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Date : 20040316

Dossier : T-1585-02

Référence : 2004 CF 380

ENTRE :

                                                     DENNIS MULDOON

                                                                                                                              demandeur

ET

                                  LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                               défendeur

                                            MOTIFS DE L'ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision du commissaire Zaccardelli de la GRC (le commissaire) de rejeter le grief de deuxième niveau du demandeur en date du 21 août 2002. Le demandeur sollicite une ordonnance annulant cette décision et renvoyant l'affaire pour qu'elle fasse l'objet d'un nouvel examen.


[2]                Le gendarme Dennis Muldoon (le demandeur) a été au service de la GRC du 28 novembre 1977 au 24 septembre 2002, date à laquelle son grief de deuxième niveau concernant son renvoi de la GRC pour des raisons médicales a été rejeté par le commissaire. Le demandeur s'est blessé au dos dans un grave accident alors qu'il se trouvait dans un véhicule de police en 1983. Il a pris un congé de maladie de six mois à l'époque. Il est ensuite retourné au travail, avant de prendre un autre congé de maladie le 24 octobre 1996.

[3]                En avril 1997, le médecin-chef qui a examiné le demandeur a constaté que celui-ci ne satisfaisait plus aux exigences de santé minimales s'appliquant aux gendarmes affectés aux services généraux. Il a conclu que le demandeur [traduction] « n'était pas considéré par la Force comme apte à occuper un emploi quel qu'il soit » (catégorie 6).

[4]                Le 24 août 1998, le conseil médical formé conformément à la procédure de la GRC qui s'applique dans les cas de renvoi pour des raisons médicales a conclu que le demandeur souffrait d'une affection physique chronique et qu'il était [traduction] « peu probable que son état s'améliore considérablement dans un avenir prévisible » . Le conseil s'est servi de la « Banque de tâches intégrées des gendarmes aux services généraux de la GRC de 1993 » pour évaluer le demandeur et a conclu que ce dernier était incapable d'exécuter 13 des tâches énumérées. Dans son rapport, le conseil a indiqué que le demandeur était :

[traduction] ... incapable de contraindre physiquement des individus et son agilité était réduite. Il était incapable de transporter ou de traîner des objets lourds, de pousser des véhicules, de travailler de façon intensive pendant de longues périodes de temps, comme lors de la patrouille routière ou du travail dans d'autres véhicules de police, et de pourchasser des individus jusqu'à leur appréhension. De façon générale, sa condition physique est inférieure à la moyenne.


[5]                La GRC a signifié un avis de renvoi au demandeur le 5 janvier 1999. La lettre indiquait que la décision reposait en partie sur la conclusion du conseil médical selon laquelle le demandeur était incapable d'exécuter bon nombre des tâches incombant aux gendarmes et en partie sur le fait que les membres réguliers de la GRC doivent exécuter les différentes tâches qui peuvent leur être confiées, pas uniquement celles qui leur sont assignées à un moment donné. Elle mentionnait également que la GRC avait été incapable de trouver un autre poste adapté au profil médical du demandeur.

[6]                Le demandeur a déposé un grief concernant son renvoi pour des raisons médicales. Ce grief a été rejeté au premier niveau le 16 juillet 2001.

[7]                Le 23 août 2001, le demandeur a présenté un grief au deuxième niveau, qui a été renvoyé au Comité externe d'examen (CEE) de la GRC afin qu'il fasse l'objet d'un examen indépendant.


[8]                Le 12 février 2002, le président du CEE a infirmé la décision rendue par l'arbitre du premier niveau et a recommandé que le grief du demandeur soit accueilli. Selon lui, le processus de renvoi pour des raisons médicales suivi par la GRC était déficient à la base et non conforme à l'arrêt Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. British Columbia Government and Service Employees' Union (B.C.G.S.E.U.), [1999] 3 R.C.S. 3 (Meiorin), rendu par la Cour suprême du Canada. Le président a fait remarquer que la norme établie dans Meiorin faisait ressortir l'obligation de la GRC de trouver un autre emploi au demandeur afin qu'il puisse continuer de jouer un rôle productif et utile au sein de la GRC. Il a indiqué qu'il incombait à la GRC de démontrer qu'elle était incapable de répondre aux besoins du demandeur et qu'elle subirait une contrainte excessive si elle le nommait à un poste pour lequel il ne possédait pas certaines des qualifications essentielles. De plus, la GRC devait envisager la possibilité d'offrir de la formation ou un autre type de perfectionnement professionnel au membre afin que celui-ci puisse exécuter un travail utile. Le président a conclu que la preuve n'était pas suffisante pour statuer que la GRC s'était acquittée de son obligation de répondre aux besoins du demandeur.

[9]                Le 29 août 2002, le commissaire a rejeté le grief de deuxième niveau du demandeur, même s'il a reconnu que la politique actuelle de la GRC [traduction] « concernant le renvoi de membres réguliers pour des raisons médicales ne respectait pas, en l'espèce, l'article 15 de la Loi canadienne sur les droits de la personne [L.R. 1985, ch. H-6] et les exigences énoncées par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Meiorin » .


[10]            Le commissaire a donné les motifs suivants pour justifier sa décision de rejeter le grief du demandeur :

[traduction] ... J'estime que les renseignements contenus dans le dossier sont suffisants pour me permettre de statuer sur le présent grief d'une manière conforme à l'article 15 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et à l'arrêt Meiorin.

J'admets la preuve médicale figurant au dossier, laquelle démontre qu'à cause de l'affection dont il souffre les capacités physiques [du demandeur] sont malheureusement très limitées et ses habilités en matière de relations humaines sont réduites. Le [médecin-chef] a attribué un profil médical « 06 » [au demandeur] - n'est pas considéré par la Force comme apte à occuper un emploi quel qu'il soit -, et il ressort de l'analyse de la Banque de tâches effectuée par le conseil médical que [le demandeur] pouvait exécuter seulement 2 des 14 tâches énumérées.

Un employeur n'est pas tenu de répondre aux besoins d'un employé lorsque les conclusions médicales indiquent que ce dernier est inapte à occuper un emploi quel qu'il soit. Dans l'affaire Ball Packaging [(1990) 12 L.A.C. (4th) 145], où les conclusions médicales révélaient une incapacité totale et une inaptitude à occuper un emploi rémunérateur, l'arbitre a statué :

Dans les circonstances de l'espèce, la seule mesure d'adaptation efficace consisterait à dispenser les plaignants de se présenter au travail, et cela excède largement la portée d'une mesure d'adaptation raisonnable au handicap dans l'exercice de fonctions régulières.

À mon avis, ce raisonnement s'applique en l'espèce. L'affection médicale dont souffre [le demandeur] est telle que l'on ne peut compter sur lui pour exercer des fonctions quelles qu'elles soient. L'affectation du demandeur à un poste de membre régulier ou de membre civil, même assortie d'une modification des fonctions, de l'équipement ou des conditions de travail, obligerait toujours la GRC à renoncer à l'exigence que [le demandeur] soit en mesure d'exercer les fonctions requises par ce poste.

Or, selon l'analyse effectuée dans Meiorin, une telle renonciation constituerait une contrainte excessive pour la GRC. En conséquence, le grief [du demandeur] est rejeté et il doit être renvoyé de la GRC.

[11]            Le demandeur sollicite maintenant l'annulation de cette décision au motif que le commissaire a commis une erreur de compétence, une erreur de fait et une erreur de droit dans sa décision. Il soutient en particulier que le commissaire a commis une erreur de droit en n'appliquant pas la norme établie dans l'arrêt Meiorin.


[12]            Je suis d'avis d'accueillir la demande pour les motifs qui suivent.

[13]            Dans l'arrêt Meiorin, la Cour suprême du Canada a élaboré une méthode en trois étapes pour déterminer si un employeur a établi, selon la prépondérance des probabilités, qu'une norme discriminatoire à première vue est une exigence professionnelle justifiée (EPJ). En d'autres termes, ce qui est suffisant pour constituer une défense à une allégation de discrimination concernant les normes applicables aux employés. La juge McLachlin, maintenant juge en chef, qui a rédigé les motifs de la décision unanime de la Cour, énonce le critère au paragraphe 54 :

Après avoir examiné les diverses possibilités qui s'offrent, je propose d'adopter la méthode en trois étapes qui suit pour déterminer si une norme discriminatoire à première vue est une EPJ. L'employeur peut justifier la norme contestée en établissant selon la prépondérance des probabilités :

(1) qu'il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l'exécution du travail en cause;

(2) qu'il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu'elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;

(3) que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu'il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l'employeur subisse une contrainte excessive.


[14]            Les deux parties conviennent que le fait de ne pas appliquer la norme établie dans l'arrêt Meiorin à un employé ayant une déficience constitue une erreur de droit. Comme il a été indiqué précédemment, bien que le commissaire soit d'accord avec le CEE que la politique de la GRC concernant les renvois pour des raisons médicales n'est pas conforme au droit actuel, il affirme que la norme de l'arrêt Meiorin avait été respectée car le demandeur souffre d'une [traduction] « incapacité totale et [est inapte] à occuper un emploi rémunérateur » . En conséquence, la GRC subirait une contrainte excessive si elle répondait aux besoins du demandeur.

[15]            Le demandeur prétend que le manque de preuve au soutien de cette affirmation factuelle et le défaut de la GRC de fournir ou d'obtenir une analyse de son incapacité d'exécuter d'autres tâches que celles d'un gendarme aux services généraux montrent que la norme de l'arrêt Meiorin n'a pas été respectée. Les documents sur lesquels s'est appuyé le commissaire ne parlent que de l'incapacité du demandeur d'exercer les fonctions d'un gendarme aux services généraux. Le demandeur prétend que se fonder sur ces documents pour déterminer que l'on ne peut répondre à ses besoins le limite à un poste de gendarme aux services spéciaux. Il fait valoir que cet accommodement limité n'est pas conforme à l'arrêt Meiorin et constitue une erreur de droit justifiant le contrôle judiciaire de la décision du commissaire.                  


[16]            Dans ses prétentions écrites, le défendeur soutient que, comme le commissaire a fait expressément référence à l'article 15 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et à l'arrêt Meiorin et a reconnu les défauts de la politique actuelle de la GRC et demandé des changements, il est clair qu'il a pris en considération les préoccupations soulevées par le rapport du CEE. Il a tout de même rejeté le grief, ce qui, d'après le défendeur, indique qu'il était parfaitement au courant de l'obligation de la GRC de répondre aux besoins du demandeur, sous réserve uniquement de la contrainte excessive que celle-ci pouvait subir.

[17]            Pour déterminer si le commissaire a correctement appliqué la norme établie dans l'arrêt Meiorin, il faut analyser la décision à l'aide du critère à trois volets. En ce qui concerne les deux premiers, je souscris aux observations du CEE, en ce sens qu'il semble être clair qu'ils ont été remplis. Les exigences physiques indiquées dans la Banque de tâches des gendarmes ont probablement été adoptées pour assurer que les gendarmes travaillent efficacement et en toute sécurité. Je suis certain que la GRC a adopté ces normes en croyant réellement que la capacité d'exécuter ces tâches est nécessaire.

[18]            Cela étant dit, je suis du même avis que le président du CEE quant au troisième volet du critère : la GRC ne l'a pas rempli. Le président a été incapable de trouver des éléments de preuve démontrant que la GRC n'était pas en mesure de répondre aux besoins du demandeur sans subir une contrainte excessive. Le commissaire conclut cependant que la GRC s'est acquittée de ce fardeau, sans faire référence à une quelconque preuve démontrant que celle-ci a réellement essayé de répondre aux besoins du demandeur.


[19]            Pour satisfaire à l'exigence qui lui est imposée dans le troisième volet du critère, la GRC doit démontrer qu'il lui est impossible de répondre aux besoins du demandeur et des autres employés qui sont pénalisés par la norme sans subir une contrainte excessive. Or, la GRC n'a pas démontré que c'était le cas. Aussi, le commissaire n'a pas appliqué le droit correctement lorsqu'il a dit que [traduction] « [l]'affectation [...] à un poste de membre régulier ou de membre civil, même assortie d'une modification des fonctions, de l'équipement ou des conditions de travail, obligerait toujours la GRC à renoncer à l'exigence que le gendarme Muldoon soit en mesure d'exercer les fonctions requises par ce poste. Me fondant sur l'analyse effectuée dans Meiorin, j'estime qu'une telle renonciation constituerait une contrainte excessive pour la GRC. »


[20]            Je suis d'accord avec le CEE lorsqu'il dit que le processus interne suivi par la GRC accordait trop d'importance à la détermination des limites physiques du demandeur et pas assez aux fonctions qu'il pouvait toujours exercer. D'après ce que je comprends, l'obligation faite à un employeur de répondre aux besoins d'un employé a une portée beaucoup plus large que ce que la propre politique interne de la GRC reconnaît, ce qui explique probablement pourquoi le commissaire a profité de l'occasion pour essentiellement réécrire la politique relative aux renvois pour des raisons médicales. La politique actuelle de la GRC semble prévoir seulement que les membres ayant une déficience doivent être considérés pour des postes pour lesquels on les estime qualifiés. Cela ne veut pas dire que la GRC subirait une contrainte excessive en nommant un membre à un poste pour lequel il ne possède pas certaines des qualifications essentielles. La GRC a l'obligation de faire davantage que simplement comparer les qualifications du demandeur aux exigences des postes existants. L'arrêt Meiorin impose en fait à la GRC l'obligation d'expliquer pourquoi elle ne peut garder le demandeur à son service. Or, la GRC est loin de l'avoir fait en l'espèce.

[21]            Finalement, le paragraphe 32(2) de la Loi sur la GRC reconnaît que le commissaire n'est pas lié par une décision du CEE. Cette disposition l'oblige toutefois à expliquer pourquoi il choisit de s'en écarter. Le commissaire ne l'a cependant pas fait en l'espèce.

[22]            Bien que l'affection dont souffre le demandeur soit grave et qu'il n'y ait pas réellement de chance que son état de santé s'améliore considérablement, la GRC devait répondre à ses besoins. Le commissaire a exposé correctement le droit régissant l'accommodement, mais il ne l'a pas bien appliqué aux faits de la présente affaire lorsqu'il a conclu que la GRC s'était acquittée de cette obligation.

[23]            Le commissaire a commis une erreur de droit en n'appliquant pas correctement la norme de l'arrêt Meiorin. En conséquence, l'intervention de la Cour est justifiée, et la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue par le


commissaire de la GRC en date du 21 août 2002 est annulée et l'affaire est renvoyée aux fins d'un nouvel examen et d'une nouvelle décision conformes aux présents motifs.

             « P. Rouleau »             

        Juge

Ottawa (Ontario)

Le 16 mars 2004

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-1585-02

INTITULÉ :                                                    DENNIS MULDOON

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                              CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 8 DÉCEMBRE 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE ROULEAU

DATE DES MOTIFS :                                   LE 16 MARS 2004

COMPARUTIONS :

D. Robb Beeman                                               POUR LE DEMANDEUR

Calgary (Alberta)

David Stam                                                       POUR LE DÉFENDEUR

Edmonton (Alberta)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Robb Beeman                                               POUR LE DEMANDEUR

Heenan Blaikie LLP

David Stam                                                       POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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