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Date : 19990729
Dossier : T-972-98

Ottawa (Ontario), le jeudi 29 juillet 1999

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE GIBSON

ENTRE :

FRANK KISS,

demandeur,

et

LE MINISTRE DES TRANSPORTS,

défendeur.

ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n'y aura pas de dépens.

FREDERICK E. GIBSON

Juge

Traduction certifiée conforme

Pierre St-Laurent

Date : 19990729

Dossier : T-972-98

ENTRE :

FRANK KISS,

demandeur,

et

LE MINISTRE DES TRANSPORTS,

défendeur.

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON :

INTRODUCTION

Les présents motifs découlent d'une demande de contrôle judiciaire, qui est énoncée ainsi :

[TRADUCTION]

...de l'évaluation médicale et du processus d'appel prévu à la Loi sur l'aéronautique, notamment les articles 7, 7.1, 7.2 et 7.3, visant un jugement déclarant que le processus prévu à la Loi sur l'aéronautique contrevient aux principes de justice naturelle, à savoir :

i. Il ne se conforme pas à la règle audi alteram partem en ce qu'il n'y a pas un degré suffisant d'indépendance par rapport à la décision qui est portée en appel.

ii. Il ne se conforme pas aux règles de l'équité.

iii. Il n'établit pas un tribunal vraiment indépendant qui puisse examiner et infirmer la décision du ministère.

iv. Il n'établit pas un processus d'appel libre de partialité ou d'apparence de partialité.

Plus précisément, je constate que la demande de contrôle judiciaire vise une décision prise par le directeur intérimaire, Aviation générale, Sûreté et Sécurité, Transports Canada, en date du 26 mars 1998, qui est consignée dans une lettre adressée au demandeur[1] et rédigée comme suit pour l'essentiel :

[TRADUCTION]

Suite à la lettre de M. Cooper datée du 16 mars 1998, je constate que vous avez choisi de ne pas présenter d'information additionnelle. J'ai réexaminé votre cas et désire vous informer qu'après nouvelle étude au vu de l'information en notre possession, vous êtes toujours considéré inapte pour l'obtention du certificat médical de catégorie 3.

Je dois donc confirmer le < < refus de renouveler > > votre certificat médical de catégorie 3. Ceci veut dire que vous n'êtes pas autorisé à exercer les avantages de votre licence de pilote privé en ce moment. ...

Le < < M. Cooper > > dont il est question ici est l'avocat qui représente le demandeur depuis le début de cette affaire.

Dans le dossier du demandeur[2], ce dernier demande les redressements suivants :

[TRADUCTION]

1. La délivrance d'une ordonnance de certiorari annulant la décision du ministre de suspendre la licence du demandeur, savoir la licence P362129 permettant de piloter un avion privé monomoteur.

2. La délivrance d'une ordonnance de mandamus obligeant le ministre à créer, par une loi ou un règlement, un processus d'appel des décisions de suspendre ou d'annuler en partie ou en totalité les droits qui sont liés à une licence de pilote au Canada, qui satisferait aux principes fondamentaux de la justice naturelle.

3. Délivrer une ordonnance de mandamus pour que la jouissance de la licence numéro P362129 soit immédiatement remise au demandeur.

4. Subsidiairement au redressement demandé à la clause 3, une ordonnance portant que le ministre doit réexaminer la décision prise au détriment du demandeur et accorder à ce dernier les droits qui sont les siens en vertu des principes de la justice naturelle.

5. Le paiement des dépens de cette demande.

À l'ouverture de l'audience, l'avocat du demandeur a indiqué à la Cour que le procureur général du Canada et les procureurs généraux des provinces n'avaient pas reçu signification de l'avis prévu par l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale[3], un tel avis pouvant être jugé nécessaire, notamment au vu du redressement demandé au paragraphe 2 susmentionné. L'avocat a dit qu'un tel avis n'était pas nécessaire, mais que si la Cour était d'avis contraire, il demandait un ajournement afin de pouvoir donner l'avis en question.

La requête du demandeur pour faire fixer la date d'audience en l'occurrence indiquait clairement qu'aucun avis n'était nécessaire en vertu de l'article 57. Dans les circonstances, j'ai prévenu l'avocat que j'avais des réserves quant au deuxième redressement demandé et que je n'accorderais pas d'ajournement. En conséquence, les plaidoiries en l'instance ont été pour l'essentiel limitées aux redressements autres que celui qui était recherché au paragraphe 2 en question.

Quant au premier redressement demandé, il a été convenu que le ministre n'avait pas < < suspendu > > le permis du demandeur de piloter un avion privé monomoteur, mais qu'il avait plutôt refusé de renouveler son certificat médical de catégorie 3, comme il a été mentionné plus tôt, ceci ayant pour conséquence que le demandeur n'était plus autorisé à exercer les privilèges acquis jusqu'ici en vertu de sa licence de pilote privé.

LES FAITS

Les faits de la présente demande de contrôle judiciaire ne sont pas vraiment contestés. On peut les résumer comme suit.

Le demandeur est titulaire d'une licence de pilote privé. Pour exercer les privilèges de cette licence, il doit être en possession d'un certificat médical valide renouvelé chaque année[4]. Afin d'obtenir un certificat médical et de le faire renouveler, le demandeur doit subir un examen médical administré par un médecin-examinateur de l'aviation civile[5] choisi par lui et fournir l'information relative à ses aptitudes physiques et mentales au défendeur (le ministre).

Le demandeur a été examiné par un médecin-examinateur qualifié choisi par lui en août 1996, afin d'obtenir le renouvellement de son certificat médical. Le médecin-examinateur a déclaré le demandeur inapte, parce qu'il avait des séquelles d'un accident cardio-vasculaire.

Sur réception de la recommandation du médecin-examinateur, les fonctionnaires chargés de cette question au Ministère ont conclu que le demandeur était inapte. Cette conclusion a été transmise à la Commission de révision de la médecine aéronautique civile (la Commission), une commission de médecins spécialistes qui conseille le défendeur sur les questions médicales liées au domaine de l'aviation. La Commission a déclaré au ministre que l'inaptitude du demandeur était de < < longue durée > > .

Les représentants du ministre ont fait part de cette conclusion au demandeur par écrit, ainsi que lors d'une conversation téléphonique.

Un fonctionnaire du Ministère a informé le demandeur du refus de renouveler son certificat médical. Le demandeur a alors présenté une demande au Tribunal de l'aviation civile (le Tribunal), demandant qu'on contrôle ce refus.

Le demandeur a fourni d'autres renseignements au ministre quant à son état de santé, y compris un examen médical d'avril 1997 administré par un autre médecin-examinateur de l'aviation civile choisi par lui. Ce deuxième rapport indiquait à nouveau que le demandeur était inapte. Un troisième rapport, qui a été préparé par un neurologue n'ayant pas le statut d'un médecin-examinateur de l'aviation civile [le Dr Witt] et ayant aussi été choisi par le demandeur, a été fourni. Ce rapport convenait que [TRADUCTION] < < le demandeur ne répondait pas aux critères officiels... > > . Les documents additionnels ont fait l'objet d'un examen par les représentants du ministre. Suite à une consultation avec la Commission, les fonctionnaires du ministre ont à nouveau conclu que le demandeur était inapte. Cette conclusion a été transmise par écrit au demandeur, au nom du ministre.

En conséquence, le demandeur a notamment été avisé que[6] :

[TRADUCTION]

Je regrette d'avoir à vous informer que vous n'avez pas les aptitudes physiques et mentales vous permettant d'exercer les privilèges de votre licence de pilote privé et qu'en vertu du paragraphe 7.1(1) de la Loi sur l'aéronautique, votre certificat médical daté du 10 août 1995 n'est pas renouvelé.

Cet avis a été envoyé au nom du ministre par le gestionnaire intérimaire, Aviation générale, Région des prairies et du nord. Il est daté du 23 juin 1997.

Le Tribunal de l'aviation civile a examiné la décision du ministre de refuser le renouvellement du certificat médical du demandeur. Le seul témoin à comparaître devant ce tribunal a été le Dr Witt, dont il a été question plus tôt. Dans les motifs du Tribunal[7], datés du 13 novembre 1997, le président du Tribunal a écrit ceci :

[TRADUCTION]

Lors du dernier examen de M. Kiss administré par le Dr Witt, ce dernier n'a trouvé rien d'anormal sur le plan neurologique. Son dernier EEG n'indiquait aucune activité de type épileptique et son IRM n'indiquait aucun problème majeur. Le Dr Witt a déclaré que M. Kiss était en bonne santé pour quelqu'un de 72 ans, à l'exception de son hypertension qui était sous contrôle et de la possibilité d'un risque un peu plus grand.

...

Après un examen sérieux des faits, je recommande de renvoyer l'affaire au ministre pour réexamen.

Personne n'a contesté le fait que le Tribunal pouvait faire une telle recommandation en droit.

Suite à la recommandation du Tribunal, le ministre a transmis les données médicales fournies par le demandeur à l'Institut militaire et civil de médecine environnementale, pour évaluation et recommandation par la Commission centrale médicale de l'Institut. Dans un affidavit présenté au nom du défendeur, on atteste que cette commission est composée de professionnels qualifiés dans les domaines médicaux et de l'aviation. On y affirme aussi qu'il s'agit d'un organisme indépendant du ministre, vers qui ce dernier se tourne pour avoir un avis impartial dans des situations comme celle qui est devant la Cour.

La Commission centrale médicale a recommandé [TRADUCTION] < < ...que [le demandeur] soit considéré inapte en permanence à obtenir une licence de pilote > > [8].

Le ministre a transmis cette recommandation au demandeur et l'a invité à présenter ses arguments par écrit à ce sujet avant qu'il ne prenne sa décision finale.

Dans une réponse préliminaire[9], l'avocat du demandeur a écrit ceci :

[TRADUCTION]

Il semble étrange qu'après avoir pris le temps et dépensé l'argent nécessaire pour envoyer cette affaire devant le Tribunal de l'aviation civile, niveau où nous avons eu satisfaction, la question soit retournée à la première étape et qu'on arrive exactement au résultat qui semble avoir essentiellement été rejeté par le Tribunal. Vous comprenez sûrement que ce processus est tout à fait insatisfaisant du point de vue de la personne qui se voit nier ses droits.

...

Je sais quelle est l'importance du travail de votre ministère, savoir la protection des pilotes et du public en général contre le plus grand nombre possible de risques dans les circonstances. Je considère toutefois que vous savez que ces risques doivent être mis dans la balance face aux droits et avantages conditionnels d'un pilote qui a son permis de voler. Il y a toujours un certain risque dans ce type d'activité et il sera toujours difficile de trouver le point d'équilibre. Néanmoins, le processus semble indûment tautologique et peu juste, en ce qu'il ne donne pas à une personne comme mon client une possibilité raisonnable de présenter son point de vue.

Dans une réponse plus élaborée, l'avocat du demandeur a demandé qu'on accorde à ce dernier l'occasion de présenter des éléments de preuve au responsable devant décider d'accepter ou de rejeter les recommandations de la Commission centrale médicale; il a aussi demandé qu'on fournisse au demandeur une liste complète des documents présentés à la Commission centrale médicale ainsi que les raisons pour lesquelles le demandeur, ou son représentant, n'avait pas reçu l'occasion de présenter son point de vue devant la Commission. Le demandeur avait reçu une liste des documents présentés à la Commission centrale médicale, liste qui ne contenait pas les motifs de décision du Tribunal ni la transcription de l'audience devant le Tribunal.

En l'occurrence, le demandeur a choisi de ne pas contester au fond les recommandations de la Commission centrale médicale et il n'a fourni aucun nouveau renseignement de nature médicale. Par la suite, la décision dont on demande le contrôle a été prise.

LES QUESTIONS EN LITIGE

À l'audience, l'avocat du demandeur a insisté sur le fait que ce dernier n'avait pas eu droit à la justice naturelle et à l'équité procédurale[10] dans le processus adopté par le ministre pour décider, suite au jugement du Tribunal, de maintenir sa première décision de refuser le renouvellement du certificat médical de catégorie 3 du demandeur, ce qui a eu pour conséquence que ce dernier ne pouvait plus utiliser sa licence de pilote privé. De façon subsidiaire, l'avocat a prétendu que le processus suivi par le ministre donnait lieu à une crainte raisonnable de partialité de sa part.

L'ÉQUITÉ PROCÉDURALE - PRINCIPES GÉNÉRAUX

Récemment, la Cour suprême du Canada a longuement commenté les principes applicables à la détermination du contenu de l'obligation d'équité procédurale. Dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[11], Madame le juge L'Heureux-Dubé écrit ceci :

Le fait qu'une décision soit administrative et touche < < les droits, privilèges ou biens d'une personne > > suffit pour entraîner l'application de l'obligation d'équité ... .

À l'appui de cette proposition, elle cite Cardinal c. Directeur de l'établissement Kent[12]. Je suis convaincu que la décision qui fait l'objet de la présente demande de contrôle est de nature administrative et qu'elle touche les privilèges et biens du demandeur, sinon ses droits.

Madame la juge L'Heureux-Dubé souligne que :

La nature souple de l'obligation d'équité reconnaît qu'une participation valable peut se faire de différentes façons dans des situations différentes.

Elle cite ses motifs dans Knight c. Indian Head School Division no 19[13], où elle dit :

...la notion d'équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas.

Madame le juge L'Heureux-Dubé fournit une liste non exhaustive de cinq facteurs pertinents liés au contenu de l'obligation d'équité. Il s'agit de :

- la nature de la décision prise et le processus suivi pour y parvenir;

- la nature du régime législatif et les < < termes de la loi en vertu de laquelle agit l'organisme en question > > ;

- l'importance de la décision pour les personnes visées;

- les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et

- les choix de procédure que le décideur fait lui-même, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures, ou quand le décideur a une expertise dans le choix des procédures appropriées dans les circonstances.

En résumé, Madame le juge L'Heureux-Dubé écrit que :

Les valeurs qui sous-tendent l'obligation d'équité procédurale relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d'un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision.

Je vais examiner les inquiétudes du demandeur quant aux manquements possibles à l'équité procédurale au vu des principes susmentionnés, mais je vais d'abord analyser la démarche, ou la norme de contrôle, portant sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire, question qui a aussi été abordée dans la décision Baker.

LA NORME DE CONTRÔLE

La Loi sur l'aéronautique[14] accorde un pouvoir discrétionnaire étendu au ministre lorsqu'il s'agit de refuser de délivrer un < < document d'aviation canadien > > , une expression qui comprend tout document - permis, licence, brevet, agrément, autorisation, certificat ou autres - délivré par le ministre sous le régime de la partie I de la Loi. Le ministre peut notamment refuser de délivrer un document d'aviation canadien s'il estime que l'intérêt public le requiert. L'avocat du demandeur a convenu que < < l'intérêt public > > , et notamment l'intérêt public dans la sécurité, était un élément primordial du cadre d'octroi des licences de pilote en vertu de la Loi sur l'aéronautique. Je suis convaincu que la décision en l'instance est une < < décision discrétionnaire > > .

Au sujet des < < décisions discrétionnaires > > , Madame le juge L'Heureux-Dubé a écrit ceci dans Baker :

Le principe est qu'on ne peut exercer un contrôle judiciaire sur les décisions discrétionnaires que pour des motifs limités, comme la mauvaise foi des décideurs, l'exercice du pouvoir discrétionnaire dans un but incorrect, et l'utilisation de considérations non pertinentes ... Un principe général relatif au < < caractère déraisonnable > > a parfois été appliqué aussi à des décisions discrétionnaires ... À mon avis, ces principes englobent deux idées centrales -- qu'une décision discrétionnaire, comme toute autre décision administrative, doit respecter les limites de la compétence conférée par la loi, mais que les tribunaux devront exercer une grande retenue à l'égard des décideurs lorsqu'ils contrôlent ce pouvoir discrétionnaire et déterminent l'étendue de la compétence du décideur. Ces principes reconnaissent que lorsque le législateur confère par voie législative des choix étendus aux organismes administratifs, son intention est d'indiquer que les tribunaux ne devraient pas intervenir à la légère dans de telles décisions, et devraient accorder une marge considérable de respect aux décideurs lorsqu'ils révisent la façon dont les décideurs ont exercé leur discrétion. Toutefois, l'exercice du pouvoir discrétionnaire doit quand même rester dans les limites d'une interprétation raisonnable de la marge de manoeuvre envisagée par le législateur, conformément aux principes de la primauté du droit ..., suivant les principes généraux de droit administratif régissant l'exercice du pouvoir discrétionnaire, et de façon conciliable avec la Charte canadienne des droits et libertés ... . [sans les citations]

Madame le juge L'Heureux-Dubé a identifié quatre facteurs à utiliser pour déterminer la norme de contrôle appropriée à l'égard de la décision d'un ministre qui était alors soumise à la Cour. Ces facteurs sont les suivants :

- la présence ou l'absence d'une clause privative dans la loi habilitante;

- l'expertise du décideur;

- l'objet de la disposition autorisant la décision en cause et celui de la Loi dans son ensemble; et

- la nature du problème en question, particulièrement s'il s'agit de la détermination du droit ou des faits.

Au sujet de la question du pouvoir de prendre des décisions qui lui était soumise, Madame le juge L'Heureux-Dubé a conclu ceci :

Tous ces facteurs doivent être soupesés afin d'en arriver à la norme d'examen appropriée. Je conclus qu'on devrait faire preuve d'une retenue considérable envers les décisions d'agents d'immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l'analyse, de son rôle d'exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi. Toutefois, l'absence de clause privative, la possibilité expressément prévue d'un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, Section de première instance, et la Cour d'appel fédérale dans certaines circonstances, ainsi que la nature individuelle plutôt que polycentrique de la décision, tendent aussi à indiquer que la norme applicable ne devrait pas en être une d'aussi grande retenue que celle du caractère < < manifestement déraisonnable > > . Je conclus, après avoir évalué tous ces facteurs, que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter.

Bien que les faits en l'instance soient évidemment différents de ceux dont la Cour suprême était saisie dans Baker, j'arrive à la même conclusion, savoir qu'on devrait faire preuve d'une retenue considérable envers la décision examinée, mais que la norme applicable ne devrait pas comporter une aussi grande retenue que celle du caractère < < manifestement déraisonnable > > . Elle devrait se situer entre cette norme et celle que la Cour suprême a définie comme < < la décision raisonnable simpliciter > > .

Au vu de cette norme, j'en viens maintenant à l'analyse du contenu de l'obligation d'équité procédurale en common law à la lumière des faits en l'instance.

L'ÉQUITÉ PROCÉDURALE À LA LUMIÈRE DES FAITS DE LA PRÉSENTE AFFAIRE

La décision examinée en l'espèce est de nature discrétionnaire, le ministre est autorisé à la prendre, et elle est prise dans le cadre d'un régime législatif sans clause privative, au coeur duquel on reconnaît que se situe la protection de la sécurité du public.

Comme je l'ai dit plus tôt, le régime législatif accorde au ministre un grand pouvoir discrétionnaire pour protéger l'intérêt public.

La décision a un impact important pour le demandeur, mais elle ne touche aucunement sa sécurité personnelle, sauf en tant que pilote, ni sa capacité à gagner sa vie.

On a soutenu au nom du demandeur que ce dernier, ayant déjà reçu un certificat médical, pouvait raisonnablement s'attendre que celui-ci serait renouvelé en l'absence d'une preuve sans équivoque qu'il souffrait d'une maladie qui pourrait causer un danger important à la sécurité du public si on l'autorisait à voler en tant que pilote privé.

En définitive, la Loi sur l'aéronautique laisse une grande marge de manoeuvre au ministre lorsqu'il s'agit de définir les procédures à suivre pour prendre une décision comme celle qui est contestée en l'instance. Certaines garanties sont prévues au sein même du processus, tant par la Loi que par le Règlement pris en vertu de la Loi, et on n'a pas soutenu devant moi que ces garanties n'avaient pas été respectées en l'instance.

Compte tenu de ce qui précède, je conclus que les faits de l'espèce ne font ressortir aucun manquement à l'obligation d'équité du ministre envers le demandeur. Après que le Tribunal de l'aviation civile ait renvoyé au ministre, pour réexamen, le refus de renouveler le certificat médical du demandeur, le ministre, par l'entremise de fonctionnaires compétents, a demandé un avis impartial à un organisme qui n'avait pas été impliqué dans le litige, savoir la Commission centrale médicale de l'Institut militaire et civil de médecine environnementale. Le ministre a transmis à la Commission centrale médicale la documentation sur laquelle il avait fondé sa première décision, ainsi que la confirmation de cette décision, y compris les nombreux documents fournis par le demandeur ou en son nom. Il est vrai que le ministre n'a pas transmis à la Commission centrale médicale les motifs de décision du Tribunal de l'aviation civile, ni une transcription de l'audience devant ce Tribunal où l'on trouvait le témoignage du Dr Witt qui l'avait vraisemblablement convaincu de renvoyer l'affaire pour nouvel examen. Il est aussi vrai que le ministre n'a pas prévenu le demandeur qu'il sollicitait l'avis de la Commission centrale médicale, ne lui donnant pas de ce fait l'occasion de faire des observations orales ou par écrit à cette dernière. Je suis convaincu que ces omissions ne sont pas très importantes.

Suite à la recommandation de la Commission centrale médicale et de l'expert-conseil principal, Évaluation clinique, Médecine aéronautique civile, du Ministère, les deux allant dans le sens de confirmer la position du ministre, un fonctionnaire a écrit au demandeur au nom du ministre, lui transmettant les recommandations et lui offrant à nouveau une occasion d'y répondre, notamment par l'ajout de toute [TRADUCTION] < < ...information de nature médicale que vous jugez appropriée > > . Le demandeur a choisi de ne pas utiliser cette occasion qui lui était donnée de fournir une réponse sur le fond.

Finalement, le ministre a confirmé sa première décision de ne pas renouveler le certificat médical du demandeur.

Je suis convaincu que le demandeur a eu droit à un degré suffisant d'équité procédurale dans le processus qui a mené à la décision faisant l'objet de la présente demande de contrôle. Je suis notamment convaincu qu'il n'y a eu aucun manquement à l'équité procédurale du fait que le ministre n'a pas avisé le demandeur qu'il recherchait l'avis de la Commission centrale médicale et que le demandeur n'a pas pu faire d'observations à celle-ci, ni de vive voix ni par écrit. La seule fonction de la Commission centrale médicale était de conseiller le ministre. C'était au ministre à prendre la décision, sur la base des conseils qu'il recevait. Ces conseils ont été transmis au demandeur, et ce dernier a eu une possibilité raisonnable d'y répondre.

CRAINTE RAISONNABLE DE PARTIALITÉ

Je suis de plus convaincu qu'il n'y avait aucun fondement à une crainte raisonnable de partialité de la part du ministre lorsque ce dernier a réexaminé la question qui lui a été renvoyée par le Tribunal de l'aviation civile. La loi prévoit que c'est le ministre qui doit prendre la décision, et, suite à ce renvoi, il était le seul qui avait le droit et l'obligation de décider. Le ministre ne pouvait déléguer ce pouvoir de décision à personne d'autre qu'aux fonctionnaires appropriés de son Ministère. Par contre, le ministre a été très prudent en demandant un nouvel examen à la Commission centrale médicale, organisme qui semble être très qualifié, qui n'avait eu aucun renseignement et qui n'avait joué aucun rôle relativement au processus d'examen du renouvellement du certificat médical du demandeur. Je suis convaincu que si l'on applique le critère suivant :

À quelle conclusion arriverait une personne bien renseignée examinant la question de manière réaliste et pratique, et ayant bien réfléchi? Concluerait-elle qu'il y a une probabilité raisonnable que [le ministre] puisse faire preuve, consciemment ou inconsciemment, de partialité dans la prise de décision?[15]

il n'y a aucun fondement qui permettrait de conclure à une crainte raisonnable de partialité de la part du ministre.

CONCLUSION

En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. À la fin de l'audience, l'avocate du ministre a indiqué que si ce dernier avait gain de cause, il ne demanderait pas les dépens. Il n'y aura aucune ordonnance de dépens.

FREDERICK E. GIBSON

Juge

Ottawa (Ontario)

le 29 juillet 1999

Traduction certifiée conforme

Pierre St-Laurent

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE : T-972-98

INTITULÉ DE LA CAUSE : Frank Kiss c. Ministre des Transports

LIEU DE L'AUDIENCE : Edmonton (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE : le 22 juillet 1999


[1] Dossier du défendeur, p. 203.

[2] Dossier du demandeur, p. 61.

[3] L.R.C. (1985), ch. F-7 (telle que modifiée).

[4] Règlement de l'aviation canadien, DORS 96-433 (le Règlement), art. 404.03 et 404.10.

[5] Une personne nommée par le ministre pour effectuer l'examen médical des demandeurs en vue de la délivrance du renouvellement de certificats médicaux. Le Règlement, par. 404.01(1).

[6] Dossier du défendeur, pp. 66 et 67.

[7] Dossier du demandeur, pp. 27 à 30.

[8] < Dossier du demandeur, p. 32.

[9] Dossier du demandeur, pp. 34 et 35.

[10] Pour une illustration du fait que < < La justice naturelle, c'est l'équité exprimée en termes larges et juridiques. On l'a décrite comme < < la mise en pratique du franc-jeu > > > > , voir Knight c. Indian Head School Division, no 19 [1990] 1 R.C.S. 653, à la p. 682.

[11] [1999] A.C.S. no 39 (Q.L.).

[12] [1985] 2 R.C.S. 643, à la p. 653.

[13] Précité, note 10.

[14] L.R.C., ch. A-2, telle que modifiée. Voir notamment le par. 6.71(1) et la définition d'un < < document d'aviation canadien > > au par. 3(1).

[15] Voir Committee for Justice and Liberty c. L'Office national de l'énergie [1978] 1 R.C.S. 369, à la p. 394.

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