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     T-2146-96

Entre :

     ALLEN DEERING,

     requérant,

     - et -

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     intimé.

    

     T-2147-96

Entre :

     RICHARD LAFRANCE,

     requérant,

     - et -

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     intimé.

     MOTIFS DU JUGEMENT

     (prononcés à l'audience tenue à Ottawa (Ontario),

     le mercredi 17 septembre 1997)

Le juge HUGESSEN

     Par les demandes introduites en l'instance, les requérants concluent au contrôle judiciaire et à l'annulation de deux décisions rendues par un arbitre désigné en application de l'article 7.1 de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique1 pour enquêter sur les plaintes qu'ils avaient déposées au sujet d'un processus de mise en disponibilité " par ordre inverse de mérite " appliqué sous le régime du paragraphe 34(1) du Règlement1.

     Les parties conviennent de l'applicabilité en l'espèce des principes jurisprudentiels applicables au processus de sélection aux fins de nomination ou de promotion dans le contexte de l'article 21 de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique. Le principe en jeu est donc celui de la sélection fondée sur le mérite, que prévoit l'article 10 de la Loi. Le processus de sélection vise à comparer le mérite respectif des intéressés. Le comité d'appel (ou l'enquêteur) n'évalue pas les candidats, mais examine s'il y a de bonnes raisons de douter qu'il y ait eu effectivement sélection au mérite. Enfin, c'est au ministère concerné qu'il appartient de fixer les qualités requises pour le poste en question, et non pas à la Commission, au comité d'appel ou à l'enquêteur.

     L'avocat des requérants soutient que la sélection par ordre inverse de mérite aux fins de mise en disponibilité doit être soumise à une norme plus rigoureuse que pour la sélection au mérite aux fins de nomination ou de promotion, et ce en raison des conséquences manifestement plus graves pour les intéressés. À mon avis, pareil argument ne vaut que dans les cas où l'équité du processus est remise en question. Puisqu'il n'en est rien en l'espèce, je passerai directement au seul point d'importance, au sujet duquel j'ai demandé à l'intimé de donner une réponse.

     Ce point peut être brièvement résumé : les requérants avaient été nommés à des postes de commis au contrôle des entrées et des sorties. Il n'y a aucun doute que l'exercice des fonctions attachées à ce poste requiert de solides connaissances. Le processus de sélection par ordre inverse de mérite ne testait pas directement les connaissances des intéressés. Le ministère ne dit pas que les titulaires de ce poste ne devaient remplir aucune condition de connaissances, mais soutient que, puisqu'ils occupaient tous leur poste respectif depuis un certain temps déjà et faisaient tous leur travail de façon au moins satisfaisante, il n'était pas nécessaire de tester leurs connaissances.

     Les requérants soutiennent que c'est faux, et invoquent en particulier à l'appui la décision Laberge2 de la Cour d'appel, où le juge Pratte s'est prononcé en ces termes :

              Il me paraît inexact, aussi, de dire qu'un comité de sélection n'a pas à évaluer les candidats en regard de toutes les fonctions du poste à combler. Lorsqu'un concours est tenu pour combler un poste, le concours doit être organisé de telle façon qu'il permette de jauger l'aptitude des candidats à remplir ce poste-là. Or, cela ne peut se faire sans avoir égard aux fonctions que doit accomplir le titulaire du poste.         
              Il appartient, bien sûr, au ministère concerné de définir les postes et les qualifications qu'il exige. Ici, le ministère l'a fait en décrivant le poste de coordonnateur comme comportant la tâche d'administrer la Loi sur l'accès à l'information et la Loi sur la protection des renseignements personnels et comme exigeant une bonne connaissance de ces deux Lois. La question à laquelle il faut répondre ici est celle de savoir si un ministère qui a établi les fonctions rattachées à un poste peut, à l'occasion d'un concours tenu pour remplir ce poste, demander au comité de sélection chargé d'administrer le concours de n'apprécier la valeur des divers candidats qu'en regard de certaines des exigences du poste. Cette question doit, bien sûr, recevoir une réponse négative. Contrairement à ce qu'a affirmé le comité d'appel, le rôle du comité de sélection n'est pas seulement d'obéir aux directives du ministère concerné. Le comité de sélection n'est qu'un outil utilisé par la Commission de la Fonction publique pour remplir la tâche que lui impose l'article 10 de la Loi sur l'emploi dans la Fonction publique. Le ministère n'a pas le pouvoir de modifier les obligations que l'article 10 de la Loi impose à la Commission. Ni le comité de sélection ni la Commission ne sont les valets des divers ministères.         
              Ce n'est pas à dire, cependant, qu'un concours soit irrégulier pour le seul motif qu'il n'évalue pas directement des connaissances des candidats pour décider de leur capacité à remplir immédiatement toutes les fonctions du poste. Lorsqu'un comité d'appel est saisi d'un tel grief, il doit se demander si, dans les circonstances, le défaut d'évaluer les candidats relativement à toutes les fonctions du poste à combler peut se concilier avec les exigences du principe de la sélection au mérite. Il peut en effet arriver que l'irrégularité alléguée ne soit qu'apparente; dans bien des cas l'aptitude d'un candidat à remplir une fonction peut s'inférer de son aptitude à remplir une autre fonction. Il peut aussi arriver que les connaissances qu'exige l'accomplissement de certaines fonctions puissent être facilement acquises par celui qui a l'aptitude à remplir les autres fonctions du poste. Par exemple, si un candidat réussit à maîtriser une loi aussi complexe que la Loi de l'impôt sur le revenu, il est permis de croire qu'il pourra facilement se familiariser avec une autre loi plus simple. Le principe de la sélection au mérite exige que l'on choisisse celui qui, au moment du concours, est le plus apte à remplir toutes les fonctions prévues à l'avis de concours. Cela n'exclut pas que le candidat puisse bénéficier de la période normale d'entraînement pour se familiariser avec ses nouvelles fonctions, laquelle en l'espèce comprenait également un cours de formation offert aux autres fonctionnaires de la même catégorie déjà en poste.         
              [pages 142 et 143]         

     Les requérants invoquent aussi la conclusion suivante figurant en pages 2 et 3 de la décision Tiefenbrunner et al.3, que je suppose que je suis obligé de suivre :

              Compte tenu des fonctions et de l'énoncé de qualités de ces postes, il incombait clairement au jury de sélection d'évaluer les connaissances de façon à ce que le mérite respectif des candidats soit évalué ...         

     Pour en revenir à l'affaire en instance, l'enquêteur a instruit cette question en ces termes, dans le dossier Lafrance :

     [TRADUCTION]

         2.      Dans cette enquête, il s'agit au premier chef d'examiner si le processus de sélection appliqué par le ministère était tel qu'il établissait l'ordre de mérite général des employés, afin de fixer l'ordre dans lequel ceux-ci seraient mis en disponibilité. Pour ce processus de sélection, la direction a décidé que les connaissances ne seraient pas un facteur de distinction entre les employés; c'est pourquoi elle n'a pas inclus une condition spécifique de connaissances dans l'énoncé de qualités requises pour les fonctions de commis au contrôle des entrées et des sorties. Par contre, elle a adopté un énoncé de qualités portant sur cinq aptitudes et trois qualités personnelles. La question ne se pose donc pas de savoir s'il y a eu appréciation des connaissances, puisque celles-ci ne faisaient pas partie des qualités requises pour le poste, mais si les huit qualités prescrites permettaient de jauger le mérite d'ensemble des employés pour le poste de commis au contrôle des entrées et des sorties. Il me semble que les trois premières aptitudes, en particulier, définissent la capacité des employés à s'acquitter des principales fonctions du poste. L'appréciation du surveillant prenait en compte indirectement (et dans certains cas, directement) les connaissances nécessaires à l'exercice de ces fonctions.         
              Je conclus de ce qui précède que le ministère n'a pas agi de façon déraisonnable faute d'avoir comparé directement les connaissances des employés en question. Le comité a évalué leur aptitude à appliquer leurs connaissances, à la lumière des informations dégagées des appréciations circonstanciées du surveillant. Dans ces conditions, je ne peux conclure que l'absence d'évaluation directe des connaissances ait eu un effet quelconque sur l'appréciation du mérite respectif des employés en question.         
         (Dossier de la demande du requérant, page 88)         

     Ce point n'a été ni soulevé ni tranché dans le dossier Deering4.

     À mon avis, le premier des paragraphes cités ci-dessus de la décision de l'arbitre est clairement erroné. Si, comme noté supra, il appartient indiscutablement au ministère de fixer les qualités requises pour un poste, il n'a pas nié, ne nie pas et ne pourrait pas nier, en l'espèce, que les connaissances constituent une qualité primordiale pour ce poste. Ce que, dans le passage cité ci-dessus, l'enquêteur appelle " énoncé de qualités " (et qui ne porte même pas ce titre) n'en est pas un du tout; il s'agit, pour reprendre ses propres termes, d'une liste de 5 " aptitudes " et de 3 " qualités personnelles " requises pour le poste. Nul doute qu'il n'est pas loisible au ministère de passer sous silence la gamme complète des qualités requises pour le poste, lorsqu'il s'agit d'établir l'ordre inverse de mérite pour apprécier les qualités des gens qui l'occupent.

     Cela, toutefois, ne règle pas la question. Alors que les connaissances étaient et sont une condition de nomination à ce poste et devaient faire l'objet d'une évaluation, il ressort du passage cité plus haut de la décision Laberge qu'il n'est pas toujours nécessaire de les tester directement. Les exemples donnés par le juge Pratte, J.C.A., sur la possibilité de conclure à l'aptitude de quelqu'un à exercer des fonctions données à la lumière de son rendement dans d'autres fonctions, sont instructifs. Aucune règle ne pose que le processus de sélection comporte toujours un test séparé sous la rubrique " connaissances "; il suffit que les connaissances requises soient évaluées d'une façon ou d'une autre.

     En l'espèce, ce que l'enquêteur appelle " énoncé de qualités " était en fait un test pratique. Il permettait, pour reprendre ses propres termes, au comité de sélection d'évaluer " [l'aptitude des employés] à appliquer leurs connaissances ".

     Cette conclusion, tout comme la conclusion subséquente que l'absence d'évaluation directe des connaissances n'avait aucun effet sur l'appréciation du mérite respectif des employés en question, était une conclusion sur les faits. Elle n'est pas viciée par l'erreur relevée supra. À mon avis, elle n'était pas déraisonnable et relevait du pouvoir d'appréciation de l'arbitre.

     Par ces motifs, les demandes en instance ne sont pas fondées et doivent être rejetées.

     Signé : James K. Hugessen

     ________________________________

     Juge

OTTAWA (Ontario), le 17 septembre 1997

Traduction certifiée conforme      ________________________________

     F. Blais, LL. L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NUMÉROS DU GREFFE :      T-2146-96

                     T-2147-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Allen Deering c. Procureur général du Canada

                     Richard Lafrance c. Procureur général du Canada

LIEU DE L'AUDIENCE :          Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :      17 septembre 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE HUGESSEN

LE :                      17 septembre 1997

ONT COMPARU :

M. David Yazbeck                  pour le requérant

Mme Yvonne Milosevic              pour l'intimé

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Jewitt & Allen              pour le requérant

Ottawa (Ontario)

M. George Thomson                  pour l'intimé

Sous-procureur général du Canada

__________________

     1      R.S.C. (1985), ch. P-33 :

7.1 The Commission may conduct investigations and audits on any matter within this jurisdiction. 7.1 La Commission peut effectuer les enquêtes et vérifications qu'elle juge indiquées sur toute question relevant de sa compétence.

1      Règlement sur l'emploi dans la fonction publique (1993), DORS/93-286, 31 mai 1993

34.(1) Where the services of one or more employees of a part of the organization are no longer required by reason of lack of work, the discontinuance of a function or the transfer of work or a function outside the Public Service, the appropriate deputy head, subject to subsection (2), shall assess the merit of the employees employed in similar positions of the same occupational group and level in that part of the organization,and identify the employees who may be laid off in reverse order of merit, beginning with the least meritorious, and may declare those employees to be surplus employees. 34. (1) Lorsque les services d'un ou de plusieurs fonctionnaires d'un secteur de l'organisation ne sont plus nécessaires faute de travail, par suite de la suppression d'une fonction ou à cause de la cession du travail ou de la fonction à l'extérieur de la fonction publique, l'administrateur général compétent, sous réserve du paragraphe (2), évalue le mérite des fonctionnaires qui occupent des postes semblables des mêmes groupe et niveau professionnels dans ce secteur et désigne, par ordre inverse de mérite en commençant par le moins méritant, les fonctionnaires qui peuvent être mis en disponibilité; il peut déclarer ces derniers fonctionnaires excédentaires.

2      Laberge c. Canada (Procureur général), [1988] 2 C.F. 137

3      Tiefenbrunner et al. c. Canada (P.G.), (10 novembre 1992) A-915-91 (C.A.F.) [non rapporté].

4      Bien que ce point n'ait aucune conséquence pratique dans les circonstances de la cause, ce fait en soi signifie que la demande Deering est, sur le plan formel, irrecevable.

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