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     T-807-96

Entre

     INSPECTEUR DENNIS MASSEY,

     GENDARME AMRIK VIRK et

     GENDARME DAVID JOYCE,

     demandeurs

     (intimés),

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

     ET JEAN-PIERRE BEAULNE, c.r., PRÉSIDENT DE LA

     COMMISSION DES PLAINTES DU PUBLIC CONTRE LA GRC,

     défendeurs

     (requérants).

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

JOHN A. HARGRAVE

PROTONOTAIRE

     La présente action est fondée sur le libellé d'un avis de décision de tenir une audience donnée par la Commission des plaintes du public contre la Gendarmerie royale du Canada (également appelée la "Commission"), organisme constitué aux termes de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada , L.R.C. (1985), chapitre R-9, et ses modifications. L'avis concerne une audience sur des allégations de comportement irrégulier qu'auraient eu des membres de la GRC lorsqu'ils ont fait face à de l'agitation ouvrière lors d'une grève et d'un lock-out en juin 1992 à la mine Giant de Yellowknife. Les demandeurs allèguent, notamment, que le texte de l'avis, qui a été publié sous forme de communiqué, est diffamatoire.

     Les défendeurs ont déposé la présente requête pour faire radier l'action des demandeurs en vertu de la Règle 419 pour le motif qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action, qu'elle est scandaleuse, futile ou vexatoire et qu'elle constitue un emploi abusif des procédures de la Cour. À titre subsidiaire, les défendeurs demandent que soient radiées toutes les références à Jean-Pierre Beaulne, c.r., président de la Commission, parce qu'il n'est ni approprié, ni utile qu'il figure à titre de partie dans l'instance.

     Il n'y a pas lieu de radier l'action. Il convient plutôt de supprimer toutes les références à Jean-Pierre Beaulne, c.r., en sa qualité de défendeur. Je vais maintenant examiner certains faits pertinents.

FAITS PERTINENTS

     Au cours de l'été 1992, il y a eu une grève et un lock-out à la mine Giant de Yellowknife (Territoires du Nord-Ouest), ce qui a créé des dissensions au sein de la collectivité, des tensions et la crainte que ce conflit de travail ne débouche sur des actes de violence. Des membres de l'unité tactique de Red Deer, en Alberta, sont venus prêter main-forte au détachement local de la GRC. Les demandeurs faisaient partie de cette unité qui était placée sous le commandement du demandeur, l'inspecteur Massey.

     Au cours de la première partie du mois de juin 1992, il y a eu plusieurs affrontements entre les grévistes et la GRC, mais il n'y a pas eu de blessé grave. Le syndicat qui représentait les mineurs a présenté une cinquantaine de plaintes à la GRC, à des ministres et finalement, à la Commission des plaintes du public contre la GRC. En particulier, le syndicat alléguait dans deux de ces plaintes que les demandeurs avaient braqué leurs armes à feu sur des grévistes se trouvant sur la propriété de la mine et avaient tiré sur eux, utilisant ainsi une force excessive.

     La Commission des plaintes du public contre la Gendarmerie royale du Canada a été créée en 1988 par le biais de modifications apportées à la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. (1985), chapitre R-10. On trouvera une description détaillée de cette loi et de l'évolution de la Commission dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Commission des plaintes du public contre la Gendarmerie royale du Canada, [1991] 1 C.F. 529 (C.A.F.), en particulier aux pages 555 à 562.

     La Commission a été créée parce qu'on voulait mettre sur pied un organisme de révision indépendant pour que les membres du public qui souhaitent formuler des plaintes contre la GRC puissent penser que ces plaintes sont entendues de façon impartiale par un organisme indépendant, qui les examine de façon objective, transparente et équitable et se mérite ainsi la confiance du public. Il est tout aussi important que la Commission entende les plaintes en préservant l'équilibre délicat qui doit exister entre la protection des droits du public, d'une part, et celle des membres de la GRC, d'autre part. En fait, cet équilibre est un aspect essentiel parce que la Commission doit assurer la protection du public, dont les plaintes auraient autrement fait l'objet d'une enquête interne pouvant susciter des craintes de partialité, tout en traitant les membres de la GRC de façon équitable et sans leur causer de préjudice. Les motifs de l'arrêt prononcés dans l'affaire Commission des plaintes du public contre la GRC ont été préparés par le juge MacGuigan qui signale très justement deux choses aux pages 560 et 561, la première étant que la Commission ne peut imposer de sanctions aux membres de la GRC, mais que, deuxièmement, il ne serait pas réaliste d'en conclure qu'il n'y a aucun effet à l'égard des personnes qui font l'objet d'une enquête. D'où l'importance, pour la Commission, d'agir de façon impartiale.

     En l'espèce, le défendeur, Jean-Pierre Beaulne, c.r., était le président de la Commission. La Commission a fait tenir une enquête au sujet des plaintes. Les rapports des enquêteurs font partie des documents présentés par les défendeurs à l'appui de l'affidavit. Pour ce qui est de l'incident des 2 et 3 juin 1992, où des membres de la GRC ont braqué des armes à feu et tiré, les enquêteurs de la Commission ont conclu [TRADUCTION] "... les coups de semonce étaient justifié dans ce cas-ci." et dans celui du 14 juin, où il était allégué qu'il y avait eu emploi d'une force excessive par l'inspecteur Massey qui avait également braqué et déchargé une arme à feu, les enquêteurs de la Commission ont conclu [TRADUCTION] "... que l'inspecteur Massey avait agi correctement et appliqué les politiques de la GRC lorsqu'il avait utilisé son arme."

     L'article 45.39 de la Loi sur la GRC prévoit que le commissaire présente des rapports provisoires sur une base régulière. Le rapport provisoire du commissaire pour le mois d'avril 1993 concernant le premier cas contient la conclusion suivante : [TRADUCTION] "La Commission constate que les membres de la GRC n'ont pas employé une force excessive et qu'ils n'ont pas utilisé leur arme à feu de façon irrégulière." Pour ce qui est du deuxième incident, celui du 14 juin 1992, la Commission rapporte que les coups de semonce tirés étaient justifiés et que l'inspecteur Massey avait des motifs raisonnables de croire [TRADUCTION] "... que le fait d'utiliser son arme à feu de la manière dont il l'a fait était nécessaire pour éviter que lui-même et d'autres personnes se trouvant sur la propriété de la mine et qu'il était chargé de protéger ne risquent la mort ou des lésions corporelles graves." La Commission a également conclu que l'inspecteur Massey [TRADUCTION] "... avait utilisé son arme à feu de façon régulière et justifiée", notamment par l'article 25 du Code criminel .

     C'est dans ce contexte que Jean-Pierre Beaulne, c.r., a estimé qu'il y avait lieu de tenir une audience pour faire enquête sur ces plaintes et que cela était dans l'intérêt du public. Je note que les demandeurs ont fourni un certain nombre de lettres, de rapports et de notes de service dont il est possible de déduire que la Commission était motivée par d'autres considérations, que celle de faire enquête sur la force utilisée par les membres de la GRC, notamment le fait que "une audience augmenterait la visibilité de la Commission." (Note de service du 14 avril 1994 préparée par le directeur exécutif de la Commission à l'intention du président de la Commission) et que :

     [TRADUCTION]         
     Il faut examiner la possibilité de tenir une audience publique en tenant compte de la possibilité que la grève et l'explosion fatale puissent être par la suite le sujet d'émissions de télévision ou de films. Cette grève a été qualifiée de "tragédie sans précédent dans l'histoire des relations de travail au Canada." Ce commentaire à lui seul pourrait justifier la décision de tenir une audience publique pour que la population puisse prendre connaissance de tous les renseignements disponibles."         
     (Note de service non signée adressée au président de la Commission et que les demandeurs ont obtenu au moyen de la Loi sur l'accès à l'information.)         

Ces éléments sont certes intéressants mais il s'agit ici d'une requête visant à obtenir la radiation de plaidoiries et non pas à imputer des mobiles à la Commission dont le président a signé, le 20 avril 1994, l'avis de décision de tenir une audience.

     La convocation de l'audience nous amène au point essentiel du dossier des demandeurs qui est exposé au paragraphe 3 de la déclaration :

     [TRADUCTION]         
     Le 20 avril 1994, le défendeur JEAN-PIERRE BEAULNE, c.r., a, sans justification, dans l'intention de nuire et en excédant ses pouvoirs, signé un avis de décision de tenir une audience dans laquelle figurait le nom des demandeurs et qui alléguait ce qui suit :         
         "AFFAIRE CONCERNANT une plainte déposée par M. Harry Seeton au sujet de la conduite de l'inspecteur Dennis Massey, du gendarme D.N. Joyes et du gendarme Amrik Singh Virk qui ont utilisé une force excessive, à savoir braquer une arme à feu sur les grévistes se trouvant sur la propriété de la mine Giant à minuit le 2 juin 1994, ou vers cette heure; et au sujet de la conduite de l'inspecteur Dennis Massey qui a utilisé une force excessive, à savoir qui a déchargé son arme à feu sur les grévistes se trouvant sur la propriété de la mine Giant le 14 juin 1992."                 

Le moins que l'on puisse dire de l'expression "qui ont utilisé une force excessive", qui peut passer, dans l'esprit de certains, pour un jugement porté sur la conduite des demandeurs, est que cette formulation est très imprudente. À la fin de l'audience, les demandeurs ont été exonérés de tout blâme.

     Les demandeurs affirment, au paragraphe 6 de leur déclaration, que l'audience tenue par les défendeurs a porté atteinte à leur réputation, leur a causé des souffrances morales, que leur carrière en a gravement souffert et qu'ils ont subi un préjudice : cela est peut-être vrai, parce que c'est un des résultats regrettables auquel le juge MacGuigan de la cour d'appel faisait allusion dans l'affaire Commission des plaintes du public contre la GRC. Mais, élément plus important encore, les demandeurs allèguent ensuite au paragraphe 7 de la déclaration :

     7.      En outre, les défendeurs ont fait publier un communiqué de presse dans lequel figuraient les termes de l'avis de la décision de tenir une audience, sachant que ledit avis était inéquitable et inexact, qu'il reflétait une intention de nuire et constituait un excès de pouvoir; le communiqué de presse a diffamé les demandeurs et a été communiqué par les défendeurs, ou certains d'entre eux, dans l'intention arrêtée de nuire aux demandeurs en disséminant les mots ou les affirmations qui y étaient contenus.         

Pour cette raison, à savoir la publication de ce qui est, d'après les demandeurs un communiqué de presse injuste, inexact et malveillant, qui reproduisait l'avis d'audience, publication qui, d'après eux, était voulue et malveillante, les demandeurs demandent des dommages-intérêts généraux et punitifs importants.

LA REQUÊTE DES DÉFENDEURS

     Les défendeurs affirment que la déclaration contient deux causes d'action distinctes : la première, selon laquelle les défendeurs ont agi de façon irrégulière et dans l'intention de nuire lorsqu'ils ont décidé de tenir une audience publique; et la deuxième, selon laquelle l'avis d'audience est diffamatoire.

     Le procureur des défendeurs a présenté des arguments sur un certain nombre de questions, notamment : premièrement, la notion de poursuite abusive, telle qu'utilisée par les demandeurs, constitue-t-elle une cause d'action reconnue en droit; deuxièmement, les causes d'action ont-elles vraiment une chance raisonnable d'être déclarées valides par un tribunal; troisièmement, la déclaration, ou certaines parties de celle-ci, est-elle frivole, vexatoire ou constitue-t-elle un emploi abusif des procédures de la Cour; et enfin, la désignation par les défendeurs de Jean-Pierre Beaulne, c.r., à titre de partie, est-elle appropriée et nécessaire. En fait, ce dernier point touche la compétence de la Cour. Le procureur des défendeurs a reconnu, aux fins de la requête uniquement a-t-il précisé, que Jean-Pierre Beaulne, c.r., était un mandataire de la Couronne.

ANALYSE

Questions préliminaires

     Pour commencer, il y a plusieurs questions préliminaires. Lorsqu'il s'agit d'une requête en radiation d'une plaidoirie pour absence de cause raisonnable d'action, ou à titre subsidiaire, pour le motif qu'un acte de procédure, ou une partie de celui-ci, est scandaleux, frivole, vexatoire ou constitue un emploi abusif des procédures de la Cour, je suis tenu, dans un premier temps, de considérer que les faits énoncés dans les plaidoiries peuvent être établis, à moins qu'ils ne soient manifestement ridicules ou impossibles à prouver mais dans un deuxième temps, je peux examiner les documents joints aux affidavits. Le critère à appliquer, dans le cas d'une déclaration, est celui de savoir s'il est manifeste, ou formulé d'une autre façon, incontestable que l'action sera rejetée. Ce n'est que lorsque l'action ne peut être que rejetée parce qu'elle contient un vice manifeste que l'acte de procédure doit être radié. C'est ce qui est exposé clairement et de façon détaillée l'arrêt dans Hunt c. Carey Canada Inc. [1990] 2 R.C.S. 959 à la p. 980, dans lequel madame le juge Wilson a prononcé le jugement de la Cour.

     Le procureur des demandeurs a soulevé une autre question : il affirme que certains domaines du droit qu'il entend invoquer au procès, notamment la question des poursuites abusives, sont en expansion et en évolution. Il se demande comment les juges vont pouvoir guider l'évolution du droit si l'on bloque au départ la présentation d'un argument novateur par le biais d'une requête interlocutoire en radiation de la déclaration. La réponse est que seuls les documents relatifs à une action qui ne peut qu'échouer parce qu'elle comporte un vice radical doivent être radiés. Cela permet au tribunal qui entend une requête interlocutoire en radiation de traiter différemment, d'une part, le cas où le droit est susceptible d'évaluer et de progresser dans des voies prometteuses, et, d'autre part, l'instance qui porte sur un point de droit n'offrant absolument aucune possibilité et où il serait futile d'autoriser le maintien de l'action ou de l'argument présenté.

     Le procureur des défendeurs soutient que les demandeurs auraient dû se plaindre de la forme de l'avis d'audience lorsqu'ils l'ont reçu initialement en avril 1994, que les demandeurs avaient déjà retenu les services d'un avocat le 28 novembre 1994 et qu'ils ont eu largement le temps de contester la teneur de l'avis, et qu'en fait, le procureur de la GRC a effectivement eu suffisamment de temps pour contester, au départ, la compétence de la Commission. À cela, le procureur des demandeurs répond qu'il a eu deux mois pour examiner, en vue de l'audience, une documentation volumineuse contenue dans de nombreuses boîtes, que sa priorité était l'audience à venir et que les demandeurs étaient obligés d'attendre la décision définitive de la Commission avant de pouvoir instituer une action pour poursuite abusive et en diffamation.

     En l'espèce, ce retard n'a guère d'importance, voire aucune. En outre, le seul fait de publier l'avis d'audience a pu causer un préjudice. Je vais maintenant examiner le fond de la requête, et commencer par l'argument fondé sur ce qui constitue une poursuite abusive.

Poursuite abusive

     Les défendeurs affirment qu'il y a lieu de radier le paragraphe 3 de la déclaration dans lequel les demandeurs allèguent que le défendeur, Jean-Pierre Beaulne, c.r., a, sans justification, avec l'intention de nuire et en excédant ses pouvoirs, envoyé l'avis d'audience dans lequel figurait le nom des demandeurs. Les défendeurs soutiennent que ce qu'ils qualifient de violation d'un pouvoir légal ne peut fonder une cause d'action. C'est une affirmation qui d'une façon générale, est exacte : voir l'arrêt La Reine c. Saskatchewan Wheat Pool [1983] 1 R.C.S. 205 à la p. 225, dans lequel le juge Dickson se déclare favorable à ce qu'au Canada la violation d'une obligation légale soit considérée dans le contexte du droit général de la responsabilité quasi-délictuelle et non comme un délit civil spécial, le manquement à une obligation légale. Bien entendu, il existe manifestement un devoir de prendre les décisions discrétionnaires de bonne foi et sans motif irrégulier ou détourné : Roncarelli v. Duplessis [1959] R.C.S. 121, et en particulier, les motifs du juge Rand aux pages 140 et suivantes et l'arrêt Gershman v. Manitoba Vegetable Producers' Marketing Board (1977) 69 D.L.R. (3d) 114 dans lequel la Cour d'appel du Manitoba a habilement résumé ce principe de la façon suivante :

     [TRADUCTION]         
         Le principe voulant que les organismes publics ne doivent pas utiliser leur pouvoir à des fins incompatibles avec celles qui sont prévues par les lois qui leur confèrent ces pouvoirs ne peut être mis en doute au Canada depuis l'arrêt de principe Roncarelli v. Duplessis (1959), 16 D.L.R. (2d) 689, [1959] R.C.S. 121. Depuis cet arrêt, il est clair que le citoyen qui subit un préjudice en raison d'un abus de pouvoir flagrant a le droit d'obtenir réparation en instituant une action en responsabilité civile. (Page 123)         

D'un côté, il est possible que le paragraphe 3 puisse fonder une action en responsabilité, car les demandeurs affirment que le commissaire, Jean-Pierre Beaulne, c.r., a convoqué l'audience "... dans l'intention de nuire, sans justification, et en excédant ses pouvoirs...". Si l'on accepte pour les fins de la présente requête le bien-fondé de ces affirmations, y compris l'intention de nuire, ce paragraphe pourrait fort constituer une cause d'action pouvant déboucher sur l'attribution de dommages-intérêts. Il est également possible de voir dans le paragraphe 3 une simple description d'éléments sur lesquels il serait possible de fonder une action en diffamation. Quoi qu'il en soit, il n'est pas possible de radier ce paragraphe en le qualifiant de futile pour le motif qu'il ne révèle aucune cause d'action.

     Le procureur des défendeurs soutient également que les faits de l'espèce ne constituent pas un délit de poursuite abusive puisque la Commission n'est pas chargée d'imposer des sanctions disciplinaires aux membres de la GRC mais plutôt d'entendre les plaintes émanant du public. Dans ce dernier cas, il serait déraisonnable de vouloir étendre à la Commission la notion de poursuite abusive. Le procureur adopte l'approche fonctionnelle américaine qui a été analysée et rejetée par la Cour suprême du Canada dans Nelles c. La Reine (1989) 60 D.L.R. (4th) 609, qui accorde aux juges et aux autres personnes exerçant des fonctions judiciaires une immunité absolue. L'argument avancé ici est que le président de la Commission, poste d'origine législative, devrait bénéficier de l'immunité absolue accordée aux juges. Selon cet argument, le président de la Commission est la seule autorité chargée de déterminer ce qui est dans l'intérêt public et s'il convient de convoquer une audience : les procureurs soutiennent que c'est bien ce que font les juges. C'est donc, d'après les défendeurs, un pouvoir discrétionnaire qui n'est pas susceptible d'être révisé.

     Ces arguments et en particulier la référence faite aux faits de l'espèce m'obligent à examiner les documents joints aux affidavits, en plus de la déclaration, et donc l'application des règles 419c) et f), qui traitent de la plaidoirie scandaleuse, futile ou vexatoire, ou qui constitue par ailleurs un emploi abusif des procédures de la Cour, éléments qui sont mentionnés à titre de motifs de radiation dans la requête des défendeurs.

     Il me semble que les paragraphes 3 et 6 de la déclaration n'indiquent pas que les demandeurs remettent en question le pouvoir des défendeurs de donner un avis et de convoquer une audience. Les demandeurs s'interrogent plutôt sur la question de savoir si la Commission devait convoquer une audience et publier un avis alléguant que les membres de la GRC "ont utilisé une force excessive", après qu'elle a fait tenir une enquête sur ces incidents et que ses enquêteurs lui aient remis un rapport d'après lequel les gestes posés par les policiers étaient raisonnables dans les circonstances et qu'il n'y avait pas eu utilisation d'une force excessive. De toute façon, les défendeurs soutiennent que je devrais considérer l'aspect pratique de la demande, déclarer que ces allégations ne pourront de toute façon être retenues parce que les demandeurs ne seront jamais en mesure de démontrer que le président n'avait pas de motifs raisonnables pour convoquer une audience dans l'intérêt public et donc radier ces allégations. Cela m'amène à examiner les éléments qu'il faut établir pour démontrer qu'il y a eu poursuite abusive.

     Dans l'arrêt Nelles (précité), la Cour suprême du Canada énumère les éléments qui doivent être établis pour démontrer qu'il y a eu poursuites abusives, à la page 639 :

     a)      les procédures ont été engagés par le défendeur;         
     b)      le tribunal a rendu une décision favorable au demandeur;
     c)      l'absence de motif raisonnable est probable;
     d)      l'intention malveillante ou un objectif principal autre que celui de l'application de la loi.

     Les défendeurs ne semblent pas nier que les enquêtes qui ont été effectuées avant qu'ils ne décident de convoquer une audience n'ont pas permis de découvrir des éléments indiquant qu'il y avait eu emploi d'une force excessive mais ils affirment que :

     [TRADUCTION]         
         Le président a été informé du fait que le principal argument en faveur de la convocation d'une audience était l'avantage qu'offrait la publicité de l'enquête et le respect qui s'attacherait aux conclusions d'une telle enquête. Les demandeurs ne tiennent pas compte du fait qu'une enquête interne "de pure forme" ou secrète [ou du moins dont les résultats ne seraient pas publiés] au sujet de leurs activités ne leur offrirait pas, à long terme, les mêmes avantages qu'une audience publique auxquels les médias pourraient assister et participer à l'exonération publique des défendeurs, exonération qui serait ainsi largement acceptée. (page 19 de la plaidoirie écrite)         

La première partie de cet argument, celui de la publicité de l'enquête et du respect qui s'attacherait à ses conclusions, n'est pas dénuée d'intérêt. Il en va de même pour le deuxième commentaire, celui qui porte sur l'exonération des demandeurs à la suite d'une enquête publique. Par contre, il y a le fait que l'avis d'audience contient des passages très critiques de la conduite des demandeurs. En outre, les demandeurs ont présenté un document obtenu en vertu de la Loi sur l'accès à l'information et qui montre que la Commission s'inquiétait du fait que le secteur de la télévision et de la cinématographie risquait d'utiliser à ses propres fins la grève et l'explosion tragique qui s'était produite et estimait qu'il serait bon de tenir une audience publique : cette attitude ne semble guère compatible avec la mission de la Commission. Il existe aussi un autre document qui a été obtenu par les défendeurs où l'on peut lire : "Une audience augmenterait la visibilité de la Commission." (page 2 d'une note de service du 14 avril 1994, envoyée par le directeur exécutif de la Commission au président). Il est possible de se demander si cet objectif est compatible avec les objets prévus par la Loi sur la GRC , d'où découlent les pouvoirs de la Commission : voir le passage de l'affaire Gershman cité ci-dessus.

     Il est vrai que la Commission possède une grande latitude lorsqu'il s'agit d'ordonner la tenue d'une audience mais les demandeurs affirment que l'audience a été tenue pour des motifs irréguliers et sans tenir aucun compte des éléments de preuve suggérant qu'une telle enquête serait inutile. Je ne peux affirmer que les demandeurs devraient obtenir gain de cause parce que leur action est complexe mais je ne peux pas non plus affirmer que leur action est nécessairement vouée à l'échec et la radier pour cette raison.

     Je reviens maintenant au critère de l'arrêt Nelles, parce que les défendeurs soutiennent que, si je ne retiens pas l'argument selon lequel il n'est pas possible de critiquer le commissaire pour avoir décidé de convoquer une audience, de toute façon, les demandeurs n'ont présenté aucun élément pouvant démontrer l'intention de nuire. Les défendeurs font ici référence à trois ensembles de faits : premièrement, le fait que les rapports des enquêteurs ont été modifiés après coup; deuxièmement, ce que les défendeurs appellent "la formulation vraiment regrettable de l'avis d'audience"; et troisièmement, l'allusion au fait que la décision de convoquer une audience était fondée sur un motif irrégulier.

     Je ne suis pas d'avis que le premier élément, la modification des rapports des enquêteurs, puisse jouer à lui seul un rôle crucial. Le procureur des défendeurs soutient que le président peut modifier les rapports comme il l'entend. Il paraît douteux qu'il puisse ou doive modifier les rapports de ses enquêteurs : en apportant de tels changements, la Commission indiquerait par là qu'il ne lui semble pas nécessaire d'adopter une attitude impartiale. Les rapports des enquêteurs, même s'ils ont été modifiés, exonèrent les demandeurs, même si ces modifications, combinées à d'autres éléments, pourraient faciliter, à l'instruction, l'établissement par les demandeurs d'une intention de nuire.

     Le procureur affirme que les termes utilisés à la fin de l'avis d'audience, selon lesquels les demandeurs auraient utilisé une force excessive, constituent une erreur de bonne foi et reconnaissent que la Commission aurait pu utiliser les termes neutres qui figuraient dans la version initiale de l'avis : il reconnaît que ces termes sont regrettables mais il soutient qu'il n'est pas possible de déduire de l'emploi de ces termes une intention de nuire. Il demeure que le comportement, qu'il s'exprime par des mots ou autrement, constitue une source légitime d'éléments dont il est possible de déduire l'intention de nuire.

     Pour ce qui est de l'argument selon lequel la décision de convoquer une audience serait fondée sur un motif irrégulier, les défendeurs affirment que la Commission avait le devoir d'examiner les plaintes présentées par le public et de formuler des recommandations, et qu'elle avait donc un rôle d'élaboration de politiques. Les avocats soulignent que les audiences de la Commission ne sont pas de nature disciplinaire et qu'elles ne se limitent pas à la plainte portée contre une personne en particulier : les audiences doivent porter sur l'ensemble des circonstances. L'argument avancé ici est qu'il appartenait à la Commission de faire enquête sur les coups de feu tirés, même si celle-ci savait que les demandeurs étaient innocents.

     Il est vrai que la Cour d'appel souligne dans l'arrêt Commission des plaintes émanant du public contre la GRC (précité) à la page 555 que le traitement des plaintes est distinct, tant sur le plan opérationnel que fonctionnel, du régime disciplinaire. La Cour d'appel fédérale a reconnu le rôle d'élaboration de politiques qui appartient à la Commission dans l'arrêt Re: Canada (commissaire de la GRC), [1994] 3 C.F. 562, à la p. 580, que j'appellerai l'arrêt Colvin. Le procureur des défendeurs compare la Commission au protecteur du citoyen, terme utilisé par la Cour d'appel dans l'arrêt relatif à la Commission des plaintes sur la GRC à la page 560 et qui a été repris, là encore par la Cour d'appel, dans l'arrêt Colvin à la p. 591. C'est une comparaison assez juste parce que le protecteur du citoyen a le devoir de faire enquête au sujet des plaintes relatives à des comportements administratifs irréguliers et de redresser les torts causés, en agissant de façon impartiale tant à l'endroit du gouvernement que des particuliers. La Cour d'appel fait allusion à ce rôle de protecteur du citoyen dans l'arrêt Commission des plaintes c. la GRC, à la p. 560, où elle note que "... la Commission agit plutôt comme un protecteur du citoyen capable de persuader l'autorité ultime, le commissaire (c.-à-d. de la GRC)." Et cela amène la Cour à faire observer, à la page 561, qu'il ne serait pas réaliste de penser qu'une telle enquête n'a aucune répercussion pour les membres de la GRC.

     Le raisonnement tenu par les défendeurs ne renforce pas leur position parce qu'il vient souligner la nécessité pour la Commission d'agir de façon impartiale, quelle que puisse être l'étendue de son mandat.

     Il sera peut-être difficile aux demandeurs de démontrer qu'il y a eu ici poursuite abusive mais je ne suis pas en mesure d'affirmer qu'il est évident qu'ils ne réussiront pas à répondre aux conditions énoncées par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Nelles à la page 639. Il est démontré que les procédures engagées par le défendeur ont débouché sur une décision favorable aux demandeurs. Il est possible que l'audience ne soit pas fondée sur un motif raisonnable étant donné que les rapports des enquêteurs ne mentionnaient aucun élément permettant de poursuivre les demandeurs. Enfin, il est possible de déduire des actions de la Commission et en particulier du libellé de l'avis d'audience une intention de nuire, et en outre les documents de la Commission eux-mêmes reflètent peut-être des motifs étrangers à la poursuite des objectifs de la Loi sur les plaintes contre la GRC. Je ne puis radier les paragraphes 3 ou 6 en me fondant sur les différents alinéas de la Règle 419. Je vais maintenant passer à l'argument des défendeurs selon lequel il convient de radier les allégations de diffamation.

Diffamation

     Les défendeurs soutiennent que les allégations de diffamation des demandeurs, au paragraphe 7, sont vouées à l'échec pour trois motifs que je reproduis ici en les paraphrasant :

     1.      Une personne raisonnable qui aurait lu l'avis d'audience ne pourrait jamais en arriver à la conclusion que les demandeurs étaient considérés comme coupables avant que l'enquête ne commence;         
     2.      L'avis d'audience est indissociablement lié au processus d'enquête prévu par la loi que doit suivre le président : c'est l'activité du président dont il s'agit ici et celle-ci ne peut faire l'objet d'une action en responsabilité;         
     3.      Les termes utilisés par le président pour rédiger l'avis d'audience bénéficient d'une immunité : même si les termes employés causaient un préjudice, sans intention de nuire, ils ne pourraient jamais donner lieu à une condamnation.         

     Pour plus de commodité, je vais reproduire à nouveau le paragraphe 7 de la déclaration :

     7.      En outre, les défendeurs ont fait publier un communiqué de presse qui reprenait les termes de l'avis de la décision de tenir une audience, sachant que ledit avis était inéquitable, inexact, reflétait une intention de nuire et constituait un excès de pouvoir; le communiqué de presse diffamait les demandeurs et a été communiqué par les défendeurs, ou une partie d'entre eux, dans l'intention arrêtée de nuire à ces derniers en faisant reproduire les mots ou les affirmations qu'il contenait.         

     La Cour doit examiner, à titre de question de droit préliminaire, si ces mots pris dans leur contexte peuvent avoir un sens diffamatoire : voir par exemple Bailey v. Ventin (1993) 93 C.L.L.C. 14,030 (C. Ont. ). La teneur de l'avis d'audience est telle que les mots pourraient, compte tenu des circonstances de l'audience, avoir un sens diffamatoire. Cela ne veut pas dire qu'ils sont en fait diffamatoires mais les défendeurs doivent s'acquitter d'un lourd fardeau, à savoir démontrer qu'une allégation fondée sur ces mots serait futile, ce qu'ils n'ont pas fait. Cela ne règle toutefois pas la question qui nous occupe.

     Le critère que les tribunaux appliquent en matière de déclaration diffamatoire, qui a été adopté par la Cour d'appel de la C.-B. dans Vander Zalm v. Times Publishers et al. [1980] 4 W.W.R. 259, à la p. 261, est celle que l'on trouve dans l'ouvrage Salmond on Torts, édition de 1977 aux pages 139 et 140 :

     [TRADUCTION]         
         Une déclaration est diffamatoire lorsqu'elle a pour effet de porter atteinte à la réputation de la personne qu'elle vise; c'est-à-dire, lorsqu'elle a tendance à rabaisser cette personne dans l'estime des bons citoyens en général et en particulier, de la faire considérer avec haine, mépris, ridicule ou crainte. C'est la norme du citoyen ordinaire et bien pensant qui est utilisée pour évaluer la déclaration. Il s'agit donc d'un critère objectif, et l'auteur de la déclaration ne peut s'exonérer en disant qu'il n'avait pas l'intention de faire une déclaration diffamatoire ou qu'il l'a faite par plaisanterie. Il suffit qu'elle ait tendance à nuire à la réputation du demandeur ou à porter atteinte à celle-ci, en effet "si quelqu'on utilise des mots qui imputent à mon ami un comportement qui le discrédite, il est diffamé à mes yeux, même si je ne crois pas l'imputation et même si je sais qu'elle est fausse." Il est donc établi qu'une déclaration peut être diffamatoire même si personne ne croit en sa véracité.         

En bref, la diffamation réside dans le fait de faire une déclaration qui ternit la réputation d'une personne, qui nuit à son statut dans la communauté ou qui suscite la pitié à son égard, même si la déclaration est telle que personne ne croit en sa véracité.

     En l'espèce, il s'agit de savoir si une personne raisonnable qui lirait l'avis d'audience en conclurait que les demandeurs étaient coupables. Les défendeurs soutiennent qu'il est absurde de penser qu'une personne raisonnable en arriverait à cette conclusion pour la raison que "au Canada, une personne raisonnable sait qu'une audience est une étape préliminaire qui a pour but de découvrir la vérité et que la culpabilité ou l'innocence n'est prononcée que par la suite." (page 25 des observations écrites des défendeurs).

     Les avocats des défendeurs affirment qu'il en irait différemment si quelqu'un criait dans la rue : "L'inspecteur Massey est coupable d'avoir utilisé une force excessive."; mais il est manifestement absurde de penser qu'une personne raisonnable pourrait en arriver à la conclusion que l'inspecteur est coupable en lisant un avis d'audience annonçant la tenue d'une enquête sur le comportement en question. Le problème que soulève la position des défendeurs est tout d'abord qu'il y a beaucoup de personnes raisonnables par ailleurs qui ont tendance à croire ce qu'elles lisent et à agir en conséquence; et que, deuxièmement, comme Salmond le souligne dans le paragraphe précité, "Il est ... établi qu'une déclaration peut être diffamatoire même si personne ne croit en sa véracité."

     J'ai déjà examiné et rejeté l'argument des défendeurs selon lequel ce comportement ne peut donner lieu à une action en responsabilité en faisant remarquer qu'il est bien établi que les décisions discrétionnaires doivent être prises de bonne foi, et ne pas être fondées sur un motif détourné ou irrégulier. Il n'est pas possible de dire que cette allégation est futile, soit parce qu'elle ne révèle pas une cause raisonnable d'action soit pour un des motifs énumérés à la règle 419 des Règles de la Cour fédérale.

     Enfin, les défendeurs affirment que le texte de l'avis bénéficie d'une immunité. Il y a peut-être deux façons de répondre à cet argument. Tout d'abord, il est vrai que l'immunité s'attache aux rapports relatifs aux audiences publiques tenues par les tribunaux, en donnant à ce terme son sens le plus large, pour que les personnes qui entendent ces affaires, les témoins, les avocats et les parties puissent parler librement sans craindre d'être poursuivis en diffamation. Je me demande toutefois si l'immunité dont bénéficient les rapports judiciaires vise également l'avis d'audience qui contient une affirmation tout à fait étrangère à la situation, affirmation qui serait, d'après les demandeurs, à la fois diffamatoire et malveillante, et que je dois considérer comme ayant été prouvée dans le contexte d'une requête en radiation pour absence de cause raisonnable d'action. Je citerai sur ce point l'arrêt More v. Weaver [1928] 2 K.B. 520, à la p. 525, dans lequel le lord juge Scrutton, parlant au nom de la Cour d'appel, citait Browne v. Dunn (1893) 6 The Reports 67, à la p. 80, à l'appui de l'affirmation selon laquelle la présence d'une intention a pour effet de supprimer l'immunité lorsqu'il est démontré que la déclaration est étrangère à l'occasion où elle est faite. Si la partie de la Loi sur la GRC qui concerne la Commission des plaintes émanant du public exige effectivement la publication d'un avis d'audience, cela ne permet pas pour autant à la Commission de formuler des commentaires étrangers à l'avis d'audience, des commentaires superflus qui n'ont pas de rapport avec le but de l'opération. Cela ne veut pas dire que les demandeurs vont obtenir nécessairement gain de cause sur ce point mais plutôt que les défendeurs ne m'ont pas convaincu que cet aspect de la thèse des demandeurs était futile.

     Les défendeurs prétendent également que le président a été privé de la possibilité de corriger cette déclaration, et donc d'éviter de causer un préjudice, parce que les demandeurs ont conservé le silence jusqu'à l'institution de la présente action. J'ai déjà signalé le caractère fallacieux de cet argument : dès que l'avis d'audience a été publié et communiqué à la presse, il y a eu préjudice. Il est possible que si le juge saisi de l'affaire donne gain de cause aux demandeurs, il prenne en considération ce retard pour évaluer les dommages-intérêts mais ce retard ne peut à lui seul justifier la radiation de la cause d'action. J'en viens maintenant à la question de savoir si le tribunal a le pouvoir d'examiner les actes prétendument délictueux posés par le demandeur à titre individuel, à savoir ceux du président de la Commission.

Compétence à l'égard du président de la Commission des plaintes

     Les avocats admettent que la Cour a compétence pour déterminer les demandes concernant la Couronne mais pas à l'égard des actions en diffamation et pour poursuites abusives intentées contre le président de la Commission, Jean-Pierre Beaulne, c.r.

     Dans l'arrêt Charest c. Canada et al. (1994) 73 F.T.R. 185, le juge Joyal a examiné une requête en radiation qui soulevait notamment la question de savoir si le procureur général pouvait être joint à la Couronne à titre de partie. Voici le critère qu'a utilisé le juge Joyal, en citant Alda Enterprises Ltd. c. La Reine [1978] 2 C.F. 106 : "... si la Cour aurait [sic] compétence dans une action individuelle contre chaque défendeur pris séparément, les défendeurs peuvent être ajoutés à Sa Majesté dans l'intitulé..." (page 189).

     L'analyse d'une compétence de ce genre doit s'effectuer à partir de ce qu'a déclaré la Cour suprême du Canada dans l'affaire International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics, [1986] 1 R.C.S. 752, à la p. 766 :

     1.      Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.         
     2.      Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l'attribution légale des compétences.         
     3.      La loi invoquée dans l'affaire doit être "une loi du Canada" au sens où cette expression est employée à l'art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 .         

Il est évident que l'alinéa 17(5)c) de la Loi sur la Cour fédérale opère une attribution de compétence à l'endroit d'un fonctionnaire, préposé ou mandataire de la Couronne, ce qui est la première condition permettant de conclure à la compétence de la Cour fédérale, tel qu'énoncé dans l'arrêt Miida Electronics.

     La deuxième condition énoncée dans l'arrêt Miida impose au demandeur l'obligation de démontrer qu'il existe un ensemble de règles de droit fédérales pouvant fonder la cause d'action. L'arrêt Kealey c. Canada (1992) 46 F.T.R. 123 illustre fort bien la façon dont s'applique cette condition. Dans cette affaire, les accusations criminelles portées contre le demandeur avaient été retirées par la suite et celui-ci poursuivait à la fois la Couronne et un agent de la GRC en alléguant qu'il y avait eu négligence et mauvaise foi dans l'enquête effectuée et que le demandeur avait subi pour cette raison divers préjudices, notamment une atteinte à sa réputation. C'est aussi une affaire qui a été entendue par le juge Joyal. Il a refusé d'exercer sa compétence à l'égard de l'agent de la GRC pour le motif que les causes d'action n'étaient pas fondées sur une loi fédérale. Cette affaire fait ressortir l'anomalie de la dichotomie voulant que la Cour fédérale puisse entendre une action fondée sur la responsabilité pour autrui de la Couronne, notamment à l'égard de la conduite d'un fonctionnaire ou d'un préposé, et ne puisse entendre l'action personnelle intentée contre le même fonctionnaire ou préposé : cela risque parfois d'entraîner une multiplicité d'instances mais c'est l'effet qu'ont parfois les compétences législatives attribuées à la Cour.


     Pour ce qui est du troisième volet du critère, à savoir que la loi invoquée dans l'affaire doit être une loi du Canada, je n'ai pas oublié que la poursuite abusive a été reconnue comme étant un délit faisant partie de la common law fédérale : voir par exemple Kealey c. Canada (1992), 46 F.T.R. 107, à la p. 119. Cette notion de common law fédérale répond à la troisième condition énoncée dans Miida Electronics : voir Dick c. la Reine, [1989] 1 R.C.S. 322, à la p. 339. Par contre, je ne vois pas quel est l'ensemble de règles de droit fédérales qui répondrait à la deuxième condition de l'arrêt Miida Electronics, parce que la Loi sur la GRC ne concerne aucune des demandes en responsabilité délictuelle présentées par les demandeurs.

     Il en irait peut-être autrement si la poursuite intentée contre le particulier était principalement fondée sur une loi ou un règlement fédéral, comme c'était le cas dans Oag c. Canada [1987] 2 C.F. 511 (C.A.F.). Néanmoins, en l'espèce, le fondement de l'action intentée contre le président est la responsabilité délictuelle. Cette demande ne repose sur aucune loi ou disposition législative fédérale : en fait, la déclaration des demandeurs ne mentionne que très brièvement la Loi sur la GRC et l'invoque uniquement pour ce qui est des conclusions. Bien entendu, il n'est pas inconcevable que le président de la Commission ait pu agir de façon irrégulière et excéder ses pouvoirs mais étant donné qu'il s'agirait là d'une demande en responsabilité délictuelle, elle devrait être présentée à un tribunal qui a compétence sur les particuliers et non pas à la Cour fédérale.

     En résumé, la Cour n'a pas compétence à l'endroit du défendeur, Jean-Pierre Beaulne, c.r. Il n'est pas nécessaire de joindre celui-ci à l'instance, à titre personnel, parce que la Couronne est responsable de la faute de ses préposés et mandataires.

CONCLUSION

     L'action intentée par les demandeurs n'est pas de celles qu'il est facile de mener à bien mais je ne considère pas, d'après les actes de procédure produits jusqu'à présent, qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action et qu'il est manifeste et évident, et au-delà de tout doute, qu'elle sera nécessairement rejetée. En outre, lorsqu'une procédure écrite révèle une cause raisonnable d'action au sens de la règle 419(1)a), il est habituellement très difficile de la radier au motif que la plaidoirie est scandaleuse, futile ou vexatoire ou qu'elle constitue, par ailleurs, un emploi abusif des procédures de la Cour. C'est bien le cas en l'espèce. Les défendeurs ont certes présenté certains arguments valides mais ils ne se sont pas acquitté du fardeau d'établir de façon claire et évidente que l'action sera nécessairement rejetée.

     Par conséquent, la déclaration est maintenue mais le nom de Jean-Pierre Beaulne, c.r., sera supprimé de l'intitulé de la cause et les demandeurs produiront dans les 30 jours une déclaration modifiée en conséquence. Je remercie les procureurs d'avoir présenté des arguments très détaillés.

     (signé) "John A. Hargrave"

     Protonotaire

Le 10 juin 1997

Vancouver (Colombie-Britannique)

Traduction certifiée conforme :     
                     F. Blais, LL.L.

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

INTITULÉ DE LA CAUSE :      INSPECTEUR DENNIS MASSEY,

                     GENDARME AMRIK VIRK et

                     GENDARME DAVID JOYCE

                     et

                     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA et JEAN-PIERRE BEAULNE, c.r., président, Commission des plaintes du public contre la GRC

No DU GREFFE :              T-807-96

LIEU DE L'AUDIENCE :          Edmonton (Alb.)

DATE DE L'AUDIENCE :      Le 3 juin 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE JOHN A. HARGRAVE, PROTONOTAIRE,

en date du 10 juin 1997

ONT COMPARU :

     M. Lorne E. Goddard                  pour les demandeurs
     M. Robert M. Curtis                  pour les défendeurs
     Mme Karen M. Trace

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Chapman Riebek                      pour les demandeurs
     Edmonton (Alb.)
     McCuaig Desrochers                  pour les défendeurs
     Edmonton (Alb.)
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