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                                                        T-1444-96

 

 

 

 

 

Entre :

 

                       MICHAEL SCHEMMANN,

 

                                                       requérant,

 

                               et

 

       LE SOUS-COMMISSAIRE DES OPÉRATIONS CORRECTIONNELLES

               DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA,

 

                                                          intimé.

 

 

                     MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE MULDOON

 

     Il s’agit de la demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le sous-commissaire principal des opérations correctionnelles a rejeté, le 2 juin 1996, le grief déposé par le requérant le 23 avril 1996.  La Cour est saisie de l’affidavit de Michael Schemmann, déposé le 18 juin 1996 (l’affidavit de Schemmann) à titre de pièce «D».

 

     Le requérant, qui purge une peine de cinq ans d’emprisonnement depuis le 17 mars 1994, est détenu à l’établissement Mountain (l’établissement).  Il n’a jamais été trouvé en possession d’objets interdits ni déclaré coupable d’une infraction à la discipline de l’établissement.

 

                            Référence

      Avis de requête introductif d’instance, paragraphe 2.

              Affidavit de Schemmann, paragraphe 2.

 

     À la longue, les agents de l’établissement se sont rendu compte que les détenus recevaient des chèques, de l’argent et d’autres objets non autorisés, par correspondance privilégiée.  Depuis octobre ou novembre 1995, les détenus doivent ouvrir la correspondance privilégiée reçue en présence d’un préposé aux visites et à la correspondance, qui s’assure que la correspondance ne contient pas de chèques, d’argent, ni d’autres objets non autorisés.

 

                            Référence

    Affidavit de Sharon Pesclevich, déposé le 26 juillet 1996

       (l’affidavit de Pesclevich), paragraphes 3, 7 et 8.

     Affidavit de Debbie Sisson, déposé le 26 juillet, 1996

          (l’affidavit de Sisson), paragraphes 2 et 3.

 

     Voici la procédure de l’établissement applicable à la réception de correspondance privilégiée :

a.la correspondance est remise au détenu sans avoir été ouverte;

b.le détenu ouvre l’enveloppe ou le colis en présence d’un préposé aux visites et à la correspondance; s’il refuse, il perd le droit d’ouvrir son enveloppe ou colis;

c.le préposé aux visites et à la correspondance effectue une fouille rapide du contenu de l’enveloppe pour s’assurer qu’elle ne contient pas de chèques, d’argent, ni d’autres objets interdits.

 

                            Référence

             Affidavit de Pesclevich, paragraphe 9.

 

     Les préposés aux visites et à la correspondance ne lisent pas la correspondance ouverte conformément à la procédure décrite au paragraphe 5 précité.

 

                            Référence

 

             Affidavit de Pesclevich, paragraphe 9.

 

     Le requérant a rempli une formule de plainte du détenu le 6 février 1996 pour se plaindre de l’obligation d’ouvrir sa correspondance privilégiée en présence d’agents de l’établissement.  Sa plainte a été rejetée.

 

                               

Référence

 

               Affidavit de Schemmann, pièce «C».

 

     Le requérant a déposé un grief au troisième niveau le 23 avril 1996.  Dans sa décision rejetant ce grief, l’intimé a déclaré :

[TRADUCTION] Suite à certains cas d’abus de la correspondance privilégiée..., l’établissement a des motifs raisonnables de vérifier le contenu des enveloppes dites privilégiées, sans toutefois lire la correspondance des détenus ni violer leur droit à la confidentialité, dont ils ont besoin.  La loi autorise l’établissement à vous obliger à ouvrir votre correspondance privilégiée en présence d’un préposé aux visites et à la correspondance pour permettre à celui-ci de s’assurer qu’elle ne contient pas d’objet interdit.  Votre correspondance vous a été remise sans avoir été ouverte et le préposée aux visites et à la correspondance ne l’a pas lue, respectant ainsi vos droits relatifs à la correspondance privilégiée.  Les mesures prises par l’établissement étaient justifiées et celle-ci a agi dans les limites de son autorité législative.  Votre grief est donc rejeté.

Cette décision, autorisée par le sous-commissaire principal, fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

                            Référence

               Affidavit de Schemmann, pièce «D».

 

     L’intimé a-t-il eu raison de prétendre que la loi autorise l’établissement à obliger les détenus à ouvrir leur correspondance privilégiée (en l’occurrence, provenant notamment du greffe de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique) en présence d’un préposé aux visites et à la correspondance?   L’intimé a-t-il eu raison de prétendre que le règlement justifie la présence obligatoire d’un préposé aux visites et à la correspondance lorsque les détenus ouvrent leur correspondance privilégiée?  Il importe d’examiner les dispositions législatives applicables.

 

     Le paragraphe 89(1) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (le Règlement) autorise les agents du Service correctionnel du Canada à inspecter le contenu du courrier que reçoit un détenu pour s’assurer qu’il ne contient pas d’objet interdit.  Le Règlement prévoit :89.(1)  Sous réserve du paragraphe 94(1), l’agent peut inspecter une enveloppe ou un colis envoyé ou reçu par le détenu dans la mesure nécessaire pour s’assurer que l’enveloppe ou le colis ne contient pas d’objet interdit; il ne peut pas cependant en lire le contenu.

Il importe d’examiner toute la portée des mots «Sous réserve du paragraphe 94(1)».

 

                                                        Référence

 

     Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition,

                                                           art. 89

                  Volume de doctrine et jurisprudence de l’intimé, onglet 1.

 

          L’article 94 du Règlement, qui traite également de l’interception des communications d’un détenu, prévoit :94.(1) Sous réserve du paragraphe (2), le directeur du pénitencier ou l’agent désigné par lui peut autoriser par écrit que des communications entre le détenu et un membre du public soient interceptées de quelque manière que se soit par un agent ou avec un moyen technique, notamment que des lettres soient ouvertes et lues et que des conversations faites par téléphone ou pendant les visites soient écoutées, lorsqu’il a des motifs raisonnables de croire :

a)d’une part, que la communication contient ou contiendra des éléments de preuve relatifs :

(i) soit à un acte qui compromettrait la sécurité du pénitencier ou de quiconque,

(ii) soit à une infraction criminelle ou à un plan en vue de commettre une infraction criminelle;

b)d’autre part, que l’interception des communications est la solution la moins restrictive dans les circonstances.

 

(2)        Ni le directeur du pénitencier ni l’agent désigné par lui ne peuvent autoriser l’interception de communications entre le détenu et une personne désignée à l’annexe par un agent ou par un moyen technique, notamment l’ouverture, la lecture ou l’écoute, à moins qu’ils n’aient des motifs raisonnables de croire :

a) d’une part, que les motifs mentionnés au paragraphe (1) existent;

b) d’autre part, que les communications n’ont pas ou n’auront pas un caractère privilégié.

 

 

                                                  Référence

 

Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition

                                                     art. 94

            Volume de doctrine et jurisprudence de l’intimé, onglet 2.

 

          L’annexe auquel renvoie le paragraphe 94(2) du Règlement énumère les personnes avec lesquelles l’intimé peut entretenir une correspondance privilégiée, dont les juges des tribunaux canadiens, les greffiers de ces tribunaux, et les avocats.

 

                                                  Référence

Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition,

                                                    Annexe

            Volume de doctrine et jurisprudence de l’intimé, onglet 3.

 

          L’intimé soutient que le sous-commissaire principal avait raison de prétendre que le Règlement permet à un établissement d’obliger un détenu à ouvrir sa correspondance privilégiée en présence d’un agent.  L’agent n’ouvre et ne lit pas la correspondance; la restriction prévue au paragraphe 94(2) du Règlement ne s’applique donc pas.  La position de l’intimé serait inattaquable si le paragraphe 94(2) prévoyait également ce qui suit : [TRADUCTION] «mais le détenu doit ouvrir ses communications privilégiées, notamment ses lettres et ses colis, en présence d’un agent pour que ce dernier s’assure qu’ils ne contiennent pas d’objet interdit ...».  Toutefois, ce paragraphe ne prévoit pas une telle obligation.

 

          De façon subsidiaire, l’intimé prétend que si le paragraphe 94(2) du Règlement s’applique aux circonstances de l’espèce, les mesures prises par l’établissement sont justifiées parce que ses agents avaient des motifs raisonnables de croire que l’introduction d’objets interdits ou d’autres objets non autorisés par correspondance dite privilégiée compromettrait la sécurité de l’établissement.  En outre, les agents avaient des motifs raisonnables de croire que ces objets ne pouvaient, à juste titre, avoir un caractère privilégié.

 

                                                  Référence

                         Affidavit de Pesclevich, paragraphes 3, 7.

                            Affidavit de Sisson, paragraphes 2, 3.

 

          En outre, la directive du commissaire no 085 exige que la correspondance privilégiée soit remise aux détenus sans avoir été ouverte.  La procédure de l’établissement est conforme à cette directive.  En réalité, il s’agit tout simplement d’une ruse ou technique d’observation littérale, mais c’est tout de même une violation de l’esprit de la directive.

 

                                                  Référence

                            Affidavit de Schemmann, pièce «B».

    Volume de doctrine et jurisprudence de l’intimé, onglet 4, article 8.

 

          L’avocate de l’intimé prétend que [TRADUCTION] «la directive du commissaire no 085 permet au directeur du pénitencier d’autoriser l’ouverture et la lecture de la correspondance privilégiée lorsqu’il a des motifs raisonnables et probables de croire que la communication contient des éléments de preuve relatifs à un acte qui compromettrait la sécurité du pénitencier ou de quiconque».  Cette proposition, énoncée telle quelle, est juste.  Cependant, en pratique, il ressort du comportement de l’intimé que celui-ci considère que toutes les communications privilégiées contiennent [TRADUCTION] «des éléments de preuve relatifs à un acte qui compromettrait la sécurité...».

 

                                                  Référence

                                Directive du commissaire no 085.

                            Affidavit de Schemmann, pièce «B».

  Volume de doctrine et jurisprudence de l’intimé, onglet 4, articles 5, 9.

 

          L’intimé soutient que [TRADUCTION] «lus ensemble, le Règlement et la directive du commissaire permettent à un établissement à tout le moins d’inspecter la correspondance reçue en présence de son destinataire, malgré son caractère privilégié».  L’intimé entend par là «toute la correspondance reçue», ce qui est erroné en droit.  Évidemment, si l’intimé parvient à établir, selon l’expression que contient la directive no 085, «des motifs raisonnables et probables de croire» que toute la correspondance reçue contient quelque chose qui compromettrait la sécurité, de deux choses l’une : soit le comportement de l’intimé est légal (ce qu’il n’est pas), ou encore le commissaire doit s’adresser au législateur pour obtenir une autorisation légale permettant à ses préposés aux visites et à la correspondance de faire leur travail.  Une telle autorisation conférée par le législateur ne choquerait pas le présent juge outre mesure.  Toutefois, le commissaire ne jouit pas présentement d’une telle autorisation.  En ce moment, la notion de «motifs raisonnables et probables» ne s’appliquent pas indistinctement à tous.  Elle s’applique à tout article de correspondance pour lequel l’existence de tels motifs a été établie.  Les lettres provenant du greffe de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ne contiennent probablement pas d’objets interdits.  Il se peut qu’elles en contiennent, mais il faut établir l’existence de motifs raisonnables et probables, le cas échéant, relativement à chaque article.  Le législateur pourrait modifier ce régime.

 

          Dans Solosky c. La Reine, la Cour suprême du Canada a examiné la question de la correspondance privilégiée et le droit de tout détenu de recevoir cette correspondance sans qu’elle ait été ouverte.  Dans cet arrêt, la Cour a considéré que le droit d’un détenu de communiquer librement avec son avocat devait être défini eu égard à la nécessité de maintenir la sécurité de l’établissement.  La Cour a conclu que toute interception de communications privilégiées ne devait pas outrepasser les modalités tenues pour nécessaires au maintien de la sécurité de l’établissement et à la réadaptation du détenu.  Le Règlement en vigueur à l’époque a été interprété de façon à autoriser l’ouverture et l’examen du courrier dans la mesure minimale jugée nécessaire pour établir si son contenu relevait effectivement du privilège entre avocat et client.

 

                                                  Référence

                   Solosky c. R., [1980] 1 R.C.S. 821 à la page 841,

                            (1979), 105 D.L.R. (3d) 745 (C.S.C.).

Volume de doctrine et jurisprudence de l’intimé, onglet 5, à la page 761.

 

          Le raisonnement de Solosky c. La Reine s’applique en l’espèce.  L’examen de la correspondance du détenu pour s’assurer qu’elle ne contient pas d’objets non autorisés est nécessaire au maintien de la sécurité et de la bonne administration de l’établissement.  Les détenus doivent ouvrir leur correspondance en présence d’un préposé aux visites et à la correspondance, qui s’assure que ceux-ci ne reçoivent pas d’objets non autorisés, mais cette obligation s’applique indistinctement à tous, même en l’absence de motifs raisonnables et probables.  Les agents de l’établissement ne lisent pas la correspondance.  L’ingérence dans le droit du détenu de recevoir de la correspondance privilégiée est certes minimale, mais elle a lieu en l’absence de motifs raisonnables et probables.  Il faudrait que le législateur prescrive que toute la correspondance privilégiée reçue doit être ainsi ouverte pour qu’elle puisse l’être.

 

          Il se peut fort bien que le sous-commissaire principal ait eu raison de prétendre que la situation qui régnait à l’établissement justifiait la nécessité que les détenus ouvrent leur correspondance privilégiée en présence d’un préposé aux visites et à la correspondance.  Cependant, comme la directive no 085 exige que des «motifs raisonnables et probables» soient établis, la pratique présentement en vigueur va à l’encontre de celle-ci, tant qu’elle ne sera pas justifiée par une autorité législative.

 

          Il se peut que les agents de l’établissement aient eu des motifs raisonnables de croire que de l’argent, des chèques et peut-être même des stupéfiants entraient souvent en contrebande dans l’établissement par correspondance privilégiée, mais quels étaient les motifs raisonnables et probables dans le cas de la correspondance privilégiée du requérant?  L’établissement a sans doute besoin d’une autorité législative lui permettant d’obliger les détenus à ouvrir toute leur correspondance privilégiée en présence d’un préposé aux visites et à la correspondance.

 

                                                  Référence

                           Affidavit de Pesclevich, paragraphe 7.

                            Affidavit de Sisson, paragraphes 2, 3.

 

          L’intimé prétend que l’obligation imposée aux détenus d’ouvrir leur correspondance privilégiée en présence d’agents de l’établissement constitue la mesure applicable la moins restrictive pour en maintenir la sécurité tout en protégeant le droit des détenus à la vie privée.  S’il s’agit là d’une exigence universelle, la directive no 085 ne peut, en même temps, exiger que des «motifs raisonnables et probables» soient établis concernant la correspondance privilégiée de chaque détenu.  La directive doit être interprétée et appliquée en fonction de ce qu’elle énonce et non de ce qu’elle devrait énoncer.

 

          La Cour rendra une ordonnance conditionnelle en faveur du requérant.

 

          Par ces motifs, la requête déposée par le requérant est accueillie.  La Cour ordonne au commissaire et au sous-commissaire, au Service correctionnel du Canada, c’est-à-dire à l’intimé, de transmettre au requérant la correspondance que lui ont fait parvenir les personnes énumérées à l’annexe du paragraphe 94(2) du règlement pris en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, soit le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition DORS/92-620 (y compris les greffiers de la Cour, le requérant n’ayant pas retenu les services d’un avocat et agissant pour son propre compte).  Le requérant ne sera pas tenu d’ouvrir la correspondance privilégiée provenant de l’une ou l’autre de ces personnes ou destinée à celles-ci, ni d’en révéler le contenu à tout agent de l’établissement, à moins qu’un agent établisse et communique au requérant ou à un tiers objectif des motifs raisonnables et probables de croire que la correspondance privilégiée contient quelque chose qui compromet la sécurité de l’établissement ou de quiconque.

 

 

                                                                                  (Signé) «F.C. Muldoon»

                                                                                                 Juge

 

Le 4 février 1997

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme                           __________________

                                                                           Bernard Olivier, LL. B.


AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

                                                                               

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :                        MICHAEL SCHEMMANN

 

                                                - c. -

 

                                                SOUS-COMMISSAIRE DES OPÉRATIONS CORRECTIONNELLES DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

                                      

                                      

NO DU GREFFE :                T-1444-96

 

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE MULDOON

 

EN DATE DU :                     4 février 1997

 

 

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

 

   M. Michael Schemmann                                                                   pour le requérant

 

 

   Mme Patricia Osoko                                                                           pour l’intimé

 

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

   George Thomson                                                                               pour l’intimé

   Sous-procureur général du Canada

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