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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
Molnar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1re inst.) [2003] 2 C.F. 339

Date : 20021016

Dossier : IMM-285-02

Référence neutre : 2002 CFPI 1081

Ottawa (Ontario), le 16 octobre 2002

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE TREMBLAY-LAMER

ENTRE :

                                                   ELEK MOLNAR, MARIA SZUCS,

                                                 ERIC MOLNAR et ELEK MOLNAR

                                                                                                                                                   demandeurs

                                                                                   et

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 La présente demande porte sur le contrôle judiciaire d'une décision de la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 21 décembre 2001, par laquelle la Commission a conclu que les demandeurs n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention.

[2]                 Les demandeurs, Elek Molnar (père), Elek Molnar (fils) et Maria Szucs sont des citoyens hongrois qui soutiennent avoir une crainte fondée de persécution à cause de leur origine ethnique (Rom).

[3]                 Les demandeurs ont déjà sollicité le statut de réfugié au Canada et leur demande a été refusée par une décision de la Commission en date du 27 mai 1998.

[4]                 En 1998, les demandeurs sont retournés en Hongrie, plus précisément à Berekboszovmeny, où ils vivaient antérieurement. Leur maison n'y était plus et ils sont demeurés temporairement chez des amis. Par la suite, ils ont loué un appartement d'une seule pièce dans une partie isolée de la ville.

[5]                 À leur retour, les demandeurs ont été battus et ont fait l'objet de mauvais traitements et d'humiliations infligés par des néo-nazis, des nationalistes et des policiers. Plus particulièrement, le 20 août 1998, pendant les célébrations d'un congé férié, des policiers ont battu le demandeur principal et son épouse. Le demandeur principal a été arrêté et détenu pendant 13 jours.

[6]                 Le 12 août 2000, la police a fait irruption au domicile des demandeurs et les a frappés à coups de matraque. Cet incident a déclenché des contractions chez la revendicatrice. Le jour suivant, elle a donné naissance à un second fils avec l'aide d'une sage-femme.

[7]                 En novembre 2000, alors que le demandeur principal était à la recherche d'un nouveau logement pour sa famille, deux motocyclistes l'ont suivi sans relâche pendant environ six heures, jusqu'à la frontière de la Slovénie. Le lendemain, le demandeur principal est revenu et les motocyclistes sont réapparus et l'ont battu.

[8]                 En décembre 2000, un recensement a eu lieu au village afin de déterminer sa population totale et sa composition ethnique. Les demandeurs ont évité de s'inscrire au bureau du maire, craignant les conséquences possibles d'un tel recensement.

[9]                 Les demandeurs ayant omis de s'inscrire auprès des autorités, la police les a emmenés de force au poste. Le demandeur principal a été détenu pendant six jours et il a été battu.

[10]            Les demandeurs ont quitté la Hongrie le 30 décembre 2000. Cependant, une fois au Canada, ils ont été renvoyés en Hongrie parce qu'ils ne possédaient pas la documentation nécessaire.

[11]            À leur retour en Hongrie, les demandeurs se sont cachés dans des prés et des étables pendant trois mois.

[12]            Le 14 avril 2001, les demandeurs ont réussi à se rendre au Canada, où ils ont revendiqué le statut de réfugié.


[13]            À l'audience, on a demandé au revendicateur principal s'il avait tenté d'obtenir réparation et protection des policiers. Il a répondu qu'il s'était plaint oralement aux policiers après l'incident à la frontière, mais qu'ils ont refusé de s'impliquer. Selon lui, les policiers ont ri et déclaré que s'il était assassiné sa famille pourrait alors présenter une plainte.

[14]            On a aussi demandé au revendicateur principal pourquoi il n'avait pas consulté un avocat ou demandé l'aide des organisations romes. Il a répondu que ces options étaient inutiles, l'autorité en Hongrie étant entre les mains des policiers.

[15]            Se fondant sur le témoignage des revendicateurs, la Commission a conclu que même si elle acceptait leurs allégations, à savoir qu'ils ont été persécutés par la police locale et les nationalistes, elle ne croyait pas qu'ils avaient adéquatement tenté d'obtenir réparation et protection auprès de la police.

[16]            La Commission a aussi conclu que les revendicateurs n'avaient pas sollicité la protection des organisations des droits de la personne. Elle a noté que la preuve documentaire indique que des progrès considérables ont été accomplis depuis la fin des années 1980 dans les domaines de l'éducation, de l'emploi, de la protection et des droits de la personne en ce qui a trait aux Roms, tant par le gouvernement hongrois que par les organismes non gouvernementaux.

[17]            En conséquence, la Commission a conclu que les revendicateurs n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention parce qu'ils n'avaient pas adéquatement tenté d'obtenir réparation et protection auprès de la police et parce qu'ils n'avaient pas demandé l'aide des administrations autonomes des Roms, des bureaux d'aide juridique et d'autres organisations.

ANALYSE

[18]            Le défendeur soutient que dans l'arrêt Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [1996] A.C.F. no 1376, la Cour d'appel fédérale a imposé un lourd fardeau au demandeur, qui doit démontrer qu'il a tout essayé avant de rechercher la protection d'un autre État. Dans cet arrêt, la Cour a conclu, au paragraphe 3, que le refus de certains policiers d'assurer une protection n'indique pas nécessairement qu'un État est incapable de protéger ses citoyens :

Dès lors, en effet, qu'il est tenu pour acquis que l'État (en l'espèce Israël) possède des institutions politiques et judiciaires capables de protéger ses citoyens, il est certain que le refus de certains policiers d'intervenir ne saurait en lui-même rendre l'État incapable de le faire.


[19]            Selon moi, on peut distinguer la présente affaire de l'arrêt Kadenko, précité. Dans Kadenko, précité, les appelants s'étaient plaints deux fois aux policiers sans recevoir aucune aide. En l'instance, les policiers n'ont pas seulement refusé de protéger les demandeurs, ce sont eux qui se sont livrés aux actes de violence. Selon le témoignage du demandeur principal, les policiers les ont battus à trois occasions. La première fois, les policiers ont battu le demandeur principal et son épouse et ils l'ont arrêté et détenu pendant 13 jours. La deuxième fois, les policiers ont fait irruption au domicile des demandeurs et les ont frappés avec des matraques, suite à quoi l'épouse enceinte a eu une hémorragie et a failli perdre son enfant. La troisième fois, les policiers ont détenu le demandeur principal au poste pendant six jours et ils l'ont battu.

[20]            Il est clair qu'il n'est pas raisonnable de s'attendre à ce que le demandeur ait cherché à obtenir la protection des policiers, alors que c'était ces mêmes policiers qui commettaient les actes de violence à son égard.

[21]            Étant donné que le demandeur ne pouvait obtenir l'aide de la police, aurait-il dû chercher réparation auprès d'autres sources?

[22]            Dans sa décision, la Commission fait la liste de plusieurs agences et organisations du gouvernement hongrois qui ont été établies pour permettre aux Roms de revendiquer leurs droits. Elle a souligné que l'aide juridique offerte aux Roms a porté fruit dans de nombreux cas de discrimination exercée contre eux. Les demandeurs disposaient donc de plusieurs options pour obtenir réparation et soutien et ils auraient dû s'adresser à ces organisations pour obtenir de l'aide.

[23]            Selon moi, la Commission a commis une erreur en imposant aux revendicateurs le fardeau de chercher réparation auprès d'agences autres que les services de police.

[24]            Le rôle des policiers est de protéger les citoyens. S'ils refusent de le faire ou s'ils ne sont pas disposés à agir, notre Cour a déjà conclu que les personnes en cause n'étaient pas tenues de rechercher de l'orientation, des avis juridiques ou de l'aide auprès des agences des droits de la personne.

[25]            Dans Cuffy c. M.C.I., [1996] A.C.F. no 1316, le juge McKeown déclare ceci, au par. 11 :

La requérante à l'instance s'était adressée à la police à plusieurs reprises comme l'a dit la Commission, et la police ne lui avait pas donné d'assistance. Elle n'est nullement tenue d'utiliser ses propres ressources ni d'accepter une offre d'orientation de ce que la protection d'État exige.

[26]            De la même façon, le juge Dubé a conclu, dans Risak c. M.E.I., [1994] A.C.F. no 1581, au par. 11 :

Donc, en l'espèce, il s'agit de déterminer s'il était objectivement raisonnable d'exiger du requérant qu'il ait davantage recherché la protection de l'armée et de la police en Israël, après avoir été si brutalement traité par ces autorités, qui sont celles de qui les citoyens s'attendent normalement de recevoir la protection. Notre jurisprudence ne contient aucun principe en vertu duquel un requérant placé dans une situation comparable à l'espèce aurait l'obligation supplémentaire de demander l'aide d'organismes de protection des droits fondamentaux ou d'intenter une action en cour contre son gouvernement.

[27]            Par conséquent, comme l'a déclaré le juge Lemieux, « il est de jurisprudence constante au Canada qu'un revendicateur n'est pas tenu de rechercher l'aide d'organisations de défense des droits de l'homme » . (Balogh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [2002] A.C.F. no 1080, au par. 44).

[28]            De plus, il est important selon moi de faire une distinction entre les actes qui constituent de la discrimination et ceux qui sont de nature criminelle. Les organisations citées par la Commission ont réussi à diminuer la discrimination contre les Roms. Toutefois, l'objectif de ces organisations n'est pas de protéger les gens face à des actes criminels. C'est là le rôle de la police. Dans N.K. c. Canada (Solliciteur général), [1995] A.C.F. no 889, j'ai déclaré ce qui suit, aux par. 44 et 45 :

Le procureur de l'intimé soutient que dans les situations où la police refuse de faire son devoir, le citoyen devrait s'adresser à une instance plus haute ou se présenter devant un organisme différent comme par exemple la Commission des droits de la personne.

Je ne peux acquiescer à une telle proposition. Il ne s'agit pas ici uniquement d'actes discriminatoires lesquels pourraient faire l'objet d'une plainte auprès d'une Commission des droits de la personne. Certains des actes reprochés sont de nature criminelle (agression sexuelle, assauts) et ne sont donc pas de la compétence d'une Commission des droits de la personne.

[29]            En l'instance, les actes contre les demandeurs n'étaient pas seulement des actes discriminatoires, mais bien des actes criminels. Ils ont été menacés, détenus et battus. La plupart de ces actes ont été commis par les policiers, qui sont l'autorité supposée responsable de protéger les gens. En insistant sur l'existence d'organisations de droits de la personne et d'aide juridique, la Commission n'a pas examiné la vraie question, qui est celle de la protection face à des actes criminels.


[30]            Dans les circonstances, sachant qu'il s'agit d'être protégé contre les crimes, il n'est pas évident qu'on aurait pu obtenir réparation en recherchant l'aide des organisations des droits de la personne. La seule autorité à pouvoir fournir de l'aide est la police. Selon moi, du moment que les demandeurs ont cherché l'aide de la police et ne l'ont pas obtenue, ils n'étaient aucunement obligés de chercher réparation auprès d'autres sources.

[31]            La question de savoir si les demandeurs se sont déchargés de leur fardeau quant à la preuve est liée à la question plus large de savoir si l'État hongrois est capable de protéger ses citoyens et, plus particulièrement, les Roms. Le principe au sujet de la protection de l'État a été établi par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689. Dans cet arrêt, la Cour a conclu que la capacité d'un État de protéger ses citoyens est une présomption qui peut être renversée lorsque les demandeurs peuvent prouver de façon claire et convaincante l'incapacité de l'État à les protéger. Le juge LaForest a indiqué comment cette preuve pouvait être présentée. Il déclare, au par. 50 :

[...]    Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidé ou son propre témoignage au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée. [...]    [Non souligné dans l'original].

[32]            C'est précisément ce que les demandeurs ont fait en l'instance. En suivant l'arrêt Ward, précité, je dois arriver à la conclusion que les demandeurs ont suffisamment prouvé que la protection de l'État n'était pas disponible.


[33]            Quant à la volonté de l'État de régler la situation des Roms en Hongrie, je constate que la Commission était saisie d'une preuve importante démontrant que le gouvernement hongrois avait pris des mesures en ce sens. Toutefois, ceci ne peut être décrit comme une protection adéquate de l'État (Balogh, précité). Comme le déclare le juge Gibson :

Non seulement le pouvoir protecteur de l'État doit-il comporter un encadrement légal et procédural efficace mais également la capacité et la volonté d'en mettre les dispositions en oeuvre. [Non souligné dans l'original].

Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, (1999) 175 F.T.R. 116, à la p. 121.

[34]            En l'instance, la preuve documentaire qui se trouve au cartable régional des documents déposé par l'agent chargé de la revendication fait ressortir que, malgré les efforts de l'État, la protection policière accordée aux Roms est inadéquate. Cette preuve démontre que les Roms vivant en Hongrie craignent à la fois les policiers et le processus judiciaire, puisqu'ils sont victimes de la violence policière et d'un appareil judiciaire qui appuie et même encourage la violence exercée à leur égard.


[35]            Selon le document intitulé « Le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et toutes les formes de discrimination » , l'hostilité envers les Roms au sein des forces policières hongroises est de nature systémique. Les Roms considèrent qu'ils sont constamment ciblés par les policiers, comme le fait ressortir le nombre élevé d'affaires de harcèlement par des policiers n'étant pas dans l'exercice de leurs fonctions. De plus, les victimes Roms obtiennent rarement une réparation adéquate suite à ces abus. Les statistiques de 1997 qui portent sur les « crimes officiels » (c.-à-d. les crimes commis par des fonctionnaires publics) indiquent qu'à peu près 3 p. 100 des affaires visant des policiers se soldent par une déclaration de culpabilité. Dans les rares cas où les policiers sont trouvés coupables, la pénalité consiste généralement en une amende, une période de probation ou une sentence suspendue. Les policiers en cause sont généralement maintenus en fonctions.

[36]            Le cartable régional contient aussi le U.S. Department of State Country Report on Human Rights Practices for 2000, qui fait état de l'inefficacité de la protection juridique accordée aux Roms en Hongrie. Selon ce document, les Roms sont les victimes les plus courantes des abus exercés par les policiers. De plus, les Roms ne reçoivent pas un traitement égal dans le cadre des procédures judiciaires, car ils sont plus souvent maintenus en détention préventive et pendant des périodes plus longues que les autres citoyens. Ce document souligne le fait que la Commission contre le racisme et l'intolérance du Conseil de l'Europe, dans son rapport pour l'année 2000, a conclu que les protections juridiques offertes aux Roms sont inefficaces et que la réglementation interdisant la discrimination n'est pas suffisamment mise en oeuvre. Le rapport de 2001 d'Amnistie internationale indique aussi que cette Commission a conclu qu'il y avait de graves problèmes de racisme et d'intolérance en Hongrie, et que la discrimination envers les Roms continuait à s'exercer dans tous les domaines et était particulièrement répandue chez les policiers.


[37]            La situation des Roms en Hongrie a suscité la conclusion suivante de mon collègue le juge Muldoon, savoir que « Quant il s'agit de protéger les Roms contre les agressions graves et la persécution démontrées dans la présente affaire, la Hongrie paraît ne plus rien avoir en commun avec une civilisation protectrice de ses citoyens » . (Elemer c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. no 648, au par. 3). Cette conclusion s'applique également en l'instance.

[38]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Commission est annulée et la question est renvoyée pour nouvelle décision en accord avec les présents motifs.            

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. La décision de la Commission est annulée et la question lui est renvoyée pour nouvelle décision en accord avec les présents motifs.

        « Danièle Tremblay-Lamer »

ligne

                                                                                                             Juge                          

   

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                              IMM-285-02

  

INTITULÉ :                              Elek Molnar, Maria Szucs, Eric Molnar et Elek Molnar

et

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

      

  

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Montréal

DATE DE L'AUDIENCE :                 le 2 octobre 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DE

MADAME LE JUGE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :                       le 16 octobre 2002

  

COMPARUTIONS :

Me Michael Dorey                                                                          POUR LES DEMANDEURS

Me Mario Blanchard                                                                       POUR LE DÉFENDEUR

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Dorey et associés                                                             POUR LES DEMANDEURS

Montréal (Québec)

Morris Rosenberg                                                                           POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

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