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Date : 20010419

Dossier : IMM-2132-00

Référence neutre : 2001 CFPI 353

ENTRE:

                                                  WASIU IBIYINKA THANNI

                                                                                                       Partie demanderesse

                                                                    - et -

                                           LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                    ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                           Partie défenderesse

                             MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE BLAIS

[1]                Il s'agit d'une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire à l'encontre de la décision de la Section du statut de réfugié (ci-après le « tribunal » ) rendue oralement le 7 avril 2000 (raisons écrites signées le 19 avril 2000), selon laquelle le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la Convention.


FAITS

[2]                Le demandeur est un citoyen du Nigéria, âgé de 38 ans. Il allègue une crainte bien fondée de persécution en raison de ses opinions politiques ainsi que son adhésion à l'organisation Egbe Omo Yoruba ( « EOY » ).

[3]                Le demandeur allègue qu'il a été arrêté une première fois au Nigéria en novembre 1996 et détenu pour une période de onze mois, en raison de ses activités politiques et qu'il a été libéré après avoir payé un important pot-de-vin.

[4]                Le demandeur aurait été arrêté une seconde fois en mars 1998, alors qu'il se rendait à une manifestation en faveur de la démocratie et qu'il a été détenu pendant neuf jours. Il a été libéré après avoir soudoyé les autorités.

DÉCISION DU TRIBUNAL

[5]                Lors de l'audience, le tribunal a rendu sa décision oralement et a conclu qu'en général, le demandeur n'avait pas un rôle très important à titre de militant politique puisque son rôle consistait à distribuer la nouvelle information et à parler aux gens.


[6]                Le tribunal a par la suite rendu des motifs écrits de sa décision. Dans ses motifs écrits, le tribunal, en plus de faire des précisions et corrections mineures, a ajouté des raisons additionnelles supportant sa conclusion.

QUESTIONS EN LITIGE

[7]                Les questions en litige en l'instance sont les suivantes :

1.          Le tribunal a-t-il erré en ajoutant dans sa décision écrite des motifs qui n'apparaissaient pas dans sa décision rendue oralement lors de l'audience?

2.          Le tribunal a-t-il erré en droit en jugeant que le changement de circonstances survenu au Nigéria avait fait cesser la crainte objective de persécution du demandeur?

3.          Le tribunal a-t-il erré en droit dans son appréciation de la preuve documentaire déposée à l'audition?

ANALYSE

1.        Le tribunal a-t-il erré en ajoutant dans sa décision écrite des motifs qui n'apparaissent pas dans sa décision rendue oralement lors de l'audience?


[8]                Il n'y a aucun problème à ce qu'un tribunal rende une décision orale lors d'une audience et qu'il envoie par la suite au demandeur les motifs de cette décision par écrit, accompagnés de la notification écrite de la décision: voir Isiaku c. Canada (M.C.I.), [1998], A.C.F. no 879 (C.F. 1ère Inst.), confirmé par la Cour d'appel dans Isiaku c. Canada (MCI) (1999), 247 N.R. 292 (C.A.F.), Eslami c. Canada (M.C.I.), [1999] A.C.F. no 1007 (C.F. 1ère Inst.). Ceci n'est d'ailleurs pas contesté par le demandeur.

[9]                La situation se complique lorsque le tribunal, comme en l'espèce, rend une décision orale lors de l'audience puis envoie les motifs écrits de la décision en ajoutant, dans la version écrite, des motifs qui n'avaient pas été mentionnés dans la décision orale.

[10]            Les paragraphes 69.1(9) et 69.1(11) de la Loi sur l'immigration précisent:

(9) La section du statut rend sa décision sur la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention le plus tôt possible après l'audience et la notifie à l'intéressé et au ministre par écrit.

(9) The Refugee Division shall determine whether or not the person referred to in subsection (1) is a Convention refugee and shall render its decision as soon as possible after completion of the hearing and send a written notice of the decision to the person and to the Minister.

(11) La section du statut n'est tenue de motiver par écrit sa décision que dans les cas suivants:

(11) The Refugee Division may give written reasons for its decision on a claim, except that

a) la décision est défavorable à l'intéressé, auquel cas la transmission des motifs se fait avec sa notification;

(a) if the decision is against the person making the claim, the Division shall, with the written notice of the decision referred to in subsection (9), give written reasons with the decision; and

b) le ministre ou l'intéressé le demande dans les dix jours suivant la notification, auquel cas la transmission des motifs se fait sans délai.

(b) if the Minister or the person making the claim requests written reasons within ten days after the day on which the Minister or the person is notified of the decision, the Division shall forthwith give written reasons.

[11]            La jurisprudence a accepté qu'une décision orale constituait une décision au terme de l'article 69.1. En l'espèce, la question est à savoir si, dans ses motifs écrits, le tribunal peut ajouter, afin de motiver plus amplement sa décision, d'autres motifs que ceux qui ont été exprimés oralement.

[12]            La jurisprudence semble exiger que les motifs écrits d'une décision soient consistants avec les motifs oraux.

[13]            Dans l'affaire Isiaku, supra, le juge Wetston a indiqué :

Par conséquent, je suis d'accord avec le défendeur sur le fait que la modification apportée au paragraphe 69.1(11) a eu pour effet de remédier à l'irrégularité qui existait auparavant, de façon telle que la Commission n'est plus tenue de transmettre des motifs écrits en même temps qu'elle prononce oralement des décisions. La Commission peut transmettre les motifs écrits après qu'une décision a été rendue, en les transmettant avec la notification écrite de la décision. Bien que la pratique de donner des motifs oraux puisse entraîner certaines difficultés quand des différences surviennent entre les motifs oraux et les motifs écrits, ces problèmes peuvent être abordés de façon ponctuelle, comme dans la décision: Vaszilyova, précitée.


[14]            En rendant sa décision, le juge Wetston, dans Isiaku, supra, a semblé indiquer qu'une différence importante entre les motifs oraux et écrits pouvait constituer un manquement à l'équité :

De plus, étant donné que je n'ai pas constaté que des différences importantes avaient été démontrées entre les motifs oraux et écrits, je ne crois pas qu'il y ait eu un manquement à l'équité procédurale dans cette affaire.

[15]            Dans l'affaire Vaszilyova v. Canada (M.E.I.), [1994] F.C.J. no 1027 (C.F. 1ère Inst.), le juge Teitelbaum a examiné la situation où le tribunal a donné des motifs oraux lors de l'audience tout en se réservant le droit de "compléter les motifs d'une façon plus structurée". Le juge Teitelbaum a conclu que le tribunal se réservait le droit de corriger la grammaire des motifs. Cependant, dans cette affaire, un mois plus tard, les motifs écrits différaient de ceux donnés oralement. Le juge Teitelbaum a indiqué :

An example of this is found in the 4th paragraph on page 209 of the Board's dossier in the decision given on April 14, 1993 and in the last paragraph on page 7 of the Board's dossier in the signed decision of May 25, 1993:

Les difficultés qu'elle a subies pendant l'intervalle d'un an et demi où elle a vécu là-bas sont certainement des ennuis. On ne peut pas dire qu'ils ne sont pas sérieux: ils sont quand même assez importants dans la vie des gens en général, mais ce sont des ennuis qui découlent d'actes discriminatoires surtout et même en les cumulant ces actes, et même en cumulant tous ces ennuis on n'en arriverait pas à la notion de persécution.

(4th paragraph, page 209, Board's dossier)


Les difficultés qu'elle a subies pendant l'intervalle d'un an et demi où elle est revenue en Slovaquie sont certainement des ennuis mais on ne peut pas dire qu'ils découlent d'actes persécutoires. Ces actes sont plutôt discriminatoires et même en les cumulant on n'en arriverait pas à une notion de persécution.

(last paragraph, page 7, Board's dossier)

There is, I believe, a substantial difference in the two paragraphs. On page 209, the Board speaks of the fact that what the applicant complained of was serious, not so in the May 25, 1993 decision. The word "surtout" is also omitted in the May 25, 1993 decision.

There are other, lesser important omissions.

[16]            Le juge Teitelbaum a accueilli la demande de contrôle judiciaire puisqu'il considérait que la différence entre les motifs oraux et écrits était importante mais également pour une deuxième raison, soit parce que le tribunal n'avait pas discuté de la question de la crainte de persécution de la demanderesse en raison de son appartenance à un certain groupe social.

[17]            Dans l'affaire Islamaj c. Canada (M.C.I), [2000] A.C.F. no 1169, un des membres du tribunal avait ajouté un commentaire à la décision orale mais les motifs écrits n'y faisaient pas référence. Le juge Dawson a conclu qu'il existait une différence importante entre les motifs oraux et écrits et s'est exprimée comme suit :


Dans les observations écrites déposées après l'audience, à la demande de la Cour, l'avocat du ministre soutient que même si les commentaires oraux constituaient les motifs de la décision de M. Rossi, il faut conclure qu'au moment où il a signé la décision écrite, il ne les considérait plus comme des commentaires venant expliquer sa décision.

Le ministre s'est fondé sur l'arrêt Shairp c.M.R.N., [1989] 1 C.F. 562 (C.A.F.), de la Cour d'appel fédérale, pour soutenir que la décision d'un juge n'a pas d'effet exécutoire et peut-être modifiée jusqu'à ce que le jugement ait été rédigé par écrit et signé. Il prétend donc que M. Rossi était libre de changer d'idée jusqu'à ce qu'il signe les motifs écrits.

Cet argument ne me convainc pas pour deux raisons.

Premièrement, il n'existe aucun élément indiquant que le membre de la formation ait changé d'avis. L'omission de ce passage du compte rendu écrit est peut-être le fruit du hasard ou vient peut-être de l'idée que l'on a considéré, à tort, que ces commentaires supplémentaires n'étaient pas importants. La formation ne se réserve que le droit de réviser les motifs oraux sur le plan de la syntaxe et de la grammaire et d'ajouter des références à la jurisprudence. Il n'est pas possible, d'après moi, d'attribuer à un changement d'idée une modification importante et inexpliquée des motifs.

Deuxièmement, notre Cour a exigé la conformité entre les motifs oraux et les motifs écrits prononcés par la SSR. Voir Vaszilyova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1027. Dans Isiaku c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 46 Imm. L.R. (2d) 79 (C.F. 1re inst.), conf. [1999] A.C.F. no 1452 (C.A.F.), la Cour a déclaré (à la page 83 du rapport du jugement de première instance) :

... Bien que la pratique de donner des motifs oraux puisse entraîner certaines difficultés quand des différences surviennent entre les motifs oraux et les motifs écrits, ces problèmes peuvent être abordés de façon ponctuelle, comme dans la décision : Vaszilyova, précitée.

Les avocats m'ont informée que l'arrêt Shairp, précité, a été invoqué devant la Section de première instance et devant la Section d'appel dans l'affaire Isiaku, précitée. Cela n'a toutefois pas eu pour effet de modifier l'exigence de conformité.

Étant donné que j'ai conclu que les commentaires formulés par M. Rossi constituaient les motifs de sa décision communiqués au moment du prononcé de la décision orale, il en découle qu'il existait une différence importante entre les motifs exposés oralement par la SSR et ceux qui l'ont été par écrit.


Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l'affaire renvoyée pour nouvel examen à une autre formation de la SSR.

[18]            Finalement, dans l'affaire Haoua c. Canada (M.C.I.), [2000] A.C.F. no. 224 (C.F. 1ère Inst.), dans les motifs exposés oralement, la Commission avait conclu que le demandeur ne se sentait pas vraiment en danger puisqu'il était demeuré en Algérie pendant deux ans après la fin de son contrat de travail. Dans ses motifs écrits, la Commission a fait remarquer que le demandeur était demeuré en Algérie pendant deux mois et non pas deux ans. Elle est toutefois arrivée à la même conclusion. Le juge Nadon a conclu ce qui suit :

En ce qui concerne la divergence des décisions, le demandeur soutient que la décision qui a été rendue oralement l'emporte sur la décision écrite. Je fais remarquer que ces décisions sont essentiellement identiques, mais qu'elles comportent une différence importante : la décision qui a été rendue oralement indique que le demandeur était demeuré en Algérie pendant deux ans après la fin de son contrat de travail en juillet 1996, alors que la décision écrite mentionne qu'il est demeuré en Algérie pendant seulement deux mois après juillet 1996. Selon le demandeur, la Commission n'avait pas la compétence pour faire une telle modification, vu qu'elle avait déjà rendu sa décision oralement. En outre, le demandeur soutient que cette erreur de fait a mené à la conclusion de la Commission selon laquelle le récit du demandeur concernant sa fuite imminente manquait de crédibilité.


Il est clair que la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a rendu sa décision oralement, mais elle a ultérieurement rectifié cette erreur dans ses motifs écrits. À mon avis, il est clair que c'est par inadvertance que la Commission a commis cette erreur, étant donné que dans un passage antérieur de la même décision, la Commission a souligné que le demandeur avait quitté l'Algérie en septembre 1996, qu'il avait travaillé en Corée du Sud pendant plus d'un an, et qu'il était arrivé au Canada en avril 1998. En conséquence, il est évident que la Commission a voulu dire deux mois. Chose plus importante, hormis la correction sur les deux mois, les passages sont tout à fait identiques :

[...]

Il est donc clair que l'erreur n'est pas déterminante et qu'elle n'a pas eu d'incidence importante sur la décision, étant donné que la Commission est parvenue à la même conclusion. En conséquence, je rejette la prétention du demandeur sur ce point.

[19]            Il ressort des décisions ci-dessus que l'on a exigé une certaine conformité entre les motifs écrits et oraux. Le critère appliqué est celui à savoir si les différences entre les motifs écrits et oraux sont importantes.

[20]            Il est à noter toutefois, que les décisions où il a été jugé que la différence entre les motifs écrits et oraux était importante se rapportaient à des cas où la conclusion du tribunal n'était plus du tout la même dans la décision écrite, ou alors des conclusions apparaissaient dans les motifs oraux et non dans les motifs écrits: Vaszilyova, supra, Islamaj, supra. Dans les affaires Isiaku, supra et Haoua, supra, il a été jugé que les différences n'étaient pas suffisamment importantes pour justifier l'intervention de la Cour.


[21]            Ces décisions diffèrent de la cause en l'espèce. En effet, dans la présente affaire la conclusion du tribunal est la même et les motifs oraux apparaissent tous dans les motifs écrits. La différence vient du fait que des motifs écrits ont été ajoutés pour appuyer la conclusion du tribunal. De plus, contrairement à certains autres cas, en l'espèce, le tribunal n'avait pas indiqué qu'il se réservait le droit de faire des modifications ou ajouts aux motifs donnés oralement.

[22]            Les motifs écrits mentionnent de façon non équivoque que le tribunal considère : "...history is a complete fabrication, designed to obtain resident status in Canada without going through the proper channels" (page 1 de la décision).

[23]            À la lecture des motifs oraux, il faut en conclure que le tribunal accorde une crédibilité très limitée au demandeur, et les motifs écrits n'ont fait que confirmer cette perception.

[24]            La jurisprudence exige une certaine conformité entre les motifs écrits et oraux, je dois dire qu'en l'espèce la différence entre les motifs écrits et les motifs oraux est "importante" puisque plusieurs motifs écrits ont été ajoutés.

[25]            Même si des motifs sont ajoutés pour étayer la conclusion rendue lors de l'audience et que les motifs oraux apparaissent intégralement dans les motifs écrits, cette façon de faire m'apparaît inquiétante.


[26]            À la fin de l'audition, le tribunal n'est pas obligé de rendre sa décision immédiatement, il peut délibérer et rendre sa décision par écrit plus tard.

[27]            S'il choisit de rendre sa décision à la fin de l'audience, il faut en conclure qu'il a complété sa réflexion sur le cas qui lui est présenté et qu'il est prêt à exposer sa décision et ses motifs.

[28]            Si le tribunal continue, après coup, à délibérer sur la question et même à ajouter des motifs à sa décision, on pourrait facilement être amené à croire que sa réflexion n'était pas terminée.

[29]            La jurisprudence accepte volontiers que le tribunal puisse apporter quelques corrections dans la décision écrite pour fin de syntaxe et de compréhension; accepter que le tribunal puisse parfaire sa décision, parce qu'il aurait oublié d'aborder une ou deux questions qu'il considérait importantes à la révision de son dossier, constituerait un déni de justice.

[30]            Il est probable que de nombreux juges et membres de tribunaux apprécieraient pouvoir réécrire leurs décisions à l'occasion et ajouter des motifs, mais ce n'est pas ce que dit la loi.


[31]            À mon avis, le tribunal a commis une erreur en ajoutant dans sa décision écrite des motifs qui n'apparaissaient pas dans sa décision rendue oralement à l'audience, laquelle erreur justifie l'intervention de cette Cour.

[32]            Je constate par ailleurs que le tribunal n'a pas commis néanmoins d'erreur dans son analyse des autres questions en litige.

[33]            En conséquence, la décision est annulée, le dossier est retourné à la Commission pour être considéré à nouveau par un panel différemment constitué, à la lumière de la présente décision.

[34]            Aucun des procureurs n'a soumis de question pour certification.

Pierre Blais                                       

Juge

OTTAWA, ONTARIO

Le 19 avril 2001

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