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Date : 20001020


Dossier: T-608-92



ENTRE :


RANJIT PERERA


demandeur


et


SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA


défenderesse


et


L'ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA


intervenante


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

(rendus à l'audience à Ottawa (Ontario),

le mercredi 19 octobre 2000)

LE JUGE HUGESSEN

[1]      Il s'agit d'une requête que le demandeur a présentée en vue d'obtenir la production de certains documents qui sont en la possession de la défenderesse et à l'égard desquels cette dernière invoque un privilège. Il s'agit du privilège fondé sur la confidentialité. Ce privilège est reconnu tant par la common law que par la loi.

[2]      Les documents demandés résultent de l'auto-identification volontaire des personnes faisant partie des minorités visibles qui travaillent pour l'ACDI, où le demandeur travaille également. L'action en soi est une demande en vue de l'obtention d'un redressement fondé sur la Charte dans le cas d'une allégation de discrimination, tant personnelle que systémique.

[3]      Il est reconnu que des renseignements relatifs à l'auto-identification volontaire ont été recueillis par la Couronne et qu'ils sont en sa possession depuis 1985.

[4]      Entre l'année 1985 et l'année 1996, les données en cause étaient recueillies conformément à la politique gouvernementale d'équité en matière d'emploi. Un privilège est invoqué pour cette période en vertu de la common law ainsi que de l'article 37 de la Loi sur la preuve au Canada. Je suis convaincu qu'au cours de cette période, pareils renseignements étaient recueillis sur une base confidentielle et qu'ils n'auraient pas été divulgués si leur confidentialité n'avait pas été garantie; en outre, les documents étaient essentiels à la mise en oeuvre d'une politique gouvernementale importante. En d'autres termes, je suis convaincu que les trois premiers critères applicables au privilège énoncé par Wigmore ont été satisfaits.

[5]      Cela nous amène au critère énoncé par Wigmore, selon lequel les différents intérêts, c'est-à-dire ceux qui militent en faveur de la divulgation et ceux qui militent en faveur du maintien de la confidentialité, sont soupesés. Cette appréciation est de son côté fort semblable à celle qu'exige l'article 37 de la Loi sur la preuve au Canada et, à toutes fins utiles, je ne vois aucune différence.

[6]      Depuis l'année 1996, une autre loi, la Loi sur l'équité en matière d'emploi, entre en ligne de compte. Aux fins qui nous occupent, la disposition la plus pertinente de cette loi est l'article 9, qui se lit comme suit :


9. (1) For the purpose of implementing employment equity, every employer shall

(a) collect information and conduct an analysis of the employer's workforce, in accordance with the regulations, in order to determine the degree of the underrepresentation of persons in designated groups in each occupational group in that workforce;

and

(b) conduct a review of the employer's employment systems, policies and practices, in accordance with the regulations, in order to identify employment barriers against persons in designated groups that result from those systems, policies and practices.         

Self-identification

(2) Only those employees who identify themselves to an employer, or agree to be

identified by an employer, as aboriginal peoples, members of visible minorities

or persons with disabilities are to be counted as members of those designated

groups for the purposes of implementing employment equity.

Confidentiality of information

(3) Information collected by an employer under paragraph (1)(a) is confidential

and shall be used only for the purpose of implementing the employer's

obligations under this Act.

9. (1) En vue de réaliser l'équité en matière d'emploi, il incombe à l'employeur :

a) conformément aux règlements, de recueillir des renseignements sur son effectif et d'effectuer des analyses sur celui-ci afin de mesurer la sous-représentation des membres des groupes désignés dans chaque catégorie professionnelle;



b) d'étudier ses systèmes, règles et usages d'emploi, conformément aux règlements, afin de déterminer les obstacles en résultant pour les membres des groupes désignés.


Auto-identification

(2) En vue de réaliser l'équité en matière d'emploi, seuls sont pris en compte dans les groupes correspondants les salariés qui s'identifient auprès de l'employeur, ou acceptent de l'être par lui, comme autochtones, personnes handicapées ou faisant partie des minorités visibles.

Confidentialité des renseignements

(3) Les renseignements recueillis par l'employeur dans le cadre de l'alinéa (1)a) sont confidentiels et ne peuvent être utilisés que pour permettre à l'employeur de remplir ses obligations dans le cadre de la présente loi.

[7]      Je crois également qu'il est important de s'arrêter à l'objet de la Loi, tel qu'il est énoncé à l'article 2, et en outre, puisqu'il en est fait mention à l'article 9, aux obligations de l'employeur, telles qu'elles sont énoncées à l'article 5. Ces dispositions se lisent comme suit :


Purpose of Act

2. The purpose of this Act is to achieve equality in the workplace so that no person shall be denied employment opportunities or benefits for reasons unrelated to ability and, in the fulfilment of that goal, to correct the conditions of disadvantage in employment experienced by women, aboriginal peoples, persons with disabilities and members of visible minorities by giving effect to the principle that employment equity means more than treating persons in the same way but also requires special measures and the accommodation of differences.

Objet

2. La présente loi a pour objet de réaliser l'égalité en milieu de travail de façon que nul ne se voie refuser d'avantages ou de chances en matière d'emploi pour des motifs étrangers à sa compétence et, à cette fin, de corriger les désavantages subis, dans le domaine de l'emploi, par les femmes, les autochtones, les personnes handicapées et les personnes qui font partie des minorités visibles, conformément au principe selon lequel l'équité en matière d'emploi requiert, outre un traitement identique des personnes, des mesures

spéciales et des aménagements adaptés aux différences.

Employer's duty

5. Every employer shall implement employment equity by

(a) identifying and eliminating employment barriers against persons in designated groups that result from the employer's employment systems, policies and practices that are not authorized by law; and

(b) instituting such positive policies and practices and making such reasonable

accommodations as will ensure that persons in designated groups achieve a degree of representation in each occupational group in the employer's workforce that reflects their representation in

(i) the Canadian workforce, or

(ii) those segments of the Canadian workforce that are identifiable by qualification, eligibility or geography and from which the employer may reasonably be expected to draw employees.

Obligations de l'employeur

5. L'employeur est tenu de réaliser l'équité en matière d'emploi par les actions suivantes :

a) détermination et suppression des obstacles à la carrière des membres des groupes désignés découlant de ses systèmes, règles et usages en matière d'emploi non autorisés par une règle de droit;

b) instauration de règles et d'usages positifs et prise de mesures raisonnables d'adaptation pour que le nombre de membres de ces groupes dans chaque catégorie professionnelle de son effectif reflète leur représentation :


(i) au sein de la population apte au travail,

(ii) dans les secteurs de la population apte au travail susceptibles d'être distingués en fonction de critères de compétence, d'admissibilité ou d'ordre géographique où il serait fondé à choisir ses salariés.

[8]      À mon avis, cette cour ne possède pas le pouvoir discrétionnaire de déroger à la déclaration faite par le législateur au paragraphe 9(3) de la Loi au sujet de la nature confidentielle des renseignements fournis. La Loi ne confère aucun pouvoir discrétionnaire de ce genre et les personnes qui ont de leur plein gré fourni les renseignements, c'est-à-dire, rappelons-le, celles qui se sont volontairement identifiées comme personnes faisant partie de minorités visibles, l'ont fait en se fondant sur la garantie de confidentialité qui leur était donnée. Ces personnes ne sont pas ici présentes et personne n'agit pour leur compte en vue de défendre leurs intérêts.

[9]      À mon avis, ces considérations sont également importantes lorsqu'il s'agit de soupeser les différents intérêts, comme il faut le faire pour la période antérieure à l'entrée en vigueur de la loi, c'est-à-dire pour la période allant de 1985 à 1996. Même avant que la loi ait été édictée, l'équité en matière d'emploi était une politique d'intérêt public importante. La loi a reconnu la politique, mais elle ne l'a pas créée.

[10]      Depuis 1995, l'auto-identification volontaire a été considérée comme essentielle, et est de fait essentielle, au bon fonctionnement de l'équité en matière d'emploi. Révéler l'identité d'une personne en violation de la garantie de confidentialité constituerait à vrai dire un abus de confiance. Cela porterait en outre atteinte aux buts exprès de la loi ainsi qu'à la politique y afférente.

[11]      L'action du demandeur est fondée sur la Charte et elle a sans aucun doute pour lui une importance cruciale, mais il reste que le demandeur exerce un droit privé par opposition à un droit public. Le fait que la demande est fondée sur la Charte ne change pas grand-chose à l'analyse. Les demandes fondées sur la Charte doivent néanmoins satisfaire aux exigences ordinaires de la charge de la preuve et aux lois sur la preuve.

[12]      L'argument du demandeur selon lequel je devrais d'une manière ou d'une autre ne pas tenir compte du paragraphe 9(3) ou lui donner une interprétation restreinte ne saurait être retenu. À moins que le paragraphe 9(3) ne porte en soi atteinte à la Charte, et le demandeur a renoncé à pareille allégation à l'audience, cette disposition doit s'appliquer aux demandes fondées sur la Charte comme à toutes les autres demandes.

[13]      Je conclus donc que je ne devrais ordonner au gouvernement pour ni l'une ni l'autre des périodes en question de divulguer les documents dans la forme où ils existent à l'heure actuelle. Sauf ordonnance contraire, ces documents sont et demeureront confidentiels.

[14]      Toutefois, cela ne met pas fin à l'affaire. À mon avis, il est tout à fait certain que les renseignements recueillis par le gouvernement à l'égard de l'équité en matière d'emploi, tant en vertu de la politique du gouvernement avant 1996, qu'en vertu de la loi depuis lors, sont des renseignements pertinents aux fins de l'action du demandeur et qu'ils peuvent donc être divulgués. Il faut respecter la confidentialité, mais il faut se rappeler que la préparation de statistiques est l'un des buts importants de la collecte de données, tant en vertu de la politique qu'en vertu de la loi. S'il est possible d'assurer la confidentialité tout en donnant au demandeur une possibilité raisonnable de vérifier et, s'il le juge bon, de contredire les statistiques gouvernementales, c'est ce qu'il faut faire. À la fin de la première journée d'audience, le demandeur lui-même, qui était selon moi conscient des problèmes que poserait la divulgation de renseignements confidentiels tels quels, a proposé un genre d'ordonnance. À mon avis, et de l'avis de l'intervenante, dont la participation à cette instance a été fort utile, ce projet d'ordonnance permet dans une large mesure d'atteindre le but visé : permettre au demandeur d'avoir accès aux renseignements, dans la mesure où la chose est raisonnablement possible, tout en protégeant la confidentialité des personnes concernées.

[15]      Le projet d'ordonnance est ainsi libellé :

         [TRADUCTION]
         1.      Un analyste des données indépendant, que les parties auront choisi de gré à gré, obtiendra les noms des employés de l'ACDI qui se sont identifiés comme personnes faisant partie de minorités visibles pour les années 1985 à 1999 afin d'être en mesure de vérifier le nombre de personnes en cause pour chacune des années en question.
         2.       Cet analyste indépendant ne divulguera pas, directement ou indirectement, l'identité des employés de l'ACDI qui se sont identifiés comme personnes faisant partie de minorités visibles.
         3.       Les listes de noms d'employés de l'ACDI qui se sont identifiés comme personnes faisant partie de minorités visibles pour les années 1985 à 1999 seront divulguées aux experts indépendants, dont les services auront été conjointement ou séparément retenus, en vue de leur permettre d'effectuer aux fins du litige une analyse sur le plan de l'équité en matière d'emploi.
         4.       Pareils tiers ne divulgueront pas, directement ou indirectement, l'identité des employés de l'ACDI qui se seront identifiés comme personnes faisant partie de minorités visibles.
         5.       Les rapports résultant de l'analyse mentionnée au paragraphe 3 ci-dessus ne révéleront pas, directement ou indirectement, l'identité des employés de l'ACDI qui se seront identifiés comme personnes faisant partie de minorités visibles. Pour plus de certitude, tout expert indépendant dont les services auront été retenus conformément au paragraphe 3 adoptera les techniques méthodologiques nécessaires en vue d'assurer la non-divulgation de l'identité des personnes faisant partie de minorités visibles.
         6.       Si une partie affirme qu'un rapport, en totalité ou en partie, de pareils tiers indépendants révèle directement ou indirectement le nom d'un employé de l'ACDI qui s'est identifié comme personne faisant partie d'une minorité visible, la Cour aura compétence pour déterminer si ce rapport viole en totalité ou en partie l'ordonnance qu'elle aura rendue en vertu de laquelle l'auto-identification volontaire de la part d'un employé de l'ACDI doit demeurer confidentielle.
         7.       Tant que les parties n'auront pas convenu que les rapports en question ne violent pas la confidentialité exigée par l'ordonnance de la Cour, ou tant que la Cour n'aura pas statué sur une allégation de violation de confidentialité, aucune des parties ne pourra utiliser les éléments contestés du rapport.
         8.       Les rapports préparés par les experts indépendants dont les services auront été retenus ne seront utilisés qu'aux fins du litige tant qu'ils n'auront pas été admis en preuve à l'instruction.


[16]      Le demandeur a subséquemment cherché à apporter un certain nombre de modifications à ce projet; j'examinerai maintenant ces modifications.

[17]      Premièrement, le projet parlerait maintenant de la protection des noms plutôt que de la protection des identités. À mon avis, cela n'est pas acceptable. Le nombre d'employés en cause serait apparemment peu élevé et la chose aurait pour effet d'accroître le risque que leur identité soit par inadvertance révélée même si leur nom ne l'est pas. Cependant, le nom d'un employé ne constitue qu'une partie de son identité; or, à mon avis, c'est l'identité qui doit être protégée. L'ordonnance exige déjà que les experts adaptent les méthodes employées en vue de protéger l'identité d'une personne et je ne suis pas prêt à en faire plus.

[18]      Le demandeur cherche ensuite à ajouter, à la fin de l'ordonnance, certains paragraphes qui visent à préserver son droit de présenter certains types d'éléments de preuve et d'effectuer certaines études. À mon avis, ces paragraphes ne sont pas nécessaires et l'ordonnance telle qu'elle a initialement été proposée ne restreint pas le droit du demandeur à cet égard.

[19]      Enfin, le demandeur cherche à ajouter un paragraphe qui vise à préserver le droit du juge présidant l'instruction d'ordonner la production de ces documents. Encore une fois, je ne crois pas que ce paragraphe soit nécessaire, mais j'ajouterai certains mots à l'ordonnance, que je me propose d'ailleurs de modifier légèrement de façon à maintenir le droit de la Cour de rendre toute autre ordonnance indiquée.

[20]      Je crois qu'il faudrait renforcer l'ordonnance en prévoyant que les renseignements en question sont protégés et qu'ils sont confidentiels. J'ajouterai un paragraphe juste avant le premier paragraphe actuel, de façon que les documents concernant l'auto-identification volontaire qui sont en la possession de la Couronne soient déclarés privilégiés et confidentiels et qu'ils ne soient divulgués que conformément aux dispositions de l'ordonnance, ou conformément à toute ordonnance qui pourra subséquemment être rendue. Tout document confidentiel qui a déjà par inadvertance été divulgué au demandeur ou à l'intervenante doit être immédiatement retourné.

[21]      J'ordonnerai également l'examen préliminaire des rapports d'experts par les avocats. Le demandeur, qui agit pour son propre compte, devra retenir les services d'un avocat à cette fin, à défaut de quoi il ne pourra pas participer à cette procédure. Le nouveau paragraphe sera inséré entre les paragraphes 5 et 6 du projet qui a été soumis et sera ainsi libellé : Tout rapport devra en premier lieu être divulgué uniquement aux avocats des parties et ne pourra pas être divulgué à une partie qui agit pour son propre compte.

[22]      Enfin, je crois que les dispositions de la règle 152 devraient s'appliquer. J'insérerai, après le paragraphe 8 du projet, un paragraphe prévoyant que les experts et les avocats qui auront obtenu divulgation de documents confidentiels conformément à la présente ordonnance devront observer mutatis mutandis la règle 152(2), b), c) et d).

[23]      Une ordonnance est rendue en conséquence. Aucune ordonnance n'est rendue au sujet des dépens.

                                 « James K. Hugessen »

                                     Juge

OTTAWA (Ontario),

le 20 octobre 2000.




Traduction certifiée conforme


Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :      T-608-92

    

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Ranjit Perera c. Sa Majest la Reine du chef du Canada et autre
LIEU DE L'AUDIENCE :      Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :      le 19 octobre 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE du juge Hugessen en date du 20 octobre 2000



ONT COMPARU :

Ranjit Perera          POUR SON PROPRE COMPTE
Linda Wall et Mme Signorini          POUR LA DÉFENDERESSE
Andrew Raven et Jacqui De Aguayo          POUR L'INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ranjit Perera          POUR SON PROPRE COMPTE

Orleans (Ontario)

Morris Rosenberg          POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Raven, Allen, Cameron & Ballantyne      POUR L'INTERVENANTE

Ottawa (Ontario)


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