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     T-1724-94

     ACTION IN REM CONTRE

     LES NAVIRES " ARCTIC TAGLU " ET " LINK 100 "

     ET IN PERSONAM

ENTRE :

     BIRGIT KAJAT,

         demanderesse,

     - et -

     LE NAVIRE " ARCTIC TAGLU ", LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES

LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE " ARCTIC TAGLU ",

     LE NAVIRE " LINK 100 ", LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES

     LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE " LINK 100 ",

     SEA-LINK MARINE SERVICES LTD.,

     MALCOLM BRUCE BROPHY,

     GARY McKRAE et

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

     représentée par le MINISTRE DES TRANSPORTS,

     défendeurs.

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE REED

     Le 21 juillet 1993, vers 2 h 43, le bateau de pêche Bona Vista a fait un abordage avec une combinaison de remorqueur et chaland, l'Arctic Taglu/Link 100. Le remorqueur Arctic Taglu poussait le chaland Link 100. Le mari de la demanderesse, Henryk Kajat, et cinq autres personnes, dont le fils de six ans du couple, étaient à bord du Bona Vista et ils ont tous péri.

     L'abordage est survenu près de l'entrée est d'Active Pas dans le détroit de Georgia. Le Bona Vista revenait au port de Vancouver. M. Kajat avait amené en voyage quatre visiteurs de l'Allemagne, sa soeur et son mari et leurs deux enfants adolescents, ainsi que son propre fils, pour leur faire visiter la côte ouest de l'île de Vancouver. Le bateau a quitté Vancouver le 14 juillet 1993 en soirée. Le soir du 19 juillet 1993, M. Kajat a téléphoné d'Ucluelet à sa femme pour lui annoncer qu'ils avaient terminé leur voyage et que, si le temps était clément, elle devrait s'attendre à les voir revenir à la maison le lendemain soir.

     L'Arctic Taglu/Link 100 naviguait entre le port de Vancouver et Schwartz Bay, sur l'île de Vancouver. Il transportait des remorques à l'île de Vancouver cinq jours par semaine. Normalement, il quittait le port de Vancouver vers 23 h, du lundi au vendredi, arrivant à Schwartz Bay de quatre heures et demie à cinq heures plus tard. Il déchargeait alors sa cargaison, rechargeait, puis revenait au port de Vancouver. C'est au cours de l'un de ces voyages qu'il y a eu abordage entre l'Arctic Taglu/Link 100 et le Bona Vista. L'abordage est survenu lorsque les deux navires s'approchant l'un de l'autre sur des routes à peu près opposées, le Bona Vista a abattu brusquement sur bâbord en travers la proue du Link 100. Le Bona Vista était coincé en son milieu sur tribord par la proue du Link 100 et a glissé sous le chaland. Une question cruciale se pose pour la réclamation de la demanderesse : pourquoi le Bona Vista a-t-il fait ce changement brusque de cap directement dans la route de l'Arctic Taglu?

Causes de l'accident - Responsabilité

     Les combinaisons de remorqueurs poussant des chalands sont rares sur la côte ouest de la Colombie-Britannique. L'Arctic Taglu/Link 100 est la seule combinaison du genre à naviguer dans la région. Les feux qu'il utilisait créaient de la confusion chez les marins qui ne les avaient jamais vus auparavant. En conséquence, ses propriétaires et exploitants ont pris l'habitude d'utiliser un projecteur, installé sur le remorqueur, pour éclairer l'avant sur toute la longueur du chaland lorsque les navires qui venaient dans sa direction semblaient incertains de ce qui se trouvait devant eux. Si la combinaison de remorqueur et chaland avait été illuminée comme unité composite, les marins auraient immédiatement su qu'il s'agissait d'un navire unique de grande dimension.

     Les projecteurs sont souvent utilisés pour appeler l'attention d'un autre navire sur l'imminence d'un danger. La conclusion est inévitable : l'abordage entre l'Arctic Taglu/Link 100 et le Bona Vista est survenu par suite de l'utilisation du projecteur par l'opérateur de l'Arctic Taglu/Link 100 d'une façon qui signalait la présence d'un danger à l'avant du Bona Vista. Il a abattu brusquement sur bâbord pour tenter d'éviter ce danger.

1.      Description des navires - Approbation des feux de l'Arctic Taglu/Link 100

     Le Bona Vista avait une jauge brute d'environ 14 tonnes et mesurait 12,5 mètres de long. L'Arctic Taglu/Link 100 avait une jauge brute combinée d'environ 2 634 tonnes (394,49 et 2 240 respectivement). Le remorqueur et le chaland avaient une longueur combinée d'environ 142 mètres (31,12 mètres et 111,25 mètres respectivement). À l'origine, l'Arctic Taglu était un brise-glace. Le Link 100 était un chaland nu, immatriculé à l'origine aux États-Unis; il s'appelait Los Plumas. Les deux navires ont été modifiés de manière à pouvoir naviguer ensemble comme combinaison de remorqueur poussant un chaland. On avait pratiqué une encoche dans la poupe du chaland de façon que la proue de l'Arctic Taglu pût y être fixée. Le chaland était muni de béliers hydrauliques, également appelés amortisseurs, qui étaient reliés au remorqueur par application de pression contre les assises de friction installées sur le remorqueur. (Ce n'est pas là une description exhaustive des modifications.)

     Sea-Link Marine Services Ltd., propriétaire de l'Arctic Taglu/Link 100, avait initialement prévu utiliser ce que l'on a appelé dans la preuve un " système d'intercommunication " pour relier les deux navires. M. Peter Brown est le président de Sea-Link Marine Services Ltd. Le 26 avril 1988, il a écrit à M. Burnside, le directeur régional, Direction de la sécurité des navires, à Transports Canada, pour obtenir un avis sur la question de savoir si le remorqueur et le chaland équipés d'un tel système seraient considérés comme une unité composite aux fins du Règlement sur les abordages1. (À l'époque, la Garde côtière faisait partie de Transports Canada.) Si la combinaison était classée comme une unité composite, il était possible qu'il fallût ajouter un membre supplémentaire à l'équipage du navire. La lettre de M. Brown indique que, étant donné que le remorqueur pouvait être utilisé pour remorquer ou pour pousser le chaland, il ne constituait donc pas avec le chaland une unité composite. M. Burnside a répondu à la lettre en marquant son désaccord, mais a dit qu'il transmettait à Ottawa les documents qui avaient été annexés à la lettre de M. Brown pour obtenir une décision. Les documents annexés comprenaient une brochure publicitaire sur les systèmes d'intercommunication, les documents préparés par les architectes navals, Cleaver & Walkingshaw Ltd., concernant les modifications que l'on prévoyait apporter au remorqueur et au chaland, et les lignes directrices publiées par la Garde côtière américaine concernant ce qui était considéré aux États-Unis comme une combinaison intégrée de remorqueur et chaland.

     L'avis de M. Burnside que le remorqueur et le chaland constitueraient une unité composite était partagé par les fonctionnaires à Ottawa. Une note interne du 31 mai 1988, rédigée par M. Stewart, Opérations des navires, à la Garde côtière canadienne, à Ottawa, destinée à un certain M. Flood, également du bureau d'Ottawa, constate cette décision. Elle déclare que le remorqueur et le chaland devraient être équipés de feux qui leur permettraient d'être éclairés comme une unité composite lorsque le remorqueur pousse vers l'avant et pour être éclairés comme un remorqueur traditionnel tirant un chaland lorsqu'ils sont utilisés de cette manière. La preuve ne dit pas clairement quand cet avis a été communiqué à M. Brown.

     De toute façon, le 13 juin 1988, M. Brown a écrit à un autre membre de la Garde côtière, un certain capitaine Keeper, à Vancouver. Il demandait l'approbation des feux qu'il proposait pour l'Arctic Taglu/Link 100. La lettre précisait que l'Arctic Taglu et le Link 100 ne seraient pas reliés par un raccordement rigide de façon à former une unité composite et que l'on prévoyait que le chaland serait équipé de deux systèmes de feux : le premier servirait dans les eaux internationales (pour se conformer aux règles internationales), et l'autre serait utilisé dans les eaux canadiennes (pour se conformer aux modifications canadiennes). Les règles internationales, avec les modifications canadiennes, font partie du Règlement sur les abordages.

     M. Brown n'a pas envoyé au capitaine Keeper de plans ou de documents décrivant le mécanisme d'amortisseur qu'il prévoyait utiliser pour relier le remorqueur au chaland. Le mécanisme était différent à certains égards de celui sur lequel s'appuyaient les avis de MM. Burnside et Stewart. À l'époque, le capitaine Keeper n'était pas au courant des communications antérieures avec M. Burnside. Le 20 juin 1988, le capitaine Keeper a approuvé les feux de l'Arctic Taglu/Link 100 en se fondant sur l'assertion de M. Brown pour qui le remorqueur et le chaland ne constituaient pas une unité composite. Le capitaine Keeper a écrit à M. Brown une lettre datée du 20 juin 1988, l'informant que le système de feux que proposait M. Brown ne causait pas de problème. Il lui précisait cependant sous forme d'instruction que le chaland ne devait être éclairé que conformément aux règles internationales plutôt que conformément aux modifications canadiennes. Cette instruction semble avoir résulté d'une conversation que le capitaine Keeper avait eue avec M. Wade, du bureau d'Ottawa.

     Une fois les feux approuvés par le capitaine Keeper, M. Wade a envoyé le 28 juin 1988 une note de service au capitaine Keeper lui rappelant sa directive antérieure selon laquelle les feux du Link 100 devraient êtres conformes uniquement aux règles internationales et non aux modifications canadiennes. À sa note de service, il a joint copie de la note de service du 31 mai 1988 que M. Stewart avait envoyée à M. Flood et indiqué au capitaine Keeper que, d'après les diagrammes qu'ils avaient vus auparavant, ils avaient estimé que, lorsque le remorqueur poussait le chaland vers l'avant, ils constituaient tous deux une unité composite et devaient donc être éclairés comme tel. La note de service poursuivait :

         [TRADUCTION] En me fondant sur votre inspection du remorqueur et du chaland, il semble qu'il ne s'agisse pas d'une unité composite, ce qui me porte à me demander si nous parlons tous les deux de la même combinaison. Prière de confirmer.                 
         Si votre combinaison de remorqueur et chaland n'est pas une unité composite et représente une combinaison traditionnelle de remorqueur poussant un chaland, le remorqueur devrait être équipé de feux conformément à la règle 24c) et le chaland serait muni de feux de côté conformément à la règle 24 f)(i). ...                 

     (Non souligné dans l'original.)

     En fait, le capitaine Keeper n'avait pas inspecté le remorqueur et le chaland. Il n'avait pas vu de diagrammes du bélier hydraulique de raccordement qui était proposé pour l'Arctic Taglu/Link 100. On avait soumis à son approbation les plans d'éclairage intitulés [TRADUCTION] " Combinaison intégrée de remorqueur et chaland ". Une combinaison traditionnelle de remorqueur poussant un chaland place le remorqueur et le chaland côte à côte, attachés ensemble, les hélices de poupe du remorqueur faisant légèrement saillie par rapport à la poupe du chaland. Dans cet assemblage, le remorqueur " pousse " le chaland. L'Arctic Taglu/Link 100 n'était pas assemblé de cette façon. Un système d'aussières (des orins) permettait effectivement de raccorder l'Arctic Taglu au Link 100.

     Le 11 juillet 1988, le capitaine Keeper a répondu à la note de service de M. Wade datée du 28 juin 1988. Il l'a informé que le propriétaire de l'Arctic Taglu/Link 100 avait décidé de ne pas procéder à l'installation du système d'intercommunication, mais d'incorporer plutôt un [TRADUCTION] " système traditionnel d'ancrage " entre le remorqueur et le chaland. Il a ajouté qu'une caractéristique unique du système était que le remorqueur se trouvait être emboîté dans une encoche du chaland et que des béliers hydrauliques devaient être installés pour permettre de compenser l'interaction du remorqueur et du chaland dans des mers agitées. Il a indiqué que les béliers n'étaient pas mécaniquement reliés au remorqueur et que le chaland [TRADUCTION] " n'était pas du tout relié rigidement " au remorqueur par des moyens mécaniques, autres que des orins traditionnels. Le capitaine Keeper se fondait sur les renseignements que lui avait fournis M. Brown. Il n'avait jamais vu les béliers en fonctionnement. Ils n'étaient pas installés à cette époque. Il n'avait pas vu les plans ni d'autres renseignements concernant leur fonctionnement. Il n'avait pas tenté de comparer le système qui devait être installé avec celui qui avait été envisagé auparavant par MM. Burnside et Stewart et qui, d'après eux, relierait le remorqueur au chaland pour constituer une unité composite. Il savait qu'un système d'aussières ou d'orins faisait partie du système.

     Le 11 août 1988, le capitaine Keeper a inspecté l'Arctic Taglu/Link 100, mais non pour déterminer si l'unité constituait une unité composite aux fins de l'éclairage maritime. À cette époque-là, les feux avaient été approuvés et installés. Ses supérieurs lui avaient demandé d'inspecter la visibilité à partir de la timonerie et les opérations de remorquage d'urgence, de lutte contre les incendies et des bateaux de sauvetage. À l'instance, il a déclaré qu'il avait alors examiné les amortisseurs pour voir s'ils fonctionnaient, comme il s'y attendait, mais qu'il ne s'attendait pas à ce qu'il y eût un mouvement entre le remorqueur et le chaland parce que la mer était calme. Je refuse de croire à la conclusion qu'il nous amènerait à tirer, c'est-à-dire qu'à ce moment-là il s'était occupé de déterminer si la combinaison de remorqueur et chaland constituait ou non une unité composite pour les fins de l'éclairage. L'Arctic Taglu a été inspecté annuellement par la Garde côtière et des certificats d'inspection de sécurité ont été délivrés.

2.      Unité composite

         Le système installé sur l'Arctic Taglu/Link 100 était différent à certains égards du système d'intercommunication décrit dans les documents envoyés à l'origine à M. Burnside. M. Brown avait fait fabriquer un système sur mesure pour l'Arctic Taglu/Link 100 pour les raisons suivantes : le système d'intercommunication était plus cher que celui qu'on avait choisi, il n'allait pas être prêt pour la date prévue d'entrée en service de l'Arctic Taglu/Link 100, et les eaux que traverserait l'Arctic Taglu/Link 100 n'étaient pas si hautes au point d'exiger tous les éléments du système d'intercommunication.

     Le capitaine Batchelor a témoigné que, comme marin, le facteur critique lorsqu'on doit décider si un remorqueur et un chaland constituent une unité composite est la possibilité de les unir de façon à éviter tout mouvement latéral indépendant qui pourrait amener les feux de navigation à se désaligner sur la longueur de la combinaison de remorqueur et chaland. À son avis, une légère déflexion horizontale n'est pas significative, car elle imiterait la flexion longitudinale d'un navire. Au sens du Règlement sur les abordages2, une " unité composite " désigne :

         une unité à liaison rigide composée d'un pousseur et d'un navire qu'il pousse, conçu comme une combinaison fixe et intégrée de remorqueur et chaland.                 

     (Non souligné dans l'original.)

     Dans le système fait sur mesure, qui a finalement été installé sur l'Arctic Taglu/Link 100, les béliers hydrauliques ne sont pas fixés au remorqueur de la façon qui avait été décrite dans la brochure publicitaire sur les systèmes d'intercommunication et dans les autres documents annexés à la lettre du 26 avril 1988 envoyée à M. Burnside, et que M. Stewart et lui avaient examinés. Des garnitures de frottement en caoutchouc durci sont montées sur le remorqueur et les béliers sont fixés à celles-ci. Cependant, dans les deux systèmes, les béliers ne sont pas conçus pour frotter contre le remorqueur lorsque le chaland est poussé. Dans le système fait sur mesure, les béliers hydrauliques sur le chaland sont fixés au remorqueur par l'application latérale de 20 tonnes de pression de chaque côté. En temps normal, il n'y a pas de mouvement de frottement des béliers contre le remorqueur. S'il semble que cela pourrait se produire vraisemblablement (ce que signale le bruit aigu que provoqueront les béliers), les opérateurs ont reçu l'ordre de réduire la vitesse ou d'éviter les grosses vagues, ce qui minimise ou élimine la possibilité qu'un mouvement se produise. Le mouvement entre eux peut endommager le système et se révéler coûteux. Il est clair que les deux navires sont reliés rigidement lorsque le système fait sur mesure est utilisé.

     Dans le système d'intercommunication de même que dans le système fait sur mesure, les béliers sont pourvus d'un mécanisme interne qui permet aux deux navires reliés de pivoter sur l'axe des béliers et d'assurer un tangage indépendant. Dans les deux systèmes, le remorqueur peut soit pousser, soit tirer le chaland, et ce que l'on peut décrire comme un mouvement latéral des navires est limité de façon à faire correspondre les mouvements du remorqueur à ceux du chaland.

     Le rapport du capitaine Batchelor décrit comme suit le mécanisme utilisé pour relier l'Arctic Taglu/Link 100 lorsque le premier pousse le deuxième :

         [TRADUCTION] Le raccordement entre le remorqueur et le chaland se fait au moyen d'une grande encoche en forme de " V " qui se termine à plat pratiquée dans la poupe du chaland et dans laquelle s'emboîte la proue du remorqueur. Lorsque la proue du remorqueur s'emboîte dans l'encoche, deux amortisseurs (béliers hydrauliques) montés sur la poupe du chaland retiennent chaque côté de la proue du remorqueur au moyen d'une force de 3 000 hb appliquée dans chaque direction. En outre, plusieurs orins vont du treuil de remorquage situé sur le pont du remorqueur en passant par un dispositif de réas à la poupe du remorqueur, puis vers l'avant aux points de fixation sur la poupe du chaland, comme le montre le croquis 817-1 " Dispositif général ". De cette façon, les deux navires sont solidement reliés et ne sont soumis qu'à un faible mouvement longitudinal entre les deux navires.                 
         La combinaison de la construction de l'encoche, de l'action des amortisseurs et des fils d'acier utilisés pour attacher l'" ARCTIC TAGLU " au " LINK 100 " empêche tout mouvement horizontal entre les deux navires. Si le mouvement longitudinal s'amplifie trop en raison de l'état de la mer, alors le poussage cesse et l'" ARCTIC TAGLU " remorque le " LINK 100 " de la façon traditionnelle.                 

     Il est clair que, lorsque le remorqueur poussait le chaland, tous deux formaient une unité composite. Le remorqueur et le chaland étaient rigidement reliés et avaient été conçus comme une combinaison fixe et intégrée.

3.      La preuve d'expert

         La preuve d'expert concernant les feux des navires, la navigation et autres questions connexes a été présentée. Le capitaine Wilson a témoigné comme expert à la demande des défendeurs. Son comportement à la barre a montré qu'il n'était pas un témoin objectif et crédible. Beaucoup de ses réponses au contre-interrogatoire étaient vagues. Il agissait manifestement comme un partisan et ses réponses reflétaient ce manque d'objectivité. Son témoignage n'est pas fiable. D'un autre côté, le capitaine Batchelor a répondu aux questions de façon transparente, réfléchie et raisonnablement objective. Il a témoigné d'une manière convaincante, entre autres, sur la confusion que créaient les feux, sur le fait que les projecteurs pouvaient être utilisés de façon à nuire à la vision nocturne et sur la conduite que doit adopter un marin prudent pendant la navigation. Son témoignage est préférable à celui du capitaine Wilson.

4.      Système de feux approuvé

         Je passe maintenant au système de feux qui a été approuvé pour l'Arctic Taglu/Link 100 et au Règlement sur les abordages pertinent. Répétons-le, si une combinaison de remorqueur poussant un chaland est jugée constituer une unité composite, elle doit être éclairée comme il convient de le faire pour un navire unique. C'est ce que prévoit la règle 24b) du Règlement sur les abordages3. Si le remorqueur et le chaland ne sont pas classés comme une unité composite, alors le remorqueur doit montrer des feux conformément à la règle 24c) :

         c) Un navire à propulsion mécanique en train de pousser en avant ou de remorquer à couple doit, sauf s'il s'agit d'une unité composite, montrer :                 
             (i) au lieu du feu prescrit par la règle 23a)(i) ou par la règle 23a)(ii), deux feux de tête de mât superposés;                 
             (ii) des feux de côté;                 
             (iii) un feu de poupe.                 

     (Non souligné dans l'original.)

Selon les règles internationales, le chaland qui est poussé en avant doit montrer des feux conformément à la règle 24f)(i) :

    

         24f)      ...

             (i) un navire poussé en avant, ne faisant pas partie d'une unité composite, doit montrer à son extrémité avant des feux de côté;                 

     ...

     (Non souligné dans l'original.)

Les modifications canadiennes à la règle 24 commencent à l'alinéa j) :

         Remorquage et poussage - Modifications canadiennes                 
         24j) Nonobstant les alinéas e) et h), [les alinéas e) et h) portent sur les navires ou les objets remorqués] dans les eaux ou les zones de pêche canadiennes, lorsqu'il est impossible pour un chaland se faisant tirer de se conformer à l'alinéa e), le chaland doit allumer les lumières prescrites aux alinéas k) à m).                 
         k) Sous réserve des alinéas l) à n), un chaland doit être doté à chaque extrémité d'un feu blanc visible sur tout l'horizon.                 
         l) Il est permis, lorsque deux chalands ou plus sont groupés, de les éclairer comme un chaland unique.                 
         m) Sous réserve de l'alinéa n), lorsque deux chalands ou plus sont groupés, que la longueur totale du groupe dépasse 100 mètres et que le groupe est éclairé comme un chaland unique, le groupe doit être doté, en plus des feux prescrits à l'alinéa k), d'un feu blanc visible sur tout l'horizon, placé aussi près que possible du centre du groupe.                 
         n) Un chaland poussé en avant doit être doté, au lieu des feux blancs visibles sur tout l'horizon visés aux alinéas k) et m), de feux blancs projetant une lumière ininterrompue sur tout le parcours d'un arc d'horizon de 225 degrés et disposés de manière à projeter cette lumière depuis l'avant jusqu'à 22,5 degrés sur l'arrière du travers de chaque bord.                 

     (Non souligné dans l'original.)

Le paragraphe 3(3) du Règlement sur les abordages prévoit :

         3. (3) La partie des règles intitulée " modification(s) canadienne(s) " l'emporte sur les dispositions incompatibles de toute autre partie des règles.                 

     Dans sa lettre du 13 juin 1988 au capitaine Keeper, M. Brown a indiqué que son intention était d'éclairer le remorqueur conformément à la règle 24c) et d'éclairer le chaland conformément aux règles 24f) et 24n). Il avait l'intention d'utiliser les deux systèmes de feux du chaland indépendamment l'un de l'autre de façon que, lorsqu'il se trouvait en eaux internationales, les feux fussent conformes à la norme internationale (règle 24f)), et, lorsqu'il se trouvait en eaux canadiennes, les feux fussent conformes à la modification canadienne (règle 24n)). Rappelons que M. Brown avait reçu instruction de ne pas utiliser deux systèmes pour éclairer le chaland, l'un pour les eaux internationales et l'autre pour les eaux canadiennes, mais de se conformer uniquement aux exigences internationales. Selon M. Wade, les modifications canadiennes ne s'appliquaient que lorsqu'il était impossible de se conformer aux règles internationales.

     Les dispositions pertinentes du Règlement sur les abordages ne constituent pas un modèle de clarté. L'interprétation de M. Wade était fondée sur la règle 24j). Cependant, cette règle ne s'applique qu'aux chalands qui sont remorqués, et non aux chalands ou aux navires qui sont poussés. Je reconnais le bien-fondé de faire éclairer les navires conformément aux règles internationales, dans la plus grande mesure possible, parce que les eaux canadiennes sont fréquentées par des navires venant de nombreux pays. Toutefois, l'affirmation de M. Wade selon laquelle l'intention était de déroger aux règles internationales tant pour les chalands remorqués que pour les chalands poussés vers l'avant, seulement lorsqu'il est impossible de se conformer aux règles internationales, ne ressort pas du libellé de ces règles. Son opinion voulant que les règles internationales l'emportent sur les règles canadiennes n'est pas conforme au texte du Règlement. La proposition initiale de M. Brown semblerait être la bonne interprétation. M. Brown s'est conformé aux instructions de la Garde côtière et a éclairé le chaland conformément à la règle 24f)(i).

     Le témoignage du capitaine Batchelor, que je trouve fiable, était que, si l'Arctic Taglu/Link 100 avait été éclairé conformément aux modifications canadiennes, un marin aurait eu une meilleure idée de la route et de l'aspect de l'Arctic Taglu/Link 100. Un feu blanc additionnel aurait été installé sur le chaland. Il est clair, quoi qu'il en soit, que la confusion, qui résultait du système de feux qui a été approuvé, aurait été évitée si l'Arctic Taglu/Link 100 avait été éclairé comme une unité composite.

5.      Utilisation du projecteur

         Les feux de l'Arctic Taglu/Link 100 créaient de la confusion pour les marins qui n'avaient jamais rencontré ce navire la nuit. Le propriétaire et les opérateurs de l'Arctic Taglu/Link 100, presque immédiatement à compter du début de son exploitation, ont pris l'habitude de diriger le projecteur en gros plan sur l'Arctic Taglu/Link 100 dans un mouvement de haut en bas et de bas en haut sur toute la longueur de l'Arctic Taglu/Link 100 lorsque les marins semblaient être confus. Cela se produisait beaucoup plus souvent en été lorsqu'il y avait plus de bateaux de pêche et d'embarcations de plaisance qui voyageaient la nuit qu'à d'autres moments de l'année. Un navire manifestait sa confusion par son comportement désordonné, par exemple en se dirigeant à un moment tout droit vers l'Arctic Taglu/Link 100, puis à un autre en s'en éloignant. Le capitaine Batchelor a témoigné, en se fondant sur ses observations du 17 octobre 1996, que s'il s'était trouvé pour la première fois en présence des feux de l'Arctic Taglu/Link 100, il aurait été confondu et n'aurait pas pu dire quel(s) navire(s)s s'approchai(en)t et dans quelle direction il(s) naviguai(en)t. Les feux de côté du chaland étaient installés sur des poteaux fixés au pont du chaland. Le capitaine Batchelor a déclaré qu'au début on verrait les feux de tête de mât, qui signalent la présence d'un remorqueur avec une remorque (deux feux de tête de mât superposés, sans feu de tête de mât à l'avant). Lorsque les feux de côté deviennent visibles, de loin, cela peut être pris pour plusieurs choses, probablement pour un remorqueur remorquant un chaland qui ne le suit pas en ligne droite, comme cela arrive souvent. Un troisième feu de côté apparaîtrait par la suite, selon l'angle auquel les deux navires s'approchaient l'un de l'autre. Deux feux de côté rouges et un feu de côté vert ou deux feux de côté verts et un feu de côté rouge seraient visibles en même temps. M. Kaverek a témoigné qu'il trouvait que les feux créaient de la confusion ayant initialement pris les deux séries de feux de côté comme étant ceux de deux navires, alors que son radar ne lui indiquait la présence que d'un seul. Sa confusion s'est amplifiée lorsqu'il a vu ensuite deux feux rouges par bâbord et un feu vert.

     En ce qui concerne l'utilisation du projecteur sur l'Arctic Taglu, les opérateurs avaient reçu instruction de le braquer vers l'avant le long de l'axe longitudinal du chaland. La nuit en question, le feu se déplaçait de haut en bas et de bas en haut sur la longueur des remorques qui étaient transportées par bâbord le navire, et non le long de l'axe longitudinal. Le feu était actionné à la main de l'intérieur de la timonerie de l'Arctic Taglu. La hauteur du faisceau et la direction de sa projection étaient contrôlées manuellement en tirant sur la manette appropriée et en la tournant.

     Comme le montre le témoignage du capitaine Batchelor, le projecteur pouvait facilement être orienté de façon à aveugler l'opérateur du navire qui s'approchait. Plus important encore, cependant, l'opérateur de ce navire pouvait interpréter le déplacement du projecteur comme une indication qu'il y avait quelque chose dans l'eau à l'avant qu'il ne pouvait voir et qui constituait un danger pour son navire. La règle 36 du Règlement sur les abordages prévoit que s'il est nécessaire d'attirer l'attention d'un autre navire, un navire peut " orienter le faisceau de son projecteur en direction du danger qui menace un navire de façon telle que ce faisceau ne puisse gêner d'autres navires "4. MM. Parkin et Kaverek ont interprété l'usage du projecteur par l'Arctic Taglu/Link 100 comme le signal d'un danger lorsqu'ils l'ont rencontré. M. Kaverek a témoigné que des projecteurs étaient souvent utilisés par des remorqueurs, par exemple par ceux qui remorquaient une estacade flottante, pour éclairer les billots de bois derrière eux par courtoisie pour les navires venant en leur direction parce que les billots de bois ne pouvaient être détectés au radar et constituaient un danger pour ces navires. M. Parkin a témoigné qu'il ne savait pas ce que faisait l'opérateur de l'Arctic Taglu/Link 100 lorsqu'il a orienté le faisceau de son projecteur vers l'avant le long du côté de l'Arctic Taglu/Link 100. Il pensait que l'opérateur essayait de lui montrer quelque chose dans le sillage, comme un câble de remorquage qu'il ne pouvait voir. MM. Parkin et Kaverek ont tous deux interprété l'usage du projecteur par l'Arctic Taglu/Link 100 comme signalant la présence d'un danger par bâbord de ce navire. Ils ont tous deux décidé de virer brusquement vers bâbord, pleine puissance vers l'avant, en travers de la proue de l'Arctic Taglu/Link 100 pour éviter le danger qui, croyaient-ils, se trouvait à l'avant. Ce témoignage ne constitue pas une preuve directe de ce qui s'est produit dans le cas du Bona Vista. Il s'agit, cependant, d'un élément de preuve qui établit que des marins d'expérience pouvaient interpréter l'utilisation du projecteur par l'Arctic Taglu/Link 100 comme signalant la présence d'un danger par bâbord avant de ce navire. Le témoignage établit également que, dans certaines circonstances, les marins d'expérience pourraient prendre ce qui semblerait par ailleurs une décision irrationnelle et abattre brusquement sur bâbord en travers la proue de l'Arctic Taglu/Link 100 pour éviter le danger qui, croyaient-ils, se trouvait à l'avant. Le témoignage concernant ce qui est arrivé dans le cas du Bona Vista a été rendu par M. McKrae.

6.      Le témoignage de M. McKrae

         M. McKrae, le capitaine en second de l'Arctic Taglu/Link 100, est le seul témoin encore vivant de l'accident. Il était la seule personne qui se trouvait dans la timonerie de l'Arctic Taglu/Link 100 au moment de l'accident. J'ai trouvé que le témoignage qu'il a rendu au procès et à l'interrogatoire préalable était, à certains égards, peu fiable. Je ne pense pas qu'il disait la vérité lorsqu'il a déclaré qu'il n'a pas parlé de l'accident avec M. Brown peu de temps après sa survenance. Je n'ajoute pas foi à son témoignage concernant la distance qui le séparait du Bona Vista à l'avant de l'Arctic Taglu/Link 100 (un mille) lorsqu'il a braqué le projecteur. Je ne crois pas son estimation de la distance séparant les deux navires et à laquelle ils se seraient croisés si le Bona Vista n'avait pas abattu brusquement sur bâbord (600 pieds). Son témoignage concernant les distances, dans toutes les circonstances de l'accident, n'est pas crédible. Sa description de l'accident peu de temps après sa survenance, telle qu'elle a été rapportée par M. Brown, est acceptée comme plus exacte. Le fait que les notes originales du carnet de bord de l'Arctic Taglu pour la nuit de l'accident ont disparu est, lui aussi, significatif.

     Selon le témoignage de M. Brown, M. McKrae lui a signalé qu'il avait fait deux changements de cap relativement peu importants sur tribord, équivalant au total à une dizaine de degrés, juste avant l'accident. En réponse à ces changements de route, le bateau de pêche, le Bona Vista, a continué de s'avancer. À l'interrogatoire préalable, M. Brown a déclaré :

         [TRADUCTION] ... Il a semblé à M. McKrae que le bateau de pêche allait passer en toute sécurité par bâbord. Lorsque le bateau de pêche se trouvait - ou juste - avant que le bateau de pêche ne se trouve immédiatement à l'avant et par bâbord le " LINK 100 ". Il a orienté son projecteur en direction du chaland pour montrer le chaland et sa cargaison, ce qui permet aux autres navires de voir ce qui se trouve là et ce qui s'approche, et c'est là une pratique qui a été suivie depuis que nous avons commencé notre exploitation, et qui aide à éclairer le navire. C'est ce qu'il a fait. Et immédiatement après, le " BONA VISTA ", qui se trouvait alors tout juste à côté de notre proue par bâbord, a viré en travers la proue du " LINK 100 ", et il y a eu abordage.                 
         Q. M. McKrae vous a-t-il dit à quelle distance ils se trouveraient au moment du croisement?                 
         R. Il a estimé probablement à une centaine de pieds ou plus, si je me rappelle bien5.                 

     ...

         Q. L'avez-vous interrogé à propos des changements de sa vitesse?                 
         R. Je lui ai demandé s'il avait ralenti, et il a dit non. Il n'a ralenti que lorsque le " BONA VISTA " a effectué la manoeuvre qui l'a amené directement devant le chaland.                 
         Q. Lui avez-vous demandé combien de temps il s'était écoulé entre le moment où il a déplacé son projecteur le long du chaland et le changement de cap du " BONA VISTA "?                 
         R. Non, pas précisément, mais je suppose qu'ils se trouvaient tout près l'un de l'autre.                 
         Q. Qu'est-ce qui vous a donné cette idée?                 
         R. Le fait qu'il m'a dit qu'il avait tourné le projecteur et l'avait orienté en direction du chaland, et c'était tout juste après que le " BONA VISTA " avait changé de cap et s'est retrouvé devant le chaland6.                 

La conclusion est inévitable : c'est l'utilisation du projecteur, lorsque le Bona Vista s'approchait et se trouvait tout près de l'Arctic Taglu/Link 100, qui a amené le Bona Vista à abattre brusquement sur bâbord et à tenter de traverser, à pleine puissance, devant la proue de l'Arctic Taglu/Link 100.

7.      Autres circonstances

         J'en arrive maintenant à certaines des autres circonstances de l'accident. Le Bona Vista n'était pas lui-même suffisamment bien éclairé au moment de l'abordage. L'opérateur du " Tyee No 1 ", un bateau de pêche qui avait dépassé le Bona Vista à son entrée à Active Pass et qui l'avait précédé à travers Active Pass, a signalé aux Services de trafic maritime qu'un bateau de pêche traversait la passe sans être équipé de feux de navigation appropriés. Il naviguait avec des feux de proue (dockage) et un feu de tête de mât. Ce renseignement a été transmis à l'Arctic Taglu. M. McKrae a témoigné que, quant à lui, ces feux irréguliers ne le dérangeaient aucunement. Il a indiqué que les bateaux de pêche naviguaient tout le temps ainsi éclairés. Cet éclairage n'avait créé chez lui aucune confusion et ne l'avait jamais trompé; il avait été en mesure de déterminer la route et la vitesse du Bona Vista sans exiger la présence à ses côtés d'une deuxième personne dans la timonerie.

     Lorsqu'il y a brouillard ou brume, des feux blancs sur la proue d'un navire peuvent nuire à la vision de l'opérateur du navire en raison de la " rétrodiffusion ". Le soir en question, même si dans la région générale la météo prévoyait des averses isolées, les conditions dans la région de l'abordage étaient bonnes, la mer étant calme et la visibilité, claire. Je ne peux conclure que l'utilisation des feux de proue a joué un rôle dans l'abordage.

     En raison de sa petite taille, le Bona Vista n'était pas tenu de participer au système des Services de trafic maritime (STM). Il y avait deux radios à bord du Bona Vista. Il semble probable que l'une syntonisait le canal 16, le canal d'urgence de la Garde côtière. Un marin prudent, même celui qui ne participe pas au système des STM, syntoniserait le canal des STM lorsqu'il traverserait Active Pass, même si, selon le capitaine Batchelor, beaucoup d'entre eux ne le font pas. On ne sait pas si M. Kajat syntonisait le canal des STM. Cependant, selon le témoignage de M. McKrae, la route du Bona Vista était normale. Elle n'était pas désordonnée. Cela ne l'a pas inquiété et il a estimé que les deux navires allaient se croiser en toute sécurité.

     M. McKrae a témoigné qu'il n'a pas tenté de communiquer avec le Bona Vista par radio parce que, d'après son expérience, il était presque impossible de communiquer avec les bateaux de pêche qui ne participaient pas aux STM, à moins de connaître le nom du navire. Je ne peux conclure que son omission de tenter de communiquer avec l'opérateur du Bona Vista par la radio constituait une négligence.

     M. Kajat était un navigateur expérimenté et très bien formé. Selon le témoignage de M. Zemojtal, il était diligent et prudent. La nuit en question, le Bona Vista était équipé d'un radar qui était en usage.

     M. Kajat était la seule personne à bord du Bona Vista possédant une expérience de la navigation. Il prendrait au Bona Vista dix-huit heures environ pour naviguer d'Ucluelet au lieu où s'est produit l'abordage. Je rejette l'hypothèse de l'avocat des défendeurs selon laquelle M. Kajat ne se trouvait pas dans la timonerie au moment de l'accident, mais qu'il était allé dormir dans le gaillard d'avant. Cette hypothèse est fondée sur le fait que, lorsque les corps ont été retirés du navire, tous sauf celui du garçonnet de six ans s'y trouvaient et la porte était solidement fermée. Selon les témoignages, M. Kajat avait l'habitude de toujours dormir sur une couchette derrière le gouvernail dans la timonerie, même lorsque le navire était gouverné par d'autres personnes. La preuve montre qu'il n'y avait de l'espace que pour trois personnes, peut-être quatre, si deux d'entre elles étaient minces, pour dormir dans le gaillard d'avant et que M. Kajat avait pris l'habitude de laisser la porte qui y menait ouverte (y compris la hune) lorsque des gens étaient couchés en-dessous, pour permettre la ventilation. L'emplacement des corps après l'abordage, lorsque le navire avait été roulé sous la proue du Link 100 pour se retrouver sens dessus dessous par tribord ce navire, ne constitue pas une preuve fiable de l'endroit où ces différentes personnes se trouvaient immédiatement avant l'accident.

     M. Kajat n'était pas homme à quitter la timonerie. Il n'était pas le genre à confier le gouvernail à un tiers (à son beau-frère par exemple) au moment où il se trouvait si près d'Active Pass. Les personnes qui ont observé la navigation du Bona Vista à son entrée et à sa sortie d'Active Pass (M. Helin, M. McKrae) l'ont décrite comme normale. Bien que le voyage à partir d'Ucluelet, s'il avait été entrepris sans arrêt, aurait duré dix-huit heures, pendant de longs moments il aurait été possible pour M. Kajat de dormir et de laisser l'un de ses parents adultes (bien que nouvellement formé) piloter le navire. Par la même occasion, je ne suis pas disposée à éliminer sa fatigue comme ayant été un élément contributif de l'accident.

     Selon le rapport que M. McKrae a fait à M. Brown, le Bona Vista et l'Arctic Taglu/Link 100 allaient se croiser à une distance d'une centaine de pieds l'un de l'autre. Le capitaine Batchelor a témoigné qu'on considérait le double de la longueur de son navire comme une distance sécuritaire de croisement. Pour l'opérateur de l'Arctic Taglu/Link 100, cela équivaudrait à environ 800 pieds, même si je crois comprendre qu'une distance de 600 à 700 pieds était acceptable.

     Lorsque l'Arctic Taglu/Link 100 a vu pour la première fois le Bona Vista, comme il quittait Active Pass, le Bona Vista aurait été tribord à lui. Selon les règles sur les abordages, l'Arctic Taglu/Link 100 devenait alors le navire " non privilégié " et le Bona Vista , le navire " privilégié ". Dans une telle situation, l'Arctic Taglu/Link 100 était tenu de s'écarter de la route du Bona Vista, lequel devait maintenir son cap et sa vitesse7.

     Au moment de l'abordage, les deux navires se croisaient par bâbord l'un de l'autre. Ni l'un ni l'autre navire ne se conformait alors strictement aux " règles de route ". L'Arctic Taglu/Link 100 n'a pas réduit sa vitesse ni manoeuvré de bonne heure et franchement de manière à bien s'écarter du Bona Vista. Le capitaine Batchelor a témoigné que l'Arctic Taglu/Link 100 aurait dû venir franchement sur tribord par au moins 02 h 38. Le Bona Vista semble être venu quelque peu sur bâbord, bien qu'il fût tenu de maintenir son cap et sa vitesse.

     Au moment de l'abordage, M. McKrae déclare qu'il croyait que l'Arctic Taglu/Link 100 était le " navire privilégié ". Son témoignage sur la question de savoir si le Bona Vista était par bâbord ou par tribord de la proue de l'Arctic Taglu/Link 100 lorsqu'il l'a vu pour la première fois et s'il savait dans quelle direction celui-ci naviguait est quelque peu incohérent. Je conclus qu'il a vu le Bona Vista par tribord devant et savait que celui-ci naviguait dans une direction qui constituait une situation de croisement des routes au sens des Règles, situation qui ferait de l'Arctic Taglu/Link 100 le navire " non privilégié ". Dès lors qu'un navire devient un navire " non privilégié " selon les Règles, il le demeure jusqu'à ce que les deux navires se croisent en toute sécurité. Je répète que M. McKrae a témoigné qu'il ne s'inquiétait aucunement du cap que maintenait le Bona Vista . C'était le cap que maintenaient toujours les navires qui se dirigeaient vers Vancouver. Je fais remarquer que le Bona Vista n'avait pas la même destination que le " Tyee No 1 ". L'Arctic Taglu/Link 100 et le Bona Vista naviguaient de façon à se retrouver dans une situation très rapprochée.

     Dans la mesure où l'Arctic Taglu/Link 100 est concerné, le fait qu'il n'y eût alors qu'une seule personne de quart dans la timonerie a sans doute contribué à mettre les deux navires dans une situation très rapprochée. L'article 7 du Règlement sur les quarts à la passerelle des navires, C.R.C., ch. 1481, prévoit qu'un navire de la taille de l'Arctic Taglu devrait avoir un quart à la passerelle comprenant deux personnes, dont l'une est le responsable. Le capitaine Batchelor et M. Lorenz ainsi que d'autres témoins ont témoigné que le quart à la passerelle aurait dû comprendre deux personnes. Le capitaine Hill a été le plus catégorique à cet égard.

8.      Information relative à la poursuite radar

         L'emplacement des deux navires était suivi à des intervalles de cinq minutes par le radar des STM. Des cartes présentées en preuve indiquaient que des lignes droites avaient été tracées entre ces points. Ces lignes sont basées sur la présomption que les navires maintenaient bien leur cap et leur vitesse entre ces deux points. Elles ne sont pas le relevé de la route réellement suivie par les navires entre ces deux points. Le fait de joindre les points par des lignes droites donne l'impression que les navires ont changé de cap à ces points. En fait, ils auraient pu changer de cap avant ou après le point en particulier et de façon beaucoup plus graduelle que l'indiqueraient les lignes droites sur la carte. En outre, les relevés de position de radar eux-mêmes indiquent les emplacements probables. Le navire pouvait se trouver dans un rayon de 700 pieds de la position relevée, bien que son emplacement le plus probable fût près du centre du cercle décrit par le rayon de 700 pieds. L'Arctic Taglu était sur pilote automatique jusqu'à une distance d'environ deux milles du Bona Vista. Étant un navire beaucoup plus léger que l'Arctic Taglu/Link 100, le Bona Vista était moins en mesure que lui de maintenir sa stabilité de route.

     On ne sait pas exactement où se trouvaient les deux navires au cours des minutes qui ont précédé l'abordage. L'avocat des défendeurs (la défenderesse Sea Link), principalement grâce au contre-interrogatoire de certains des témoins de la demanderesse et à l'aide de suppositions, a tenté d'échafauder une théorie de l'accident que je rejette. Il a tenté de bâtir une analyse très précise à partir de faits imprécis.

Conclusion relative à la responsabilité

     La tragédie a été causée par l'opérateur de l'Arctic Taglu/Link 100 qui se servait du projecteur pour panoramiser de haut en bas et de bas en haut sur toute la longueur par bâbord du Link 100 lorsque le Bona Vista se trouvait tout près et s'approchait. Cela signalait la présence d'un danger à l'avant du Bona Vista, ce qui l'a amené à abattre brusquement sur bâbord pour tenter d'éviter le danger anticipé.

     L'utilisation du projecteur par l'opérateur de l'Arctic Taglu, pour faire voir la taille et la configuration du Link 100, était une pratique adoptée par les propriétaires et exploitants de ce navire parce que les systèmes de feux qui étaient utilisés créaient de la confusion pour les marins qui ne les avaient jamais vus auparavant. L'omission de la part des fonctionnaires de la Garde côtière, plus précisément du capitaine Keeper, de bien s'assurer que l'Arctic Taglu/Link 100 constituait une unité composite ou non, dès lors qu'il s'agissait de poussage, a été un facteur qui a contribué de façon significative à l'accident. Les assertions moins que franches de M. Brown au capitaine Keeper ont joué un rôle. La mauvaise interprétation par M. Wade des exigences relatives à l'éclairage des chalands qui sont poussés par des remorqueurs et la prétendue inapplication des modifications canadiennes ont sans doute joué elles aussi un certain rôle. L'omission de l'Arctic Taglu/Link 100 de se tenir plus éloigné du Bona Vista et l'omission de la part de ses propriétaires et exploitants de s'assurer qu'il y eût toujours deux personnes de quart ont contribué à l'accident. Je ne peux pas ignorer le fait qu'au moment de l'abordage M. Kajat était probablement un peu fatigué et que l'omission de maintenir le cap de façon à tenir le Bona Vista à plus grande distance de l'Arctic Taglu/Link 100 ont également contribué à l'accident. Pour ce qui est des défendeurs et de la demanderesse, je conclus que les défendeurs sont responsables dans une proportion de 85 % de la cause de l'accident, alors que M. Kajat était responsable dans une proportion de 15 %.

Responsabilité de la Couronne

     Le procureur de Sa Majesté la Reine du chef du Canada (" la Couronne ") fait valoir que, de toute façon, il n'existe aucune responsabilité de sa part pour les raisons suivantes : (1) encore que le capitaine Keeper eût pu avoir une obligation envers les propriétaires de l'Arctic Taglu/Link 100 , il n'avait aucune obligation de diligence envers M. Kajat; (2) il n'agissait pas en sa qualité d'inspecteur de navires à vapeur en vertu de l'article 311 de la Loi sur les navires à vapeur du Canada lorsqu'il a approuvé les plans d'éclairage; (3) en vertu du paragraphe 311(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada, un inspecteur des navires à vapeur est tenu de s'assurer qu'un navire est muni de feux de navigation conformes au Règlement sur les abordages, ce qu'a fait le capitaine Keeper le 11 août 1988; (4) tout ce que le capitaine Keeper est tenu de faire lorsqu'il examine les plans c'est d'agir de façon raisonnable et de bonne foi, et c'est ce qu'il a fait; (5) pour ce qui est de M. Wade, aucune obligation ne pèse sur lui d'être légalement exact dans son interprétation du règlement, son devoir étant d'agir de façon raisonnable et de bonne foi, et c'est ce qu'il a fait.

     Les critères applicables pour déterminer la responsabilité de la Couronne sont énoncés dans les arrêts Kamloops c. Neilsen, [1984] 2 R.C.S. 2, et Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228. Dans Kamloops, citant Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (Chambre des lords), la Cour a statué8 qu'on doit se demander : (1) s'il existait, entre les parties, des relations suffisamment étroites pour que l'autorité décisionnelle gouvernementale ait pu raisonnablement prévoir que son manque de diligence pourrait causer des dommages à la partie demanderesse, et, dans l'affirmative, (2) s'il existe des motifs de rejeter ou de restreindre la portée de l'obligation, la catégorie de personnes qui en bénéficient ou les dommages auxquels un manquement à l'obligation peut donner lieu? Pour répondre à ces questions, il importe d'examiner la législation applicable, en particulier la question de savoir si la décision en cause est une décision opérationnelle ou une décision de politique. Dans l'arrêt Just, les principes énoncés dans l'arrêt Kamloops ont été approuvés et expliqués plus en détail. Il suffit de citer cet extrait du sommaire :

         (...) En règle générale, l'obligation traditionnelle de diligence issue du droit de la responsabilité délictuelle s'appliquera à un organisme gouvernemental de la même façon qu'à un particulier. Pour déterminer si une telle obligation existe, il faut d'abord se demander s'il y a entre les parties une proximité suffisante pour en justifier l'imposition. Un organisme gouvernemental peut être exempté de cette obligation par une disposition législative expresse. Par ailleurs, l'exemption peut découler de la nature de la décision prise. Ainsi, un organisme gouvernemental sera exempté de l'imposition d'une obligation de diligence dans les situations qui résultent de ses décisions de pure politique.                 
         Pour déterminer si une décision est une décision de politique, il ne faut pas oublier que de telles décisions sont généralement prises par des personnes occupant un poste élevé au sein de l'organisme, mais qu'elles peuvent aussi émaner d'un échelon inférieur. La qualification de la décision dépend de sa nature et non de l'identité des acteurs. De façon générale, les décisions concernant l'allocation de ressources budgétaires à des ministères ou organismes gouvernementaux seront rangées dans la catégorie des décisions de politique. En outre, il ne faut pas oublier qu'une décision de politique peut être contestée sur le motif qu'elle n'a pas été prise dans l'exercice réel d'un pouvoir discrétionnaire. Si, après mûre considération, on conclut que l'organisme gouvernemental a une obligation de diligence et qu'il n'en est pas exempté par la loi ou la nature politique de sa décision, il faut procéder alors à l'analyse traditionnelle de la responsabilité délictuelle, et c'est la question de la norme de diligence requise de l'organisme gouvernemental qui doit alors être examinée.                 
         La méthode et la qualité d'un système d'inspection font manifestement partie de l'aspect opérationnel d'une activité gouvernementale et doivent donc être évaluées dans le cadre de l'examen de la norme de diligence. À ce stade, la norme à respecter dans l'opération en cause doit être déterminée en fonction de toutes les circonstances, y compris par exemple les restrictions budgétaires et la possibilité de trouver le personnel qualifié et l'équipement nécessaire. (...) La norme de diligence imposée à la Couronne pourrait ne pas être la même que celle qu'on exige d'un particulier. (...) La fréquence et la méthode doivent être raisonnables compte tenu de toutes les circonstances. L'organisme gouvernemental devrait pouvoir démontrer qu'au regard de la nature et de l'ampleur du risque, son système d'inspection était raisonnable compte tenu de toutes les circonstances, y compris les limites budgétaires, le personnel et l'équipement dont il disposait, et qu'il a satisfait à la norme de diligence qui lui était imposée.                 

     (Non souligné dans l'original.)

     L'avocat de la Couronne a mentionné un certain nombre d'arrêts : Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; G (A.) c. Supt. of Fam. & Child Service, [1990] 1 W.W.R. 61 (C.A.C.-B.); Swanson Estate c. Canada [1992] 1 C.F. 408, (1991), 80 D.L.R. (4th) 741 (C.A.F.); Inland Feeders Ltd. c. Virdi (1981), 32 B.C.L.R. 451 (C.A.C.-B.); Lake c. Collision Outfitters Ltd. (1990), 58 B.C.L.R. (2d) 22 (C.S.C.-B.); Harris c. The Law Society of Alberta, [1936] R.C.S. 88. Aucun de ces arrêts ne déroge aux principes énoncés dans les décisions Kamloops et Just. Certains ont été rendus avant les arrêts Kamloops et Just et, par conséquent, leur poids doit être évalué dans cette perspective. Certains ont trait à des dispositions et à des devoirs légaux qui sont tout à fait différents de ceux qui sont en cause en l'espèce. Certains ont été rendus par des tribunaux autres que la Cour suprême du Canada. Pour ce qui est de la décision Swanson Estate, je pense qu'il est important de préciser que la norme de diligence que l'on attend d'un inspecteur gouvernemental a été définie comme étant celle de la personne raisonnable. À la page 752 ([1992] 1 C.F. 427), la Cour d'appel a déclaré :

         L'État n'est pas un assureur; il n'est pas strictement responsable de tous les accidents aériens, mais seulement de ceux qui sont causés par la négligence de ses proposés. La norme de diligence qui est exigée des inspecteurs en question est celle qui est imposée à toute autre personne se livrant à une activité, c'est-à-dire celle de la personne raisonnable se trouvant dans la même situation. Ce qu'on exige d'eux c'est qu'ils s'acquittent de leurs fonctions de façon raisonnablement compétente, qu'ils se comportent comme le feraient des inspecteurs compétents dans des circonstances analogues, ni plus ni moins. Pour apprécier leur conduite, les tribunaux tiennent compte de la coutume et de l'usage, des dispositions législatives et des autres lignes directrices applicables. On compare le risque de préjudice et sa gravité avec l'objet et le coût des mesures correctives. En fin de compte, le tribunal doit, comme dans toute autre affaire de négligence, déterminer si les employés de la défenderesse ont respecté la norme de diligence qui leur est imposée ou s'ils s'en sont écartés (voir, de façon générale, Fleming, The Law of Torts, 7e éd., Sydney, The Law Book Co. Ltd., 1987, à la page 96).                 

     (Non souligné dans l'original.)

     L'objet des feux de navigation (les feux de côté) est de signaler aux autres navires dans l'eau les attributs du navire muni de ces feux ainsi que la position et le mouvement de celui-ci par rapport à l'observateur. Le propriétaire du navire (l'Arctic Taglu) était obligé de se conformer aux directives de la Garde côtière s'il désirait exploiter l'Arctic Taglu/Link 100. Il était raisonnablement prévisible que, si les personnes qui prenaient la décision de savoir de quels feux un navire devait être muni agissaient de manière négligente, un préjudice pourrait être causé aux personnes se trouvant dans la situation de M. Kajat. Une obligation de diligence existait.

     Il semble évident que le processus d'approbation des plans suivi par la Garde côtière était conçu pour accorder aux propriétaires de navires l'occasion d'obtenir l'approbation avant de procéder à l'installation des composantes ou de l'équipement pertinents sur un navire et éviter ainsi de dépenser de l'argent inutilement dans un cas où l'approbation n'aurait pas été donnée par la suite. Ainsi, en pratique, l'approbation du plan faisait partie du processus d'approbation prévu au paragraphe 311(1). Dès qu'un plan est approuvé, le propriétaire du navire procède conformément à l'approbation. En l'espèce, M. Brown a modifié le système de feux qu'il entendait installer parce que la Garde côtière lui avait dit de le faire.

     Je le répète, je ne suis pas persuadée que le capitaine Keeper, lorsqu'il a voyagé sur le navire le 11 août 1988, s'est posé la question de savoir si le navire était une unité composite pour les fins de l'éclairage. Cette décision avait déjà été prise par lui à l'étape de l'approbation du plan. Ses supérieurs lui avaient demandé d'examiner des éléments très précis le 11 août 1988 " la visibilité à partir de la timonerie, le matériel ainsi que les procédures d'urgence, de lutte contre l'incendie et de sauvetage. Je ne le crois pas lorsqu'il déclare qu'à ce moment là il avait vérifié si les amortisseurs fonctionnaient de la façon qu'il pensait qu'ils fonctionneraient afin de confirmer sa décision antérieure concernant les feux.

     La décision d'approuver les feux était manifestement opérationnelle; ce n'était pas une décision de politique. On ne m'a renvoyé à aucune disposition législative expresse portant exonération de responsabilité qui excuserait le manque de diligence de la part de ceux qui ont approuvé les feux. Le paragraphe 311(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada prévoit :

         Durant l'inspection qu'il opère d'un navire à vapeur, un inspecteur de navires à vapeur doit s'assurer que le navire est muni des feux de navigation et de tout autre équipement exigé par les règlement sur les abordages et qu'il possède les officiers de navigation et les officiers mécaniciens, titulaires des certificats appropriés, conformément à la présente loi; et il ne peut être remis de certificat à un navire à vapeur qui n'est pas pourvu de l'équipement de navigation et des officiers titulaires de certificats mentionnés au présent paragraphe.                 

     (Non souligné dans l'original)

Bien que le critère législatif soit que l'inspecteur " doit s'assurer ", cela n'implique pas la prise d'une décision complètement subjective. La décision doit être prise de façon raisonnable et non de manière négligente.

     M. Lorenz, le surintendant des Services techniques opérationnels, Direction de la sécurité des navires, région de l'Ouest, a témoigné au sujet des inspections et des approbations de plans. Il a déclaré que, pour déterminer les feux appropriés qu'exige le Règlement sur les abordages, la Direction de la sécurité des navires doit d'abord décider si la combinaison de remorqueur et chaland constitue ou non une unité composite, puis établir quels sont les feux appropriés. Selon lui, pour bien déterminer si les navires constituent une unité composite, il s'attendrait à ce que les plans soient examinés et que les navires soient physiquement inspectés. (À son avis, sur le plan technique, il était nécessaire d'approuver uniquement le plan du chaland.) M. Lorenz a témoigné que, s'il avait été l'inspecteur, il aurait sans aucun doute voulu voir comment le remorqueur et le chaland fonctionnaient ensemble avant d'approuver les feux.

     Il est clair que le capitaine Keeper a agi de manière négligente lorsqu'il a approuvé les feux en se fondant seulement sur les déclarations de M. Brown, spécialement à la lumière du fait qu'il avait été informé par le capitaine Wade que les personnes chargées d'examiner les plans de ces deux mêmes navires avaient déjà estimé qu'un raccordement antérieur de type amortisseur faisait d'eux une unité composite lorsque le remorqueur poussait le chaland. Malheureusement, le capitaine Keeper était trop naïf et porté à faire confiance. Il a pris les assertions de M. Brown au pied de la lettre. Je n'ai aucun doute que le capitaine Keeper tout autant que le capitaine Wade ont agi de bonne foi. Cependant, le premier a fait preuve de négligence en n'effectuant pas un examen plus approfondi avant d'approuver les feux.

     Je passe ensuite à l'argument selon lequel, dans l'interprétation du Règlement sur les abordages, le capitaine Wade n'avait pas besoin d'être légalement exact, il lui suffisait d'agir honnêtement et de bonne foi. L'avocat mentionne les arrêts Harris, Inland Feeders et Lake (précités). L'arrêt Harris est un jugement de 1936 et se rapporte à la décision des membres du conseil général du barreau de l'Alberta qui avaient mal interprété la loi dans l'exercice d'une fonction judiciaire. L'affaire Inland Feeders, décision de 1981, portait sur une situation dans laquelle le demandeur s'était fié à l'avis du directeur de l'urbanisme du district régional défendeur concernant l'interprétation des arrêtés de zonage. Tant dans Harris que dans Inland Feeders, le tribunal a statué qu'il n'y avait pas eu négligence de la part des décideurs, même si leurs décisions étaient erronées. Dans l'affaire Lake, on a jugé que l'omission d'assurer qu'un guide soit couvert par l'assurance minimale requise par la loi n'emportait aucune responsabilité. La décision en question était considérée être une décision de politique et non une décision opérationnelle, et la preuve n'avait pas établi que le mari de la demanderesse s'était fié à la Couronne pour être certain que le guide était assuré. Ces causes ne sont d'aucune aide pour la Couronne en l'espèce. Le capitaine Wade a déclaré qu'à son avis les règles internationales avaient préséance sur les modifications canadiennes. Cela est tout à fait contraire au texte de ce Règlement. Selon lui, les modifications canadiennes ne s'appliquaient qu'aux navires qui étaient poussés lorsqu'il était impossible de respecter les règles internationales. Ces règles, même suivant une lecture superficielle, ne sont pas susceptibles d'une telle interprétation. Il est difficile de croire que le capitaine Wade ait même pensé au texte du Règlement. Il semble plutôt avoir agi simplement en se fondant sur l'idée qu'il se faisait lui-même du règlement. Il a fait preuve de négligence dans son interprétation du Règlement sur les abordages.

Quantum des dommages-intérêts

     La demanderesse intente son action en vertu de la partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada pour obtenir des dommages-intérêts par suite de la mort de son mari occasionnée par une faute. L'article 646 et le paragraphe 647(2) sont les dispositions pertinentes9. L'avocat fait valoir que les principes applicables aux lois provinciales en matière d'accidents mortels comme la Family Compensation Act, de la Colombie-Britannique, R.S.B.C. 1979, ch. 120, peuvent servir utilement de lignes directrices pour interpréter le paragraphe 647(2). Je suis d'accord. Ces lois prévoient que les personnes à charge du défunt ont le droit d'être indemnisées pour la perte de l'avantage pécuniaire qu'elles auraient reçu, n'eût été la mort du défunt. L'indemnité est fondée sur la perte réellement subie par les personnes à charge par opposition à leurs besoins. Ces principes sont énoncés, par exemple, dans la décision que la Cour d'appel de l'Alberta a rendue dans l'affaire MacDonnell c. Maple Leaf Mills Ltd. (1972), 26 D.L.R. (3d) 106, à la page 110, affaire qui concernait la loi de cette province intitulée Fatal Accidents Act10.

     En l'espèce, la demanderesse réclame des dommages-intérêts pour la perte de soutien financier et des dommages-intérêts particuliers pour les dépenses relatives à la succession et les frais funéraires. Elle réclame aussi de façon distincte des honoraires de gestion. Deux experts ont été appelés à donner leur avis sur la perte " passée et future " de soutien financier subie par Mme Kajat. La demanderesse a appelé un actuaire, M. John McKellar, et les défendeurs ont appelé un économiste, M. Douglas Hildebrand. Les deux experts ont utilisé le mode de calcul de la perte de soutien énoncé par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans Cogar Estate c. Central Mountain Air Services Ltd. (1992), 72 B.C.L.R. (2d) 292, à la page 295. Je reconnais que ce mode de calcul soit approprié. Il se compose des étapes suivantes. On calcule le montant probable du revenu disponible du défunt s'il avait vécu. Ce calcul peut se répartir sur deux périodes : le revenu disponible probable jusqu'à la date du procès et le revenu disponible probable par la suite. On en déduit ensuite une fraction au titre de la consommation personnelle du défunt et, en l'espèce, le montant qui aurait été consommé par Jan. On examine ensuite les éventualités pour déterminer si une réduction supplémentaire s'impose. De cette façon est déterminée la perte probable subie par la demanderesse par suite du décès de son mari.

     Pour décider combien la Cour devrait accorder pour l'indemniser de cette perte, une somme forfaitaire suffisante est calculée, qui, investie, donnera à la demanderesse un soutien financier comparable à celui qu'elle a perdu par suite du décès de son mari. Dans l'affaire Keizer c. Hanna, [1978] 2 R.C.S. 342, on trouve les propos suivants :

         L'appelante a droit à une indemnité qui lui assurera le confort et la situation sociale dont elle aurait joui sans le décès prématuré de son mari. Parlant d'éventualités, il n'est pas déraisonnable d'accorder un attention primordiale à celles, d'ailleurs nombreuses, dont la survenance rendrait l'indemnité nettement insuffisante. L'évaluation de dommages-intérêts ne doit être ni punitive, ni teintée de sentimentalité. C'est une question de jugement purement économique. Il s'agit de savoir si un montant déterminé de capital produira pendant la période en cause, eu égard aux éventualités qui sont susceptibles d'augmenter ou de diminuer l'indemnité, une somme mensuelle au moins égale à ce que l'on pouvait raisonnablement espérer recevoir si le défunt avait vécu.                 
         Il faut calculer le montant des dommages-intérêts en vertu de The Fatal Accidents Act de la même façon qu'une indemnité pour perte de gains futurs, ou de soins futurs, à la suite de lésions corporelles graves. Dans chaque cas, la cour doit déterminer la valeur actuelle d'une somme forfaitaire qui, investie, permettra le versement du montant voulu pendant un nombre d'années déterminé, avec épuisement progressif du fonds. Cette Cour a étudié en détail cette question dans les arrêts Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd.; Thornton c. The Board of School Trustees of School District No. 57 (Prince George); et Arnold c. Teno, qui sont rendus en même temps que celle-ci.                 

     MM. McKellar et Hildebrand ont utilisé ce " principe d'épuisement progressif " dans le calcul des dommages-intérêts qui, pensaient-ils, devrait être versé. Dans son rapport, M. McKellar déclare :

         [TRADUCTION] (...) Selon ce mode de calcul, compte tenu de la période de la perte, une somme forfaitaire est déterminée de telle sorte que cette somme, ainsi que le revenu tiré de son investissement, suffisent exactement à couvrir le soutien financier hypothétique au cours de la période donnée et que rien ne reste de la somme forfaitaire à l'expiration de cette période.                 

     Après que cette somme a été déterminée de cette façon, la Cour doit examiner l'impôt payable sur le revenu produit et la question de la " majoration " du capital pour s'assurer que le revenu net de la demanderesse est équivalent à l'avantage pécuniaire que le défunt aurait autrement fourni. En dernier lieu, la Cour jouit du pouvoir discrétionnaire de modifier la somme ainsi calculée pour s'assurer qu'elle est juste et équitable11. Autrement dit, si le montant qui a été calculé est démesurément élevé, il peut être rajusté à la baisse; s'il est trop bas, il peut être rajusté à la hausse.

     Je passe maintenant à la preuve. M. Kajat était un plongeur commercial indépendant. Il pêchait l'oursin rouge et l'oursin vert, le concombre de mer et la panope (une grosse palourde). Il était instruit, intelligent, travailleur et avait l'esprit d'entreprise. Il était très bien entraîné comme plongeur et était un pêcheur de fruits de mer très productif. Selon le témoignage de M. Rajkowski, il pouvait pêcher trois à quatre fois ce que pêchaient les autres plongeurs et il avait [TRADUCTION] " une productivité plus que le double de la moyenne de l'industrie ".

     M. et Mme Kajat ont immigré au Canada en septembre 1989. Ils ont apporté avec eux suffisamment d'argent pour acheter une part d'un bateau de pêche et une part d'un permis de pêche du saumon. Au moment de sa mort, M. Kajat avait acheté son propre navire, un permis de pêche au concombre de mer et un permis de pêche à l'oursin rouge. Il tentait d'acheter un permis de pêche à l'oursin vert. Normalement, les pêcheurs mettent de deux à trois mois pour atteindre le contingent que leur allouait leur permis de pêche à l'oursin rouge. La saison de pêche des concombres de mer est courte, soit deux semaines par année, et le contingent alloué au titre d'un permis peut généralement être atteint après deux à trois jours de travail. M. Kajat a eu l'occasion de travailler pour M. Rajkowski dans la pêche à la panope lorsqu'il ne travaillait pas pour lui-même. La saison de pêche à la panope dure toute l'année. M. Rajkowski a témoigné au sujet du revenu considérable que peut gagner un plongeur commercial qui fait de la pêche aux fruits de mer sur la côte de la Colombie-Britannique.

     À compter du moment de l'acquisition du Bona Vista en février 1992 jusqu'à la date de l'accident en juillet 1993, M. et Mme Kajat ont pu acheter une maison familiale et rembourser leurs prêts familiaux et bancaires. Au moment de l'accident, ils avaient accumulé des biens d'une valeur de 409 000 $. Leurs dettes totalisaient environ 196 000 $ et leur valeur nette familiale était d'environ 213 000 $. Dans sa déclaration de revenus pour l'année 1991, M. Kajat a déclaré un revenu net de 33 364 $. Dans sa déclaration de revenus pour l'année 1992, il a déclaré un revenu net de 34 233 $ comme revenu de pêche, plus 2 856 $ en prestations d'assurance-chômage. Même si les déclarations de revenus peuvent constituer un moyen de preuve convenable pour établir le revenu futur probable, elles ne sont pas nécessairement concluantes quant à la valeur du revenu disponible du défunt et de son flux de revenus futurs12. Cela est particulièrement vrai en l'espèce puisque M. Kajat a lancé sa propre entreprise l'année qui a précédé celle de sa mort.

     L'estimation de la perte de revenu ou du revenu futur constitue toujours un exercice quelque peu spéculatif13. Dans le cas d'un travailleur autonome, les difficultés se multiplient. En me fondant sur la preuve, je conclus qu'il est probable que M. Kajat aurait gagné 50 000 $ en 1993, 75 000 $ en 1994, 100 000 $ en 1995, et qu'il aurait commencé à gagner 150 000 $ par année en 1996, dans chaque cas, déduction faite des dépenses, mais avant paiement de l'impôt.

     La pêche aux fruits de mer est un travail très dur physiquement. M. Zemojtal a témoigné qu'à 50 ans il continuait à plonger et qu'il avait l'intention de continuer à le faire. Il connaît d'autres personnes, même plus âgées que lui, qui continuent de plonger. M. Kajat passait de longues périodes de temps éloigné de sa famille lorsqu'il pêchait les fruits de mer. Mme Kajat a témoigné que son mari envisageait de lancer une entreprise sur la terre ferme dès qu'il aurait été convaincu que le revenu provenant de son entreprise de pêche de fruits de mer serait stable et sûr. Une fois l'entreprise bien établie, il espérait la gérer à partir de la terre ferme et ne plonger qu'aux périodes de pointe. Même s'il cessait de travailler comme plongeur dans la pêche aux fruits de mer vers la cinquantaine, je suis convaincue que son revenu n'aurait pas diminué. Il aurait continué à gérer l'entreprise qu'il avait bâtie, à partir de la terre ferme, complétant ce revenu au moyen d'une autre entreprise sur la terre ferme. La preuve a montré qu'il était très laborieux, plein d'énergie et qu'il avait l'esprit d'entreprise. Son revenu devrait être calculé jusqu'à un âge de retraite de 65 ans, directement tiré d'abord de la pêche aux fruits de mer, puis de la gestion de son entreprise de pêche aux fruits de mer ainsi que d'autres entreprises exercées sur la terre ferme. Travailleur autonome, il aurait pu continuer à travailler activement après l'âge de 65 ans. Pour les fins de cette évaluation des dommages-intérêts, je présume qu'il aurait pris sa retraite à cet âge.

     Je rejette la suggestion selon laquelle M. Kajat aurait pris une année vers l'âge de 50 ans pour naviguer autour du monde, période au cours de laquelle il n'aurait gagné aucun revenu. Naviguer autour du monde était un rêve dont il parlait souvent. Sa femme n'était pas sûre qu'elle aimait l'idée. Ce n'était qu'un rêve éphémère.

     Le revenu que reçoit Mme Kajat maintenant et qu'elle continuera de recevoir grâce à la location des permis qu'exploitait son mari lui-même de son vivant doit évidemment être déduit du soutien financier qu'elle aurait reçu de lui s'il n'était pas mort. Elle a reçu un revenu locatif brut du permis de pêche à l'oursin rouge de 10 000 $ en 1994, de 30 000 $ en 1995, et de 45 000 $ en 1996 et de 65 000 $ en 1997 (pour une période de 18 mois). Les deux experts ont supposé un revenu locatif de 45 000 $ pour l'avenir. J'accepte ces estimations. Un revenu provenant de la location du permis de pêche du concombre de mer doit aussi être ajouté au montant à déduire. Je laisse aux experts le soin de convertir les montants de revenu brut susmentionnés en revenu disponible (par déduction de l'obligation fiscale correspondante).

     Je passe ensuite au montant du revenu disponible de M. Kajat qui devrait être déduit en raison de la propre consommation de M. Kajat et non de celle de Mme Kajat ou des dépenses communes. Les sommes attribuables à la consommation personnelle de Jan doivent également être soustraites. Ce calcul étant basé sur le revenu familial total, celui de Mme Kajat devient pertinent quant au calcul. Selon M. McKellar, le taux de consommation de M. Kajat et de Jan serait de 28 % du revenu familial net jusqu'à ce que Jan devienne indépendant à l'âge de 25 ans. Puis, il a estimé que la consommation de M. Kajat passerait de son niveau antérieur de 18 % à 23,14 % du revenu familial net. M. Hildebrand a choisi des taux beaucoup plus élevés : 45 % dans le cas de M. Kajat et Jan, jusqu'à ce que ce dernier devienne indépendant à l'âge de 21 ans, après quoi il serait de 36,3 % pour M. Kajat. Les différences principales entre les calculs de MM. McKellar et Hildebrand proviennent du fait que le premier a considéré certaines dépenses comme des dépenses communes, en ce sens qu'elles ne seraient pas réduites en raison du décès de M. Kajat, alors que le second a affecté une partie de ces dépenses à la consommation personnelle de M. Kajat. Dans les autres cas, M. McKellar a attribué une proportion moins élevée à la consommation personnelle de M. Kajat et à celle de Jan par rapport aux chiffres attribués par M. Hildebrand.

     Un exemple de cette différence dans les estimations a trait au logement. Selon M. McKellar, le logement est une dépense commune qui ne devrait pas être réduite. À son avis, Mme Kajat paierait probablement la même somme chaque année pour maintenir le foyer, même si son mari et son enfant sont morts " la mort du conjoint ou d'un enfant ne diminue pas le nombre de pièces ni la taille de la résidence requise pour maintenir un niveau de vie en particulier. Par ailleurs, M. Hildebrand a présumé que 30 % du coût du logement était une dépense personnelle de M. Kajat et de Jan. La maison familiale des Kajat est modeste. Même si M. Kajat utilisait une partie du sous-sol pour entreposer son équipement de plongée et une partie pour entreposer les livres de l'entreprise de pêche aux fruits de mer et que Jan avait sa propre chambre, il serait déraisonnable de réduire le montant adjugé à Mme Kajat en considérant ces espaces comme des dépenses de consommation personnelle distincte : c'est mal interpréter le caractère compensatoire de l'attribution des dommages-intérêts.

     Les autres dépenses à l'égard desquelles la part attribuable à la consommation de M. Kajat et de Jan était nettement inférieure dans le rapport de M. McKellar comparée à celle de M. Hildebrand sont celles-ci : entretien du foyer, ameublement, transport, loisirs, matériel de lecture et dépenses diverses. Les estimations de M. McKellar reflètent mieux le style de vie de cette famille et sont conformes au caractère compensatoire de l'attribution des dommages-intérêts que ne le font celles de M. Hildebrand. Il ressort de certains éléments de preuve produits au contre-interrogatoire que, dans certains cas, les estimations de M. McKellar sont moins élevées. Elles devraient être rajustées légèrement à la hausse pour tenir compte d'un taux de consommation de 32 % pour M. Kajat et Jan, jusqu'à ce que Jan devienne indépendant à l'âge de 25 ans, et un taux de consommation de 28 % pour M. Kajat par la suite.

     Il convient de le répéter, les gains de Mme Kajat sont également pertinents dans ce calcul. Les chiffres en question ne sont pas contestés. Elle a gagné 29 500 $ en 1993 et 19 667 $ en 1994 (travaillant huit mois cette année-là). Elle s'est inscrite à plein temps à un programme de baccalauréat ès arts en septembre 1994, qu'elle a terminé au printemps de 1997. Hormis quelques gains provenant de travaux à temps partiel, elle n'a gagné aucun revenu en 1995, 1996 ou jusqu'à ce jour en 1997. Elle a été admise au programme de maîtrise en bibliothéconomie (un programme de deux ans) commençant en septembre 1997, qu'elle s'attend de terminer au printemps de 1999. Il est donc probable qu'elle ne gagnera aucun revenu en 1998 et 20 000 $ environ en 1999 (en supposant qu'elle travaillera la moitié de cette année-là). Cette dernière somme est fondée sur l'hypothèse qu'elle gagnera 40 000 $ par année comme bibliothécaire à la fin de ses études. Elle est titulaire de diplômes en bibliothéconomie de la Pologne et de l'Allemagne et avait travaillé comme bibliothécaire universitaire en Allemagne avant d'immigrer au Canada. J'accepte le fait qu'il est plus probable que moins probable qu'à la fin de ses études elle trouvera du travail comme bibliothécaire et ne restera pas bibliotechnicienne. Elle possède de l'expérience en bibliothéconomie et les perspectives d'emploi en Colombie-Britannique pour cette profession sont meilleures que dans beaucoup d'autres professions.

     D'habitude, on examine aussi si une somme devrait être ajoutée, comme partie de la perte, au titre des services domestiques que M. Kajat fournissait. M. McKellar tout comme M. Hildebrand ont supposé la somme de 600 $ par année en s'appuyant sur les moyennes statistiques. M. Hildebrand a réduit son estimation de 20 % jusqu'à l'âge de 65 ans, et de 40 % par la suite parce que certains services pourraient ne profiter qu'à M. Kajat et à Jan et que M. Kajat pourrait être moins productif qu'un employé rémunéré. Les Kajat ont acheté leur maison familiale en janvier 1993. M. Kajat a effectué des rénovations importantes presque immédiatement à compter du moment de l'achat jusqu'à peu de temps avant l'arrivée de leurs visiteurs en juillet de cette année-là. Mme Kajat a témoigné que son mari et elle envisageaient de rénover le sous-sol et la cuisine. Le témoignage du Dr Rotecka confirme celui de Mme Kajat concernant les aptitudes et l'efficacité de M. Kajat dans ce domaine. C'est surtout M. Kajat qui faisait les courses pour la famille et il aimait préparer des mets familiaux spéciaux. Pendant certaines périodes de l'année, il pouvait être à la maison pendant de longues périodes. Depuis la mort de M. Kajat, Mme Kajat a dû embaucher des gens pour effectuer des rénovations qu'il aurait effectuées lui-même et constate maintenant à quel point cela peut être coûteux. Compte tenu de la preuve, je conclus qu'une somme d'au moins 1 000 $ par année devrait être accordée pour les services domestiques de M. Kajat, sans aucune réduction, parce que certains de ces services auraient pu être avantageux uniquement pour lui et pour Jan ou parce qu'il serait moins productif qu'un travailleur rémunéré. J'insiste sur le fait que l'estimation de 1 000 $ est une estimation très prudente. Selon la preuve, M. Kajat était rempli d'énergie et était très doué pour la rénovation et la réparation domiciliaires. Le genre de travail qu'il effectuait autour de la maison dépassait celui que ferait un homme à tout faire.

     Qu'en est-il alors des éventualités? Le montant devrait-il être réduit par suite des éventualités négatives (par exemple la possibilité de la rupture du mariage de M. et de Mme Kajat, suivie d'un divorce, la possibilité que M. ou Mme Kajat, ou les deux, seraient décédés avant l'âge de 65 ans, la possibilité que M. Kajat aurait subi une certaine invalidité qui le rendrait inapte au travail et la possibilité que Mme Kajat se remarie et que son nouveau mari lui procure du soutien). M. McKellar n'a pas réduit son calcul en raison de ces éventualités. Selon lui, l'évaluation des éventualités incombe à la Cour. Il a également souligné que, même si la preuve actuarielle est utile pour l'évaluation des éventualités dans la mesure où elles se rapportent à des groupes de personnes, elles ne sont pas nécessairement utiles lorsqu'on tente d'évaluer la pertinence de ces facteurs pour une seule personne au sein du groupe. Les éventualités qui se rapportent à une personne doivent être évaluées en tenant compte de ses circonstances à elle. Je crois comprendre qu'on a recours aux moyennes statistiques lorsque la preuve concernant les circonstances particulières d'une personne n'est pas disponible ou est telle qu'elle n'individualise pas la personne dans la catégorie générale.

     Compte tenu de la preuve présentée en l'espèce, le montant accordé ne devrait pas être réduit en raison de l'éventualité du divorce des Kajat. Leur mariage était très solide. Ils ont immigré au Canada en provenance d'Allemagne, ayant vécu l'un près de l'autre en Pologne où ils ont été élevés. Des témoins ont fourni la preuve concernant la solidité de leur mariage et leur dévouement réciproque.

     La preuve concernant leur santé respective et leur style de vie n'était pas telle que je pourrais en conclure que les moyennes statistiques concernant les taux de mortalité conjointe ne devraient pas s'appliquer. Une réduction devrait être faite en tenant compte des taux de mortalité conjointe conformément aux principes de comptabilité généralement reconnus, comme le propose M. McKellar.

     En ce qui concerne la possibilité que Mme Kajat se remarie, cette femme est relativement jeune, et on pourrait imaginer qu'elle soit attirée par un compagnon permanent et qu'elle en attire un elle-même. De nombreuses incertitudes entourent cependant cette possibilité. Elle a exprimé l'avis qu'elle n'est pas intéressée à établir une telle relation, à moins qu'elle ne soit d'une qualité comparable à celle qu'elle a perdue lorsque M. Kajat est décédé. La mesure dans laquelle tout nouveau compagnon pourrait offrir le degré de soutien comparable à celui que fournissait M. Kajat n'est que spéculation. Je ne peux conclure qu'une réduction statistique en raison de la possibilité de remariage soit de mise.

     Les défendeurs font valoir que M. Kajat travaillait dans un domaine très dangereux. Le Dr Pettit a témoigné au sujet du nombre de décès et de blessures qui surviennent dans l'industrie de la plongée commerciale. Il a cependant concédé que les décès et les blessures surviennent le plus souvent lorsque les plongeurs sont mal formés et inexpérimentés. M. Kajat était très bien formé et avait beaucoup d'expérience. Cela ressort du témoignage de M. Zemojtal. Son milieu de travail était tel qu'il était caractérisé par la possibilité d'accident. On ne peut ignorer le fait qu'il a personnellement subi deux accidents en 1991 et 1992. Dans un cas, il a dû cesser de travailler pendant deux mois environ. Le 21 novembre 1991, son avant-bras s'est pris entre une corde et une poulie hydraulique qui servait au déchargement d'une cargaison d'oursins. En conséquence, il n'a pu travailler du 21 novembre 1991 au 15 janvier 1992. Pendant cette période, il a reçu des indemnités d'accident du travail. Au début de 1992, le navire de pêche que son associé d'alors et lui possédaient, le Jan-Ty-Lee, a sombré lorsque la barre s'est brisée dans une mer agitée. Le navire a été abandonné, car il ne pouvait être amarré et dérivait vers les rochers. L'équipage, y compris M. Kajat, n'a pas été blessé dans l'accident. C'est après cet incident que M. Kajat a acheté le Bona Vista.

     L'avocat de la demanderesse fait valoir que la jurisprudence montre qu'il n'est pas obligatoire dans tous les cas de rajuster à la baisse le calcul de la perte probable de soutien compte tenu des éventualités négatives. En l'espèce, le milieu de travail est tel que j'ai conclu que, outre le rajustement pour l'éventualité de la mortalité conjointe, une réduction de 15 % serait indiquée.

     Pour ce qui est de la majoration au titre de l'impôt, j'accepte les hypothèses et les méthodes de M. McKellar, notamment son utilisation d'un taux d'inflation à long terme postérieur au procès de 4 % et d'un portefeuille d'investissements limité aux obligations. Je demande à l'actuaire de la demanderesse, M. McKellar, de me fournir un calcul concernant la perte de soutien subie par Mme Kajat, compte tenu des modes de calcul qu'il a utilisés et qui ont été modifiés par les conclusions énoncées dans les présents motifs. Je verrai alors si le montant est juste et équitable, c'est-à-dire s'il devrait être rajusté à la hausse ou à la baisse.

     Le montant des dommages-intérêts particuliers n'est pas contesté.

     Je pense que la présente espèce justifie l'attribution d'honoraires de gestion. Mme Kajat est une personne intelligente et compétente, mais son domaine n'est pas celui de la gestion financière. Je crois comprendre que des honoraires de gestion correspondants à 0,75 % des fonds à gérer par année est une somme qu'il convient d'accorder à cet égard.

     B. Reed

     Juge

Ottawa (Ontario)

Le 26 août 1997.

Traduction certifiée conforme :     
                             François Blais, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     T-1724-94

ENTRE :

     BIRGIT KAJAT.,

     demanderesse,

     - et -

     LE NAVIRE " ARCTIC TAGLU " ET AL,

     défendeurs.


JUGEMENT

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NUMÉRO DU GREFFE :          T-1724-94
INTITULÉ DE LA CAUSE :      BIRGIT KAJAT,
                                     demanderesse,
                         - et -
                     LE NAVIRE " ARCTIC TAGLU " ET AL,
                                     défendeurs.
LIEU DE L'AUDIENCE :      Vancouver (Colombie-Britannique)
DATE DE L'AUDIENCE :      Le 2 juin 1997

MOTIFS DU JUGEMENT PRONONCÉS PAR MADAME LE JUGE REED

EN DATE DU 26 août 1997

ONT COMPARU :

D. Ross Clark,

                         pour la demanderesse

Robert J. McDonnell,

                         pour la défenderesse (Sa Majesté La Reine)

Gary Wharton,

                         pour le défendeur (Arctic Taglu)

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

DAVIS & COMPANY

Vancouver (Colombie-Britannique)

                         pour la demanderesse

FARRIS, VAUGHAN, WILLS & MURPHY

Vancouver (Colombie-Britannique)

                
                         pour la défenderesse (Sa Majesté La Reine)

CAMPNEY & MURPHY

Vancouver (Colombie-Britannique)

                         pour le défendeur (Arctic Taglu)
__________________

1.      C.R.C. ch. 1416 modifié par DORS/78-528, DORS/79-238, DORS/80-742, DORS/81-831, DORS/83-202, DORS/85-397, DORS/87-25, DORS/88-10, DORS/88-322, DORS/90-702, DORS/91-275, DORS/93-112, promulgué en vertu de l'article 562.11 de la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985) ch. S-9.

2.      Article 2.

3.      24b)      Un navire en train de pousser et un navire poussé en avant reliés par un raccordement rigide de manière à former une unité composite doivent être considérés comme un navire à propulsion mécanique et montrer les feux prescrits par la règle 23.
     La règle 23a) prévoit :
     a)      Un navire à propulsion mécanique faisant route doit montrer :
         (i)      un feu de tête de mât à l'avant;          (ii)      un second feu de tête de mât à l'arrière du premier et plus haut que celui-ci; toutefois, les navires de longueur inférieure à 50 mètres ne sont pas tenus de montrer ce feu, mais peuvent le faire;          (iii)      des feux de côté;          (iv)      un feu de poupe.

4.      Règle 36 :      Tout navire peut, s'il juge nécessaire d'appeler l'attention d'un autre navire, émettre des signaux lumineux ou sonores ne pouvant être confondus avec tout autre signal autorisé par l'une quelconque des présentes règles, ou bien orienter le faisceau de son projecteur en direction du danger qui menace un navire de façon telle que ce faisceau ne puisse gêner d'autres navires. Tout feu destiné à attirer l'attention d'un autre navire ne doit pas pouvoir être confondu avec une aide à la navigation. Aux fins de la présente règle, l'emploi de feux intermittents ou tournants à haute intensité, tels que les phares gyroscopiques, doit être évité.

5.      Transcription officielle, v. 12, pages 40 et 41.

6.      Transcription officielle, v. 12, pages 50 et 51.

7.      Voir Règlement sur les abordages, règles 15, 16 et 17.

8.      Page 107.

9.      646. Si la mort d'une personne a été occasionnée par une faute, une négligence ou une prévarication qui, si la mort n'en était pas résultée, aurait donné droit à la personne blessée de soutenir une action devant la Cour d'Amirauté et de recouvrer des dommages-intérêts à cet égard, les personnes à charge du défunt peuvent, nonobstant son décès, et bien que sa mort ait été occasionnée dans des circonstances équivalant en droit à un homicide coupable, soutenir une action pour dommages-intérêts devant la Cour d'Amirauté contre les mêmes défendeurs à l'égard desquels le défunt aurait eu droit de soutenir une action devant la Cour d'Amirauté en ce qui concerne cette faute, cette négligence ou cette prévarication, si la mort n'en était pas résultée.
     647(2) Dans une telle action, des dommages-intérêts proportionnés au dommage résultant du décès doivent être accordés aux personnes à charge respectivement pour lesquelles et à l'avantage desquelles l'action est intentée. Le montant ainsi recouvré, déduction faite des frais non recouvrés du défendeur, doit être divisé entre les personnes à charge en telles parts qui peuvent être déterminées au procès.

10.      R.S.A. 1955, ch. 111.

11.      Cougar Estate c. Central Mountain (1992), 72 B.C.L.R. (2d) 292, à la page 309.

12.      Waddams, The Law of Damages, 194 (par. 6-5); Mallery c. Soo Security Motorways Limited (1961), 38 W.W.R. 48 (C.B.R. Sask.).

13.      Keizer v. Hanna, [1978] 2 R.C.S. 342.

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