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     T-1340-97

E n t r e :

     TÉLÉ-DIRECT (PUBLICATIONS) INC.,

     demanderesse,

     et

     CANADIAN BUSINESS ONLINE INC.

     et SHELDON KLIMCHUK,

     défendeurs.

     MOTIFS ET DISPOSITIF DE L'ORDONNANCE

LE JUGE JOYAL

     La Cour est saisie d'une requête présentée par la demanderesse en vue d'obtenir une injonction interlocutoire en vertu de l'article 469 des Règles de la Cour fédérale. La présente requête s'inscrit dans le cadre d'une action en contrefaçon de marque de commerce. La requête a été débattue de façon fort compétente et professionnelle par les avocats des parties, qui ont soumis à la Cour une multitude d'affidavits, de pièces et d'arguments à l'appui. Pour la présente requête, je ne répondrai toutefois explicitement à rien de ce qui a été dit ou souligné au cours de l'audience de deux jours.

1.      Les faits

     La compagnie demanderesse produit et distribue des annuaires commerciaux et téléphoniques au Canada. Elle donne également accès à des listes d'entreprises sur l'Internet. Elle est la propriétaire au Canada des marques de commerce " Pages Jaunes ", " Yellow Pages ", " Faites marcher vos doigts " et " Walking Fingers " (marques verbales et logo). Dans sa publicité, la demanderesse emploie les expressions " Pages Jaunes " et " Yellow Pages " depuis 1948 et le logo " Faites marcher vos doigts " depuis 1975.

     La compagnie défenderesse, Canadian Business Online Inc., exploite sur l'Internet un site qui offre des services informatisés d'annuaires commerciaux. Sur son site, la défenderesse emploie l'expression " Canadian Yellow Pages on the Internet " à côté d'une représentation du logo " Faites marcher vos doigts "1. Le défendeur Sheldon Klimchuk est le seul administrateur de la Canadian Business Online et en est, selon la demanderesse, l'âme dirigeante.

     Le 20 juin 1997, la demanderesse a déposé une déclaration dans laquelle elle allègue que les défendeurs ont violé les droits de propriété que la demanderesse détient sur ses marques de commerce en les utilisant sans autorisation légitime. Plus particulièrement, la demanderesse allègue que :

a)      les défendeurs ont fait des déclarations fausses ou trompeuses tendant à discréditer l'entreprise de la demanderesse, contrairement à l'alinéa 7a) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13 (la Loi);
b)      l'intimée a créé de la confusion au Canada entre les marchandises, services et entreprises de la demanderesse et ceux de la défenderesse, contrairement à l'alinéa 7b) de la Loi;
c)      les défendeurs ont fait passer leurs marchandises et leurs services pour ceux de la demanderesse, contrairement à l'alinéa 7c) de la Loi.

     En conséquence, la demanderesse maintient qu'elle a subi un préjudice irréparable du fait que le caractère distinctif de ses marques de commerce et la valeur de l'achalandage attaché aux marques de commerce ont diminué. La demanderesse affirme par conséquent qu'elle a droit aux réparations prévues à l'article 53.2 de la Loi. Elle réclame également des dommages-intérêts punitifs et exemplaires en raison de la violation délibérée de ses droits de propriété et du refus des défendeurs de régler leur différend.

     La demanderesse a demandé le 20 juin 1997 une injonction interlocutoire en vertu de l'article 469 des Règles. Une série d'injonctions temporaires ont été accordées en attendant l'audition de la demande au fond, laquelle audition a commencé à Montréal le 12 août 1997 et s'est poursuivie et terminée à Ottawa le 8 septembre 1997.

2.      Injonction interlocutoire

     Le critère applicable en matière d'injonctions interlocutoires est le critère à trois volets qui a été posé dans l'arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon, [1975] A.C. 396 (C.L.) et qui a été révisé à l'occasion par la Cour suprême du Canada :

a)      le demandeur doit démontrer qu'il existe une question sérieuse à juger;
b)      le demandeur doit convaincre le tribunal qu'il subira un préjudice irréparable si la réparation qu'il demande ne lui est pas accordée;
c)      le tribunal doit déterminer si la prépondérance des inconvénients favorise l'octroi ou le refus de l'injonction interlocutoire.
3.      Moyens et preuve de la demanderesse

     À l'appui de sa requête, la demanderesse a déposé les affidavits souscrits le 20 juin et le 5 août 1997 par M. Patrick F. Crawford.

     Dans ces affidavits, M. Crawford témoigne longuement au sujet de l'historique des marques de commerce de la demanderesse et de leur usage général sur tout le territoire canadien. Les expressions " Pages Jaunes " et " Faites marcher vos doigts " sont bien connues dans les deux langues officielles. La renommée de ces marques est telle que le public les identifie invariablement à des annuaires téléphoniques commerciaux.

     L'auteur de l'affidavit poursuit en relatant les nombreuses intrusions Faites par certaines personnes dans le domaine d'emploi exclusif des marques dont jouit la demanderesse. Il faut faire preuve de vigilance pour déceler ces intrusions et il arrive que les cas de contrefaçon sur l'Internet ne soit pas immédiatement découverts. De façon générale, la demanderesse a toutefois jalousement défendu ses droits dans ce domaine et a raisonnablement réussi à mettre un frein à ses utilisations illicites, conservant ainsi intactes la légitimité et l'intégrité de ses marques.

     Je pourrais ajouter ici que, pour des raisons qui ne sont pas particulièrement bien connues, les marques " Pages Jaunes " et le dessin " Faites marcher vos doigts " ne sont pas des marques de commerce déposées aux États-Unis. Reconnaissant le déversement constant de publications et d'imprimés électroniques au Canada, la demanderesse doit faire preuve d'une surveillance et d'une prudence accrues pour bien protéger ses marques.

     Dans sa preuve, la demanderesse parle également du principe ou des critères du préjudice irréparable. Plus particulièrement, la perte de caractère distinctif est difficile à évaluer quantitativement et à indemniser de façon suffisante.

     De plus, les marques en cause font l'objet de licences qui sont octroyées à diverses entreprises locales, régionales et provinciales. Les activités des défendeurs ont gravement compromis la valeur commerciale de ces biens qui peuvent faire l'objet d'une licence, ainsi que la relation commerciale qui existe entre la demanderesse et ses preneurs de licence et, éventuellement, les annonceurs. De fait, en raison des moyens qu'ils utilisent, la conduite des défendeurs constitue une invitation ouverte à autrui d'empiéter sur le territoire de la demanderesse avec une apparente impunité.

     Finalement, la demanderesse souligne le fait qu'elle oeuvre dans le domaine des annuaires téléphoniques depuis de nombreuses années. Par leurs agissements, les défendeurs se sont emparés de façon flagrante du bien d'autrui sans disposer des ressources nécessaires pour satisfaire à une éventuelle condamnation à des dommages-intérêts.

4.      Moyens et preuve des défendeurs

     Le moyen le plus solide que font valoir les défendeurs est que les marques de commerce en litige ne sont pas des marques de commerce. L'avocat des défendeurs soutient en effet qu'en raison de la prolifération de l'emploi des marques de commerce par la demanderesse et ses preneurs de licence, les mots " Pages Jaunes " et le dessin " Faites marcher vos doigts " en sont venus à désigner de façon générale tout annuaire commercial. À l'appui de sa thèse, l'avocat des défendeurs a déposé plus de 700 pages d'affidavits et de pièces pour démontrer l'emploi fréquent de l'expression " Pages Jaunes " dans la publicité que l'on trouve dans les annuaires téléphoniques.

     De plus, les défendeurs affirment que les marques contestées sont largement utilisées dans un contexte " descriptif " par la demanderesse et ses preneurs de licence eux-mêmes. Pour illustrer davantage cette affirmation, les défendeurs citent des exemples de " Pages Jaunes " qui sont utilisées sans qu'il soit précisé qu'il s'agit d'une marque de commerce.

     En conséquence, concluent les défendeurs, la demanderesse ne peut opposer aucun droit de marque de commerce aux défendeurs, étant donné que les marques de commerce ne sont pas distinctives de la demanderesse au Canada ou ailleurs.

     Une foule d'exemples sont cités dans les annexes d'origine électronique au sujet du présumé emploi " générique " des marques de commerce. Bon nombre de ces exemples concernent l'emploi fait par les preneurs de licence de la demanderesse, qui sont plus d'une quinzaine au Canada et qui participent directement ou indirectement à la fourniture de services de pages jaunes d'annuaires téléphoniques à leur clientèle. D'autres exemples, également d'origine électronique, sont fournis, mais la nature même de l'Internet rend leur origine, leur source, leur objet et, finalement, leur emploi au Canada et chez son voisin, les États-Unis, quelque peu ambigus et incertains.

5.      Conclusions

     À mon humble avis, la demanderesse a démontré que les défendeurs emploient illégalement au Canada ses marques de commerce " Pages Jaunes " et son dessin " Faites marcher vos doigts ". Cet emploi est bien démontré par les pièces jointes aux affidavits de la demanderesse. En outre, la Cour ajoute foi aux aveux d'emploi des marques faits par les défendeurs eux-mêmes, dont le seul véritable moyen de défense consiste à prétendre que les marques n'existent pas en tant que " marques de commerce " en raison de leur caractère descriptif et de leur sens générique.

     Les défendeurs tablent de toute évidence beaucoup sur les nombreux exemples de pages jaunes et de dessins " Faites marcher vos doigts " que l'on trouve dans les pièces d'origine électronique. Si l'on considérait ce phénomène isolément, il serait facile de conclure que les marques ont perdu leur caractère distinctif au Canada et qu'elles ne bénéficient plus du statut de marques de commerce.

     J'estime toutefois en toute déférence qu'on ne peut tirer une telle conclusion. Les messages diffusés sur l'Internet ne sont pas le seul moyen de communication qui existe. Outre les marques de commerce, on peut trouver des mots et des expressions dans tout le domaine du commerce électronique, avec les problèmes de certitude, de constance et de permanence qui en découlent. Certaines lois renferment maintenant des dispositions précises au sujet du transfert et des fichiers électroniques2. Dans un article intitulé " Leading Issues in Electronic Commerce3 ", Me Michael Erdle, de Toronto, énumère plusieurs de ces nouveaux aspects qui commandent une attention spéciale de la part des tribunaux.

     Dans le même numéro, à la page 245, M. Robert M. Frank parle longuement des travaux de l'Association internationale des marques de commerce et exprime les vues suivantes au sujet de la large portée de l'Internet et des droits de propriété intellectuelle :

     [TRADUCTION]         
     On m'a demandé d'exprimer mon avis au sujet de la crise que connaissent présentement les noms de domaine sur l'Internet. J'ai répondu que tôt ou tard, un tribunal serait saisi d'une affaire portant sur des noms de domaine entrant en conflit avec des marques de commerce. Je prévois que les tribunaux jugeront que les noms de domaine constituent des marques de commerce. Une fois que cette question sera réglée, les propriétaires de marque de commerce devront surveiller les noms de domaines comme ils surveillent maintenant les marques de commerce et poursuivre ceux qui violent les droits qu'ils détiennent en vertu de leurs marques de commerce.         

     On pourrait peut-être dire que l'affaire dont je suis saisi en est déjà une dans laquelle, malgré les ramifications de l'Internet, dont les frontières sont illimitées et dont la présence insistante se fait sentir sur des continents entiers, les principes fondamentaux du droit de propriété doivent encore être protégés. Ce faisant, il se peut que le législateur et les tribunaux doivent réviser les doctrines historiques actuelles relatives aux concepts d'emploi, de révélation, de distinction et d'acquisition ou de perte de droits de propriété sur des marques de commerce. Dans l'intervalle, toutefois, notre Cour devrait s'abstenir de rendre une décision de principe en l'espèce ou de conclure que de nombreux tiers emploient les marques contestées alors que ces tiers se trouvent aux États-Unis. À cet égard, je ne crois pas que la Cour devrait se fonder sur les décisions4 invoquées par les défendeurs, dans lesquelles le contexte ou les circonstances étaient radicalement différents de ceux de la présente affaire.

     Dans son plaidoyer, l'avocat des défendeurs a beaucoup insisté sur l'affidavit de Sheldon Klimchuk, ainsi que sur les affidavits souscrits par des membres du personnel de l'avocat des défendeurs dont l'effet cumulatif vise à créer l'impression que les marques de commerce en cause ont perdu leur caractère distinctif. Je ne suis cependant pas convaincu que les pièces citées constituent une preuve de l'emploi au Canada des marques par des tiers. Il s'agit surtout, à mon humble avis, de retombées de l'emploi de ces marques aux États-Unis, où elles ne sont pas protégées. Il n'est pas contesté qu'un tel emploi à l'étranger de marques de commerce canadiennes pourrait avoir une certaine valeur probante dans certains cas. Je doute toutefois qu'il soit très pertinent lorsqu'il s'agit de la présumée perte graduelle de caractère distinctif d'une marque de commerce bien connue.

     En ce qui concerne l'affidavit de Sheldon Klimchuk et de la transcription du contre-interrogatoire qu'il a subi au sujet de son affidavit, je regrette de ne pas pouvoir tirer beaucoup d'inférences en sa faveur. Les réponses qu'il a données lors de son contre-interrogatoire contredisent dans bien des cas les faits allégués dans son affidavit. La compagnie qu'il a constituée il y a quelque mois semble être une compagnie prête-nom et son propriétaire, qui en est l'unique administrateur, n'a présenté aucun élément de preuve en ce qui concerne les activités prévues dans les statuts constitutifs de sa compagnie. Il n'a pas soumis non plus d'éléments de preuve tangibles sous forme par exemple de pièces justificatives, de procès-verbaux, de contrats, de listes ou de comptes bancaires pour démontrer de quelque façon que ce soit la stabilité et la viabilité financières de son entreprise, ou sa capacité de payer les dépens dans le cas où la demanderesse obtiendrait gain de cause à l'issue du procès. Il faut bien reconnaître que le caractère forcé de son témoignage pourrait n'a peut-être pas grand chose à voir avec la validité des marques de commerce qui me sont soumises, mais il permet effectivement de penser que son scénario comporte un élément de parodie.

6.      Conclusions

     J'estime que la thèse de la demanderesse est solide. Les éléments de preuve relatifs à l'utilisation non autorisée faite sciemment par les défendeurs sont assez concluants. Les deux aspects de la question ont été analysés à fond par les avocats très compétents et convaincants des parties et je leur en suis reconnaissant. Néanmoins, je ne puis souscrire à la thèse que les défendeurs ont défendue sur le fond de la question, et les arguments invoqués par la demanderesse à l'appui de sa requête en injonction interlocutoire n'en sont que plus convaincants.

     À cet égard, je fais miens les propos qu'a tenus mon collègue le juge Dubé dans le jugement Télé-Direct (Publications) Inc. c. American Business Information Inc.5, dans lequel les allégations de contrefaçon des marques de commerce de la demanderesse étaient essentiellement les mêmes. Le juge Dubé a prononcé une injonction interlocutoire dans cette affaire, et je ne vois pas pourquoi cette réparation devrait être refusée en l'espèce.

     D I S P O S I T I F

     À moins d'être modifiée ou annulée, notamment avec le consentement des parties, l'injonction provisoire prononcée le 8 septembre 1997 est par la présente convertie en injonction interlocutoire et elle demeurera exécutoire jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue dans l'action.

     Les dépens suivront le sort du principal.

    

                                         J U G E

O T T A W A (Ontario)

Le 17 septembre 1997

Traduction certifiée conforme     

                                     Martine Guay, LL. L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              T-1340-97
INTITULÉ DE LA CAUSE :      TÉLÉ-DIRECT (PUBLICATIONS) INC. c. CANADIAN BUSINESS ONLINE INC. et autre
LIEU DE L'AUDIENCE :          OTTAWA
DATE DE L'AUDIENCE :          8 septembre 1997

MOTIFS DU JUGEMENT prononcés par le juge Joyal le 17 septembre 1997

ONT COMPARU

     Me Jacques Léger                      pour la demanderesse
     Mes Scott Miller et Philipp Kerr              pour les défendeurs

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

     Léger, Robic & Richard                  pour la demanderesse
     Montréal
     Marusyk, Bourassa, Miller & Swain          pour les défendeurs
     Ottawa
__________________

1      Voir déclaration, par. 14.

2      Voir la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité, L.C. 1991, ch. 26 et la Loi sur les banques, L.C. 1991, ch. 46, art. 440. ss.

3      12 C.I.P.R. 252.

4      Voir les décisions N.W.L. Ltd. v. Woods, [1979] W.L.R. 1294 (C.L.), Caterpillar Inc. et autre c. Chaussures Mario Moda Ltd., (1995) 62 C.P.R. (3d) 338 et Centre Ice Ltd. c. Ligue nationale de hockey, (1994) 53 C.P.R. (3d) 34.

5      58 C.P.R. (3d) 10.

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