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Date: 19990209

Dossier: T-38-99

ENTRE

THE ROYAL BANK OF SCOTLAND,

société publique à responsabilité limitée,

demanderesse,

et

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT

UN DROIT SUR LE NAVIRE « KIMISIS III » ET MADONNA

NAVIGATION (MALTA) LIMITED,

défendeurs.

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE :

RÉSUMÉ

[1]         La demanderesse, soit la Royal Bank of Scotland, société publique à responsabilité limitée, a présenté une requête en vue d'obtenir une ordonnance portant que Noga Commodities (Canada) Inc. (Noga), qui avait déposé un caveat contre la mainlevée de la saisie du Kimisis III et qui est propriétaire d'une cargaison de 37 663 tonnes métriques de blé récemment chargée à bord du navire, soit tenue d'enlever la cargaison à ses frais de façon que le navire puisse être mis en vente.

[2]         La demanderesse est créancière hypothécaire du Kimisis III en vertu d'une hypothèque grevant la flotte. La demanderesse n'a pas pris possession du navire, mais elle envisage de demander à bref délai la vente judiciaire. Compte tenu de l'urgence de la situation, j'ai accordé une autorisation à bref délai et j'ai approuvé la signification des documents relatifs à la requête, qui avaient été signifiés au moyen d'une télécopie. De même, Noga a été autorisée à signifier ses documents tardivement et par télécopie.

[3]         À la fin des plaidoiries, j'ai rejeté la requête, sous réserve du droit de la demanderesse de soulever de nouveau la question dans le cadre d'une demande visant à faire vendre le navire, car la demanderesse, à cause de la nature urgente de la requête et parce que la documentation de Noga avait d'une façon parfaitement légitime surpris ses avocats, n'avait pas répondu à certaines questions se rapportant au retrait de la cargaison. En outre, ce qui est encore plus important, la requête était prématurée. Les présents motifs visent à fournir des explications au sujet de la décision et à indiquer certaines questions qui devront être réglées lorsque l'affaire sera réexaminée.

HISTORIQUE

[4]         Un grand nombre de propriétaires de navires, petits et gros, ont eu des problèmes au cours des derniers mois. Parmi eux, il y a Lygmar Shipping dont la flotte, qui est composée d'une vingtaine de navires, est grevée d'une hypothèque en faveur de la demanderesse. Lygmar a abandonné quatre navires dans les eaux de la Colombie-Britannique, dont le Kimisis III, qui a jeté l'ancre dans le port de Prince Rupert.

[5]         Afin de veiller aux besoins des marins à bord du navire, la demanderesse a avec raison demandé à avoir un droit prioritaire sur le produit de la vente, demande à laquelle il a été fait droit, en vue de couvrir divers frais essentiels, notamment pour le mazout, l'eau et l'approvisionnement en vivres, dans la mesure où la Royal Bank of Scotland présentait une requête en vue d'obtenir une ordonnance judiciaire aux fins de la vente du navire dans un certain délai.

[6]         La demanderesse, qui estime qu'un navire à l'état lège, par opposition à un navire chargé de grain, serait plus facile à vendre et rapporterait un meilleur prix, a présenté cette requête en vue d'obliger Noga à décharger sa cargaison à ses propres frais dans un délai de 14 jours, à défaut de quoi Noga devrait comparaître et exposer les motifs pour lesquels elle ne devrait pas être réputée avoir abandonné sa cargaison, qui vaut environ 7 000 000 $ US : c'est le genre d'ordonnance qui a été rendue dans l'affaire Offi Gloria, une décision du 22 mai 1992 de Monsieur le juge Holland, de la Haute cour de l'amirauté de la Nouvelle-Zélande, action AD47/92, compte tenu des décisions Jogoo, [1981] 1 Lloyd's 513 et Myrto (No. 2), [1984] 2 Lloyd's 341, qui ont toutes les deux été rendues par Monsieur le juge Sheen et sur lesquelles je reviendrai en temps et lieu.

[7]         À l'appui de la demande, la demanderesse signale qu'il en coûte environ 60 000 $ US par mois pour maintenir le navire tel qu'il est équipé à l'heure actuelle et que sur ce montant une somme d'environ 40 000 $ US sert à payer l'équipage, qui ne peut pas être réduit de façon à ne garder que les hommes nécessaires à son entretien tant que la cargaison ne sera pas enlevée. La demanderesse veut également que la cargaison soit déchargée de façon que les acheteurs éventuels puissent inspecter les cales, les plafonds de ballasts et les doubles- fonds, à défaut de quoi, selon l'avocat qui a fait l'affidavit à l'appui [TRADUCTION] « [...] le navire sera moins intéressant pour les acheteurs éventuels, ce qui nuira à la garantie de la demanderesse, représentée par la valeur du navire » . La demanderesse s'inquiète également de la détérioration possible de la cargaison.

[8]         Noga répond à ces préoccupations générales d'une façon fort précise. Il en coûtera environ 1 100 000 $ US pour décharger le blé, dans la mesure où il n'y a pas plus de pluie que d'habitude à Prince Rupert, et le déchargement ne pourra être effectué que dans au moins deux semaines parce que les appareils de déchargement disponibles, qui viennent de Portland (Oregon), doivent bientôt servir à décharger un navire-jumeau qui a été saisi. Un expert de SGS qui était présent était d'avis au 27 janvier 1999 que le blé, qui avait été chargé à la fin du mois de décembre 1998, pouvait rester à bord du navire en toute sécurité encore un mois ou deux étant donné que le blé et les panneaux d'écoutille étaient en bon état. Noga a fait évaluer le Kimisis III par un courtier maritime, qui l'a évalué à 4 200 000 $ US. Ce courtier fait remarquer que même si, en général, il est plus facile de vendre un navire non chargé :

[TRADUCTION]

[...] le fait que le navire est chargé n'influe peut-être pas énormément sur sa valeur à condition que les propriétaires de la cargaison veuillent payer un prix courant raisonnable aux nouveaux propriétaires pour effectuer le voyage jusqu'au Mexique.

[8]         Noga dit qu'elle est prête à payer les frais initiaux de transport, qui sont de 700 000 $, ce qui constitue un montant raisonnable compte tenu de l'état du marché, et que bien qu'elle ait provisoirement approvisionné en blé les meuniers mexicains, ces derniers veulent néanmoins avoir la cargaison de grain qui est à bord du Kimisis III. Noga dit clairement qu'elle n'a pas l'intention d'abandonner la cargaison, mais qu'il en coûte énormément pour décharger le navire et que cela est peut-être inutile.

[9]         Les documents produits par chaque partie comportent des lacunes, mais j'aimerais également faire remarquer que les avocats ont fait un travail remarquable lorsqu'il s'est agi de rassembler un grand nombre de documents pertinents à bref délai. Ainsi, il y a l'affidavit de M. Leo G. Murphy, de Falmouth (Massachusetts), qui a été fait pendant la fin de semaine. M. Murphy est président de Murphy Maritime Inc., des courtiers maritimes qui s'étaient occupés d'organiser l'affrètement du Kimisis III pour le compte de Noga à l'égard de la cargaison de grain ici en cause de Prince Rupert à Vera Cruz, au Mexique, et à Brownsville, au Texas. M. Murphy ajoute ce qui suit :

[TRADUCTION]

4.              M. Vagelis Marinakis, de Curzon Maritime Ltd., une compagnie qui exploite une flotte de navires et qui est établie au Pirée, en Grèce, et à Londres, en Angleterre, a communiqué avec moi vers le 29 janvier 1999. M. Marinakis a appelé de Londres et m'a informé qu'il était au courant de la situation en ce qui concerne le « Kimisis III » et qu'il savait que Noga Commodities (Canada) Inc. était une cliente de Murphy Maritime Inc. Il a manifesté son intérêt pour l'achat du « Kimisis III » et a dit qu'il était prêt à transporter au Mexique la cargaison de blé qui était à bord du navire conformément aux conditions de la charte-partie.

5.              Curzon Maritime Inc. et Marinakis exploitent des navires depuis fort longtemps et ont énormément d'expérience et une bonne réputation en ce qui concerne la gestion et l'exploitation de navires à l'échelle mondiale. Lors de notre conversation téléphonique, vers le 29 janvier 1999, M. Marinakis m'a informé, et j'ai tous les motifs de le croire, qu'il connaissait des représentants de la Royal Bank of Scotland avec qui il avait déjà traité et qu'il leur demanderait s'il est possible d'acheter le « Kimisis III » avec la cargaison à bord.

6.              Vers le 1er février 1999, j'ai eu une autre conversation avec M. Marinakis, qui m'a informé que l'achat du navire l'intéressait encore et qu'il était prêt à transporter la cargaison à son point de destination, mais qu'un représentant de la Royal Bank of Scotland l'avait informé qu'il n'était pas possible d'organiser la vente du navire si la cargaison était à bord et que la vente du navire chargé n'intéressait pas la banque.

Pour résumer la preuve présentée par M. Murphy, Curzon Maritime Ltd., un exploitant de navire établi en Grèce et à Londres, était prête à acheter le navire et à transporter la cargaison jusqu'au Mexique; M. Marinakis, de Curzon Maritime Ltd., connaissait des représentants de la demanderesse et a communiqué avec eux, mais on lui a dit qu' [TRADUCTION] « [...] il n'était pas possible d'organiser la vente du navire si la cargaison était à bord et que la vente du navire chargé n'intéressait pas la banque » .

ANALYSE

[10]       J'aimerais faire remarquer que la Cour fédérale a récemment ordonné à deux reprises la vente de navires chargés, sur la côte ouest, le nouveau propriétaire devant transporter la cargaison au point de destination prévu. Pareilles ventes ne sont peut-être pas habituelles, mais dans chaque cas, le prix payé était raisonnable et, en fait, dans un cas, il était supérieur au montant de l'évaluation. La cargaison à bord de ces navires, qui fournissait aux nouveaux propriétaires la possibilité d'effectuer au moins un voyage avec une cargaison complète à un prix raisonnable, constitue peut-être une incitation, en particulier compte tenu de l'état actuel de l'industrie du transport maritime.

[11]       L'avocat de Noga a soutenu qu'en l'absence de jurisprudence canadienne pertinente, il m'était loisible de suivre le droit américain régissant la responsabilité à l'égard des frais de déchargement, sous réserve d'une vente judiciaire. L'avocat a cité les jugements Poznam, [1927] A.M.C. 723, Amilia, [1963] A.M.C. 1447 et Alexander's Unity, (1995) 41 F. (3d) 1107, à l'appui de la thèse générale selon laquelle les frais que le propriétaire de la cargaison engage pour faire enlever la cargaison d'un navire qui doit être vendu étaient de la nature de frais custodia legis. Les frais custodia legis comprennent les sommes dépensées en vue de préserver et de maintenir un navire saisi, pareilles dépenses ayant un rang prioritaire.

[12]       La règle anglaise générale est qu'il incombe au propriétaire de la cargaison d'un navire qui a été vendu par ordonnance judiciaire d'enlever la cargaison à ses propres frais, à défaut de quoi le prévôt d'amirauté qui est en possession du navire peut décharger et entreposer la cargaison et au besoin, afin de rentrer dans ses frais, vendre la cargaison. Le propriétaire de la cargaison qui enlève sa cargaison doit s'adresser au propriétaire du navire pour obtenir des dommages-intérêts. Tout cela est énoncé dans les décisions Myrto (supra) à la page 352 et Jogoo (supra) à la page 517. Cette thèse générale a été suivie ailleurs dans les ressorts anglais de common law, par exemple par Monsieur le juge Cons, de la Haute cour de l'amirauté à Hong Kong, dans Mingren Development [1979] HKLR 159. Toutefois, le juge Cons, tout en suivant les arrêts anglais faisant autorité, a proposé une approche équitable moderne, car il croyait qu'il n'y avait pas de solution parfaite étant donné que les tribunaux anglais et américains avaient adopté des approches fort différentes :

[TRADUCTION]

De toute évidence, il n'y a pas de solution parfaite. Un désastre financier, comme tout autre désastre maritime, est susceptible de causer un préjudice aux innocents. L'argument voulant que le préjudice soit principalement attribuable au créancier hypothécaire est selon moi de nature largement émotionnelle. Il est vrai que le créancier peut parfois décider à son gré du moment et de l'endroit où il saisira le navire et qu'il pourra donc atténuer les répercussions sur les autres. Cependant, il en est parfois de même pour les autres réclamants. En général, personne ne peut être blâmé pour exercer ses droits au moment où il le juge le plus opportun. Si quelqu'un tire indûment parti de circonstances particulières, la Cour peut en tenir compte lorsqu'elle exerce son pouvoir discrétionnaire.                       [page 163]

L'idée importante qui ressort du jugement Mingren Development est que, bien qu'il n'y ait pas de solution parfaite permettant de protéger le propriétaire de la cargaison innocent lorsque le titulaire d'une hypothèque maritime fait valoir sa garantie, un tribunal peut essayer de déterminer si le créancier hypothécaire a indûment tiré parti de la situation et exercer ensuite son pouvoir discrétionnaire en conséquence.

[13]       L'affidavit de M. Leo Murphy soulève peut-être la question de savoir si la demanderesse tire indûment parti de la situation en informant un acheteur éventuel du Kimisis III qu'il n'était pas possible d'organiser la vente du navire avec la cargaison à bord et que pareille opération ne l'intéressait pas, mais la proposition que Curzon Maritime Ltd. a faite, soit acheter le Kimisis III et transporter la cargaison de Noga jusqu'à son point de destination, peut bien comporter un autre aspect. Il serait préférable pour tous les intéressés que cette possibilité soit étudiée plus à fond, à coup sûr par la demanderesse et peut-être également par Noga, si elle dispose de plus de temps pour trouver d'autres documents. Toutefois, en ce moment je n'ai pas à tirer de conclusion au sujet de la question de savoir si les frais de déchargement de la cargaison doivent être payés par le propriétaire de la cargaison, soit la règle générale en droit anglais, ou s'ils doivent faire partie des frais que le prévôt a engagés pour préparer le navire aux fins de la vente, soit l'approche américaine, ou encore si des considérations fondées sur l'équité, comme l'a proposé Monsieur le juge Cons dans la décision Mingren Development, doivent s'appliquer.

[14]       Ni l'un ni l'autre des avocats ni moi-même ne connaissons un arrêt publié dans lequel on a ordonné au propriétaire de la cargaison d'enlever sa cargaison, lorsqu'aucune ordonnance judiciaire n'a été rendue aux fins de la vente ou que le créancier hypothécaire n'a pas pris possession du navire. Il n'appartient pas au tribunal d'ordonner le déchargement d'une cargaison inoffensive, d'une cargaison qui a été chargée à bord du navire de la façon appropriée, simplement parce qu'il est possible ou même probable que le navire soit vendu et que, s'il l'est, on puisse obtenir un meilleur prix s'il n'est pas chargé. La présente requête est prématurée étant donné que la demanderesse n'a pas pris possession du navire et qu'elle n'a pas demandé une vente judiciaire.

CONCLUSION

[15]       La demanderesse mérite des éloges pour avoir cherché à vendre rapidement le navire et, ayant conclu que la cargaison devrait être déchargée de façon qu'elle puisse obtenir le meilleur prix possible, pour présenter maintenant une requête en vue d'obtenir une ordonnance aux fins du déchargement de la cargaison. Toutefois, comme le montrent les ordonnances récemment rendues par la Cour fédérale à l'égard de la vente de navires à Vancouver, il est possible de vendre un navire à un prix raisonnable et même intéressant si la cargaison est à bord et si des frais de transport raisonnables sont payables.

[16]       Toutefois, je ne devrais pas ordonner que la cargaison soit enlevée lorsqu'aucune ordonnance n'a encore été demandée en vue de la vente du Kimisis III , et même lorsque l'ordonnance est accordée, il peut être possible d'en arriver à la solution problématique mentionnée par Monsieur le juge Cons si, après examen plus approfondi, la vente du navire chargé s'avère possible et rentable dans la mesure où des frais de transport raisonnables sont payables. Il s'agit d'un aspect que la Royal Bank of Scotland et Noga Commodities (Canada) Inc. devraient examiner; elles devraient ensuite présenter des éléments additionnels à l'appui de leurs positions lorsqu'une ordonnance de vente sera demandée.

[17]       Il est possible que l'on tarde à prendre des dispositions en vue du déchargement du Kimisis III, le cas échéant, mais pareil retard est plus illusoire que réel. Les appareils de déchargement disponibles, qui ne sont pas communs sur la côte ouest, où l'on charge habituellement le grain au lieu de le décharger, doivent d'abord être utilisés pour décharger le grain d'un autre navire ici en Colombie-Britannique. Il se peut qu'il s'écoule plusieurs semaines avant que ces appareils soient disponibles, si Noga doit décharger sa cargaison.

[18]       Je félicite les avocats de leurs excellentes observations.

                                                                                             « John A. Hargrave »         

                                                                                                   Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 9 février 1999.

Traduction certifiée conforme

L. Parenteau, LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DATE DE L'AUDIENCE :                   le 8 février 1999

No DU GREFFE :                                 T-38-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :                THE ROYAL BANK OF SCOTLAND, société publique à responsabilité limitée,

c.

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « KIMISIS III » ET MADONNA NAVIGATION (MALTA) LIMITED

LIEU DE L'AUDIENCE :                     Vancouver (Colombie-Britannique)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE du protonotaire John A. Hargrave en date du 9 février 1999

ONT COMPARU :

            Gary Wharton                                         pour la demanderesse

            Jack Buchan                                           pour Noga Commodities Inc.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

            Campney & Murphy

            Vancouver (Colombie-Britannique)         pour la demanderesse

            Jack Buchan

            Cohen, Buchan

& Edwards                                                         pour Noga Commodities Inc.

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