenant de savoir si les clauses touchent le groupe des plaignantes d'une manière préjudiciable par rapport aux autres personnes auxquelles elles peuvent s'appliquer.

 

Preuve prima facie

 

[27]      Dans les litiges portant sur des allégations de discrimination directe ou indirecte, il y a un partage du fardeau de la preuve entre la partie qui allègue la discrimination et celle qui nie son existence. Le plaignant doit prouver prima facie qu'il est victime de discrimination.  Il revient ensuite à l'employeur de démontrer soit que la règle est justifiée dans le cas de la discrimination directe ou qu'il a tenté d'accommoder son employé, dans le cas de la discrimination indirecte.  Les normes de preuve applicables sont celles utilisées en matière civile, soit la prépondérance des probabilités[10].

 

[28]      En l'espèce, le Tribunal a conclu que la Commission ne s'était pas acquittée de son obligation de démontrer prima facie qu'il y avait eu discrimination.  En quoi consiste une preuve prima facie de discrimination?

 

[29]      Dans l'affaire Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d'Etobicoke, le juge McIntyre indiqua que le plaignant devait prouver « qu'il est, de prime abord, victime de discrimination »[11].

 

[30]      Dans O'Malley, il précisa qu'il s'agit d'une preuve « qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l'absence de réplique de l'employeur intimé »[12].

 

[31]      Dans l'affaire Canada (Ministre de la Défense nationale) c. Mongrain[13], la Cour fédérale d'appel ajouta qu'il ne suffit pas pour le plaignant d'affirmer qu'il a des motifs raisonnables de croire qu'il est victime de discrimination.  Il doit établir une preuve prima facie.

 

[32]      Ainsi, afin de démontrer qu'une règle d'emploi est discriminatoire, un plaignant doit démontrer prima facie la présence des trois éléments de la définition de la discrimination.  Il doit prouver que la règle crée une distinction, que celle-ci est fondée sur un motif illicite et qu'elle impose un fardeau à un individu ou un groupe d'individus. 

 

[33]      La preuve de discrimination s'établit par le biais d'une analyse comparative.  En matière de discrimination directe, une preuve complète est celle qui démontre que la règle d'emploi établit à sa face même des distinctions fondées sur des motifs illicites.  Pierre Bosset parle de « démontrer une différence de traitement au premier degré entre un groupe "X" et un groupe "Y" »[14] [ Je souligne].  Il faut démontrer que le plaignant a été traité différemment d'un autre groupe de personnes.

 

[34]      La différence de traitement sera plus difficilement mise en preuve lorsqu'il s'agit de discrimination indirecte puisqu'elle découle d'une règle qui, à première vue, s'applique également à toutes les personnes.  De fait, à prime abord, il n'existe aucune corrélation entre le critère de distinction et son effet éventuel.  Le défi réside donc à prouver que la règle a un effet préjudiciable sur un groupe par rapport aux autres personnes auxquelles la règle contestée peut s'appliquer.  Cette comparaison cependant ne peut se faire, comme le prétend la Commission, avec d'autres groupes qui ne sont pas touchés par la règle.

 

[35]      Afin d'illustrer le type d'analyse comparative qu'il faut faire dans les cas de discrimination indirecte, examinons à titre d'exemple la décision de la Cour d'appel de la Saskatchewan dans Anderson c. Saskatchewan Teachers' Superannuation Commission[15].  Les plaignantes dans ce cas étaient deux enseignantes.  Elles s'étaient toutes deux absentées du travail pendant les années 1960 en raison de leur état de grossesse.

 

[36]      En 1990, elles ont fait demande en vertu de la Teachers' Superannuation Act[16] ( la « Superannuation Act ») de la Saskatchewan pour racheter la période de temps au cours de laquelle elles s'étaient absentées du travail pour raison de maternité afin d'accumuler les 30 années d'expérience requises pour prendre leur retraite.  Le paragraphe 22(1) du Superannuation Act  permettait aux personnes qui avaient obtenu l'autorisation de prendre un congé de maternité, d'adoption ou parental de racheter leur absence.

 

[37]      La demande des plaignantes fut rejetée, parce qu'à l'époque où elles étaient enceintes, ce n'était pas la pratique de la Commission scolaire d'autoriser les congés de maternité.  En effet, avant 1976, on exigeait plutôt que les enseignantes démissionent de leur poste et fassent demande pour le réintégrer une fois qu'elles étaient prêtes à retourner au travail.  Les plaignantes portèrent plainte au Saskatchewan Human Rights Commission, alléguant que le paragraphe 22(1) du Superannuation Act discriminait envers les femmes.

 

[38]      La majorité de la Cour d'appel de la Saskatchewan conclut que la disposition en cause de la Superannuation Act n'était pas discriminatoire envers les femmes.  Le juge Gerwing nota que le paragraphe 22(1) créait une distinction fondée sur le temps, c'est-à-dire qu'il distinguait entre les personnes ayant pris un congé de maternité, d'adoption ou parental avant 1976 et celles en ayant pris après 1976.  Il utilisa comme groupe de comparaison un groupe affecté par la disposition en jeu soit les autres personnes qui avaient pris un congé d'adoption ou parental avant 1976.  Les plaignantes n'ayant pas été traitées différemment , le paragraphe 22(1)  n'était pas discriminatoire :

I agree with the conclusion of the Queen's Bench judge below that it distinguishes between parents who took time off to care for their new children prior to the inception of the board-approved leaves in 1976 and all other teachers, some of whom took board-approved leaves of absence after the Act was amended in 1976.  That is, the clear meaning of the section suggests that the fact that only women can become pregnant is beside the point.  Men and adoptive parents who took parental leave before board-approved leaves were instituted have also been denied the option to buy back lost pension benefits. 

 

The board of inquiry below did indeed fail to compare the position of women pregnant in the 1950s and 1960s to that of men, but compared them to another group of women, those pregnant and on maternity leave after 1976, in order to determine if discrimination had occurred.  However, one must look at the legislation and that clearly shows that male teachers would fall into both categories, that is, those offered the buy-back and those who were not so offered.  Accordingly, in my view, the conclusion of the Queen's Bench judge below, that the discrimination is not based on sex, is correct.  The differentiation appears to be based only on time, that is, when the absence took place in relation to the enactment of the provision to permit pension benefits in situations where there has been a board-approved leave.[17]

 

 

[39]      La même méthode d'analyse comparative fut utilisée par la Cour fédérale d'appel dans Hempel c. Canada Employment and Immigration Commission et al.[18].   Il s'agissait dans cette affaire d'une enseignante qui s'était absentée de son travail pour cause de maladie.  On refusait de lui verser des prestations de maladie pendant les mois d'été en invoquant l'article 46.1 des Règlements sur l'assurance-chômage[19].  Il avait été décidé dans Taylor c. Minister of Employment and Immigration[20],  qu'un enseignant absent de son travail pour cause de maladie ne pouvait toucher à des prestations de maladie durant les périodes de congé en raison de l'alinéa 46.1(2)a).  L'appelante soumettait que l'article 46.1 était discriminatoire envers les personnes souffrant d'une maladie mentale.

 

[40]      La Cour d'appel ne fut pas du même avis.  Comme le souligna le juge McDonald, l'article 46.1 s'applique à tous les enseignants qui sont absents pour cause de maladie.  Les enseignants atteints d'une maladie mentale ne sont pas traités de façon différente comparativement aux autres enseignants qui sont absents pour cause de maladie :

The fact that Ms. Hempel was mentally disabled does not single her out from receipt of benefits during the non-teaching period.

 

Persons receiving sickness benefits because of any physical condition other than pregnancy do not receive benefits over the summer period either.  The applicant is not being denied a benefit or suffering any discriminatory burden simply because she was mentally ill for a period of time.[21]

 

 

[41]      Ainsi, il ne suffit pas de dire qu'il y a un nombre plus élevé de femmes que d'hommes qui sont affectées par les clauses.  Il faut regarder si les femmes en tant que sous-groupe d'employées visées par la règle subissent un effet préjudiciable par rapport aux autres employés qui subissent l'effet de la règle.  Par exemple, dans l'affaire Thibaudeau[22], la Cour fédérale d'appel conclut que l'alinéa 56(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu[23] qui requiert qu'un parent séparé qui a la garde des enfants issus du mariage inclut dans le calcul de son  revenu toute somme reçue en vertu d'un jugement à titre de pension alimentaire payable pour subvenir aux besoins des enfants, ne constituait pas une forme de discrimination fondée sur le sexe.

 

[42]      Selon le juge Hugessen, ce n'est pas parce qu'un nombre plus élevé de femmes que d'hommes subissent des effets préjudiciables qu'une disposition est automatiquement discriminatoire. En fait, si la loi a les mêmes effets préjudiciables à l'égard des femmes que des hommes, même si ces derniers sont moins nombreux, on ne peut pas conclure qu'il s'agit de la discrimination fondée sur le sexe.  L'alinéa 56(1)b) avait le même effet sur les pères gardiens et donc, l'alinéa 56(1)b) ne discriminait pas en fonction du sexe.

 

[43]      En l'espèce, s'il appert de cette comparaison avec les autres personnes touchées, que les clauses contestées imposent un désavantage fondé sur le sexe, nous pourrons dès lors conclure que le Tribunal a erré en déterminant que la Commission n'a pas rencontré son fardeau prima facie.

 

Groupes de comparaison

 

[44]      Quels sont les groupes de comparaison appropriés?  La Commission prétend que le Tribunal a erré en refusant de comparer le congé de maternité au congé de maladie payé.  Je crois qu'il n'y a aucune erreur. En théorie, lorsqu'une personne s'absente du travail pour cause de maladie, elle n'a pas droit à sa rémunération parce qu'elle ne fournit pas de prestation de travail.  C'est l'essence même du contrat de travail : la rémunération est assujettie à la prestation de travail.

 

[45]      Or, il est prévu dans les conventions collectives que les employés peuvent cumuler une fraction de journée payée de maladie pour chaque journée où ils fournissent une prestation de travail.  Les employés peuvent donc s'absenter pour cause de maladie sans perte de rémunération jusqu'à ce qu'ils aient épuisé le nombre de jours accumulés.

 

[46]      Ainsi, les clauses contestées des conventions collectives ne s'appliquent pas aux employés qui prennent le congé de maladie payé puisque ceux-ci ne perdent pas de rémunération.  Le congé de maladie payé ne constitue donc pas une comparaison appropriée.  Il faut plutôt regarder quels sont les groupes d'employés qui peuvent être visés par les dispositions en question.  Autrement dit, il faut déterminer si la femme enceinte absente en raison du congé de maternité est traitée différemment des groupes d'employés qui bénéficient des congés de même nature.

 

[47]      Il ressort de la preuve déposée devant le Tribunal que le congé de maternité est un congé sans solde.  Du fait de l'absence de prestation de travail en raison de la maternité, l'employée ne reçoit aucune rémunération.  C'est donc à bon droit que le Tribunal a comparé le congé de maternité avec les autres congés sans solde prévus dans les conventions collectives, dont notamment le congé de paternité sans solde, le congé d'adoption sans solde, le congé sans solde visant les soins et l'éducation des enfants d'âge préscolaire, le congé sans solde pour réinstallation du conjoint, le congé sans solde pour besoins personnels, le congé de maladie sans solde, le congé sans solde pour études et perfectionnement, le congé militaire sans solde, le congé sans solde en vue de la participation aux activités d'un organisme international, le congé sans solde lors de la candidature à une élection et le congé sans solde pour activités syndicales.

 

[48]      L'employeur intimé avait déposé en preuve devant le Tribunal un tableau identifiant ces différentes formes de congé sans solde et les avantages associés.

 

 


 

[49]        Ce tableau révèle clairement que le traitement dans le cas des autres congés sans solde est le même que pour le congé de maternité.  D'abord, en ce qui a trait au cumul des crédits de congé annuel et de congé de maladie, ainsi que le versement mensuel de la prime au bilinguisme, les congés sans solde sont traités sans distinction.  L'employé qui se prévaut d'un de ces congés, peu importe sa forme, ne peut, au cours de son absence, bénéficier de ces avantages.  De plus, à la prise de tous les congés sans solde, la sécurité d'emploi est maintenue, l'octroi des augmentations salariales est garanti et le temps utilisé est reconnu aux fins du calcul du service continu lors de la prise de la retraite et du calcul du taux d'accumulation des congés annuels[24].

 

[50]      Mais, en plus de tout cela, comme le note le Tribunal, le congé de maternité bénéficie d'avantages supérieurs.  Ceci se voit clairement en comparant le congé de maternité au congé de maladie sans solde pour invalidité.  Dans le cadre de ce dernier congé, l'employé a droit aux bénéfices versés en vertu du régime d'assurance-invalidité longue durée ou à des prestations de maladie de l'assurance-chômage pourvu qu'il ait épuisé ses crédits de congés de maladie payés.  Cette exigence n'est pas imposée pour un congé de maternité sans solde.  De plus, la bénéficiaire d'un congé de maternité recevra 93 pour 100 de son salaire alors que l'employé en congé de maladie sans solde recevra 70 pour 100 du revenu assurable.

 

[51]      La femme enceinte absente en raison du congé de maternité n'est donc pas traitée différemment des groupes d'employés qui bénéficient des congés de même nature.

 

CONCLUSION

 

[52]      Le Tribunal n'a pas commis d'erreur en rejetant les plaintes au motif que la Commission n'avait pas réussi à démontrer prima facie que les clauses contestées des conventions collectives étaient discriminatoires à l'égard des plaignantes.  En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

 

                                                                                                                                                                                                               

                                                                                                                        JUGE

 

 

OTTAWA (ONTARIO)

Le 11 décembre 1997



    [1]L.R.C. 1985, c. F-7.

    [2][1994] 2 C.F. 189 (C.A.).

    [3]La Cour suprême aurait édicté ce principe dans les arrêts suivants :  Forget c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 90;  Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114;  Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84;  et Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279.

    [4][1989] 1 R.C.S. 1219.

    [5]Les intimés se réfèrent aux arrêts suivants :  Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489;  Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679;  Thibaudeau c. M.R.N., supra note 3, inf. par (sub nom. Thibaudeau c. Canada) [1995] 2 R.C.S. 627;  Hempel c. Canada Employment and Immigration Commission et al. (1997), 205 N.R. 309 (C.F.A.).

    [6][1989] 1 R.C.S. 143.

    [7]Ibid. à la p. 174.

    [8][1985] 2 R.C.S. 536.

    [9]Ibid. à la p. 551.  Ce passage fut repris par la juge Wilson dans Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), supra note 6 à la p. 506.

    [10]Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202 à la p. 208;  O'Malley, supra note 9 aux pp. 558-59.

    [11]Ibid.

    [12]Supra note 9 à la p. 558.

    [13][1992] 1 C.F. 472 (C.A.) à la p. 481.

    [14]Pierre Bosset, La discrimination indirecte dans le domaine de l'emploi - Aspects juridiques, Cowansville, Yvon Blais, 1989 à la p. 59.

    [15](1996) 130 D.L.R. (4e) 602 (C.A. Sask.).

    [16]R.S.S. 1978, c. T-9.

    [17]Supra note 16 à la p. 606.

    [18]Supra note 6.

    [19]C.R.C. 1978, c. 1576.

    [20](1991), 126 N.R. 345 (C.F.A.).

    [21]Supra note 6 à la p. 311.

    [22]Supra note 3.  La décision du juge Hugessen portant sur la question de la discrimination fondée sur le sexe n'a pas été infirmée par la Cour suprême.

    [23]L.R.C. 1985 (5e supp.), c. 1.

    [24]Le temps consacré à la prise des congés sans solde pour soins et éducation des enfants, pour réinstallation du conjoint et pour obligations personnelles n'est pas reconnu pour le calcul du taux d'accumulation des congés annuels et de la durée de service continu requise à l'augmentation d'échelon de rémunération.

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