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     Date : 19991215

     Dossier : T-559-98

Ottawa (Ontario), le 15 décembre 1999

En présence de : Monsieur le juge Pelletier

ENTRE :

     KURT ALEXANDER HIEBERT

     demandeur

     - et -

     JOE PRICE, en sa qualité de

     COMMISSAIRE ADJOINT INTÉRIMAIRE,

     DÉVELOPPEMENT ORGANISATIONNEL,

     SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA et

     OLE INGSTRUP, en sa qualité de

     COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

     défendeurs



     MOTIFS DE L'ORDONNANCE et ORDONNANCE


[1]      À l'âge de 17 ans, Kurt Hiebert a entendu les portes d'un pénitencier fédéral se refermer derrière lui, alors qu'il commençait à purger sa peine. Aujourd'hui, 23 ans plus tard, il se trouve encore entre les murs d'un établissement fédéral où il pourrait passer le restant de sa vie, en raison de déclarations de culpabilité pour meurtre au second degré (1987) et pour homicide involontaire coupable (1991) relativement à la mort de deux autres détenus. Le demandeur est passé de la population carcérale générale à l'unité spéciale de détention à sécurité maximale, puis à l'unité de santé mentale de l'établissement de Millhaven, où il se trouvait à la date du dépôt de sa demande. L'équipe de gestion du cas du demandeur estime que celui-ci a fait des efforts considérables et qu'il pourrait bénéficier de certains programmes offerts dans la région du Pacifique, où demeure présentement son épouse. Cependant, la demande de transfèrement du demandeur à l'établissement Mountain a été rejetée en raison de la présence de [TRADUCTION] « personnes incompatibles » au sein de la population de cet établissement. Sont incompatibles les personnes qui, de l'avis des autorités correctionnelles, ne peuvent être détenues dans un même établissement en raison de l'animosité qui existe entre elles et qui pourrait les pousser à la violence. M. Hiebert a déposé un grief relativement au rejet de sa demande de transfèrement. Il conteste la conclusion selon laquelle des problèmes insurmontables surviendraient entre lui et les personnes qui lui sont incompatibles. Le grief du demandeur a été rejeté; il introduit à présent une demande de contrôle judiciaire. C'est à l'occasion du traitement de cette demande que la question de la divulgation des documents a été soulevée.

[2]      Dans un geste constituant un écart marqué par rapport à la pratique normale, l'on a communiqué à M. Hiebert l'identité de certaines personnes avec lesquelles il y aurait supposément incompatibilité. Dans son affidavit, le demandeur a expliqué la nature des relations qu'il entretenait avec ces personnes, de même que la raison pour laquelle il estimait qu'il n'y avait pas de problèmes d'incompatibilité. Certains détenus sont même allés jusqu'à mettre par écrit qu'ils ne s'opposaient pas à ce que le demandeur soit gardé dans le même établissement qu'eux. Dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire, M. Hiebert a demandé que lui soient divulgués les renseignements qu'il avait précisés dans son avis de requête introductif d'instance de la manière suivante :

     [TRADUCTION] [...] la liste des personnes incompatibles à l'égard du demandeur, les motifs pour lesquels ces personnes sont perçues aujourd'hui comme étant incompatibles, de même que les dates et les méthodes d'examen de leur statut, ou, subsidiairement, tous les renseignements de cette nature qui peuvent être divulgués, à l'exception seulement des renseignements qui sont strictement nécessaires à la protection de la sécurité d'une personne.

[3]      Les agents défendeurs du Service correctionnel du Canada ont déposé, en réponse à la demande présentée par le demandeur, l'affidavit de Kevin Shaun Crawford établissant certains faits quant à M. Hiebert et à la nature de l'incompatibilité. Cet affidavit laisse entendre que les documents demandés par M. Hiebert n'existent pas. Les défendeurs ont également déposé un certificat produit par Yvan Joseph Denis Thibault aux termes de la Loi sur la preuve au Canada dans lequel ce dernier invoque les dispositions de l'article 37 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985) ch. C-5, et des alinéas 27(3)a) et b) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.R.C. (1985) ch. C-44.6; lues conjointement, ces dispositions autorisent la non-divulgation de documents lorsqu'une telle divulgation risque de mettre en danger la sécurité d'une personne ou du pénitencier. Les documents en question ont été créés aux fins du règlement du grief déposé par M. Hiebert. La Cour est par conséquent saisie d'une demande de production de documents n'existant vraisemblablement pas sous la forme demandée et dont le décideur n'avait pas connaissance, de même que d'un refus relativement à la production de documents qui existent et dont disposait le décideur.

[4]      La demande de M. Hiebert avait été déposée avant l'entrée en vigueur des Règles de la Cour fédérale (1998). La règle 501 prévoit cependant que les « nouvelles » règles s'appliquent aux instances déjà introduites1, ce qui signifie que la présente affaire est assujettie à l'application des règles 317 et 318, qui prévoient :

317. (1) A party may request material relevant to an application that is in the possession of a tribunal whose order is the subject of the application and not in the possession of the party by serving on the tribunal and filing a written request, identifying the material requested.


317. (1) Une partie peut demander que des documents ou éléments matériels pertinents à la demande qui sont en la possession de l'office fédéral dont l'ordonnance fait l'objet de la demande lui soient transmis en signifiant à l'office fédéral et en déposant une demande de transmission de documents qui indique de façon précise les documents ou éléments matériels demandés.

(2) An applicant may include a request under subsection (1) in its notice of application.

(2) Un demandeur peut inclure sa demande de transmission de documents dans son avis de demande.

318. (1) Within 20 days after service of a request under rule 317 , the tribunal shall transmit

318. (1) Dans les 20 jours suivant la signification de la demande de transmission visée à la règle 317 , l'office fédéral transmet :

(a) a certified copy of the requested material to the Registry and to the party making the request; or

a) au greffe et à la partie qui en a fait la demande une copie certifiée conforme des documents en cause;

(b) where the material cannot be reproduced, the original material to the Registry.

b) au greffe les documents qui ne se prêtent pas à la reproduction et les éléments matériels en cause.

(2) Where a tribunal or party objects to a request under rule 317 , the tribunal or the party shall inform all parties and the Administrator, in writing, of the reasons for the objection.

(2) Si l'office fédéral ou une partie s'opposent à la demande de transmission, ils informent par écrit toutes les parties et l'administrateur des motifs de leur opposition.

(3) The Court may give directions to the parties and to a tribunal as to the procedure for making submissions with respect to an objection under subsection (2).

(3) La Cour peut donner aux parties et à l'office fédéral des directives sur la façon de procéder pour présenter des observations au sujet d'une opposition à la demande de transmission.

(4) The Court may, after hearing submissions with respect to an objection under subsection (2), order that a certified copy, or the original, of all or part of the material requested be forwarded to the Registry.

(4) La Cour peut, après avoir entendu les observations sur l'opposition, ordonner qu'une copie certifiée conforme ou l'original des documents ou que les éléments matériels soient transmis, en totalité ou en partie, au greffe.

[5]      En l'espèce, une ordonnance a été délivrée aux termes de la règle 318 pour que soit soumise à un juge, lors d'une audience, la question de la production des documents.

[6]      Quant à la demande de production de documents contenue dans l'avis de requête introductif d'instance de M. Hiebert, il n'existe aucune preuve démontrant que de tels documents existent sous la forme décrite dans l'avis, et l'affidavit de Kevin Shaun Crawford établit qu'aucun document de cette nature n'avait été présenté au décideur M. Price.

[7]      Il ressort clairement de la majorité de la jurisprudence portant sur la production de documents en matière de demandes de contrôle judiciaire que l'on ne peut ordonner la production que des documents dont disposait le décideur. Le juge Muldoon a exprimé un point de vue contraire dans l'affaire Friends of the West Country Association c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) (1997), 130 F.T.R. 206, à la page 218, où apparaît l'extrait suivant :

     Ni l'arrêt Terminaux portuaires du Québec2 ni l'arrêt Pathak3 n'appuient la proposition selon laquelle un document pertinent est un document qui a été « examiné » ou sur lequel on s'est « appuyé » . L'arrêt Pathak indique clairement que le critère applicable à la pertinence consiste à déterminer de quelle façon le document se rattache aux motifs énoncés dans l'avis de requête introductif d'instance et l'affidavit produits à l'appui.

En arrivant à cette conclusion, le juge Muldoon a établi une distinction entre l'affaire dont il était saisi et la situation dans l'arrêt Pathak, précité, dans lequel le juge MacGuigan avait déclaré :

     Seuls le rapport de l'enquêteur et les observations des parties sont nécessaires pour la décision de la Commission. Tout le reste est laissé au bon plaisir de la Commission. Si la Commission choisit donc de ne pas demander tel ou tel document, alors on ne peut dire que ce document se trouve devant la Commission à l'étape de la décision, par opposition à l'étape de l'enquête. Ledit document ne saurait donc faire l'objet d'une demande de production à titre de document utilisé par la Commission dans sa décision, même s'il a fort bien pu être utilisé par l'enquêteur dans son rapport. Ce sont là deux moments différents de la vie de la Commission, des moments distincts qui ne sauraient être confondus par l'effet d'une fiction juridique.
    

[8]      Le fondement de la distinction établie par le juge Muldoon consiste à dire que, aux termes de la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale, L.R.C. (1985) ch. C-37, le ministre avait une fonction de surveillance à l'égard du processus d'évaluation, ce qui signifiait que les étapes de l'enquête et de la prise de décision n'étaient pas distinctes l'une de l'autre, contrairement aux procédures entamées devant la Commission des droits de la personne.

[9]      D'un autre côté, le juge Nadon a passé en revue la jurisprudence pertinente en semblable matière dans l'affaire 1185740 Ontario Limited c. Canada (Ministre du Revenu national) (1998), 150 F.T.R. 60, et est arrivé à la conclusion que l'on ne peut ordonner la production que des documents dont disposait le décideur, un point de vue compatible avec celui qu'avait exprimé le juge MacGuigan dans l'arrêt Pathak :

     Dans l'affaire Sovereign Life Insurance Co. c. Canada (1995), 100 F.T.R. 81, j'ai examiné l'ancienne règle 1305 qui était l'équivalent de la règle 1612 dans le contexte des appels prévus par la loi. Suivant cette règle, le tribunal dont la décision faisait l'objet de l'appel devait envoyer au greffe de la Cour tous les documents se rapportant à l'affaire dont il avait été saisi et qui étaient en sa possession ou sous son contrôle. Pour parvenir à une conclusion dans cette affaire, j'ai examiné un certain nombre de décisions de la Cour fédérale, notamment la décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Trans Quebec & Maritimes Pipeline Inc. c. Office national de l'énergie, [1984] 2 C.F. 432. À la page 93 de l'affaire Sovereign, j'ai conclu :

     En plus d'être pertinents en ce qui concerne la question soumise au tribunal, les documents demandés doivent, à mon avis, avoir été présentés au tribunal ou mis à sa disposition. Sur ce point, je tiens à mettre en évidence le passage des observations du juge en chef Thurlow précitées, dans l'arrêt Trans Quebec & Maritimes Pipeline Inc., où il dit que « [l]e tribunal saura ce qu'il a ou a eu en sa possession qui est pertinent, l'usage qui en a été fait et son rapport avec la décision en cause » . Dans l'arrêt Pacific Press Ltd. et autre c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration et autre, [1991] 127 N.R. 323, la Cour d'appel fédérale devait décider s'il convenait d'ajouter des documents au dossier dans une demande en vertu de l'article 28. À la page 324, le juge Heald a dit ceci :

         [traduction] Par cette requête, la Cour est priée d'ajouter au dossier des documents qui n'ont pas été soumis à l'arbitre au moment où il a pris sa décision et qui n'auraient pas pu lui être soumis parce qu'ils n'existaient pas à ce moment-là. La présente Cour a refusé de rendre une telle ordonnance en pareille situation.

    

[10]      La Cour d'appel fédérale a, dans l'arrêt 1185740 c. Canada (Ministre du Revenu national) (1998), 150 F.T.R. 60, confirmé le point de vue adopté par le juge Nadon. Je conclus, par conséquent, que l'on ne peut ordonner la production des documents que si le décideur les avait en sa possession au moment de la prise de décision.

[11]      Quoi qu'il en soit, non seulement le décideur ne disposait-il pas des documents que le demandeur cherche à faire produire en l'espèce, mais de plus il n'existe aucune preuve tendant à montrer que ces documents existent sous la forme demandée. C'est précisément le commentaire qu'a formulé le juge Décary relativement à une telle circonstance dans l'arrêt Terminaux portuaires du Québec Inc. c. Canada (Conseil canadien des relations du travail) (1993), 164 N.R. 60 :

     Bref, les règles 1612 et 1613 ne permettent pas à une partie de demander au tribunal de préparer de nouveaux documents ou d'effectuer des recherches à partir de documents existant, pas plus qu'elle ne permet à une partie d'obtenir du tribunal des documents existant qui n'ont aucune relation avec la décision attaquée.

[12]      L'un ou l'autre des motifs est par conséquent suffisant pour statuer sur l'issue de la demande de production contenue dans l'avis de requête introductif d'instance présenté par M. Hiebert. En l'absence de preuve tendant à montrer que de tels documents existent, et vu la preuve établissant que le décideur ne disposait pas de tels documents, aucun motif ne justifie que l'ordonnance recherchée soit délivrée.

[13]      Il ressort, à la lecture de l'affidavit de M. Hiebert, que les renseignements demandés découlent de la crainte du demandeur que la mauvaise foi de la part d'un ou de plusieurs agents de correction ait entraîné le rejet de sa demande de transfèrement. Au paragraphe 51 de son affidavit, le demandeur reprend une déclaration par ouï-dire d'un agent de correction selon laquelle [TRADUCTION] « Mountain [l'établissement] ne voulait tout simplement pas me prendre » . J'ai examiné les documents confidentiels joints au certificat produit par Yvan Joseph Denis Thibault. Il m'apparaît de ces documents qu'il existe un fondement rationnel au soutien de la prétention du défendeur. Il ne s'agit pas simplement d'un point de vue capricieux ou arbitraire.

[14]      Je passe à présent au deuxième volet de l'argument, à savoir le refus du défendeur de produire certains documents dont disposait le décideur, mais dont la production est contestée au motif qu'elle mettrait en danger la sécurité de certains individus ou du pénitencier.

[15]      Certains de ces documents sont décrits dans l'affidavit de Kevin Shaun Crawford, un agent principal de correction, de la manière suivante :

     a)      un extrait d'une lettre provenant de Dennis Corrigan en date du 27 octobre 1997 qui contient des renseignements confidentiels;
     b)      un sommaire des renseignements fournis, oralement et par écrit, par les agents de l'établissement Mountain et de la région du Pacifique relativement à certains détenus qui ne sont pas prêts à tenter de résoudre leurs différends avec le demandeur, ou de trouver une solution à ces différends.

[16]      Il existe en outre d'autres documents dont l'affidavit et le certificat ne font pas mention, notamment des communications internes et des dossiers relatifs aux communications avec les détenus.

[17]      Quoi qu'il en soit, le motif de la non-divulgation porte que la divulgation [TRADUCTION] « mettrait en danger la sécurité des détenus et des pénitenciers » . Aucun détail n'a été fourni relativement à la manière dont ce scénario pourrait se concrétiser.

[18]      Le critère applicable à la divulgation des renseignements en milieu carcéral a été énoncé de plusieurs façons. Dans l'arrêt Demaria c. Comité régional de classement des détenus, [1987] 1 C.F. 74, un détenu a été transféré contre son gré après qu'on l'eut accusé d'avoir introduit du cyanure au sein du pénitencier. Aucune trace de cyanure n'a été retrouvée. L'on n'a jamais communiqué au détenu concerné les motifs à la base des soupçons de l'agent de correction. Le juge Hugessen, au nom de la Cour d'appel, a commenté l'absence de détails comme suit :

     On fait savoir à l'appelant qu'il existe des motifs raisonnables de croire qu'il a introduit du cyanure dans la prison. Aucune indication ne lui est fournie sur la nature de ces motifs. Les allégations formulées à son sujet ne comportent aucun détail significatif. Où? Quand? Comment? D'où provenait le poison? Comment avait-il été obtenu? Pour quelles fins? Quelle en était la quantité? Les allégations sont censées être fondées sur des renseignements obtenus du personnel de Millhaven et de la Sûreté de l'Ontario. Quels renseignements proviennent de quelle source? Y a-t-il un indicateur en cause? Si tel est le cas, quelle partie de sa déclaration peut-on dévoiler tout en gardant son identité secrète? La police a-t-elle poursuivi son enquête? A-t-elle procédé à des arrestations? Les questions s'enchaînent presque à l'infini.

[19]      Le juge a ensuite formulé des commentaires relativement au besoin de ne pas divulguer certains renseignements et à la règle suivant laquelle il faut fournir au détenu autant de renseignements que possible :

     Il ne fait naturellement aucun doute que les autorités étaient justifiées de ne pas divulguer des sources de renseignement confidentielles. Un pénitencier n'est pas un établissement pour enfants de choeur et, si certains renseignements provenaient d'indicateurs (le dossier en l'espèce ne permet de tirer aucune conclusion à ce sujet), il est important que ces derniers soient protégés. Mais, même si cela était le cas, il devrait toujours être possible de transmettre l'essentiel des renseignements tout en ne dévoilant pas l'identité de l'indicateur. Il incombe toujours aux autorités d'établir qu'elles n'ont refusé de transmettre que les renseignements dont la non-communication était strictement nécessaire à de telles fins. [...]

     En dernière analyse, il s'agit de déterminer non pas s'il existe des motifs valables pour refuser de communiquer ces renseignements mais plutôt si les renseignements communiqués suffisent à permettre à la personne concernée de réfuter la preuve présentée contre elle.

[20]      L'affaire Cadieux c. Établissement Mountain, [1985] 1 C.F. 378, fournit une formulation différente du critère de divulgation appropriée. Le programme d'absence temporaire sans escorte auquel avait droit le détenu a été annulé. Ce dernier a simplement été informé que le Service correctionnel avait des motifs de croire qu'il ne se conformerait pas aux conditions de sa mise en liberté. Le détenu a déposé une demande de contrôle judiciaire pour chercher à faire rétablir son droit de bénéficier du programme d'absence temporaire sans escorte. Le juge Reed a commenté la possibilité que, dans certaines circonstances, un détenu ne puisse être informé que de l'essentiel des motifs retenus contre lui, par exemple dans le cas où la divulgation permettrait automatiquement d'identifier l'informateur :

     À mon avis, rares sont les cas où le détenu ne peut être informé de l'essentiel au moins des motifs retenus contre lui. Ce serait notamment le cas si les actes reprochés avaient été commis à l'extérieur de l'établissement lorsque le détenu était en liberté. Toutefois, je peux plus facilement concevoir certaines situations dans lesquelles il peut être nécessaire de refuser de divulguer même l'essentiel des arguments qui lui sont opposés lorsque les renseignements se rapportent à la conduite survenue à l'intérieur de l'établissement. Cela pourrait être nécessaire si le contenu des renseignements était tel que leur divulgation permettrait automatiquement d'identifier l'informateur. (C'est un lieu commun que l'identité des informateurs ne doit pas être divulguée.) [...] En regard de la situation dans les prisons, l'ordre et la sécurité en milieu carcéral peuvent tout particulièrement exiger un refus de divulguer l'identité des informateurs. Un tel refus pourrait également être nécessaire si la divulgation entraînait automatiquement le dévoilement des méthodes utilisées pour obtenir des renseignements et par contrecoup devait ainsi gêner considérablement le fonctionnement futur de la Commission. Dans de telles circonstances, je ne crois pas qu'on devrait interdire à la Commission de se fonder sur des renseignements qui lui sont transmis et de les utiliser même si elle ne communique pas l'essentiel de ces renseignements au détenu. L'intérêt du public en ce qui a trait à la prévention des récidives alors que le détenu est en liberté, au maintien de la sécurité et de l'ordre dans l'établissement pénal et à la préservation de la capacité de la Commission des libérations conditionnelles de fonctionner d'une manière efficace peut l'emporter sur la règle usuelle selon laquelle une personne a droit de connaître l'essentiel des motifs retenus contre elle. Toutefois, les occasions où une telle situation est justifiée doivent être rares. Il doit y avoir un élément de nécessité; il ne suffit pas que ce soit simplement commode pour la Commission.

[21]      L'importance que revêt l'acte de désigner un détenu comme étant incompatible à l'égard d'un autre est expliquée aux paragraphes 12, 15, 16, 17 et 18 du certificat produit par Yvan Joseph Denis Thibault, que voici :

     12.      [TRADUCTION] Il est possible qu'un détenu ne puisse pas s'intégrer à une population carcérale générale lorsque cette population comprend une ou plusieurs « personnes incompatibles » avec le détenu. Est « incompatible » tout autre détenu ou agent de sécurité dont la présence dans le même établissement constitue un risque pour la sécurité de ce détenu, d'un membre du personnel ou du pénitencier. Ces risques comprennent les voies de fait graves et le meurtre. Un détenu peut être incompatible à l'égard d'un autre pour plusieurs raisons, dont voici les plus fréquentes :
          (a) lors de son incarcération, un détenu peut avoir accumulé des dettes dont ses créanciers peuvent exiger le paiement par le recours à la force;
         (b) un détenu peut avoir fourni des renseignements à un agent de sécurité au sujet d'un autre détenu qui ont par la suite été utilisés par le Service correctionnel au détriment de ce dernier;
         (c) un détenu peut avoir fourni des renseignements à un agent de sécurité au sujet d'un autre détenu qui ont par la suite été utilisés par le Service correctionnel au détriment de ce dernier;
         (d) un détenu peut avoir volé un autre détenu et celui-ci peut chercher à reprendre possession de l'objet volé ou chercher à se venger;
         (e) un détenu peut avoir été déclaré coupable d'agression sexuelle ou d'un autre crime pour lequel d'autres détenus peuvent chercher à le punir;
         (f) un détenu ou un membre du personnel peut avoir été pris en otage ou agressé par un autre              détenu;
         (g) un détenu peut appartenir à un gang de criminels ou à une organisation sociale ou criminelle, et ainsi faire l'objet de récriminations d'autres détenus appartenant à des organisations ou gangs rivaux.
     15.      Je constate de mon expérience que le comportement des détenus est influencé par un code de conduite fondé sur le statut et la réputation. Ces deux éléments sont perçus à la lumière de facteurs tels la nature de l'infraction perpétrée par le détenu, ses allégeances avant et pendant l'incarcération, de même que ses antécédents comportementaux en détention. Par exemple, les détenus qui ont perpétré des infractions de nature sexuelle ou ceux qui ont fourni des renseignements aux agents de sécurité au sujet d'autres détenus font l'objet de mépris de la part des autres détenus et peuvent être la cible d'une attaque s'ils sont placés au sein d'une population carcérale générale. En outre, les détenus ont tendance à garder rancune relativement à des incidents passés ou à des insultes qu'on leur a proférées et chercheront la plupart du temps à se faire justice dès que l'occasion se présente. Lorsqu'ils croient qu'on leur a causé du tort, les détenus sont également enclins à réagir plus fortement que la population générale en raison de l'environnement compétitif qui prévaut en milieu carcéral, de la proximité entre les détenus et de la surveillance constante dont leur statut fait l'objet. Pour ces raisons, les détenus peuvent connaître de la frustration et avoir recours à la violence pour régler leurs conflits. Même des incidents mineurs, tels une dette de cigarette, peuvent entraîner de graves conséquences allant de voies de fait au meurtre.
     16.      J'ai été témoin à plusieurs reprises d'incidents violents lorsque des détenus incompatibles ont été mis en contact par mégarde. Ces incidents donnent lieu notamment à des attaques, à des voies de fait et à des meurtres; ils ont à l'occasion créé des émeutes impliquant plusieurs détenus et constituent donc un danger pour la sécurité des pénitenciers.
     17.      Le maintien d'une certaine distance entre des détenus incompatibles constitue un facteur important pour la sécurité des pénitenciers fédéraux. La communication à un détenu de l'identité des détenus considérés incompatibles à son égard expose ces « personnes incompatibles » à des mesures de représailles de la part du détenu lui-même, ou par l'intermédiaire d'autres détenus. Les « personnes incompatibles » sont perçues comme étant des « cibles » et font l'objet d'attaques physiques de la part des autres détenus. Des détenus ont été battus et même tués pour des histoires de dettes, pour avoir mis en garde les autorités relativement au comportement d'un autre détenu et pour avoir fourni des preuves à l'encontre d'un autre détenu.
     18.      Pour toutes ces raisons, les détenus hésitent souvent à s'identifier comme « personne incompatible » et peuvent aller jusqu'à nier toute incompatibilité avec d'autres détenus. Une telle négation peut être prise en compte par le personnel de correction, mais ne peut trancher en soi la question de l'incompatibilité. Le personnel de correction doit procéder à sa propre évaluation de la question de l'incompatibilité des détenus.
    

[22]      La question qui se pose en l'espèce concerne le statut d'incompatibilité de certains détenus à l'égard de M. Hiebert. Le fait d'être perçu comme étant une « personne incompatible » à l'égard d'un individu qui a été déclaré coupable d'avoir tué deux autres détenus n'est certainement pas négligeable. Il serait particulièrement déplaisant d'être identifié comme étant la personne dont l'incompatibilité avec M. Hiebert a empêché celui-ci de réaliser son objectif de retourner dans la région du Pacifique. Quel que soit le point de vue du personnel de correction quant à la maturité émotionnelle de M. Hiebert, les détenus eux-mêmes peuvent fort bien avoir une opinion différente à cet égard. Le climat potentiel de peur et de panique, d'une part, et la soif de vengeance, d'autre part, forment une combinaison dangereuse dans un environnement aussi fermé qu'un pénitencier.

[23]      En l'espèce, c'est précisément l'identité des personnes incompatibles, en tant qu'objet de la divulgation, qui constitue l'élément établissant une distinction entre la présente affaire et les causes usuelles concernant la divulgation en milieu carcéral, alors qu'en règle générale l'identité des informateurs ou des personnes incompatibles peut accidentellement être soulevée à l'occasion de la divulgation d'autres renseignements. Une situation analogue à la présente est celle où la demande de divulgation vise l'identité des informateurs. Dans un tel cas, il ne serait pas difficile de décider la quantité de renseignements pouvant être divulgués sans que l'identité de l'informateur ne soit pour autant révélée. Tout renseignement relatif à l'informateur constituerait un renseignement de trop. De manière analogue, il n'est pas possible d'aborder le sujet des personnes incompatibles sans les exposer à un certain danger. Quoi qu'on dise au sujet des personnes incompatibles, le simple fait d'en parler fournit à ceux en position de leur causer du tort plus de renseignements qu'il ne leur en faut. En l'espèce, M. Hiebert a été mis au courant de l'essentiel (et même plus) des motifs pour lesquels sa demande de transfèrement a été rejetée. En dire davantage équivaudrait à dévoiler des renseignements au sujet des personnes incompatibles en particulier, ce qui les exposerait à un danger.

[24]      Pour rattacher la présente analyse au contexte d'une demande fondée sur l'article 37, il convient de se référer à la décision de principe Goguen et Albert c. Gibson, [1983] 2 C.F. 463, qui s'applique en semblable matière. Dans cet arrêt, la Cour avait adopté une approche à deux volets pour trancher les demandes de non-divulgation. Dans un premier temps, la Cour a examiné les revendications opposées - en faveur de la divulgation et de la non-divulgation - en s'appuyant sur la preuve par affidavit dont elle disposait, mais sans toutefois examiner les documents. La Cour ne passe à la deuxième étape de l'analyse, soit celle qui porte sur l'examen des documents, que si elle ne peut statuer sur la question à cette étape-là :

     Il me paraît clair que pour adjuger sur une demande de divulgation de renseignements contre laquelle une opposition a été présentée en vertu des articles 36.1 et 36.2 de la Loi, le tribunal se doit de procéder en vertu d'une analyse pouvant comprendre deux étapes. Le tribunal est investi du pouvoir d'inspecter les documents, mais il n'a pas l'obligation de le faire, et il me semble qu'il en abuserait s'il exerçait ce pouvoir sans réserve, inutilement et pour tout autre motif que pour les besoins de la décision qu'il doit rendre. Cette observation, pour moi, non seulement confirme la nécessité d'une approche en deux étapes mais elle met en lumière en même temps la nature du prétendu critère qu'une telle approche implique. Le tribunal passera à la deuxième étape et examinera les documents si, et seulement si, il est convaincu qu'il doit le faire pour arriver à une conclusion ou, en d'autres termes, si et seulement si, à partir des pièces qui lui ont été soumises, il ne peut dire s'il doit accepter ou rejeter la demande.

[25]      En l'espèce, j'en serais venu à la même conclusion sans passer par l'examen des documents, étant donné que ma décision se fonde sur la nature même des renseignements demandés, soit l'identité des personnes incompatibles. J'ai néanmoins examiné les documents en vue de statuer sur la question de la mauvaise foi qui avait été soulevée, même si elle n'avait pas explicitement été invoquée, dans l'affidavit de M. Hiebert. J'ai examiné ces documents parce que j'estime qu'il importe de trouver un équilibre entre la règle très large de non-divulgation dans ces cas-là et le besoin de s'assurer objectivement que le pouvoir dont sont investis les agents de correction est exercé conformément aux fins prévues. Cela n'implique rien de plus qu'une évaluation quant à savoir s'il existe un fondement rationnel à l'appui de la prétention avancée par les autorités correctionnelles. Il n'appartient pas à la Cour de tenter de procéder à une évaluation des risques. Si les documents ont un lien rationnel à l'égard de l'objectif visé, il n'y a alors pas lieu d'en dire davantage à ce sujet. S'il y a absence de lien rationnel entre les documents et l'objectif visé, la Cour doit alors examiner les mesures de réparation qui peuvent être envisagées, tout en tenant compte du fait que la demande dont elle est saisie porte non pas sur le bien-fondé de la revendication, mais bien sur la divulgation des renseignements. En l'espèce, les documents ont un lien rationnel avec l'objectif visé et, par conséquent, il n'y a pas lieu de rajouter quoi que ce soit à cet égard.


     ORDONNANCE

     Après avoir lu les affidavits de Kurt Hiebert et de Kevin Shaun Crawford, de même que le certificat produit par Yvan Joseph Denis Thibault;

     Après avoir examiné l'intérêt que possède le demandeur dans la divulgation des renseignements demandés dans son avis de requête introductif d'instance;

     Après avoir pondéré les intérêts des parties et du public dans la divulgation de certains renseignements confidentiels joints au certificat par rapport à la protection des personnes et le maintien de la sécurité des pénitenciers;


     LA COUR ORDONNE PAR LA PRÉSENTE :

     1-      que la demande de divulgation contenue dans l'avis de requête introductif d'instance du demandeur soit rejetée;
     2-      que l'opposition à la divulgation des documents confidentiels joints au certificat soit accueillie;
     3-      qu'il n'y aura pas d'ordonnance relative aux dépens.



     « J.D. Denis Pelletier »

                                         Juge

Traduction certifiée conforme


Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER



NO DU GREFFE :              T-559-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Kurt Alexander Hiebert c. Joe Price et autre

LIEU DE L'AUDIENCE :          Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :          Le 15 juin 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE PRONONCÉS

PAR LE JUGE PELLETIER

EN DATE DU :              15 décembre 1999


ONT COMPARU:

Carol Blake                      POUR LE DEMANDEUR

Graham Sanderson                      POUR LES DÉFENDEURS


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Carol Blake                      POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg                      POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

__________________

1

501. (1) Subject to subsection (2), these Rules apply to all proceedings, including further steps taken in proceedings that were commenced before the coming into force of these Rules. 501. (1) Sous réserve du paragraphe (2), les présentes règles s'appliquent à toutes les instances, y compris les procédures engagées après leur entrée en vigueur dans le cadre d'instances introduites avant ce moment.
    

2      Terminaux portuaires du Québec Inc. c. Canada (Conseil canadien des relations du travail)          (1994), 164 N.R. 60 (C.A.F.).

3      Pathak c. Canada (Commission des droits de la personne), [1995] 2 C.F. 455.

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