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                                                                                                                     Date : 20040213

                                                                                                                 Dossier : T-341-03

                                                                                                      Référence : 2004 CF 227

Ottawa (Ontario), le 13 février 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

                                                           WILLIAM ISEN

                                                                                                                               demandeur

                                                                       et

                                         STEPHEN SIMMS et MARLA SIMMS

                                                                                                                                défendeurs

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE SNIDER

[1]         M. William Isen, le demandeur dans la présente action, a demandé à la Cour de décider d'un point de droit exposé dans un mémoire spécial en application de l'alinéa 220(1)c) des Règles de la Cour fédérale (1998). Cet alinéa des Règles permet à la Cour de décider des points litigieux avant l'instruction de l'action ou en remplacement de celle-ci. Par une ordonnance en date du 2 juin 2003, la protonotaire Tabib a décidé que la Cour tranche la question suivante :


[TRADUCTION] Les faits et les circonstances qui ont donné lieu à un événement ayant causé une lésion corporelle à Stephen Simms le 1er août 1999 forment-ils des créances nées d'un même événement impliquant un navire jaugeant moins de 300 tonneaux pour l'application du paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada?

[2]         M. Isen est propriétaire d'un bateau de 17 pieds - un Mercruiser Calais Bowrider 1998. M. Isen avait une bâche moteur pour son bateau, qu'il attachait avec une corde élastique de 3 pieds lors du transport de son bateau sur une remorque porte-bateau.

[3]         Le 1er août 1999, après une journée d'activités récréatives au lac Muskoka, le bateau a été placé sur une rampe. M. Isen a alors fait marche arrière avec un véhicule de transport motorisé Pontiac 1997, auquel avait été attachée la remorque, dans les eaux du lac Muskoka, où le bateau a été placé sur la remorque. Le véhicule et la remorque sur laquelle se trouvait le bateau ont été conduits sur un terrain plat.

[4]         M. Simms, un défendeur et un ami du demandeur, se tenait à côté du bateau. M. Isen a serré un des crochets de la corde élastique sur un taquet du plat-bord à tribord, a étiré la corde sur la largeur du bateau et a accroché l'autre bout sur un taquet du plat-bord à bâbord. Pendant que M. Isen vérifiait si la corde élastique était solide sur le taquet, la corde élastique lui a glissé entre les mains pour raser le bateau en largeur. Le crochet en métal est venu frapper l'oeil droit de M. Simms.


[5]         M. et Mme Simms, les défendeurs dans la présente instance, ont introduit une action en responsabilité devant la Cour supérieure de Justice de l'Ontario contre M. Isen pour les lésions causées à l'oeil de M Simms. M. et Mme Simms réclament respectivement des dommages-intérêts de 2 000 000 $ et 200 000 $ plus intérêt avant jugement. M. Isen rejette toute responsabilité pour les lésions corporelles que M. Simms a subies.

[6]         M. Isen a introduit la présente action en application de l'article 581 de la Loi sur la marine marchande, L.R.C. 1985, ch. S-9, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur la Loi sur la marine marchande (responsabilité en matière maritime), L.C. 1998, ch. 6 (ci-après, la Loi sur la marine marchande du Canada). L'objet de sa demande est la limitation de sa responsabilité, s'il y en a une, à 1 000 000 $.

[7]         Dans un exposé conjoint des faits, les parties ont convenu que M. Isen est un _ propriétaire de navire _ au sens du paragraphe 576(3) de la Loi sur la marine marchande du Canada. Les parties ont en outre convenu que la question déterminante est de savoir si les créances des Simms résultent d'un événement impliquant un navire au sens du paragraphe 577(1).             

[8]         Pour les motifs suivants, je conclus que la question doit recevoir une réponse affirmative, savoir que les créances sont relatives à un événement impliquant un navire jaugeant moins de 300 tonneaux.


Analyse

La compétence

[9]         Les parties conviennent que la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour fédérale compétence concurrente, en première instance, dans les cas où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d'une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande (Loi sur les Cours fédérales, article 22). Cette compétence est définie de façon large à l'article 22 de la Loi sur les Cours fédérales et inclut _ une demande d'indemnisation [...] causée par un navire, notamment par collision [...] et une demande d'indemnisation [...] dans le cadre de l'exploitation d'un navire _ (Loi sur les Cours fédérales, alinéas 22(2)d) et g)). Cette compétence s'étend à toutes les demandes, que les faits y donnant lieu se soient produits en haute mer ou dans les eaux canadiennes ou ailleurs (Loi sur les Cours fédérales, alinéa 22(3)c)).


[10]       L'application du droit maritime canadien s'étend aux eaux autres que les eaux de marée et même si les dommages ont été causés sur terre tant que l'action se rattache suffisamment à la navigation et aux expéditions par eau (ITO - International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752; Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273, aux paragraphes 23 et 24). La Cour suprême a également statué que les règles de limitation de la responsabilité font partie du droit maritime canadien et s'étendent à toute activité dans les voies navigables intérieures du Canada (Whitbread, précité). La Cour suprême a en outre statué que la responsabilité délictuelle des propriétaires et exploitants de bateaux de plaisance devrait être considérée comme une question de droit maritime qui relève de la compétence du Parlement en matière de navigation et d'expéditions par eau (Whitbread, précité).

[11]       Les Simms prétendent que l'événement à l'origine de la présente requête concerne l'utilisation d'une corde élastique pour le transport sur terre d'une cargaison sur une remorque. Cela n'a rien à voir avec la navigation et les expéditions par eau. Je ne suis pas d'accord. Les crochets de la corde élastique ont été fixés au navire. La corde a été utilisée pour attacher une bâche moteur au bateau. L'événement résulte directement de l'utilisation du bateau sur un lac et peu avant son transport sur un autre lac. À mon avis, il s'agit d'un événement qui est survenu sur terre, mais il est suffisamment lié à la navigation et au transport maritime pour entrer dans le champ de la compétence en matière maritime de la Cour (ITO International Terminal Operators Ltd., précité).


[12]       La Cour fédérale a statué que le remplissage négligent d'un conteneur à terre pour le transport maritime est suffisamment lié au transport maritime pour entraîner la compétence de la Cour (Peter Cremer Befrechtungskontor GMBH c. Amalgamet Canada Ltd., [1989] F.C.J. no 136 (1re inst.) (QL), confirmée [1990] F.C.J. no 850 (C.A.F.) (QL)). Si le chargement sur terre pour le transport maritime est suffisamment lié à la navigation et aux expéditions par eau, je ne vois pas comment le manoeuvrage du navire lui-même ne l'est pas. Je conclus que la Cour a compétence pour l'audition de la requête dont elle est saisie. J'examinerai à présent la question des dispositions légales sur lesquelles M. Isen cherche à s'appuyer.

Les dispositions relatives à la limitation de la responsabilité

[13]       Les dispositions relatives à la limitation de la responsabilité figuraient initialement aux articles 575 et 576 de la Loi sur la marine marchande du Canada, qui ont été abrogés et remplacés par les articles 577 et 581 (Bayside Towing Ltd. c. Canadien Pacifique Ltée., [2001] 2 C.F. 258 (1re inst.)). Le régime actuel de limitation de la responsabilité est identique aux paragraphes 577 et 581 de la Loi sur la marine marchande du Canada, bien qu'il fasse maintenant partie de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 (art. 28 et art. 33). Au moment où l'événement qui oppose les parties est survenu, le 1er août 1999, la législation applicable était laLoi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime). Cette loi a été en vigueur entre le 12 mai 1998 et le 10 mai 2001, au moment où la Loi sur la responsabilité en matière maritime est entrée en vigueur.

                                                                       

[14]       L'article 577 de la Loi sur la marine marchande du Canada est une disposition de fond et il prévoit que la limite de la responsabilité du propriétaire d'un navire jaugeant moins de 300 tonneaux à l'égard de créances nées d'un même événement impliquant ce navire est fixée à un million de dollars pour les créances pour mort ou lésions corporelles.


[15]       L'article 581 de la Loi sur la marine marchande du Canada est une disposition procédurale et elle prévoit les pouvoirs de la Cour d'Amirauté (Cour fédérale) et le droit du propriétaire d'un navire d'invoquer la limitation de la responsabilité. La Loi sur la marine marchande du Canada prévoit que, lorsqu'une créance est formée ou appréhendée relativement à la responsabilité limitée d'une personne, la personne en question peut présenter une demande à la Cour d'Amirauté et la Cour d'Amirauté peut prendre toute mesure qu'elle juge appropriée pour la mise en oeuvre du droit à la limitation de la responsabilité. Cela comprend en particulier le pouvoir d'empêcher toute personne de commencer ou continuer toute procédure relative à la même affaire devant tout autre tribunal ou autorité. Dans la présente instance, M. Isen ne cherche pas à empêcher les défendeurs de continuer leur procédure devant la Cour supérieure de l'Ontario. Il cherche plutôt une injonction relativement à la limitation de sa responsabilité, s'il en a une, à l'égard de M. Simms.           

Est-ce que l'incident impliquait un navire?                        

[16]       En général, l'interprétation que la Cour fait d'une disposition législative devrait promouvoir l'objet législatif de la disposition en question et produire un résultat juste et raisonnable. En outre, les conséquences absurdes devraient être évitées, puisqu'il faut présumer que le législateur n'a pas voulu de telles conséquences (Rizzo c. Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, à la page 41; Ruth Sullivan, Dreidger on the Construction of Statutes, 3e édition, Toronto, Butterworths Canada Limited, 1994, chapitre 5, aux pages 131 à 135).


[17]       L'objet législatif de la disposition en question est de protéger les propriétaires de navire contre une responsabilité financière illimitée née d'actes de navigation. Pour des raisons d'ordre public, le Parlement a voulu s'assurer que les propriétaires de navire peuvent assurer leur navire pour une prime raisonnable (Bayside Towing, précitée). L'article 12 de la Loi d'interprétation dispose que tout texte s'interprète de la manière qui soit la plus compatible avec la réalisation de son objet. Néanmoins, cela ne signifie pas que les dispositions législatives doivent recevoir une interprétation qui aille au-delà de ce qui permet raisonnablement de réaliser leur objet.

[18]       Les défendeurs décrivent l'événement comme impliquant une corde élastique et non un navire. D'après moi, il s'agit d'une distinction superficielle. À leur avis, le navire était un élément contextuel et non un élément majeur ayant causé les événements qui ont eu lieu. Il appert que les défendeurs soutiennent que si le navire n'a pas été la cause directe de la lésion corporelle de M. Sinns, il n'était pas impliqué dans l'événement. Je pense qu'une telle interprétation du mot _ impliqué _ est trop étroite et qu'elle n'est conforme ni à la jurisprudence citée par les parties ni aux définitions tirées des dictionnaires produites par les parties.


[19]       Dans R. c. Hannam, [1986] A.J. no 1397 (QL), la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta devait trancher la question de savoir si un véhicule était [TRADUCTION] _ impliqué dans un accident _ pour décider si l'accusé ne s'était pas arrêté sur les lieux d'un accident. L'accusé faisait une course avec un autre automobiliste sur une voie publique. Les deux véhicules ne sont pas entrés en collision. Le deuxième automobiliste qui participait à la course a perdu la maîtrise de son véhicule et a heurté un poteau. L'accusé ne s'est pas arrêté. Il n'a pas non plus ralenti. En concluant que le véhicule de l'accusé était impliqué dans l'accident, le juge O'Leary a dit :

[TRADUCTION]

À mon avis, le terme _ impliqué _ n'emprunte aucun élément de cause ou de contribution à un accident en particulier. Une personne peut être impliquée dans un accident sans l'avoir causé ou y avoir contribué. Je n'essaierai pas de définir la portée particulière du terme _ impliqué _ employé dans cet article.

                                                                                               

[20]       Je ne chercherai pas à définir le terme _ impliqué _, mais il appert que ce terme a un sens plus large que _ causé _ (Hannam, précitée). Il signifie aussi _ entraîné _ ou _ relatif à _ (T1 T2 Limited Partnership c. Canada (1994), 23 O.R. (3d) 66, de même que _ mêlé à _ (Health Sciences Assn. of British Columbia c. British Columbia (Industrial Relations Council) (1992), 91 D.L.R. (4th) 582, au paragraphe 597.

[21]       En appliquant cette acception large du terme, à première vue, l'événement impliquait la présence d'un navire, l'événement était relatif au navire et le navire était mêlé aux événements qui ont eu lieu. En l'espèce, la présence du navire n'était ni fortuite, ni un simple élément contextuel. Il était plutôt un élément déterminant dans les événements qui ont eu lieu. En somme, le moteur du navire est ce qui a nécessité la bâche moteur et la corde élastique. Sans un navire, la corde élastique n'aurait eu aucune utilité. Pour ce motif, on ne peut pas dire que la présence du navire était purement fortuite.


[22]       Les défendeurs s'appuient sur une jurisprudence relative à la limitation de la responsabilité prévue par le code de la route en ce qui concerne les dommages _ causés par un véhicule à moteur _. Dans les décisions en question, il a été énoncé que les dispositions relatives à la limitation de la responsabilité s'appliquent seulement si le véhicule à moteur est utilisé en tant que véhicule à moteur et non lorsqu'il est utilisé dans un autre but auquel il a été adapté comme par exemple une pompe statique dans une station-service ou une excavatrice (F.W. Argue, Ltd. c. Howe, [1969] R.C.S. 354; Dixon Cable Laying Co. Ltd. c. Osborne Contracting Ltd. (1974), 49 D.L.R. (3d) 243; Jenkins and Jenkins c. Bowes Publishing Co. (1991), 3 O.R. (3d) 154; Heredi c. Fensom, [2002] 2 R.C.S. 741). À mon avis, il y a une importante distinction à faire entre les termes _ causé par _ et _ impliqué dans _. Le premier, comme l'établit la jurisprudence citée exige quelque élément de cause. Les mots _ impliqué dans _ sont plus larges et ne nécessitent aucun élément de cause. Alors que la présence du navire, dans les faits en cause, doit être plus qu'un événement fortuit, elle n'implique pas que le navire soit la dernière cause dans un enchaînement d'événements.

[23]       Les défendeurs soutiennent en outre que, si le navire a été un facteur causal, il a eu une fonction différente de celle d'un navire dans les circonstances. D'après les défendeurs, le navire, dans les circonstances, n'était en rien différent d'un chargement de bois transportée par une remorque. Ils font remarquer que la corde élastique n'était utilisée pour attacher la bâche moteur que quand le bateau était transporté sur une remorque.


[24]       À mon avis, un tel argument ne tient pas. Bien que l'accident se soit produit sur la terre ferme pendant que le navire était transporté d'un lac à l'autre, le navire était toujours un navire. Il n'avait pas une utilisation différente de celle d'un navire. En fait, le fait d'accrocher la corde élastique au navire visait à empêcher la bâche moteur du navire de battre au vent. Il s'agit d'un acte qui vise à stabiliser un navire et ses agrès et il est semblable à l'amarrage d'un navire.

Conclusion

[25]       Pour tous ces motifs, je ne crois pas que ce serait déraisonnable, injuste ou absurde d'interpréter le paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada comme l'a proposé M. Isen. En conséquence, je conclus que les faits et les circonstances qui ont donné naissance à l'événement ayant causé une lésion corporelle à Stephen Simms le 1er août 1999 constituent des créances nées d'un même événement impliquant un navire jeaugeant moins de 300 tonneaux, au sens du paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada.

[26]       Dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire qui m'est conféré, dans le contexte de la présente requête accompagnée d'un mémoire spécial, je n'adjuge pas de dépens.


                                                          ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La question posée à la Cour en application de l'alinéa 220(1)c) des Règles de la Cour fédérale (1998) reçoit la réponse affirmative suivante :

Les faits et les circonstances qui ont donné lieu à un événement ayant causé une lésion corporelle à Stephen Simms le 1re août 1999 forment des créances nées d'un même événement impliquant un navire jaugeant moins de 300 tonneaux pour l'application du paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada.

2.          Aucuns dépens ne sont adjugés.

_ Judith A. Snider _

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean Maurice Djossou, LL.D.


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                                                       

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                       

DOSSIER :                                                     T-341-03

INTITULÉ :                                                    WILLIAM ISEN

c.

STEPHEN SIMMS et al

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 9 FÉVRIER 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE    :                                   MADAME LA JUGE SNIDER

DATE DES MOTIFS :                                   LE 13 FÉVRIER 2004

COMPARUTIONS :

Marc D. Isaacs                                                  POUR LE DEMANDEUR

David R. Tenszen                                              POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LAXTON, GLASS & SWARTZ LLP             POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

THOMSON, ROGERS                                    POUR LES DÉFENDEURS

Toronto (Ontario)


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