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Date : 20020430

Dossier : T-433-02

Référence neutre : 2002 CFPI 504

ENTRE :

                                                              ARTEMIS HOLDINGS LTD.

                                                                                                                                                        Demanderesse

                                                                                        et

                                   AGENCE DES DOUANES ET DU REVENU DU CANADA

                                                                                                                                                          Défenderesse

                                                           MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

        Les présents motifs se rapportent à la requête de la demanderesse visant à permettre à l'unique dirigeant et actionnaire de cette entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée, M. Dal A. S. Brickenden, de représenter son entreprise dans le présent litige qui met en cause une révision d'une demande en matière de déni d'équité faite par la défenderesse. Les présents motifs sont les mêmes motifs que dans une requête parallèle dans le dossier T-434-02, une action connexe avec le même intitulé.

        Il est approprié que M. Brickenden, président de la demanderesse, agisse comme représentant de la demanderesse dans le présent litige. Je vais maintenant examiner cela en détail.


ANALYSE

        Selon la Règle 120 une société doit être représentée par un procureur à moins que la Cour ne soit persuadée qu'il existe des circonstances particulières qui permettent à un dirigeant de représenter la société en litige.

        La liste des facteurs pertinents à considérer lorsqu'un profane demande à représenter une société est probablement illimitée. Dans le cas présent, l'avocat de la défenderesse qui s'appuie sur l'arrêt WIC Premium Television Ltd. c. Levin, une décision non rapportée rendue le 19 septembre 2001 par Madame le juge Heneghan dans l'instance T-686-99, qui à son tour s'est fiée sur la décision de M. le juge Muldoon dans l'arrêt Kobetek Systems Ltd. c. Canada [1998] 1 C.T.C. 308, prétend que les facteurs pertinents sont les suivants :

1.          si l'entreprise peut s'offrir les services d'un avocat;

2.          si le représentant proposé sera tenu de comparaître comme porte-parole et témoin;

3.          si les questions de droit à trancher sont complexes;

4.          si l'action peut se poursuivre de manière expéditive (paragraphe 11 de l'arrêt WIC Premium Television).            

Il s'agit là d'un ensemble approprié de critères dans la présente instance.


        J'accepte que la société ne soit pas en mesure de s'offrir un avocat. De plus, j'accepte aussi, selon l'affidavit de M. Brickenden, que celui-ci est l'actionnaire unique et le président d'Artemis Holdings Ltd. et qu'avec un revenu moyen de 17 281,00 $ par année, pour les années 1990 à 2000, celui-ci n'est pas, comme actionnaire unique, gérant et administrateur, en mesure de retenir les services d'un avocat pour la société.

        D'après le dossier, je ne vois pas comment M. Brickenden pourrait éviter d'agir comme avocat et comme témoin car celui-ci affirme être l'unique gérant, administrateur et propriétaire de toutes les actions de la demanderesse et qu'il n'y a aucun employé. Je vais revenir sur ce double rôle, étant donné qu'il s'agit d'un aspect essentiel de la présente requête.

        En vérifiant si les questions sont complexes, j'examinerai l'affidavit et le dossier. L'affidavit n'a rien à voir avec la question de la complexité de l'instance. Toutefois, le dossier ne traite pas de la complexité par inférence car la demanderesse se réfère à une preuve documentaire abondante. Je souligne ici que rien n'indique que la Cour soit dûment saisie de ces documents car il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire qui doit être tranchée selon les documents dont le tribunal de première instance a été saisi. En faisant un effort raisonnable pour comprendre les Règles de la Cour fédérale applicables et en effectuant un peu de recherche quant à la nature du contrôle judiciaire, je crois que M. Brickenden, qui a déposé une demande compréhensible bien que brève, devrait être capable de discuter des questions.


        Pour que la présente affaire soit décidé promptement, je suis d'accord avec l'avocat de la défenderesse que les documents déposés en rapport avec la présente requête sont cohérents. Ceux-ci ont été raisonnablement présentés. Je n'irais pas jusqu'à dire, comme le fait l'avocat de la défenderesse, soit que l'objet de la demande est la rectitude de la décision originale, soit qu'il y a une indication que la demanderesse ne soit pas capable d'évaluer la nature du contrôle judiciaire. Toutefois, M. Brickenden devra faire des efforts sérieux afin de comprendre parfaitement non seulement les délais mentionnés dans les Règles, mais aussi la procédure pertinente et la nature du contrôle judiciaire. Je reviens maintenant sur la question centrale qui consiste à savoir si le fait d'agir comme témoin empêche M. Brickenden de représenter sa société.

Le représentant profane de la société comme témoin

        Dans l'arrêt Kobetek Systems Ltd. (précité), M. le juge Muldoon a examiné la Règle 300(2) qui permet la représentation par un dirigeant d'une société dans des circonstances particulières. La Règle 120 actuelle est semblable. Le critère des circonstances particulières, examiné par M. le juge Muldoon, permet, dans certains cas, à un dirigeant d'une société, qui n'est pas avocat, de représenter une société. L'avocat de la défenderesse souligne que M. Brickenden représente la seule personne possédant une certaine connaissance des faits et par conséquent qu'il est le seul témoin que la demanderesse soit capable de présenter. L'avocat n'a pas fait valoir ce point à l'aide d'une jurisprudence suivant laquelle un représentant profane potentiel qui agirait aussi comme témoin, étant la seule personne possédant une certaine connaissance, n'aurait pas la possibilité de représenter une société.

      On fait parfois une analogie entre les avocats qui agissent comme témoins et les représentants profanes qui agissent comme témoins. Le passage suivant, tiré de l'ouvrage intitulé Sopinka on the Law of Evidence in Canada, deuxième édition, 1999 à la page 690 constitue un bon point de départ :

[TRADUCTION]


§ 13.42 Les avocats doivent être traités quelque peu différemment. Ceux-ci sont compétents en droit pour comparaître comme témoin dans une instance dans laquelle ils agissent comme avocat. Néanmoins, les tribunaux ont hésité à permettre à un avocat qui a fait une déclaration sous serment de comparaître comme avocat dans cette affaire. Cela mettrait le tribunal dans la situation intenable où il aurait à évaluer la crédibilité d'un avocat qui a témoigné. Par conséquent, on a développé une pratique selon laquelle on interdit à un avocat de comparaître à la fois comme avocat et à la fois comme témoin dans une requête ou dans une instance.

Cette interdiction aux avocats de comparaître à la fois comme avocat et à la fois comme témoin mène à de nombreuses observations. Premièrement, une personne exploitant comme propriétaire unique une entreprise non constituée en personne morale peut agir comme son propre avocat selon la Règle 119 et peut vraisemblablement témoigner. Deuxièmement, si cette même personne constituait l'entreprise en société mais ne changeait rien d'autre et si une personne interdisait de façon absolue à un représentant profane qui est un dirigeant de la société, d'agir comme témoin, cela équivaudrait à refuser de se défendre en cour si ni la personne, ni sa société, ni un actionnaire, n'ont les fonds suffisants pour s'offrir un avocat. Troisièmement, il y a la question de la détermination du caractère absolu de l'interdiction dans le cas d'un représentant profane qui doit aussi agir comme témoin parce que le défendeur constitué en personne morale constitue une exploitation unipersonnelle.

      L'une des causes les plus absolues que je connaisse qui a été entendue par notre Cour et qui traitait du rôle de l'avocat comme témoin, est Shipdock Amsterdam B.V. c. Cast Group Inc. (2001) 179 F.T.R. 282. Dans cette cause, M. le juge O'Keefe a eu affaire à un affidavit souscrit par un avocat. Le juge a souligné le danger constitué par cette pratique car cela pouvait donner lieu à un contre-interrogatoire au sujet de l'affidavit et par conséquent à la divulgation d'affaires confidentielles :

[11] Il existe toujours un danger lorsqu'un avocat souscrit un affidavit qui est par la suite utilisé dans le cadre d'une requête plaidée par l'avocat ou par des membres de son cabinet. L'avocat pourrait être contre-interrogé, des questions relatives au secret professionnel pourraient surgir lors du contre-interrogatoire et la Cour aurait alors à commenter et à soupeser les allégations faites par l'avocat dans l'affidavit. En outre, le cabinet de l'avocat ne pourrait pas continuer à représenter la partie défenderesse dans la requête dans laquelle l'affidavit serait utilisé (voir International Business Machines. Corp. et autres c. Printech Ribbons Inc. et autres [1994] 1 C.F. 692; 69 F.T.R. 197 (C.F. 1re inst.)). (page 285)


M. le juge O'Keefe a continué en citant l'arrêt Director of Investigation & Research c. Irving Equipment (1986) 16 CPR (3d) 26, une décision dans laquelle le juge Muldoon énumère, en détail, les motifs pour lesquels les affidavits faits sous serment par des procureurs qui agissent comme avocat pour une partie doivent être rejetés. Premièrement, toute personne a le droit d'indiquer qu'elle parle comme témoin ou comme conseiller professionnel; deuxièmement, le conflit d'intérêts occasionné par le fait qu'une personne, comme avocat ou procureur, est à la fois fonctionnaire judiciaire et à la fois témoin, rend difficile pour la personne, comme témoin, à apprécier objectivement le poids ou la crédibilité du témoignage et le dilemme de l'avocat de la partie adverse qui n'est pas obligé de contre-interroger un collègue; troisièmement, le conflit qui existe entre donner un témoignage détaillé et éviter de divulguer ce qui serait autrement couvert par le secret professionnel. Pourtant tout ceci implique des avocats qui agissent non seulement comme procureurs et comme avocats pour les parties mais aussi comme témoins.


      M. le juge Muldoon, dans l'arrêt Kobetek Systems Ltd. (précité), a eu affaire à une demande faite par un dirigeant d'une société afin de représenter la société. Celui-ci a fait des commentaires sur la déclaration de ce dirigeant, suivant laquelle il devrait être capable de faire ce qui est nécessaire comme avocat, en affirmant : (page 310) « déjà il a été difficile de distinguer entre les rôles de témoin et d'avocat! Toutefois, c'est le seul motif qui est avancé » . M. le juge Muldoon a fait remarquer que le simple fait que le dirigeant estime qu'il est capable de représenter la société demanderesse ne constituait pas une circonstance particulière au sens de la règle 300(2) qui constitue la disposition antérieure à la présente règle 120. Chose importante, l'arrêt Kobetek Systems Ltd. ne vas pas jusqu'à interdire d'une manière absolue à un dirigeant de représenter sa société lorsque les rôles de témoin et d'avocat profane sont combinés ensemble. Le fait qu'il ne s'agisse pas d'une interdiction absolue, même dans le cas des avocats, a certainement été reconnu par M. le juge O'Keefe dans l'arrêt Shipdock Amsterdam (précité) à la page 286 :

[15] Je dois souligner qu'en certaines circonstances, l'avocat d'une partie peut déposer relativement aux faits dans un affidavit et plaider et utiliser un affidavit dans le cadre d'une requête. Par exemple, si l'avocat est la seule personne qui puisse déposer relativement à ces frais, il serait alors acceptable que l'avocat dépose relativement aux faits et ensuite plaide et utilise l'affidavit dans le cadre d'une requête. Je suis convaincu qu'il existe d'autres exemples.

S'il ne s'agit pas d'une interdiction absolue, dans tous les cas, selon laquelle l'avocat ne peut pas se servir de son propre affidavit, il ne devrait pas s'agir d'une interdiction absolue dans le cas d'un profane agissant à la fois comme témoin et comme avocat pour une entreprise individuelle constituée en personne morale.

      La dernière cause que je citerai est l'arrêt S.A.R. Group Relocation Inc. c. Canada, une décision non rapportée rendue le 13 mars 2002 par le juge de la Cour d'appel Strayer dans laquelle celui-ci s'est penché sur une requête écrite dans la cause A-14-02. Dans l'arrêt S.A.R. Group, la présidente, elle-même demanderesse, a demandé à représenter ses deux sociétés. Le juge Strayer de la Cour d'appel s'est penché sur la capacité de payer l'autorisation et la représentation des sociétés comme témoin :


2              Avant de rendre une telle ordonnance dans les présentes circonstances, la Cour doit être convaincue que les personnes morales n'ont réellement pas les moyens de retenir les services d'un avocat et qu'elles ont effectivement autorisé la personne visée par la demande à les représenter. (Source Services Corp. c. Source Personal Inc. (1995), 105 F.T.R. 42; Re NsC Diesel Power Inc. (failli) (1995), 96 F.T.R. 161). En l'espèce, aucune preuve manifeste n'a été produite relativement à l'un ou l'autre de ces points. Il convient en outre de se demander si le représentant proposé devra également témoigner puisque les avocats ne peuvent comparaître dans les affaires où ils agissent aussi comme témoins. (Voir la décision Kobetek Systems Ltd. c. R., [1998] F.C.J. No. 16, [1998] 1 C.T.C. 308). Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, Susan A. Ryan a déposé un affidavit supposé (non encore signé), ce qui laisse penser qu'elle s'attend à agir à la fois comme principal témoin et comme représentante des demanderesses. Voilà une autre circonstance qui incite la Cour à ne pas rendre une ordonnance en application de l'article 120 des règles.

Ce qui est pertinent, dans ce paragraphe, c'est que le juge Strayer de la Cour d'appel semble faire une distinction entre des avocats représentant des sociétés et des personnes représentant des sociétés. Celui-ci souligne qu'il n'est pas pertinent d'examiner si le représentant pourrait être un témoin puisque « les avocats ne peuvent comparaître dans les affaires où ils agissent aussi comme témoins » . La jurisprudence de l'arrêt permettant de faire une telle affirmation est Kobetek Systems Ltd. : Cet arrêt ne va pas jusqu'à interdire à un profane de jouer les deux rôles. Je crois que c'est quelque chose que le juge Strayer de la Cour d'appel reconnaît lorsque, faisant référence au rôle de représentant et de témoin, celui-ci affirme dans la version anglaise du jugement : « this is another circumstance which militates against the Court making an order Rule 120. » , car « militate » utilisé comme verbe dans ce sens n'est pas un absolu. L'expression « militate against something » signifie soutenir, certainement avec vigueur, mais pas d'une manière absolue. Cela est corroboré par la définition qui est donné au verbe « militate » dans le Oxford English Dictionary « To have force, 'tell' against . . . some conclusion or result. » . Cette idée de « having force against some conclusion » est reprise par Garner dans le Oxford Dictionary of Modern Legal Usage, deuxième édition, à la page 569 où il discute des utilisations à des fins juridiques des verbes « mitigate » et « militate » , ce dernier verbe signifiant [TRADUCTION] « exercer une forte influence » , ce qui est loin d'être absolu.

CONCLUSION


      Pour résumer, dans l'arrêt S.A.R. Group Relocation Inc., premièrement, le juge Strayer de la Cour d'appel établit une distinction entre les rôles d'avocat et de témoin, d'une part, et entre représentant et témoin d'autre part, mais plus important encore, celui-ci poursuit en évaluant le dernier rôle comme ne faisant simplement que d'émettre de bonnes raisons, d'exercer une influence ou de militer contre le fait de permettre à un représentant profane, un dirigeant d'une société d'agir comme représentant lorsque cette personne peut agir comme témoin. Cette idée d'un rôle double n'étant pas frappée d'une interdiction absolue est conforme à la règle 160 par laquelle, la Cour, dans des circonstances particulières, peut accorder à un dirigeant le privilège de représenter sa société comme avocat. Adopter un point de vue plus étroit priverait l'exception prévue à la règle 120 de son sens dans le cas d'une entreprise individuelle constituée en personne morale.

      Comme je l'ai souligné dans l'arrêt Sharpe's Tropical Shell Co. c. Canada (1996) 100 F.T.R. 59, à la page 61, « Lorsqu'un administrateur semble raisonnablement capable de représenter une entreprise démunie, il ne faudrait pas empêcher que celle-ci défende sa cause en cour » . Refuser à Artemis Holdings Ltd. de se faire représenter comme avocat par son seul dirigeant équivaudrait à refuser à la société de défendre sa cause en cour. Il s'agit d'une cause dans laquelle la disposition relative aux circonstances particulières de la règle 120 entre en jeu. Décider autrement ne donnerait pas un résultat équitable ou souhaitable. Le président Brickenden d'Artemis Holdings Ltd., Dal A. S. peut représenter sa société dans le présent litige.

         « John A. Hargrave »       

                                                                                                                        Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 30 avril 2002

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                                       SECTION D'APPEL

                                                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        T-433-02

INTITULÉ :                           Artemis Holdings Ltd. c.

Agence des douanes et du revenu du Canada

MOTIFS RENDUS PAR ÉCRIT

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :              Le 30 avril 2002

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Dal A. S. Brickenden                                    POUR LA DEMANDERESSE

Président, Artemis Holdings Ltd.

Morris Rosenberg                                        POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur-général du Canada

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