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     Date : 19971124

     Dossier : IMM-2115-96

ENTRE :

     TELMAN VALDMIR ASTUDILLO,

     requérant,

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     intimé.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

[1]      Les présents motifs font suite à une demande de contrôle judiciaire concernant une décision rendue pour le compte de l'intimé en vertu du paragraphe 70(5) de la Loi sur l'immigration1, à savoir que l'intimé est d'avis que le requérant constitue un danger pour le public au Canada. La décision, datée du 3 novembre 1995, a été signifiée au requérant le 20 juin 1996.

[2]      Selon la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire soumise en l'espèce, le requérant sollicite aussi le contrôle judiciaire de la mesure de renvoi prise à son endroit. Ladite mesure n'est associée à aucun détail particulier figurant dans la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire. Quoi qu'il en soit, les documents qui ont été déposés et les arguments invoqués devant moi pour le compte du requérant ne traitaient pas du contrôle judiciaire de la mesure de renvoi. En outre, et ce détail a plus d'importance peut-être, l'ordonnance par laquelle la présente Cour accorde une autorisation dans la présente affaire ne concerne que l'avis de danger.

[3]      Le contexte factuel est, en bref, le suivant. Le requérant, né au Chili en 1974, a quitté ce pays avec sa famille en 1975 lorsque son père, un réfugié politique, a pris la fuite vers l'Argentine. En 1976, le requérant, de même que sa famille, se sont réétablis au Canada sous les auspices du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

[4]      Au Canada, le requérant a accumulé un lourd casier judiciaire, tant pendant sa jeunesse qu'à l'âge adulte. Ses condamnations les plus récentes, pour possession d'une arme non enregistrée, possession d'une arme prohibée et vol qualifié, résultent toutes d'un incident unique, encore que la condamnation pour vol qualifié n'a eu lieu qu'après que le requérant eut terminé sa période d'incarcération pour les infractions relatives aux armes.

[5]      Dans une lettre datée du 8 août 1995, le requérant a été avisé que l'intimé envisageait de formuler l'avis que le requérant constituait un danger pour le public au Canada. Ont été fournis au requérant de nombreux documents sur lesquels le Ministre se proposait de se fonder. Toutefois, certains documents indiqués comme étant des documents sur lesquels le Ministre se proposait de se fonder n'ont pas été remis au requérant. Il s'agissait d'un état imprimé du CIPC, de constats de police et d'un rapport du Service correctionnel. Le requérant a eu la possibilité de présenter des observations, et il s'en est prévalu par l'entremise de l'avocat qui le représentait à cette époque. Dans ces observations, cet avocat a fait les commentaires suivants sur les documents non fournis :

         [TRADUCTION]                 
         Il est exact que M. Astudillo a une copie du rapport du Service correctionnel; toutefois, la copie qui lui a été remise et celle qui figure dans le dossier de l'Immigration sont différentes, et M. Astudillo n'a aucune garantie que la copie dont le Ministre a été saisi dans la présente demande n'est pas différente. Ni l'état imprimé du CIPC ni les constats de police n'ont été communiqués au moyen du dossier de CIC.                 
         Je crois comprendre que l'état imprimé du CIPC est une copie du casier judiciaire de M. Astudillo. Toutefois, je n'en ai aucune garantie, pas plus qu'une garantie quelconque que les documents soumis au Ministre sont bons. M. Astudillo devrait avoir la possibilité de répliquer à toutes les allégations, surtout celles qui se rapportent à son casier.                 
         Un dernier point, et le plus important, est la non-communication de documents appelés constats de police. M. Astudillo n'a aucune idée, pas plus que son avocat, de ce que contiennent ces constats. S'il s'agit simplement du résumé, par la police, des incidents qui ont mené aux accusations, ce document a déjà été communiqué et devrait maintenant être mis à la disposition de M. Astudillo. Quoi qu'il en soit, lorsque l'on examine de tels résumés, il faut être très prudent. Souvent, des faits allégués ne correspondent pas à ceux pour lesquels une personne est déclarée coupable. Je me soucie davantage, toutefois, du fait que les constats contiennent des éléments de preuve ou des opinions qui n'ont jamais été portés à la connaissance de l'intimé.                 
         Mon client se trouve manifestement dans la situation où il a à répondre à une chose dont il ignore peut-être même l'existence. Cela est manifestement contraire aux règles de la justice naturelle. Dans la présente affaire, où une conclusion tirée à l'encontre de M. Astudillo pourrait mener au retrait de ses droits d'appel et à son expulsion, il est manifeste qu'il est nécessaire d'engager un processus de nature quasi-judiciaire comportant la communication de l'ensemble des éléments de preuve. Sans cette communication, le processus serait vicié et profondément contraire aux principes de la justice naturelle.                 
         Cette préoccupation n'est pas simplement théorique. L'un des documents non communiqués était le rapport du Service correctionnel sur M. Astudillo. Nous avons finalement obtenu une copie de ce rapport, qui soulevait de graves préoccupations à propos du profil psychologique de M. Astudillo. Dans un effort pour régler ces préoccupations, M. Astudillo a demandé un avis plus officiel sur son état psychologique, et nous en présentons un. Dans ce rapport, le docteur Dalby fait référence à ce dernier et, au sujet des dossiers de l'établissement, il déclare que les " opinions exprimées ne sont pas étayées par des données objectives ". Il ajoute que, contrairement à ses propres tests, les échelles de validité étaient élevées, et il convient qu'il faudrait considérer les résultats obtenus avec beaucoup de prudence. Le docteur Dalby met carrément en doute l'interprétation de ces tests. Malheureusement, M. Astudillo n'a aucune façon de savoir quels autres erreurs ou renseignements non valides peuvent se trouver dans les documents non communiqués que le Ministre avait en mains.                 

[6]      Les documents de l'intimé et les observations présentées pour le compte du requérant ont été analysés par un agent de réexamen, au ministère de l'intimé. Cet agent a recommandé qu'un avis de danger soit délivré. Le directeur du réexamen des cas et des recherches, à la Direction de la gestion des cas du ministère de l'intimé, a souscrit à cette recommandation. En fin de compte, un délégué de l'intimé a délivré un avis indiquant que le requérant constituait un danger pour le public au Canada.

[7]      Dans l'arrêt Williams c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)2, un appel d'une décision de la Section de première instance sur le contrôle judiciaire d'un avis ministériel de danger pour l'opinion publique, le juge Strayer écrit ce qui suit :

         Il existe une jurisprudence importante selon laquelle, à moins que toute l'économie de la Loi n'indique le contraire en accordant par exemple un droit d'appel limité contre un tel avis, ces décisions subjectives ne peuvent pas être examinées par les tribunaux, sauf pour des motifs comme la mauvaise foi du décideur, une erreur de droit ou la prise en considération de facteurs dénués de pertinence. En outre, lorsque la Cour est saisie du dossier qui, selon une preuve non contestée, a été soumis au décideur, et que rien ne permet de conclure le contraire, celle-ci doit présumer que le décideur a agi de bonne foi en tenant compte de ce dossier. [citations omises, texte non souligné dans l'original]                 

[8]      Le mot " comme " qui apparaît dans la citation qui précède tendrait à indiquer que les motifs d'examen énumérés par la suite ne sont pas exclusifs. Il semble qu'il s'agisse là de l'intention du juge Strayer car ce dernier écrit ceci, plus loin dans ses motifs :

         Il s'agit en l'espèce de savoir s'il est possible d'affirmer avec certitude que le délégué du ministre a agi de mauvaise foi, en tenant compte de facteurs ou d'éléments de preuve dénués de pertinence, ou sans égard au dossier.                 

[9]      Dans cette dernière citation, je considère que les mots " ... en tenant compte de facteurs ou d'éléments de preuve dénués de pertinence, ou sans égard au dossier " équivant aux mots " ... la prise en considération de facteurs dénués de pertinence " qui figurent dans la première citation. En outre, j'estime que le fait qu'il ne soit pas mentionné, dans la seconde citation, qu'une erreur de droit constitue un motif de contrôle est simplement attribuable aux faits qui avaient été soumis au juge Strayer et qui ne montraient aucune erreur de droit.

[10]      Bien que le juge Strayer n'ait pas fait directement référence au fait de se fonder sur des éléments de preuve extrinsèques en tant que motifs de contrôle judiciaire, il ne l'a pas écarté explicitement, et je ne puis conclure qu'il entendait passer outre à la décision rendue dans l'affaire Shah c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration3, où le juge Hugessen, faisant référence à une demande d'établissement présentée en sol canadien, une chose qui constitue certainement une décision administrative purement discrétionnaire aussi claire que celle qui est en litige en l'espèce, a indiqué ceci :

         Si elle [le ministre intimé dans cette affaire] entend se fonder sur des éléments de preuve extrinsèques qui ne lui sont pas fournis par le requérant, elle doit bien sûr lui donner l'occasion d'y répondre.                 

[11]      En l'espèce, je suis convaincu que l'état imprimé du CIPC, les constats de police et le rapport du Service correctionnel peuvent être qualifiés d'" éléments de preuve extrinsèques ". Ils n'ont pas été fournis par le requérant. On ne pourrait pas dire non plus, avec quelque certitude, qu'ils étaient à la disposition du requérant. La question qui susbsiste est donc celle de savoir si l'on peut présumer que le délégué de l'intimé s'est fondé sur les documents non communiqués.

[12]      En faisant référence au passage souligné qui figure dans la première citation du juge Strayer, la Cour doit présumer, en l'absence de preuve indiquant le contraire, que le délégué du Ministre a agi de bonne foi en tenant compte de tous les documents qui lui avaient été soumis. La note de service de l'agent de réexamen, destinée au délégué du Ministre, se termine par le paragraphe suivant :

         [TRADUCTION]                 
         Nota : Selon une lettre adressée au client le 8 août 1995 en vertu du paragraphe 70(5), un état imprimé du CIPC, des constats de police et un rapport du Service correctionnel y étaient joints et serviraient à déterminer s'il fallait considérer que cette personne constituait un " danger pour le public ". Ces trois éléments N'ÉTAIENT PAS inclus dans cette lettre, et ne sont donc pas inclus dans cet exposé.                 

[13]      Selon mon interprétation de la citation qui précède, les documents que je considère comme extrinsèques n'avaient donc pas été soumis au délégué du Ministre. Toutefois, la citation n'indique pas que l'agent de réexamen qui a préparé la note de service et la recommandation destinées au délégué du Ministre n'a pas tenu compte des documents extrinsèques. Mon interprétation du texte entier de la note de service m'amènerait à tirer la conclusion contraire, c'est-à-dire que l'agent qui a préparé la note de service et la recommandation a bien tenu compte des documents extrinsèques. Si j'ai raison sur ce point, et s'il est juste de présumer que le délégué du Ministre a accordé un certain poids à la note de service et à la recommandation de l'agent de réexamen, je conclus donc que le délégué du Ministre, même si l'état imprimé du CIPC, les constats de police et le rapport du Service correctionnel ne lui avaient pas été soumis directement, s'est fondé indirectement sur ces documents, non fournis par le requérant, sans donner à ce dernier la chance d'y répliquer, et qu'à cause de cela son opinion est donc susceptible d'un contrôle judiciaire.

[14]      Tout argument selon lequel la préoccupation que j'ai exprimée au sujet du fait que l'on se soit fié indirectement à ce que j'estime être des éléments de preuve extrinsèques pourrait ne pas être pertinente à cause du lourd casier judiciaire qu'a le requérant vu son âge est, j'en suis convaincu, contrebalancé par les trois facteurs suivants : premièrement, l'agent qui a souscrit à la recommandation de l'agent de réexamen a rédigé la note suivante à la main, sous sa signature :

         [TRADUCTION]

         Il s'agit d'un dossier particulièrement difficile à évaluer en raison des facteurs convaincants décrits dans l'exposé. Le fait que l'intéressé se trouve au Canada depuis son jeune âge et n'a essentiellement plus de liens avec le Chili, qu'il a de solides liens familiaux au Canada et qu'il est un jeune adulte sont tous des aspects valables. Néanmoins, vu le degré de criminalité en termes de quantité et d'intensité, tant du point de vue des dommages corporels que des bien matériels, je me dois de convenir qu'une conclusion de " danger " serait, selon moi, justifiée.                 

deuxièmement, le commentaire qui précède suit les commentaires de l'agent de réexamen, lesquels commencent par ceci :

         [TRADUCTION]                 
         Cette personne a pris part à un vol qualifié particulièrement violent, au cours duquel il a tenu une matraque paralysante contre la tête de la victime et a prévenu cette dernière que si elle bougeait, elle mourrait.                 

L'avocat du requérant a déclaré qu'il n'est indiqué nulle part dans les documents qui constituent le dossier dans cette affaire que le requérant a tenu une arme quelconque contre la tête de la victime. Certes, je n'ai trouvé aucune mention de ce genre. Cela n'atténue pas le rôle joué par le requérant dans un vol qualifié au cours duquel il a brandi deux armes et a certainement proféré des menaces. C'est juste pour dire que l'exactitude des commentaires et du sommaire de l'agent de réexamen sont directement mis en doute. Enfin, les documents versés au dossier contiennent la déclaration qui suit :

         [TRADUCTION]                 
         Il (le requérant) a eu l'occasion en mars 1994 de changer ses habitudes de vie lorsqu'il a été l'objet d'un rapport visé au paragraphe 27(1) et qu'il a reçu un avertissement sévère. Il n'a pas tenu compte de cet avertissement.                 

L'avocat du requérant a soutenu, et je suis d'accord avec lui, que la seule interprétation qui peut être donnée à ce passage est que le requérant a commis le vol qualifié pour lequel il a été déclaré coupable après avoir reçu l'avertissement en question. Ce n'est tout simplement pas le cas. Même s'il a été déclaré coupable après l'avertissement, le vol avait eu lieu avant ce dernier. Rien ne prouve que le requérant a été déclaré coupable d'une infraction quelconque commise après que l'avertissement lui a été donné.

[15]      Si les trois points qui précèdent ne m'amèneraient pas, en soi, à conclure qu'il faudrait faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire, lorsqu'on y ajoute le fait de n'avoir pas donné au requérant la possibilité de répliquer à des documents qui, je présume, à première vue, ont été soumis à l'agent de réexamen, amenant ainsi le délégué de l'intimé à se fonder indirectement sur des éléments de preuve extrinsèques, ils me convainquent que ladite demande doit être accueillie.

[16]      Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision du délégué de l'intimé selon laquelle, à son avis, le requérant représente un danger pour le public sera infirmée, et l'affaire sera déférée à l'intimé ou à un autre délégué afin qu'une nouvelle décision soit rendue. Par souci de clarté, je tiens à souligner qu'au vu des documents dont la Cour a été saisie, il pourrait fort bien être loisible à l'intimé ou à son délégué d'exprimer l'opinion que le requérant représente un danger pour le public au Canada. Toutefois, pour arriver à une telle opinion, l'intimé est soumis à une obligation imposée par l'équité qui n'a pas été satisfaite dans le processus qui a mené à la décision que vise le contrôle judiciaire.

[17]      La présente demande a été entendue à Calgary (Alberta) le 22 avril 1997. Les questions relevées dans le mémoire des faits et des points de droit du requérant et dont la Cour d'appel fédérale a traitées dans l'arrêt Williams4, n'ont pas été plaidées devant moi; toutefois, étant donné qu'à cette époque, il était généralement connu que l'on demanderait l'autorisation d'interjeter appel de la décision Williams devant la Cour suprême du Canada, l'avocat du requérant a demandé que l'audition soit ajournée en vue d'attendre l'issue de cette requête. J'ai accédé à cette demande. Comme je l'ai dit plus tôt, une demande d'autorisation d'interjeter appel de la décision Williams a été rejetée sans motifs. Les avocats ont depuis lors été contactés par l'entremise du greffe à Calgary, et ils sont d'accord qu'il ne servirait à rien de reprendre l'audition. J'ai donc considéré que l'affaire était close, et mis la dernière main aux présents motifs.

[18]      Si l'avocat de l'une ou l'autre des parties désire proposer une question à certifier, il faudrait la soumettre au greffe à Calgary, dans les sept jours suivant la date des présents motifs. À ce moment, j'examinerai toute demande de cette nature et rendrai mon ordonnance.

     FREDERICK E. GIBSON

                                             Juge

Ottawa (Ontario)

Le 24 novembre 1997

Traduction certifiée conforme

________________________________

F. Blais, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURES INSCRITS AU DOSSIER

NE DU GREFFE :              IMM-2115-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :      TELMAN VALDMIR ASTUDILLO c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :          CALGARY (ALBERTA)
DATE DE L'AUDIENCE :          22 AVRIL 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR MONSIEUR LE JUGE GIBSON

EN DATE DU :              24 NOVEMBRE 1997

ONT COMPARU :

Me M. GREENE (403) 265-7777

                             POUR LE REQUÉRANT

Me B. HARDSTAFF (403) 495-2977

                             POUR L'INTIMÉ

                    

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

DUNPHY CALVERT

Me M. A. GREENE                      POUR LE REQUÉRANT

Me George Thomson

Sous-procureur général du Canada              POUR L'INTIMÉ
__________________

1.          L.R.C. (1985), ch. I-2.

2.          [1997] 2 C.F. 646 (C.A.), demande d'autorisation d'interjeter appel auprès de la Cour suprême du Canada rejetée (sans motifs) 16 octobre 1997, [1997] S.C.C.A. nE 332 (QL).

3.          [1994], 170 N.R. page 238 [C.A.F.).

4.          Précité, note 2.

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