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Date : 20010131

Dossier : T-2057-85

MONTRÉAL (QUÉBEC), LE 31 JANVIER 2001

EN PRÉSENCE DE:       M. LE JUGE LEMIEUX

ENTRE:

    PORTO SEGURO COMPANHIA DE SEGUROS GERAIS

                                                                                    demanderesse

                                                    ET

                                          BELCAN S.A.

                                     FEDNAV LIMITED

                                            UBEM S.A.

LES PROPRIÉTAIRES DU NAVIRE « FEDERAL DANUBE »

ET TOUTES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE

ET LE NAVIRE « FEDERAL DANUBE »

                                                                                          défendeurs

                                        J U G E M E N T

Pour les motifs exposés, je conclus que le Beograd porte l'entière responsabilité de l'abordage. L'action de la demanderesse est donc rejetée, avec dépens (je suis disponible pour en discuter).

              François Lemieux           

Juge                        

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


Date : 20010131

Dossier : T-2057-85

ENTRE:

    PORTO SEGURO COMPANHIA DE SEGUROS GERAIS

                                                                                    demanderesse

                                                     et

                                          BELCAN S.A.

                                     FEDNAV LIMITED

                                            UBEM S.A.

LES PROPRIÉTAIRES DU NAVIRE « FEDERAL DANUBE »

ET TOUTES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE

ET LE NAVIRE « FEDERAL DANUBE »

                                                                                          défendeurs

                                MOTIFS DE JUGEMENT

LE JUGE LEMIEUX

A. INTRODUCTION


[1]    Sans en arriver tout de suite à des conclusions de fait, je veux faire une description générale des événements qui ont donné lieu à cette action. Par la nuit claire et calme du 11 décembre 1984, deux grands vraquiers océaniques, le M/V Beograd (le Beograd), de 182,85 mètres de long, et le M/V Federal Danube (le Federal Danube), d'une longueur totale de 222,48 mètres, se sont abordés à 21 h 48 dans le mouillage de Pointe Fortier, dans le lac Saint-Louis, à l'ouest de Montréal et à proximité de l'écluse en aval de Beauharnois (l'écluse), qui fait partie de la voie maritime du Saint-Laurent (la voie maritime). La circulation dans la voie maritime était très dense à ce moment-là, des ennuis mécaniques au pont de Valleyfield ayant causé deux semaines de retard. De plus, la fermeture annuelle d'hiver de la voie maritime approchait à grands pas.

[2]                      À peu près dix minutes avant l'abordage, soit à 21 h 40, le Beograd, transportant une cargaison de haricots Pinto à destination du Brésil, était sorti de l'écluse et avait croisé un navire au mur d'amarrage qui attendait d'entrer dans l'écluse. Après avoir averti le contrôleur du trafic de la voie maritime qu'il avait passé l'extrémité du mur d'amarrage de l'écluse, son pilote, le capitaine Noël Daneau, a ordonné qu'on mette les machines « à plein régime » , d'abord sur un cap de 56 degrés et presque tout de suite sur un cap de 58 degrés. Le cap du Beograd a été porté à 63 degrés vers 21 h 45.

[3]                      À 21 h 40, le Federal Danube, qui était à l'ancre dans 50 pieds d'eau au mouillage de Pointe Fortier, au sud du chenal de navigation, en attendant son tour pour écluser, a commencé à remonter son ancre de bâbord, qui était par le fond à un angle de 90 degrés par rapport à l'axe du navire.


[4]          Lorsque le Beograd était dans l'écluse, le capitaine Daneau pouvait voir à l'oeil nu trois navires à l'ancre dans la zone de mouillage située au nord du chenal de navigation. Il pouvait aussi voir deux navires à l'ancre dans la partie sud de la zone de mouillage, l'un étant le Federal Danube et l'autre le Canadock. De son côté, le capitaine du Federal Danube en poste sur la passerelle a vu le Beograd sortir de l'écluse.

[5]          Vers 21 h 44, M. Wilham T. De Deken, premier officier du Federal Danube (le premier officier), se trouvait à la proue du navire pour diriger la manoeuvre de levée de l'ancre. Il a noté que le Beograd était à peu près à quatre encablures (731,5 mètres) et il a informé la passerelle du Federal Danube que le Beograd allait passer très près devant eux.

[6]          À peu près une minute plus tard, soit vers 21 h 45, le capitaine Pierre Derenne, capitaine du Federal Danube, a donné l'ordre d'interrompre la manoeuvre de levée de l'ancre et, à 21 h 47 min 48 s, il a ordonné qu'on mette les machines à « demi-vitesse arrière » .

[7]          Lorsque la distance entre la poupe du Federal Danube et le flanc bâbord du Beograd, entre les cales un et trois, n'était plus que de vingt à trente mètres, le capitaine Daneau déclare qu'il a ordonné à l'homme de barre de mettre la barre du Beograd « à bâbord toute » .


[8]          À 21 h 48, la poupe bâbord du Federal Danube est entrée en collision avec le flanc bâbord du Beograd, à la hauteur des cales numéros six et sept. Le Beograd a commencé à prendre l'eau et il s'est échoué. La cargaison de haricots Pinto chargée à Duluth a subi des dommages importants.

B.     LES QUESTIONS EN LITIGE

[9]          Le nouveau procès en cette action, où la demanderesse est l'assureur de la cargaison qui a versé une indemnité et les défendeurs sont le Federal Danube, ses propriétaires, gérants et affréteurs, soulève deux questions :

1) la qualité de la demanderesse pour intenter la poursuite; et

2) la responsabilité pour l'abordage.


[10]     La demanderesse soutient que la cause principale de l'abordage se trouve dans l'action du Federal Danube, qui a levé son ancre sans autorisation et à un moment inopportun, ce qui ne serait pas produit s'il avait porté attention au Beograd, étant donné que cette manoeuvre l'a propulsé vers l'avant devant le Beograd qui allait passer. La demanderesse déclare aussi que le Federal Danube a commis une faute en ne faisant pas rapport de sa position exacte de mouillage au contrôleur du trafic de la voie maritime et en n'obtenant pas sa permission de lever l'ancre. Parmi les autres fautes alléguées, il y a le fait qu'il aurait fait route sans permission, le fait que son propulseur d'étrave aurait pu être utilisé pour corriger sa dérive à bâbord s'il avait été en état de marche, et le fait qu'il n'a pas utilisé sa machine pour éviter l'abordage.

[11]     Les défendeurs déclarent que le Beograd porte l'entière responsabilité de l'abordage, du fait qu'il aurait dû passer par le chenal réservé à la navigation plutôt qu'à haute vitesse par la zone de mouillage. Ils soutiennent que le Federal Danube était toujours à l'ancre et qu'il oscillait normalement sur son ancre au moment de l'abordage. Ils soutiennent donc que le Beograd a enfreint son obligation de rester à bonne distance.

C. LE NOUVEAU PROCÈS

[12]     Dans l'arrêt Porto Seguro Companhia de Seguros Gerais c. Belcan S.A., [1997] 3 R.C.S. 1278, la Cour suprême du Canada a ordonné la tenue d'un nouveau procès dans cette action, qui avait été rejetée en première instance et en appel. Parlant au nom de la Cour, le juge McLaughlin, alors juge puîné, a conclu que le juge de première instance et la Cour d'appel fédérale avaient commis une erreur en refusant d'entendre le témoignage de trois experts parce que deux assesseurs avaient été nommés auprès de la Cour.

[13]     Le nouveau procès s'est tenu devant moi dans le cadre des directives délivrées par M. le juge Hugessen le 10 février 1999.

a) Les dommages avant intérêts se chiffrent à 4 400 867,84 $;


b) La transcription des témoignages et les pièces déposées au premier procès sont déposées en preuve au nouveau procès, les parties étant aussi autorisées à déposer des extraits des interrogatoires préalables;

c) La seule autre preuve admise est le témoignage d'experts;

d) Aucun assesseur ne sera nommé auprès de la Cour.

[14]     Au premier procès, la demanderesse avait cité trois témoins :

a) le capitaine Janicic, capitaine du Beograd;

b) son pilote, Noël Daneau; et

c) Mario Rossi, de l'Association de sauvetage et d'experts maritimes.

[15]     Au premier procès, les défendeurs avaient cité les témoins suivants :

a) le capitaine Derenne;

b) le premier officier De Deken;

c) l'officier cadet Christian Dubit;

d) le capitaine John D. MacKenzie, du M.V. Canadoc; et

e) M. Claude Bilodeau, de l'Administration de la voie maritime.

[16]     La transcription de leur témoignage et les pièces y afférentes ont été déposées en preuve en l'instance.


[17]     La demanderesse a présenté les témoignages des experts suivants au nouveau procès : le capitaine Mueller, le Dr Doust et M. Rossi.

[18]     Les défendeurs ont présenté les témoignages des experts suivants : le capitaine David Pockett, M. Anthony Bowman et le capitaine Michel Desrochers.

D.     LES TÉMOIGNAGES D'EXPERTS

1) Pour la demanderesse

a)    Le rapport Mueller

[19]     Voici mon résumé du rapport écrit du capitaine Mueller.

[20]     Premièrement, il a exprimé l'opinion que le Federal Danube avait enfreint l'article 83 du Règlement sur la voie maritime. Selon lui, les navires se trouvant dans un mouillage désigné comme celui de Pointe Fortier doivent faire rapport de leur position à l'ancre en indiquant au moins le cap et la distance.


[21]     Deuxièmement, et encore plus important, le Federal Danube a fait route vers l'écluse sans avoir obtenu l'autorisation du contrôleur du trafic de la voie maritime. Avant que le Beograd ne quitte l'écluse, le contrôleur l'avait informé que le Federal Danube se préparait à lever l'ancre. Selon lui, le Federal Danube aurait dû obtenir la permission du contrôleur du trafic avant de commencer à lever l'ancre. Si cette procédure avait été suivie, le Beograd aurait entendu l'autorisation donnée, puisque tous les navires sont tenus d'écouter les communications avec les autres navires sur le canal VHF 14.

[22]     Troisièmement, après avoir décrit la capacité de manoeuvre exceptionnelle du Federal Danube, due à son hélice à droite dans une tuyère Kort avec volet de direction, le capitaine Mueller a exprimé l'avis que sa tentative de marche arrière à demi-vitesse à 21 h 47 min 08 s pour éviter l'abordage est venue trop tard et qu'elle a été trop brève pour constituer une manoeuvre efficace d'évitement. Selon lui, la machine aurait dû être mise en « marche arrière à plein régime » , la tuyère étant dans la position « bâbord toute » . Il a identifié d'autres manoeuvres d'évitement possibles.

[23]            Quatrièmement, le capitaine Mueller a noté que le propulseur d'étrave du Federal Danube n'était pas en état de marche au moment de l'abordage. S'il l'avait été, on aurait pu l'utiliser pour déplacer la poupe à tribord en corrigeant le virage rapide à bâbord, qui était notamment causé par la poussée du courant à bâbord. Selon lui, les conditions étaient idéales pour utiliser le propulseur d'étrave afin d'éviter l'abordage, surtout si cette manoeuvre avait été accompagnée d'autres manoeuvres d'évitement appropriées. Ces manoeuvres n'ont pas été réalisées du fait que le Federal Danube n'a pas assuré une veille appropriée pour suivre la progression du Beograd.


[24]     Cinquièmement, le capitaine Mueller a conclu que le mouillage du Federal Danube, vers 16 h 25 - 16 h 30 le 11 décembre 1984, s'était fait sans problème et qu'il y avait la quantité requise de chaîne (trois maillons, c.-à-d. 270 pieds de chaîne) dans l'eau pour qu'il soit solidement ancré. Lorsque le Federal Danube s'est arrêté, la chaîne était détendue côté bâbord, à peu près à 90 degrés de son axe. Au paragraphe 53 de son rapport, le capitaine Mueller écrit ceci :

[traduction]

Le Federal Danube était constamment en mouvement sur son ancre, comme l'indique le graphique de son enregistreur de route. Il est de commune renommée qu'un navire à l'ancre dans un ... courant ou soumis à un vent fort exerce un mouvement tournant sur sa chaîne. On dit communément qu'il oscille ou qu'il fait des embardées.

Ce cycle lent d'oscillation a été interrompu lorsqu'il a commencé à lever son ancre de bâbord à 21 h 40.

[25]     Il a ensuite expliqué que lorsque le Federal Danube a commencé à lever l'ancre, sa poupe s'est déplacée à bâbord et son cap est passé de 227 degrés (à 21 h 40) à 195 degrés (à 21 h 45); c'est alors qu'on a décidé d'interrompre la manoeuvre de levée de l'ancre vu l'approche du Beograd. Il a déclaré que le Federal Danube a continué son oscillation à bâbord après qu'on eut interrompu la levée de l'ancre, par suite de son inertie de virage et de l'effet du courant qui le poussait côté tribord.


[26]     Il fait remarquer que la levée de l'ancre suscite toujours un mouvement vers l'avant d'un navire, mouvement qui ne s'arrête pas lorsqu'on interrompt la manoeuvre. Un navire va se déplacer dans l'eau et par rapport au fond à une vitesse angulaire directement proportionnelle à celle du retrait de la chaîne de l'ancre.

[27]     Selon lui, lorsque le Federal Danube a interrompu la levée de son ancre, il n'y avait plus que 140 pieds de chaîne dans l'eau, ce qui ne représente que 2,8 fois la profondeur d'eau. Ce chiffre est nettement inférieur à la longueur minimale requise, qui aurait dû être de cinq fois la profondeur de l'eau (50 pieds). Ceci a eu pour effet d'accélérer le déplacement de sa poupe à bâbord et mené au glissement de l'ancre.

[28]     On trouve une autre indication du fait que son ancre chassait dans une inscription au carnet des relèvements de mouillage du Federal Danube, qui porte qu'à 22 h 40 il s'était déplacé de 365 pieds. Or, un tel déplacement n'aurait pas été possible si son ancre n'avait pas chassé.

[29]            Il a conclu que si le Federal Danube avait systématiquement surveillé son radar ou vérifié son cap à vue après avoir commencé à lever son ancre et durant la manoeuvre, il se serait immédiatement aperçu qu'il se déplaçait en travers de la route du Beograd. En prenant la route, son capitaine aurait dû avertir immédiatement le Beograd sur le VHF et ensuite sonné l'alarme. Il aurait dû immédiatement éteindre ses feux de mouillage et mettre ses feux de route, comme il se doit pour un navire faisant route.


[30]     En d'autres mots, le capitaine Mueller était d'avis que le Federal Danube était passé du statut d'un navire à l'ancre à celui d'un navire faisant route, ce qui faisait qu'il devenait le navire non privilégié qui devait rester à bonne distance du Beograd.

[31]     Sixièmement, tout en reconnaissant que le Règlement sur les abordages ne mentionne pas qu'il faut poster une veille au mouillage, il a fait référence à l'article 5 des Règles qui traite de la veille.

[32]     Il a cité le paragraphe 27 du Code of Nautical Procedures and Practices, édition de 1985, un ouvrage qui fait autorité : [traduction] « si le capitaine considère que cette mesure est nécessaire, une veille permanente doit être assurée au mouillage. Dans toutes les circonstances, lorsqu'un navire est à l'ancre, l'officier de quart devrait ... s'assurer qu'une veille efficace est assurée ... » . Bien que le Federal Danube ait posté une veille à l'aile tribord de la passerelle, le capitaine ne lui avait pas donné de directives particulières. Le capitaine Mueller a critiqué le capitaine Derenne pour n'avoir pas surveillé le mouvement du Beograd.


[33]     Le capitaine Mueller a conclu son rapport en disant qu'en levant son ancre, le Federal Danube s'était déplacé vers l'avant en travers du Beograd, manoeuvre qui a été aggravée par le glissement de son ancre dû au fait qu'il ne restait plus assez de chaîne dans l'eau lorsque la levée de l'ancre a été interrompue à 21 h 45. Il a répété ses critiques des manoeuvres d'évitement prises par le Federal Danube, qu'il considérait inadéquates. Selon lui, le Federal Danube était responsable à 80    p. 100 pour l'abordage.

b) Le rapport du Dr David Doust

[34]     Suite à son enquête sur l'abordage, le Dr Doust a tiré un certain nombre de conclusions.

[35]     Premièrement, il était d'avis que la cause immédiate de l'abordage était le fait que le Federal Danube avait tourné à bâbord en levant son ancre au moment où le Beograd s'approchait. Il a déclaré que les notations à l'enregistreur de route du Federal Danube et les rapports d'avarie indiquent qu'au moment de la collision il tournait à bâbord, sa proue se déplaçant vers le flanc du Beograd qui passait.

[36]     Selon lui, si le Federal Danube n'avait pas levé son ancre, la distance minimale entre les navires aurait été d'à peu près 230 pieds (70,1 mètres). S'il avait attendu cinq minutes pour lever son ancre, il n'y aurait pas eu d'abordage puisque la distance aurait été de 70 pieds (21,3 mètres).


[37]     Il était d'avis que le Federal Danube était innavigable du fait que son propulseur d'étrave n'était pas en état de marche. Si on avait pu l'utiliser pour contrôler le navire, il aurait été très efficace pour empêcher ce dernier de tourner à bâbord en travers de la route du Beograd.

[38]     De plus, il a déclaré que s'il avait fait marche arrière plus tôt, en mettant son gouvernail à bâbord, la manoeuvre aurait évité l'abordage avec le Beograd. Selon lui, il aurait suffi que la machine soit mise à demi-vitesse arrière pendant seulement 26,5 secondes pour éviter l'abordage, le Beograd passant alors à 380 pieds (115 mètres).

[39]     Il a déclaré que la marche arrière avec le gouvernail dans la bonne position aurait suffit à décrocher l'ancre du lit du fleuve et à neutraliser la force de halage du treuil de l'ancre.

[40]     Il a examiné la nature et l'étendue des avaries de chacun des navires et conclu que le Beograd allait passer le Federal Danube lorsque ce dernier l'a harponné à bâbord.

[41]     Quant aux conditions climatiques, le Dr Doust était d'avis que la force du vent et l'action des vagues étaient des quantités négligeables. Selon lui, le courant dans la zone de mouillage se situait entre 0,80 et 0,92 noeuds, dans une direction de 25 degrés au nord. Il admet que ceci a favorisé le mouvement du Beograd en direction du Federal Danube. Selon lui, c'est la raison pour laquelle le Beograd a changé de cap à tribord trois minutes avant l'abordage. Jusqu'alors, il tenait le cap à 58 degrés depuis 21 h 40.


[42]     Il a analysé les mouvements du Federal Danube alors qu'il tournait sur son ancre. Il a calculé qu'à 21 h 40, le cap du Federal Danube était à 229 degrés. À 21 h 45, il était à 197 degrés. Il avait donc tourné de 32 degrés à bâbord avec une rotation de 6,4 degrés par minute. Deux maillons de sa chaîne étaient toujours dans l'eau et sa proue se déplaçait vers le sud-est sous la poussée du courant.

[43]     Selon lui, lorsque les navires se sont abordés à 21 h 48, le cap du Federal Danube était à 182 degrés. Il s'était déplacé sur son ancre en direction sud-est et sa proue a perforé le Beograd à bâbord, à quelque 167,3 pieds de la poupe. Il s'était déplacé sur son ancre non seulement à cause de l'attraction de cette dernière, mais aussi à cause de la force ascendante exercée par le courant sur la partie immergée de sa coque. Selon le Dr Doust, le propulseur d'étrave aurait neutralisé cette force ascendante.

[44]     Il a corroboré le témoignage du capitaine Derenne portant que l'ancre n'avait pas bougé avant l'abordage. Selon ses calculs, le Federal Danube n'avait pas exercé une force suffisante pour décrocher son ancre du lit du fleuve.

[45]     Selon les calculs du Dr Doust, le Beograd était à 1 200 pieds du lieu de l'abordage lorsque l'ordre d'interrompre la levée de l'ancre a été donné.


[46]            Comme le Beograd procédait à une vitesse d'environ 12,79 pieds par seconde, le Dr Doust a déclaré qu'il était évident que l'ordre d'interrompre la manoeuvre de levée de l'ancre n'a laissé que 94 secondes à son maître d'équipage pour réagir. Il a déclaré que le Federal Danube avait réalisé le danger de se rapprocher du Beograd trop tard pour que sa manoeuvre soit efficace.

[47]     Finalement, il a conclu que la levée de l'ancre a suscité un mouvement prématuré en direction du Beograd et qu'on a réalisé le danger de cette manoeuvre trop tard pour éviter l'impact. L'ordre d'interrompre la manoeuvre de levée de l'ancre n'a pas été donné à temps pour éviter l'abordage.

c) Le rapport de Mario Rossi

[48]     Au procès qui s'est tenu devant le juge Tremblay-Lamer, Mario Rossi avait préparé un rapport d'expert sur l'angle d'impact et sur la vitesse respective du Beograd et du Federal Danube. Il n'a été autorisé à témoigner que sur l'angle d'impact, mais non sur la vitesse des navires étant donné que cette preuve d'expert n'était pas admissible.

[49]     Selon M. Rossi, l'angle d'impact était de 78 degrés avec les deux navires tournant à bâbord.

[50]     En application de la décision de la Cour suprême du Canada, son témoignage devant moi a porté sur la vitesse des navires. Dans son rapport, il déclare que :


1) Compte tenu du courant, le Beograd se déplaçait approximativement à 7/8 noeuds;

2) Le Federal Danube [traduction] « avançait approximativement à 0,5/1 noeud, tout en oscillant à bâbord au moment de l'abordage » .

2) Pour les défendeurs

a)    Le rapport d'Anthony Bowman

[51]     L'objet du rapport de M. Bowman était de présenter des commentaires au sujet des conclusions contenues dans le rapport du Dr Doust, avec lesquelles il était en désaccord.

[52]     Selon lui, la cause immédiate de l'abordage était le fait que le Beograd n'avait pas respecté les bons usages maritimes, qui exigent qu'on demeure à bonne distance d'un navire à l'ancre. Il a identifié des facteurs additionnels, notamment le défaut du Beograd de naviguer à une vitesse de sécurité, ainsi que son défaut de passer par le chenal de navigation plutôt que par la zone de mouillage.

[53]     Il a déclaré qu'un navire à l'ancre qui arbore les signaux et feux appropriés a le droit de présumer que tous les navires faisant route vers lui resteront à bonne distance.


[54]     Il a donné la raison suivante, savoir [traduction] « qu'il y a lieu de donner effet à la pratique ancienne de rester à bonne distance d'un navire à l'ancre » .

[55]     Premièrement, même par temps calme et variable et en présence d'un courant assez faible, le mouvement d'un navire sur son ancre peut être erratique et imprévisible. Avec le temps, il changera de position et de cap de façon importante.

[56]     Deuxièmement, lorsqu'un navire navigue en eau peu profonde, sa capacité de manoeuvre à haute vitesse est altérée, ce qui fait qu'il répond beaucoup plus lentement au gouvernail que s'il était en eau profonde. Il a déclaré que le cercle de giration d'un navire peut doubler, raison pour laquelle il n'est pas recommandé de passer à haute vitesse près de navires à l'ancre.

[57]     Troisièmement, lorsqu'un gros navire croise à toute vitesse un navire à l'ancre, il crée une force qui aspire le navire immobile vers lui. Il était d'avis que cette force s'était exercée lorsque le Beograd a tenté de passer tout près du Federal Danube.

[58]     Quatrièmement, s'il y a du courant, sa vitesse et sa direction peuvent faire qu'un navire passera plus près d'un objet qu'il ne l'avait imaginé. Selon lui, la correction de cinq degrés au cap du Beograd trois minutes avant l'abordage n'était absolument pas suffisante pour qu'il passe à bonne distance.


[59]     Cinquièmement, il y a toujours un risque que le navire qui passe heurte la chaîne de l'ancre.

[60]     Il a exprimé son désaccord avec l'avis du Dr Doust que le Federal Danube aurait pu faire une manoeuvre pour éviter l'abordage. Selon lui, il n'est pas pertinent de discuter ce qui aurait été possible si le propulseur d'étrave avait été en état de marche. Il a fait remarquer qu'un navire océanique n'est pas du tout innavigable du fait qu'il n'est pas équipé d'un propulseur d'étrave, la majorité d'entre eux n'en ayant pas. Si on appliquait le raisonnement du Dr Doust, tous ces navires seraient innavigables dans les Grands lacs, ce qui n'est pas le cas.

[61]     Selon lui, il était tout à fait déraisonnable qu'un navire à peu près immobile à l'ancre soit tenu de réagir à la toute dernière minute pour éviter un abordage avec un navire arrivant à toute vitesse.

[62]     Selon lui, le Federal Danube était toujours à l'ancre et c'est pourquoi il n'était ni tenu ni capable de prendre des manoeuvres efficaces d'évitement. Il comprenait bien qu'en réalisant qu'un abordage était possible, il a désespérément essayé de prendre des mesures d'évitement en se mettant en marche arrière. Toutefois, il a conclu que cette manoeuvre de dernière minute était une solution de désespoir et qu'elle ne pouvait être efficace. Il a émis l'hypothèse que si le Federal Danube avait essayé de tourner sa proue à tribord, il aurait mis sa poupe directement en travers du Beograd.


b) Le rapport de David Pockett

[63]     Dans son rapport, le capitaine Pockett présente ses commentaires sur les rapports d'experts déposés par la demanderesse. Voici ce que je considère être l'essentiel de ses conclusions.

[64]     Premièrement, le capitaine Pockett était d'avis que le plan de navigation du Beograd à la sortie de l'écluse était totalement déficient, surtout du fait que son pilote a décidé de ne pas utiliser le chenal de navigation où le mouillage est interdit.

[65]     Il a déclaré que le pilote du Beograd avait seulement fait une vérification visuelle de la position des cinq navires au mouillage, sans vérifier leur position au moyen de son radar ou au moyen des cartes marines. En l'absence de tels instruments, et sans connaître la longueur de la chaîne d'ancre de chacun des navires au mouillage, longueur qui détermine leur oscillation, le pilote du Beograd ne pouvait pas savoir si l'un ou l'autre des navires au mouillage empiétait sur le chenal de navigation, ce qu'il a donné comme motif principal pour ne pas l'emprunter. Il fait remarquer que d'autres navires étaient passés sans encombre dans le chenal le jour de l'abordage. De plus, il déclare que le pilote du Beograd n'a pas tenu compte du courant créé par le déversoir du barrage Beauharnois. Bien que ce courant n'était pas très fort, il poussait le Beograd vers le nord, en direction du Federal Danube.


[66]     Deuxièmement, selon le capitaine Pockett, il était sans importance que les gyrocompas des deux navires n'aient pas été précis. Le pilote du Beograd naviguait à vue, sans utiliser son radar. L'équipage du Beograd pouvait voir les cinq navires à l'ancre. Quant au Federal Danube, il a déclaré qu'il était important de déterminer s'il était correctement à l'ancre dans la zone de mouillage. Il a calculé sa position et conclu qu'il était correctement à l'ancre. De toute façon, comme il faut quinze minutes pour lever l'ancre et que cette manoeuvre n'avait été amorcée que huit minutes avant l'abordage, il est clair que le Beograd aurait dû passer bien avant que l'ancre du Federal Danube ne se décroche du lit du fleuve et qu'il fasse route.

[67]     Troisièmement, quant à savoir s'il avait l'autorisation du contrôleur du trafic de la voie maritime pour lever l'ancre, l'interprétation que le capitaine Pockett donne aux échanges avec le contrôleur du trafic de la voie maritime porte que l'autorisation de commencer à raccourcir l'ancre avant de faire route avait été donnée, ainsi qu'un signal au Beograd que la machine du Federal Danube était prête à se mettre en marche et que son équipage était en attente pour lever l'ancre.


[68]     Quatrièmement, le capitaine Pockett a exprimé l'avis qu'au moment de l'abordage, le Federal Danube ne faisait pas route. Il était à l'ancre et celle-ci ne chassait pas. Au moment de l'abordage, il arborait ses feux de mouillage et son ancre était toujours par le fond avec deux maillons au guindeau. Rien n'indique que sa machine était en marche à ce moment-là. Il n'a pas exprimé de surprise d'apprendre que son cap avait oscillé, étant donné qu'il commençait à lever l'ancre. Il a déclaré que lorsqu'un navire lève l'ancre, il peut se déplacer vers l'avant ou latéralement, mais pas de manière à faire route. Il a conclu que le Beograd avait enfreint son obligation de se tenir à bonne distance du Federal Danube.

[69]     Cinquièmement, il n'a pu constater aucune faute de la part de l'équipage du Federal Danube, notamment dans les manoeuvres pour éviter l'abordage appréhendé. Selon lui, il n'était pas nécessaire que l'équipage du Federal Danube observe la progression de chaque navire qui sortait de l'écluse ou qui s'en approchait, car il était à l'ancre dans la zone de mouillage et était en droit de présumer que ces navires suivraient le chenal de navigation et resteraient à bonne distance. Il n'a pas critiqué le fait qu'il n'avait pas sonné ses cloches à titre d'avertissement, étant donné qu'il s'attendait à ce que le Beograd passe devant lui. Il a fait remarquer que le premier officier De Deken (qui surveillait à l'avant de la proue la manoeuvre de levée de l'ancre) a témoigné qu'il croyait que le Beograd pourrait passer, même s'il passerait près, et qu'il s'est trouvé fort surpris de voir le Beograd foncer sur eux. Dans de telles circonstances, selon lui, le Federal Danube ne pouvait aucunement manoeuvrer de façon efficace pour éviter l'abordage. Il est arrivé à la même conclusion que M. Anthony Bowman quant à la non-pertinence du fait que le propulseur d'étrave du Federal Danube n'était pas en état de marche.


[70]     Sixièmement, il n'a pas contesté les calculs du Dr Doust, mais il a exprimé son désaccord quant à leur signification. Il a déclaré que le Dr Doust avait calculé que soixante-dix mètres (230 pieds) constituaient une bonne distance. Selon lui, il ne s'agissait pas là d'une distance de sécurité, puisqu'elle ne tenait pas compte de l'envergure du câble de l'ancre ni de sa courbure. Il a déclaré que comme il y avait trois maillons de chaîne dans l'eau et qu'on ne savait pas exactement où était l'ancre, le Beograd aurait dû passer beaucoup plus loin.

[71]     Septièmement, il a noté qu'avant l'abordage, le Beograd n'a ni changé son cap de soixante-trois degrés, ni réduit sa vitesse. Il attribue ceci au fait que le Beograd n'a pas assuré une veille appropriée. Il a déclaré que du moment où il est devenu évident que le Federal Danube virait à bâbord il aurait fallu que le Beograd modifie largement son cap à tribord.

c) Le rapport du capitaine Desrochers

[72]     Le rapport du capitaine Desrochers porte sur les pratiques de pilotage dans la zone de la voie maritime où l'abordage s'est produit. Il a fait ressortir les points suivants.

[73]     Premièrement, il a déclaré qu'il était tout à fait normal qu'il y ait des navires à l'ancre dans les zones de mouillage nord et sud de Pointe Fortier. Il n'y avait rien de surprenant à ce qu'on y trouve cinq navires à l'ancre.


[74]            Deuxièmement, durant toute sa carrière de pilote, il n'avait jamais vu, ni jamais entendu parler, qu'un navire autre que le Beograd soit passé à travers la zone de mouillage au lieu de suivre le chenal de navigation du lac Saint-Louis. Le capitaine ou le pilote d'un navire est impérativement tenu d'emprunter le chenal de navigation et d'y rester, sauf circonstances exceptionnelles. Le 11 décembre 1984, la situation était normale.

[75]     Troisièmement, le fait de naviguer à une vitesse de 10 noeuds et à un cap de 63 degrés mettait, selon lui, le Beograd dans une situation où il était probable qu'il y ait un abordage avec le Federal Danube ou le Canadock.

[76]     Quatrièmement, aucune des manoeuvres qui auraient permis d'éviter l'abordage, aux dires du capitaine Mueller ou du Dr Doust, n'aurait eu un tel résultat. En fait, elles auraient tendu la chaîne de l'ancre et augmenté le risque d'un abordage par le Beograd.


[77]     Cinquièmement, un navire faisant route doit rester à bonne distance d'un navire à l'ancre parce que la capacité de manoeuvre de ce dernier est considérablement réduite et qu'il oscille sur son ancre. De plus, la marche des navires fait qu'ils interagissent et une chaîne d'ancre est un obstacle additionnel et invisible. Il a exprimé son désaccord avec la conclusion du Dr Doust que la distance de 70 pieds était une distance prudente pour passer. Selon lui, le Beograd aurait dû prévoir passer le Federal Danube à une vitesse très inférieure à 10 noeuds et au moins à une encablure.

[78]     Sixièmement, il était d'avis que par une nuit claire un pilote d'expérience pouvait facilement déterminer si un navire était correctement à l'ancre dans la zone de mouillage de Pointe Fortier. Toutefois, il a déclaré qu'en cas de doute il aurait fallu vérifier au moyen du radar. Il était d'avis que le Federal Danube était correctement à l'ancre dans la zone de mouillage sud, au vu des relèvements radar inscrits au carnet des relèvements de mouillage du Federal Danube. Il a fait remarquer que la position inscrite au carnet des relèvements de mouillage lorsque le Federal Danube a jeté l'ancre à 16 h 30 correspondait exactement à sa position portée sur la carte marine au moment de l'abordage.

[79]     Septièmement, il était naturel que tout pilote ou capitaine présume que les navires qui quittaient l'écluse emprunteraient le chenal de navigation qui leur était réservé. Selon lui, on ne pouvait prévoir ni même imaginer qu'un navire prendrait le cap qu'a pris le Beograd, non plus qu'il le ferait à aussi grande vitesse. Étant donné la légère modification de cap de 58 à 63 degrés et la vitesse à laquelle le Beograd marchait, il était d'avis que ce n'était qu'à la toute dernière minute que l'équipage du Federal Danube pouvait se rendre compte qu'il y avait un risque d'abordage. Il était aussi d'avis que le pilote et le capitaine du Beograd ne s'étaient pas non plus rendus compte du risque d'abordage avant la toute dernière minute.


[80]     Huitièmement, le fait que le propulseur d'étrave du Federal Danube n'était pas en état de marche n'avait aucun impact sur sa navigabilité. Il était d'avis que la possibilité que le Federal Danube puisse l'utiliser était théorique, étant donné que sa chaîne d'ancre n'était pas tendue.

[81]     Neuvièmement, il a exprimé son désaccord avec l'avis du capitaine Mueller selon lequel l'ancre du Federal Danube chassait. Selon lui, l'observation du premier officier De Deken que le Beograd se rapprochait rapidement du Federal Danube pouvait être expliquée comme suit : (i) par l'interaction des navires et le fait que le Beograd marchait à haute vitesse; et (ii) par le fait que le Beograd serait passé au-dessus de la chaîne du Federal Danube et peut-être même l'avait heurtée.

[82]     Le capitaine Desrochers a conclu son rapport en exprimant son désaccord avec le capitaine Mueller quant à sa conclusion que le Federal Danube n'avait pas une veille appropriée. Il était aussi d'avis que c'était l'aspect inopiné du risque d'abordage créé par le Beograd qui avait empêché le Federal Danube d'utiliser ses projecteurs, ou d'entrer en contact VHF avec le Beograd, ou d'activer son sifflet d'alerte.

3)    La preuve contraire de la demanderesse

a) La preuve contraire du capitaine Mueller


[83]     Le capitaine Mueller a déposé trois rapports supplémentaires, réfutant les rapports du capitaine Pockett, de M. Bowman et du capitaine Desrochers.

[84]     Premièrement, il n'acceptait pas l'assertion du capitaine Pockett que le Federal Danube n'était pas ancré près de la limite sud du chenal de navigation. Il indique que l'appendice C du rapport du capitaine Pockett démontre que les oscillations du Federal Danube ont fait qu'il était très près de la limite du chenal, sinon directement sur cette limite. Il ajoute qu'au mieux, les relèvements du capitaine Pockett ne sont que des hypothèses parce qu'ils sont tirés des relèvements radar inscrits par des membres de l'équipage du Federal Danube, alors qu'il aurait fallu calculer les distances au radar qui sont une mesure beaucoup plus précise.

[85]     Deuxièmement, il conteste le fait que le Beograd marchait à 11 noeuds au moment de l'abordage. En calculant la distance parcourue par le Beograd entre 21 h 40 et 21 h 48, il soutient que sa vitesse réelle approximative au vu du courant était de 7,1 noeuds, ce qui correspond à la vitesse de sécurité. Si le Beograd avait marché à 11 noeuds, il déclare qu'il aurait passé le Federal Danube à 21 h 45.


[86]     Troisièmement, il justifie la décision du pilote Daneau de traverser la zone de mouillage sud du fait qu'il avait pris un relèvement visuel des navires à l'ancre dans la zone de mouillage nord de Pointe Fortier et conclu qu'ils étaient mal positionnés et qu'ils empiétaient sur le chenal de navigation. Il cite le témoignage du capitaine Desrochers portant que par nuit claire il est assez facile de juger si un navire est bien à l'ancre dans la zone de mouillage ou s'il est près du chenal. Il affirme que le radar a ses limites, parce qu'il comporte des erreurs et des inexactitudes inévitables. Il conclut que la traversée du mouillage avait été correctement planifiée par le pilote Daneau.

[87]     Quatrièmement, il exprime son désaccord avec la déclaration du capitaine Pockett que le pilote Daneau devrait avoir présumé que le Federal Danube allait lever son ancre dès que le Beograd avait été informé que le Federal Danube se préparait à lever l'ancre. Il déclare que le pilote Daneau n'a pas fondé son plan de navigation sur des renseignements insuffisants, puisqu'il s'attendait à ce que le Federal Danube reste au mouillage jusqu'à ce qu'il reçoive l'autorisation de lever l'ancre.

[88]     Cinquièmement, le capitaine Mueller a admis qu'une des étapes les plus difficiles dans la manoeuvre de l'ancre consiste à la levée de l'ancre, surtout dans des zones où il y a du courant. Il en est ainsi du fait que la manoeuvre de levée donne une impulsion de mouvement ou de giration à un navire qui était immobile, le raccourcissement de la chaîne se traduisant normalement par la libération de l'ancre ou par une capacité réduite de retenue.


[89]     On peut s'attendre alors à ce que le déplacement d'un navire sorte de l'ordinaire, et c'est ce qui est arrivé lorsque le Federal Danube a commencé à lever l'ancre. Il s'est mis à osciller anormalement sur son ancre, malgré que le temps et le courant n'aient pas contribué à la situation. La chaîne de son ancre n'avait été déroulée que sur une longueur d'à peu près 20 pieds de plus que l'exigence minimum, qui est de cinq fois la profondeur de l'eau (50 pieds), et elle était raccourcie lors de la manoeuvre de levée, ce qui a eu pour effet de réduire la capacité de retenue de son ancre. L'effet du courant à tribord de sa proue a causé, selon lui, une oscillation anormale à bâbord (mesurée par sa vitesse de giration), qui s'est continuée après que l'on eut interrompu la levée de l'ancre. Il soutient qu'en conséquence, à 21 h 45, le Federal Danube n'était plus retenu par la chaîne de son ancre et qu'il avait dérivé en oscillant sur sa chaîne détendue, ou alors que sa chaîne était coincée sous sa proue à tribord, ce qui a occasionné le glissement de son ancre.

[90]     Sixièmement, il n'était pas d'accord que le Federal Danube ne pouvait réaliser aucune manoeuvre d'évitement. Il soutient que si l'on avait mis la tuyère Kort à bâbord toute avec la machine à plein régime en marche arrière, l'abordage n'aurait pas eu lieu puisque le Federal Danube aurait eu un cap inverse à celui du Beograd et il serait passé à 243 pieds. Il a réitéré l'utilité d'un propulseur d'étrave en état de marche.

[91]     Septièmement, il a conclu que le Federal Danube n'était plus à l'ancre au moment de l'abordage et qu'il n'était pas solidement mouillé, étant donné qu'il avait considérablement changé de cap sur son ancre.


[92]     Huitièmement, il a insisté sur le fait que l'absence d'une veille appropriée sur le Federal Danube avait contribué à l'abordage. Le Beograd était dans son champ de vision depuis le moment où il avait quitté l'écluse, mais personne sur le Federal Danube n'avait pris soin de suivre ses mouvements ou d'en faire rapport.

b) La preuve contraire du Dr Doust

[93]     Le fondement de la preuve contraire du Dr Doust consistait à réitérer son point de vue que le capitaine Derenne avait placé son navire en travers du Beograd, alors qu'une attente de cinq minutes aurait permis d'éviter l'abordage.

[94]     Il a déclaré que le capitaine Derenne ne savait pas que la levée de son ancre propulserait son navire dans la direction de son ancre et directement devant le Beograd, ce qui justifiait qu'il attende pour procéder.

[95]     Il a déclaré que c'est seulement après que le Federal Danube eut commencé de lever son ancre depuis cinq minutes que le capitaine Derenne s'est rendu compte qu'il fallait attendre et qu'il a donné l'ordre d'interrompre la manoeuvre. Or, il était beaucoup trop tard pour éviter que sa proue continue à tourner à bâbord sous l'influence du courant.


[96]     Il a indiqué que, pour l'essentiel, le rapport de M. Bowman porte qu'un navire qui lève son ancre n'est aucunement responsable de sa manoeuvre ou des effets qu'elle peut avoir sur d'autres navires.

[97]     Il a réitéré que les rapports d'avarie confirment le fait que la proue du Federal Danube a perforé le flanc du Beograd, pour ensuite le racler jusqu'à l'hélice.

[98]     Selon lui, le Federal Danube n'était pas immobile puisque son cap a varié de 175 à 240 degrés, soit une oscillation latérale de la proue sur une distance de 475 pieds (150 m). Le Dr Doust en conclut qu'il faisait route en levant son ancre et qu'il devait donc assumer la responsabilité de sa manoeuvre dans l'abordage. Le fait qu'il ait levé son ancre a réduit en huit minutes la distance entre lui et le Beograd de 230 pieds à 0.

[99]     Quant au propulseur d'étrave qui n'était pas en état de marche, il a déclaré que la preuve était claire : au moment de l'abordage, on ne pouvait l'utiliser ­ il était défectueux et ne pouvait fonctionner comme prévu. S'il avait été en état de marche, on aurait pu l'utiliser pour éviter l'abordage en exerçant une poussée transversale sur la proue.

[100]                        Il ajoute que sa machine aurait pu être mise en marche arrière plus tôt, pour compenser la force d'attraction de la chaîne.


[101]        Il a conclu que le Beograd ne faisait que passer et que le Federal Danube était l'agresseur, car son enregistreur de route indique qu'il a tourné à 21 h 46 pour se placer en travers du Beograd. À ce sujet, le témoignage du premier officier du Federal Danube devrait être interprété comme voulant dire que sa proue se déplaçait vers le Beograd. Le Dr Doust suggère qu'au moment de l'abordage, la chaîne de l'ancre était sous le Beograd. Elle était intacte et l'ancre du Federal Danube ne pouvait chasser à cause de sa capacité de retenue de 26 tonnes.

[102]                        Il a conclu en déclarant qu'un capitaine prudent n'aurait pas levé l'ancre de son navire alors qu'il savait que pendant au moins cinq minutes il se déplacerait en direction d'un navire à l'approche.

E.     ANALYSE

1) La question préliminaire ­ la qualité pour intenter une poursuite

[103]                        Comme ils l'avaient fait lors du premier procès, les défendeurs contestent d'abord la qualité de la demanderesse pour intenter une poursuite en son propre nom. Ils déclarent que c'est la common law canadienne portant sur le droit maritime qui s'applique, et que la demanderesse aurait dû introduire l'action au nom de l'assurée, propriétaire de la cargaison.


[104]                        Les défendeurs ne contestent pas que la cargaison était assurée en vertu du contrat d'assurance souscrit au Brésil, ni que la demanderesse a indemnisé les propriétaires de la cargaison, ces derniers ayant, sur réception des sommes en cause, libéré la demanderesse qui a obtenu ainsi d'être subrogée dans les droits d'action contre les parties en faute en l'instance.

[105]                        Au premier procès, [1995] 82 F.T.R. 127, le juge Tremblay-Lamer a conclu que la demanderesse était autorisée à intenter l'action en son propre nom.

[106]                        Cette conclusion n'a pas fait l'objet d'une mention à la Cour fédérale d'appel ou à la Cour suprême du Canada. Le juge Tremblay-Lamer a conclu que, peu importe qu'elle applique le droit du Brésil ou celui du Québec, où s'est produit l'accident, le résultat était le même : l'assureur est subrogé dans les droits de l'assuré contre les tiers qui ont causé le préjudice, jusqu'à concurrence du montant de l'indemnité qu'il a versé, et il peut intenter une poursuite en son propre nom.

[107]                        Au sujet de la subrogation, le juge Tremblay-Lamer a appliqué la décision de M. le juge Teitelbaum dans l'affaire Switzerland General Insurance Company c. Logistec Navigation Inc. (1986), 7 F.T.R. 196, où ce dernier a conclu que la subrogation n'est pas une question de droit maritime canadien et qu'elle est régie par le Code civil du Québec, où la cause d'action a pris naissance.


[108]                        Je me range au raisonnement des juges Teitelbaum et Tremblay-Lamer et conclus que la demanderesse peut intenter l'action en son propre nom.

2) Les exigences législatives et réglementaires applicables

[109]                        Cette action porte sur la négligence, tant en common law portant sur les questions maritimes qu'en droit statutaire, dont les principes pour les questions maritimes sont tirés de la Loi sur la marine marchande du Canada et, plus spécifiquement, du Règlement sur les abordages y afférent. C'est dans ce règlement que l'on trouve les règles d'opération des navires. Le Règlement sur les abordages trouve sa source dans la Convention sur le règlement international de 1972 pour prévenir les abordages en mer, qui est venue codifier les principes de droit civil et de common law qui s'appliquent au Canada.

[110]                        Comme l'abordage en cause en l'instance s'est produit dans le lac Saint-Louis, il n'est pas contesté que le Règlement sur les abordages s'applique, puisqu'il s'applique à tout navire se trouvant dans les eaux intérieures du Canada.

[111]                        Les articles suivants des Règles sont particulièrement importants lorsqu'il s'agit de déterminer la responsabilité en l'instance :

a) L'article 2 qui confirme l'obligation en common law du maître d'un navire de respecter les bons usages maritimes;


b) La définition de « faisant route » à l'article 3, qui est rédigée comme suit :


       The word "underway" means that a vessel is not at anchor, or made fast to the shore, or aground.

i)     L'expression « faisant route » s'applique à tout navire qui n'est ni à l'ancre, ni amarré à terre, ni échoué.


c)         L'article 5 qui traite de la veille, et qui est rédigé comme suit :


Every vessel shall at all times maintain a proper look-out by sight and hearing as well as by all available means appropriate in the prevailing circumstances and conditions so as to make a full appraisal of the situation and of the risk of collision.

Tout navire doit en permanence assurer une veille visuelle et auditive appropriée, en utilisant également tous les moyens disponibles qui sont adaptés aux circonstances et conditions existantes, de manière à permettre une pleine appréciation de la situation et du risque d'abordage.


d)         L'article 6 sur la vitesse de sécurité, qui est rédigé comme suit :


                    Safe Speed ­ International

Every vessel shall at all times proceed at a safe speed so that she can take proper and effective action to avoid collision and be stopped within a distance appropriate to the prevailing circumstances and condition.

              Vitesse de sécurité ­ International

Tout navire doit maintenir en permanence une vitesse de sécurité telle qu'il puisse prendre des mesures appropriées et efficaces pour éviter un abordage et pour s'arrêter sur une distance adaptée aux circonstances et conditions existantes.

In determining a safe speed the following factors shall be among those taken into account:

Les facteurs suivants doivent notamment être pris en considération pour déterminer la vitesse de sécurité :

(a) By all vessels:

(i)            the state of visibility,

(ii)           the traffic density including concentrations of fishing vessels or any other vessels,

a) Par tous les navires :

              (i)            la visibilité;

(ii)           la densité du trafic et notamment les concentrations de navires de pêche ou de tous autres navires;

(iii)          the manoeuvrability of the vessel with special reference to stopping distance and turning ability in the prevailing conditions,

(iii)          la capacité de manoeuvre du navire et plus particulièrement sa distance d'arrêt et ses qualités de giration dans les conditions existantes;


               (iv)          at night the presence of background light such as from shore lights or from back scatter of her own lights,

(iv)          de nuit, la présence d'un arrière-plan lumineux tel que celui créé par des feux côtiers ou une diffusion de la lumière des propres feux du navire;         (v)           the state of wind, sea and current, and the proximity of navigational hazards,

(vi)          the draught in relation to the available depth of water.

(v)           l'état du vent, de la mer et des courants et la proximité de risques pour la navigation;

(vi)          le tirant d'eau en fonction de la profondeur d'eau disponible.

(b) Additionally, by vessels with operational radar:

(i)            the characteristics, efficiency and limitations of the radar equipment,

b)    De plus, par les navires qui utilisent un radar :

(i)            les caractéristiques, l'efficacité et les limites d'utilisation de d'équipement radar;

(ii)           any constraints imposed by the radar range scale in use,

(ii)           les limitations qui résultent de l'échelle de portée utilisée sur le radar;

(iii)          the effect on radar detection of the sea state, weather and other sources of interference,

(iii)          l'effet de l'état de la mer, des conditions météorologiques et d'autres sources de brouillage sur la détection au radar;

(iv)          the possibility that small vessels, ice and other floating objects may not be detected by radar at an adequate range,

(iv)          le fait que les petits bâtiments, les glaces et d'autres objets flottants peuvent ne pas être décelés par le radar à une distance suffisante;

(v)           the number, location and movement of vessels detected by radar,

(v)           le nombre, la position et le mouvement des navires détectés par le radar;

(vi)          more exact assessment of the visibility that may be possible when radar is used to determine the range of vessels or other objects in the vicinity. [Underlining added.]

(vi)          le fait qu'il est possible d'apprécier plus exactement la visibilité lorsque le radar est utilisé pour déterminer la distance des navires et des autres objets situés dans les parages. [Je souligne.]


e)         L'article 7 qui traite du risque d'abordage de la façon suivante :



(a) Every vessel shall use all available means appropriate to the prevailing circumstances and conditions to determine if risk of collision exists. If there is any doubt such risk shall be deemed to exist.

a)    Tout navire doit utiliser tous les moyens disponibles qui sont adaptés aux circonstances et conditions existantes pour déterminer s'il existe un risque d'abordage. S'il y a doute quant au risque d'abordage, on doit considérer que ce risque existe.(b)    Proper use shall be made of radar equipment if fitted and operational, including long-range scanning to obtain early warning of risk of collision and radar plotting or equivalent systematic observation of detected objects.

b)    S'il y a à bord un équipement radar en état de marche, on doit l'utiliser de façon appropriée en recourant, en particulier, au balayage à longe portée afin de déceler à l'avance un risque d'abordage, ainsi qu'au « plotting » radar ou à toute autre observation systématique équivalente des objets détectés.

(c) Assumptions shall not be made on the basis of scanty information, especially scanty radar information.

c)     On doit éviter de tirer des conclusions de renseignements insuffisants, notamment de renseignements radar insuffisants.

(d) In determining if risk of collision exists the following considerations shall be among those taken into account:

d)    L'évaluation d'un risque d'abordage doit notamment tenir compte des considérations suivantes :

(i)            such risk shall be deemed to exist if the compass bearing of an approaching vessel does not appreciably change,

(i)            il y a risque d'abordage si le relèvement au compas d'un navire qui s'approche ne change pas de manière appréciable;


(ii)           such risk may sometimes exist even when an appreciable bearing change is evident, particularly when approaching a very large vessel or a tow or when approaching a vessel at close range. [Underlining added.]

(ii)           un tel risque peut parfois exister même si l'on observe une variation appréciable du relèvement, particulièrement lorsque l'on s'approche d'un très grand navire, d'un train de remorque ou d'un navire qui est à courte distance.        [Je souligne.]


f)          L'article 8, qui traite des manoeuvres pour éviter un abordage et qui est rédigé comme suit :



(a) Any action taken to avoid collision shall, if the circumstances of the case admit, be positive, made in ample time and with due regard to the observance of good seamanship.

a)    Toute manoeuvre entreprise pour éviter un abordage doit, si les circonstances le permettent, être exécutée franchement, largement à temps et conformément aux bons usages maritimes.(b)         Any alteration of course and/or speed to avoid collision shall, if the circumstances of the case admit, be large enough to be readily apparent to another vessel observing visually or by radar; a succession of small alterations of course and/or speed should be avoided.

b)    Tout changement du cap ou de vitesse, ou des deux à la fois, visant à éviter un abordage doit, si les circonstances le permettent, être assez important pour être immédiatement perçu par tout navire qui l'observe visuellement ou au radar; une succession de changements peu importants de cap ou de vitesse, ou des deux à la fois, est à éviter.

(c) If there is sufficient sea room, alteration of course alone may be the most effective action to avoid a close-quarters situation provided that it is made in good time, is substantial and does not result in another close-quarters situation.

c)     Si le navire a suffisamment de place, le changement de cap à lui seul peut être la manoeuvre la plus efficace pour éviter de se trouver en situation très rapprochée à condition que cette manoeuvre soit faite largement à temps, qu'elle soit franche et qu'elle n'aboutisse pas à une autre situation très rapprochée.

(d) Action taken to avoid collision with another vessel shall be such as to result in passing at a safe distance. The effectiveness of the action shall be carefully checked until the other vessel is finally past and clear.

d)    Les manoeuvres effectuées pour éviter l'abordage avec un autre navire doivent être telles qu'elles permettent de passer à une distance suffisante. L'efficacité des manoeuvres doit être attentivement contrôlée jusqu'à ce que l'autre navire soit définitivement paré et clair.


(e) If necessary to avoid collision or allow more time to assess the situation, a vessel shall slacken her speed or take all way off by stopping or reversing her means of propulsion. [Underlining added.]                                                

e)     Si cela est nécessaire pour éviter un abordage of pour laisser plus de temps pour apprécier la situation, un navire doit réduire sa vitesse of casser son erre en arrêtant son appareil propulsif of en battant en arrière au moyen de cet appareil. [Je souligne.]


g)         L'article 16, qui précise la manoeuvre d'un navire non privilégié, savoir un navire qui doit céder le droit de passage à un autre navire :



Every vessel which is directed to keep out of the way of another vessel shall, so far as possible, take early and substantial action to keep well clear. [Underlining added.]


[1]            Sans reprendre ses mots précis, on peut se référer à l'article 18 qui prévoit qu'un navire à propulsion mécanique faisant route doit s'écarter de la route d'un navire à capacité de manoeuvre restreinte, ainsi qu'aux articles 20 et 30 qui régissent les feux devant être arborés par un navire faisant route ou au mouillage.

[112]                        La demanderesse s'appuie sur l'article 83 du Règlement sur la voie maritime, adopté conformément à la Loi sur l'administration de la voie maritime du Saint-Laurent. Cet article est rédigé comme suit :


83. A vessel anchoring in a designated anchorage area, or elsewhere, ... shall immediately report its position to the vessel traffic controller and it shall not resume its voyage without the vessel traffic controller's permission. [Underlining added.]

83. Un navire qui jette l'ancre dans un mouillage désigné, ou ailleurs, [...] doit immédiatement faire rapport de sa position au contrôleur du trafic maritime et il ne doit pas poursuivre son voyage sans l'autorisation de ce dernier. [Je souligne.]


3)         Quelques conclusions de fait

[113]                        Me fondant sur la transcription des témoignages entendus par le juge Tremblay-Lamer, sur les pièces déposées au premier procès et sur mon examen des témoignages d'experts en l'instance, j'arrive à certaines conclusions de fait.

[114]                        Avant de les énoncer, je veux renvoyer à la pièce D-115, savoir la transcription de l'enregistrement des conversations entre le Beograd, le Federal Danube et le contrôleur du trafic de la voie maritime à Beauharnois (BOH). Voici ce que j'en retiens :


a) À 21 h 10 min 58 s, BOH prévient le Federal Danube de l'arrivée du Beograd à l'écluse et ajoute que, dans 20 à 25 minutes, « on va prendre l'‘AVENTURE', ça va vous donner un mur clair » (je souligne).

b) À 21 h 36 min 39 s, le Beograd annonce à BOH qu'il a quitté le mur de l'écluse et lui demande des renseignements quant aux navires à proximité. BOH lui fait savoir que l'Aventure est sur le point d'entrer dans l'écluse. « Après lui, le ‘FEDERAL DANUBE' qui se prépare à lever l'ancre de PFT, ça laisse 4 autres navires ancrés à PFT, un 5e, le ‘CECILIA SMITS' qui doit approcher le point 3 ... » (je souligne). BOH lui indique aussi quels sont les autres navires allant vers Montréal.

c) À 21 h 41, le Cecilia Smits fait savoir à BOH qu'il est au point 3 et BOH l'informe qu' « il y a le ‘BEOGRAD' qui vient de sortir de l'écluse 3; il y a cinq navires à l'ancre, le ‘FEDERAL DANUBE' cependant devrait être en marche bientôt. On attend son appel, un appel ancré » (je souligne).

a) Quant au Beograd

(i) ses manoeuvres


[115]        Les témoignages du capitaine du Beograd, le capitaine Janicic, et de son pilote, M. Daneau, ainsi que son journal de bord, établissent les manoeuvres suivantes au cours de la nuit du 11 décembre 1984. Je veux préciser que le Beograd est un navire plus ancien et qu'il n'a ni enregistreur de route, ni enregistreur du mouvement du moteur.

(i)         Une première manoeuvre approximativement à 21 h 40, après avoir quitté l'extrémité du mur d'amarrage de l'écluse. Cette manoeuvre a consisté à mettre ses machines à plein régime et son cap à 56 degrés, et presque tout de suite à 58 degrés. Selon moi, il n'est pas nécessaire que je tire une conclusion quant à savoir si le cap indiqué à l'homme de barre du Beograd était corrigé ou non au gyrocompas, du fait que le Beograd était pratiquement sous la responsabilité du capitaine Daneau, qui le commandait à ce moment-là sans utiliser des aides à la navigation comme le compas, le radar et les cartes marines. Le capitaine Janicic a toutefois témoigné qu'il consultait le radar et les cartes marines à l'occasion.


(ii)        Une deuxième manoeuvre approximativement à 21 h 45, modifiant le cap du Beograd pour le porter à 63 degrés, selon les témoignages des capitaines Janicic et Derenne. Le capitaine Daneau ne se souvenait pas quand il avait donné l'ordre de porter le cap à 63 degrés, mais il a déclaré que pour la plus grande partie du temps le Beograd faisait route à 58 degrés. Le capitaine Janicic a déclaré que lorsqu'il a effectué le changement de cap, le Federal Danube était à une distance de 4 encablures (de 700 à 900 mètres). Selon le témoignage du capitaine Derenne, c'est à 21 h 45 que le Federal Danube a vu le feu rouge du Beograd et compris qu'il avait l'intention de lui passer devant. Selon le capitaine Daneau, l'objectif de cette manoeuvre était d'assurer que le Beograd passerait approximativement à une distance d'une encablure (600 pieds) devant le Federal Danube. Il savait toutefois, et il a témoigné en ce sens, qu'un navire à l'ancre peut se déplacer et il a admis ne pas savoir quel était le cap du Federal Danube, puisqu'il faisait nuit. Il lui fallait être proche du Federal Danube pour pouvoir repérer ses mouvements.


(iii)       Il y a eu une troisième manoeuvre quelques instants avant l'abordage. Au moment où la proue et la partie avant du Beograd passaient devant le Federal Danube, le capitaine Daneau déclare qu'il a donné l'ordre de mettre la barre à bâbord toute. J'ai une certaine difficulté à accepter ce témoignage, étant donné que la première impression que le capitaine Daneau s'est formée était que le Federal Danube oscillait à tribord. Il a déclaré la même chose lors d'une entrevue précédente avec les avocats des défendeurs. Je n'accepte pas cette preuve, mais je ne la rejette pas non plus. Je la mentionne pour illustrer ma conclusion que les capitaines Daneau et Janicic étaient un peu confus quant à leur position par rapport au Federal Danube, ainsi que quant à ses manoeuvres.

(ii)        sa vitesse

[116]                        Les parties reconnaissent qu'après que le Beograd eut quitté le mur d'amarrage à 21 h 40, le capitaine Daneau a donné l'ordre de mettre sa machine à plein régime. La preuve démontre aussi que cet ordre n'a été modifié qu'après l'abordage. Ce n'est qu'après l'abordage, à 21 h 49, qu'on a donné l'ordre de mettre sa machine droit devant le plus doucement possible.

[117]                        La preuve portant sur la vitesse du Beograd au moment de l'abordage n'est pas concordante : le capitaine Daneau - 11 noeuds; le capitaine Janicic - à peu près 8 noeuds; le capitaine Mueller - 7,1 noeuds, qu'il a dit pouvoir être 8 noeuds en contre-interrogatoire; M. Rossi - à peu près 7 à 8 noeuds; le capitaine Pockett - 11 noeuds lors de l'interrogatoire, mais de l'ordre de 8,8 à 9,5 noeuds en contre-interrogatoire, soit tout près de la vitesse maximale de manoeuvre du Beograd qui est de 10,2 noeuds; et M. Bowman - à peu près 9 noeuds en contre-interrogatoire.


[118]                        Je ne crois pas qu'il soit nécessaire que je détermine la vitesse exacte du Beograd. Je conclus qu'au moment de l'abordage il marchait probablement à environ 9 noeuds, soit assez près de sa vitesse de manoeuvre.

(iii)      son plan de navigation à la sortie de l'écluse

[119]                        Lorsque le Beograd est sorti de l'écluse, son capitaine et son pilote savaient qu'il y avait cinq navires à l'ancre dans la zone de mouillage de Pointe Fortier : trois au nord et deux au sud. Ils ont aussi témoigné qu'ils savaient où le Federal Danube était mouillé, étant donné que la nuit était claire et qu'il arborait ses feux de mouillage. Le Beograd était au courant du fait qu'il se préparait à lever l'ancre et serait le prochain à faire route, étant donné que le contrôleur du trafic de la voie maritime lui avait indiqué qu'il serait le prochain navire à écluser.

[120]                        Le plan de navigation du capitaine Daneau, qui a été approuvé par le capitaine Janicic, n'empruntait pas le chenal de navigation où il était interdit de mouiller, mais passait plutôt au sud du Federal Danube avant de se rabattre au nord de la bouée Beauharnois C et de réintégrer le chenal de navigation.


[121]                        Le capitaine Daneau a déclaré qu'il avait procédé ainsi parce qu'il croyait (il avait l'impression) que les trois navires à l'ancre dans la zone nord étaient mal mouillés et qu'ils empiétaient sur le chenal de navigation, une conclusion qu'il a tirée sans contrôler leur position au radar. Il a témoigné qu'il avait vu par le passé des navires mal mouillés dans cette zone, c'est-à-dire qui étaient près du chenal ou qui empiétaient sur lui. De plus, le capitaine Daneau a témoigné n'avoir jamais été informé de la distance qui séparait le Beograd du Federal Danube. Il a déclaré qu'il ne savait pas quel était le cap du Federal Danube, parce qu'il faisait nuit et qu'il arborait plusieurs feux. Le capitaine Janicic a témoigné qu'il regardait le radar à l'occasion, mais son témoignage n'est pas assez précis pour me permettre de conclure qu'il avait fixé la position des navires au mouillage, y compris celle du Federal Danube, au moyen de son radar et qu'il surveillait les mouvements de ce dernier.

[122]                        Le capitaine Daneau a reconnu que c'était la première fois de sa carrière qu'il naviguait directement à travers le mouillage de Pointe Fortier. Il avait toujours emprunté le chenal. Le capitaine Janicic a aussi reconnu qu'il était recommandé d'emprunter le chenal de navigation, sans que la chose soit obligatoire. Le capitaine MacKenzie, du Canadoc, qui navigue depuis longtemps sur la voie maritime, a témoigné qu'il n'avait jamais vu de navire emprunter la zone de mouillage. Il a déclaré que les navires doivent emprunter le chenal. Le témoignage du capitaine Desrochers va dans le même sens.


[123]                        La preuve au dossier indique que plusieurs autres navires ont passé le Federal Danube ce soir-là, par le chenal de navigation. Dans les circonstances, je conclus que le Beograd aurait dû emprunter le chenal de navigation réservé à cette fin.

[124]                        Je tire une autre conclusion de fait. En me fondant sur son propre témoignage, je conclus que le capitaine Daneau n'a pas tenu compte du courant lorsqu'il a préparé et mis à exécution son plan de navigation. J'accepte le fait que le courant n'était pas particulièrement fort, soit entre 0,9 et 1 noeud, et qu'il était orienté à 25 degrés.

b) Quant au Federal Danube

(i) le mouillage et la levée de l'ancre

[125]                        Les témoignages du capitaine Derenne et du premier officier, ainsi qu'un examen du journal de bord, du carnet des relèvements de mouillage, de l'enregistreur du mouvement du moteur et de l'enregistreur de route mettent en évidence que les faits suivants se sont produits le 11 décembre 1984.

[126]                        Premièrement, à 16 h 28 il a mis son ancre de bâbord à l'eau. À 16 h 30, il était correctement mouillé dans 50 pieds d'eau, avec trois maillons de chaîne à l'eau à 8 points (90 degrés) bâbord.


[127]                        Sa position était alors 45 ° 19' 95" de latitude nord par 73 ° 58' 80" de longitude ouest. Il était à l'ancre dans la zone de mouillage sud et non dans le chenal de navigation. Je ne considère pas que l'ensemble de la preuve présentée par le capitaine Mueller, dans son rapport écrit ou en contre-interrogatoire (voir la pièce D-145), établisse que le Federal Danube empiétait sur le chenal de navigation. Au mieux, il a déclaré qu'il était à l'ancre tout près de la limite sud du chenal et, compte tenu de l'amplitude de son oscillation, il est théoriquement possible qu'il ait empiété sur le chenal à un moment donné.

[128]                        À 21 h 40, il a commencé à lever l'ancre afin de faire route, puisqu'il était le suivant au mur d'amarrage de l'écluse. Cette manoeuvre était dirigée par le premier officier, qui a témoigné qu'au début de la levée de l'ancre la chaîne était orientée à bâbord et qu'elle n'était pas vraiment sous tension. Il a confirmé qu'il y avait trois maillons dans l'eau.


[129]                        Approximativement à 21 h 45, le capitaine du Federal Danube a ordonné qu'on interrompe la levée de l'ancre. Son premier officier a témoigné qu'il avait fait deux rapports à la passerelle avant de recevoir cet ordre : le premier rapport portait qu'il venait tout juste de relever que le Beograd était à trois ou quatre encablures (ce qui correspond au témoignage du capitaine Janicic), sa manoeuvre indiquant qu'il allait passer très près devant le Federal Danube. Il a qualifié la manoeuvre du Beograd d'inhabituelle, tout comme l'a fait le capitaine Derenne. Il est allé à l'avant pour mieux voir et il a rapporté que le Beograd allait passer très près devant la proue du Federal Danube, en donnant la distance à laquelle il allait passer. C'est à ce moment-là qu'on a donné l'ordre d'interrompre la levée de l'ancre.

(ii)      la manoeuvre pour éviter l'abordage

[130]                        Après qu'on ait interrompu la levée de l'ancre, le premier officier a continué à suivre le passage du Beograd devant son navire. Il déclare qu'il était confiant que le Beograd pourrait passer, puisqu'il procédait à bonne vitesse à une distance d'à peu près 20 pieds (7 mètres). Il a fait rapport à la passerelle du fait que le Beograd pourrait passer.

[131]                        Il a témoigné avoir regardé vers la poupe du Beograd pour voir [traduction] « quand il serait passé » . Il a déclaré s'être aperçu que l'arrière du Beograd se rapprochait très rapidement du Federal Danube et il s'est alors rendu compte qu'il serait blessé s'il restait en position. Il a fait rapport à la passerelle [traduction] « qu'il évacuait les lieux » et il a couru vers l'arrière où il s'est mis en sécurité derrière le guideau.

[132]                        J'accepte que le témoignage du premier officier De Deken est celui qui correspond le mieux à ce qui s'est produit entre le moment critique où le Beograd a changé de cap et celui de l'abordage. Il était le seul témoin au procès qui a observé les événements de près juste avant l'abordage.


[133]                        À 21 h 47 min 48 s, l'enregistreur du mouvement du moteur du Federal Danube indique que le capitaine avait donné l'ordre de mettre sa machine « demi-vitesse arrière » . Selon le témoignage de son capitaine, à ce moment-là l'hélice tournait à 21 tours arrière, ce qui veut dire que sa machine était prête mais au ralenti. La tuyère Kort n'a pas été utilisée.

[134]                        Sauf le mouvement à demi-vitesse arrière, l'enregistreur du mouvement du moteur n'indique aucun autre mouvement entre 21 h 40 et 21 h 48 le 11 décembre 1984.

(iii)     les feux de mouillage

[135]                        Personne ne conteste que durant toute la période pertinente, y compris au moment de l'abordage, le Federal Danube arborait ses feux de mouillage. Les officiers du Beograd avaient constaté que tel était son statut.

(iv)      l'oscillation sur l'ancre et durant sa levée


[136]                        La preuve démontre qu'un navire au mouillage va tourner sur son ancre puisqu'il est soumis à des forces externes comme le vent et le courant. Ce mouvement est accentué lors de la levée de l'ancre. Le capitaine Daneau était au courant de ce fait et tous les experts reconnaissent que la manoeuvre de levée de l'ancre est difficile, puisqu'un navire peut alors se déplacer latéralement ou vers l'avant, son objectif étant de libérer l'ancre pour qu'il puisse faire route.

[137]                        L'enregistreur de route du Federal Danube indique ces changements de cap lors de la période pertinente.

[138]                        La table suivante décrit ces changements de cap :

Heure                    Cap

16 h 25             238

16 h 36             185

16 h 51             245

18 h 20             166

18 h 28             238

20 h 04             166

20 h 20             231

20 h 46             170

21 h 07             238

21 h 36             240

21 h 40             225

21 h 41             223

21 h 43             210

21 h 45             193

21 h 46             188

21 h 47             180

21 h 48             178

[139]                        Une évaluation réaliste de la preuve indique qu'à partir de 21 h 40 l'oscillation du Federal Danube n'était pas normale. Le capitaine Pockett l'admet. Toutefois, cette conclusion ne veut pas dire que le Federal Danube faisait route ou que son ancre chassait.


c) Les principes juridiques

[140]                        Au vu de la jurisprudence citée par les avocats, je peux établir certains principes.

[141]        Premièrement, depuis une époque aussi lointaine que 1834, on a clairement établi dans l'affaire du navire Girolamo (3 HAGG 169), qui a été appliquée constamment depuis, qu'un navire faisant route doit rester à bonne distance d'un navire correctement mouillé, la seule défense disponible en cas d'abordage étant qu'on ne pouvait l'éviter, c.-à-d. qu'aucune habileté ou précaution n'aurait permis de l'éviter. Dans « The City of Peking » (6 Maritime Law Cases 396), le Conseil privé a confirmé que le fait qu'un navire faisant route aborde un navire correctement mouillé constitue une preuve prima facie de faute de la part du navire faisant route. Ce dernier ne pourra échapper à sa responsabilité qu'en prouvant qu'un marin compétent n'aurait pu éviter ou mitiger le désastre en exerçant un savoir-faire normal.

[142]                        Dans l'arrêt W.F. Wake-Walker v. Steamer Colin W. Limited [1936] R.C.S. 624, la Cour suprême du Canada, confirmée en appel par le Conseil privé [1937], 2 D.L.R. 753, a endossé en principe que le fait qu'un navire en aborde un autre qui est à l'ancre soit une preuve prima facie qu'il est en faute.


[143]                        Deuxièmement, les affaires The Coniston v. Walrod (1918), 19 Ex. C.R. 238, et Fraser v. Re Aztec (1920), 19 Ex. C.R. 454, établissent que la preuve d'une infraction aux règles édictées par le Règlement sur les abordages ne constitue pas une présomption de faute, à moins qu'on puisse établir un lien de cause à effet entre l'infraction à la règle et l'abordage. Voir aussi M.V. Lubrolake v. the Ship Sarniadoc (1959), Ex. C.R. 131.

[144]                        Troisièmement, il n'y a pas lieu d'examiner le risque d'abordage au microscope. C'est ce que déclare le juge MacLean dans Canadian Pacific Company v. The Ship Camosum, [1925] Ex. C.R. 39, aux pages 45 et 46. Il s'exprime en ces mots :

[traduction]

Marsden, 8th ed., p. 302 et 303, discute de ce qui constitue un risque d'abordage. Il cite le Dr Lushington pour indiquer que le risque d'abordage ne doit pas être évalué au degré près. S'il y avait un risque raisonnable d'abordage, le navire ne devrait pas être autorisé à se livrer à des calculs compliqués afin de déterminer si le risque était acceptable, dès lors que des mesures d'évitement auraient pu être prises longtemps avant l'abordage pour faire disparaître le risque.

[145]                        Quatrièmement, l'obligation imposée par l'article 16 des Règles au navire non privilégié, savoir de manoeuvrer de bonne heure et franchement s'il existe un risque d'abordage, comprend celle de modifier considérablement son cap ou de réduire considérablement sa vitesse au plus tôt et, au besoin, d'arrêter la machine ou de la mettre en marche arrière (voir : The « Genimar » , [1977] 2 Lloyd's Rep. 17 et The « Firedog » , [1951] 2 Lloyd's Rep. 205, où on a jugé un navire en faute parce qu'il n'avait pas suffisamment modifié son cap lors d'un abordage avec un navire qui commençait tout juste à faire route après avoir quitté le mouillage).


[146]                        Cinquièmement, l'article 17 des Règles porte que le navire privilégié doit faire la manoeuvre qui est la meilleure pour éviter l'abordage, aussitôt qu'il paraît évident que le navire qui est dans l'obligation de s'écarter de sa route n'effectue pas la manoeuvre appropriée prescrite par les Règles. Ces manoeuvres peuvent comprendre la mise de la machine à pleine vitesse arrière, le mouillage de l'ancre ou l'utilisation d'avertissements (voir : « The Balfe » (1928), 30 Ll.L. Rep. 142).

F.        CONCLUSIONS

[147]                        Pour tirer ma conclusion sur la responsabilité, je dois déterminer si on peut trouver des fautes dans la manoeuvre des deux navires et si l'une quelconque de ces fautes a contribué à l'abordage. Les avocats de la demanderesse soutiennent que la responsabilité doit être partagée et que le Federal Danube est grandement en faute. Ils reconnaissent la responsabilité du Beograd pour son défaut de ne pas avoir utilisé le VHF pour informer le Federal Danube de sa manoeuvre.

1) Le Beograd


[148]                        Je n'ai aucun problème à qualifier de négligente la manoeuvre du Beograd lorsqu'il a abordé le Federal Danube durant la nuit du 11 décembre 1984. Présenté simplement, le Beograd n'avait rien à faire à proximité du Federal Danube. Lorsque le capitaine et le pilote du Beograd ont fixé son cap et sa vitesse à la sortie de l'écluse, ils avaient vu les feux de mouillage du Federal Danube et ils savaient, ou auraient dû savoir, qu'il se préparait à lever l'ancre pour faire route et pénétrer dans l'écluse à une période de congestion dans le lac Saint-Louis et au moment où le contrôleur du trafic de la voie maritime voulait accélérer l'éclusage. Je conclus à l'existence des éléments spécifiques de faute suivants.

[149]                        Premièrement, les bons usages maritimes exigeaient que le Beograd emprunte le chenal réservé à cette fin, plutôt que de passer à travers de la zone de mouillage sud de Pointe Fortier, en l'absence de circonstances exceptionnelles comme une obstruction confirmée du chenal. C'est ce que déclarent les capitaines MacKenzie et Desrochers. Le capitaine Janicic a dit que c'était la façon préférable de procéder. Le capitaine Daneau avait toujours navigué dans le chenal avant l'accident en cause ici et il a essayé de justifier cette exception en faisant état de sa perception que trois navires dans la zone nord lui semblaient mal mouillés. Le capitaine Mueller a adopté la justification offerte par le capitaine Daneau, puisque la nuit était claire et que les relèvements visuels étaient préférables aux relèvements radar.

[150]                        Selon moi, avant que le Beograd emprunte un parcours hors du chenal de navigation, les bons usages maritimes exigeaient qu'il vérifie au radar et auprès de BOH si le chenal était obstrué et jusqu'à quel point. J'ajoute que le capitaine Daneau avait vu des navires mal mouillés à Pointe Fortier auparavant et, pourtant, il avait toujours emprunté le chenal de navigation. Il faut aussi noter que d'autres navires avaient emprunté ce chenal sans difficulté la même nuit.


[151]                        Il est vrai qu'on pouvait voir les navires au mouillage et avoir une idée de leur position, mais c'est tout. L'article 7 des Règles imposait l'usage du radar et, dans les circonstances, il fallait que les navires à l'ancre soient repérés au radar de façon continue. Le capitaine Daneau a admis qu'il ne pouvait pas vraiment voir les mouvements du Federal Danube, parce qu'il faisait nuit.

[152]                        Deuxièmement, la vitesse du Beograd, que j'ai conclu avoir été d'à peu près 9 noeuds au moment de l'abordage, n'était pas la vitesse de sécurité exigée par l'article 6 du Règlement sur les abordages. Selon mon interprétation de la preuve, le pilote et le capitaine du Beograd n'ont jamais tenu compte de plusieurs des facteurs impératifs mentionnés par l'article 6 pour déterminer la vitesse de sécurité, par exemple la distance d'arrêt, la qualité de giration, le courant, la détection au radar de la position et du mouvement des autres navires, et la nuit. Selon moi, un marin prudent se voyant dans l'obligation d'emprunter la zone de mouillage, où l'abordage s'est produit, aurait procédé à une vitesse nettement réduite étant donné que cette zone était occupée.


[153]                        Troisièmement, compte tenu de ce que je vais dire au sujet du statut du Federal Danube à l'ancre, le Beograd a enfreint l'article 16 du Règlement sur les abordages qui l'obligeait à s'écarter d'un vaisseau à l'ancre et, autant que possible, à manoeuvrer de bonne heure et franchement de manière à « s'écarter largement » . L'exigence de « s'écarter largement » doit être évaluée au vu des circonstances particulières de chaque affaire et je veux insister sur trois facteurs prévisibles reconnus par tous les experts qui ont témoigné : 1) le fait qu'il est tout à fait normal qu'un navire au mouillage oscille sur son ancre, surtout s'il y a du courant; 2) en conséquence, les navires à l'ancre ont une amplitude d'oscillation définie par la longueur de la chaîne qui est libérée; et 3) durant la manoeuvre de levée de l'ancre, on s'attend aussi à ce qu'un navire se déplace légèrement vers l'avant, selon la position de son ancre. De plus, la capacité de manoeuvre d'un navire à l'ancre est limitée. La preuve me convainc aussi que le changement de cap du Beograd à 63 degrés trois minutes avant l'abordage était, compte tenu de sa vitesse, trop peu et trop tard. Un cap à 63 degrés plaçait le Beograd beaucoup trop près du Federal Danube, sans aucune marge de sécurité.

2)    Le Federal Danube

[154]                        Selon moi, la question essentielle dans ce procès consiste à savoir si les actions du Federal Danube engagent sa responsabilité. La demanderesse fait état des défauts suivants, que je vais discuter un par un.

a)    Le défaut de faire rapport de sa position au mouillage


[155]                        Il est admis que le Federal Danube a fait rapport à BOH qu'il était à l'ancre, sans toutefois donner sa position exacte. Ce défaut ne donne naissance à aucune responsabilité, puisqu'il n'a pas contribué à l'abordage. Le pilote et le capitaine du Beograd ont témoigné qu'ils naviguaient à vue et qu'ils connaissaient la position du Federal Danube. Les avocats de la demanderesse ont reconnu ce fait.

b)    L'absence d'autorisation de lever l'ancre

[156]                        En supposant que le Federal Danube était tenu d'obtenir la permission de BOH pour commencer à lever l'ancre, je conclus qu'il a reçu cette permission et que les responsables du Beograd savaient, ou auraient dû savoir, que le Federal Danube procédait à cette manoeuvre. Une telle conclusion ressort clairement de la transcription des communications entre BOH, le Beograd et le Federal Danube. À 21 h 10 min 58 s, BOH a informé le Federal Danube qu'il était le suivant au mur d'amarrage de l'écluse. À 21 h 36, le Beograd a été informé que le Federal Danube se préparait à lever l'ancre. À 21 h 41, le Cecilia Smits a été informé que le Federal Danube devait faire route bientôt. Le Beograd a entendu, ou devrait avoir entendu, ces communications.


[157]                        Ceci veut dire que tous les intéressés devaient savoir, surtout étant donné la nécessité d'accélérer l'éclusage, que le Federal Danube commençait à lever son ancre, manoeuvre qui prend plusieurs minutes. Selon moi, au vu de l'ensemble de la preuve, le Federal Danube avait le droit de commencer à lever l'ancre à 21 h 40 le 11 décembre 1984. Ce droit n'est pas mis en cause par la communication de BOH au Cecilia Smits voulant qu' « on attend son appel, un appel ancré » . Nonobstant ce que prétend la demanderesse, on ne peut interpréter ceci comme voulant dire que BOH attendait un appel du Federal Danube demandant l'autorisation de lever l'ancre.

[158]                        La situation dont je suis saisi ne ressemble pas à celle qui a fait l'objet de la décision Re Forest Lake, [1967] 1 Lloyd's Rep 171, où l'on a conclu que le Janet Quinn n'aurait pas dû lever l'ancre au moment où il a vu, ou au moment où il aurait dû voir s'il avait assuré une veille appropriée, que le Forest Lake pénétrait dans la zone de mouillage à proximité du canal de Suez. La preuve en l'instance n'appuie pas le point de vue des avocats de la demanderesse que le Federal Danube savait, ou aurait dû savoir, qu'après être sorti de l'écluse le Beograd se dirigerait vers la partie sud de la zone de mouillage pour la traverser. Au vu de la preuve, notamment celle présentée par le capitaine Derenne, je suis convaincu que ce n'est qu'à 21 h 45, après avoir traversé le chenal de navigation à 58 degrés, que le Beograd a pénétré dans la zone de mouillage en portant son cap à 63 degrés. Ce n'est qu'à ce moment-là que le Federal Danube a vu le feu rouge du Beograd et compris qu'il allait passer devant lui.

[159]                        Compte tenu de cette conclusion, je rejette la preuve du capitaine Mueller et du Dr Doust qu'une des causes principales de l'abordage était le fait que le Federal Danube a levé l'ancre sans autorisation, ou le fait qu'il n'aurait pas dû commencer à lever l'ancre au moment où il l'a fait.


c)    A-t-on enfreint l'article 83 du Règlement sur la voie maritime

[160]                        L'article 83 du Règlement sur la voie maritime porte qu'un navire qui jette l'ancre dans un mouillage désigné, comme celui de Pointe Fortier, ne doit pas poursuivre son voyage sans l'autorisation du contrôleur du trafic maritime.

[161]                        Le concept de « poursuivre son voyage » ou de « resume its voyage » , que l'on trouve dans le Règlement sur la voie maritime, n'est pas le même concept que celui de « faire route » que l'on trouve dans le Règlement sur les abordages, comme on le verra plus loin.

[162]                        L'objectif de ces deux dispositions est différent : l'objectif de l'article 83 est de contrôler le trafic, alors que l'expression « faire route » porte sur l'objectif d'éviter les abordages, principalement par l'utilisation des feux indiquant le statut du navire.

[163]                        Selon moi, il est clair que le Federal Danube ne poursuivait pas son voyage en se rendant au mur d'amarrage de l'écluse tout juste avant l'abordage, ou au moment où il s'est produit. Son ancre était au fond du lac Saint-Louis et sa machine n'était pas en marche vers l'avant.


d)    Le Federal Danube faisait-il route

[164]                        Comme je l'ai fait remarquer, l'expression « faisant route » du Règlement sur les abordages « s'applique à tout navire qui n'est ni à l'ancre, ni amarré à terre, ni échoué » .

[165]                        L'expression « à l'ancre » n'est pas définie dans le Règlement sur les abordages. En examinant ces mots dans leur contexte, savoir avec les mots « ni amarré à terre, ni échoué » que l'on trouve dans la définition, et compte tenu de l'objectif de l'expression « faire route » , c.-à-d. d'arborer les feux appropriés et reconnaissables indiquant le statut du navire, je conclus qu'un navire à l'ancre en est un qui n'est plus retenu ou contrôlé par son ancre, dont c'est l'objectif : voir Marsden, Collision at Sea.

[166]                        Marsden, Collision at Sea, 12th Edition, indique qu'un navire à l'ancre est censé faire route dès qu'il n'est plus retenu ou contrôlé par son ancre, et ajoute, en citant The Romance [1901] p. 15, [traduction] « il semble qu'il est ‘à l'ancre' lorsqu'on le remorque jusqu'à son ancre, à condition que l'ancre soit toujours par le fond » . Voir aussi The Nortonian (1935) 51 Lloyd's Law Reports 317, où l'on traite des concepts de retenue et de contrôle d'un navire par son ancre.


[167]                        Selon moi, au moment de l'abordage le Federal Danube n'avait pas modifié son statut de navire à l'ancre pour devenir un navire faisant route. Il ne faisait pas route aux fins du Règlement sur les abordages, ce qui aurait exigé qu'il éteigne ses feux de mouillage et allume ses feux de route. Ma conclusion à ce sujet est fondée sur les motifs suivants.

[168]                        Il est admis qu'au moment de l'abordage, l'ancre du Federal Danube était au fond du lac Saint-Louis, avec 140 pieds de chaîne dans l'eau. La question est donc de savoir si l'ancre et la chaîne qui étaient encore dans l'eau pouvaient retenir le Federal Danube, faisant qu'il ne pouvait circuler librement et n'était pas maître de sa manoeuvre.

[169]                        La preuve dont je suis saisi ne me convainc pas que la demanderesse a démontré que le Federal Danube faisait route aux fins du Règlement sur les abordages. La demanderesse avait le fardeau d'établir ceci, mais la preuve de ses témoins est contradictoire. Selon les calculs du Dr Doust, l'ancre du Federal Danube était encore solidement accrochée, ce qui fait qu'il a pu suggérer la mise de la machine à pleine vitesse arrière pour libérer son ancre du lit du fleuve. Je préfère retenir le témoignage du Dr Doust plutôt que celui du capitaine Mueller, ce dernier n'ayant pas calculé la capacité de retenue de l'ancre du Federal Danube, se limitant à donner son avis qu'à 21 h 43 l'ancre du Federal Danube n'était plus par le fond lorsque sa poupe est passée au-dessus de sa chaîne, manoeuvre qui a libéré l'ancre. Selon moi, le témoignage du capitaine Mueller énonce une possibilité théorique. Toutefois, lorsque je le pondère avec le témoignage du Dr Doust, celui des témoins du Federal Danube, et les enregistrements à l'enregistreur de route, il ne suffit pas à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu'il n'était pas retenu par son ancre.


e)    Le Federal Danube a-t-il assuré une veille appropriée

[170]                        Les avocats de la demanderesse soutiennent qu'une des fautes principales du Federal Danube est le fait qu'il n'a pas suivi les mouvements du Beograd lorsque ce dernier quittait l'écluse et qu'il a présumé, à tort au vu du cap du Beograd, que ce dernier n'allait pas traverser la zone de mouillage où il se trouvait à l'ancre.

[171]                        Je n'assigne aucun blâme au Federal Danube pour ne pas avoir observé de façon continue le Beograd, par radar ou autrement, après que ce dernier eut quitté l'écluse. Selon moi, au vu de la preuve, le Federal Danube avait tout à fait le droit de présumer que le Beograd passerait par le chenal de navigation, comme le prévoyaient les bons usages maritimes, et qu'il passerait derrière lui plutôt que devant sa proue. Voir Re Argon II v. Re Porthcawl (1920) 2 L.L. Rep. 370.

[172]                        Comme je l'ai fait remarquer, c'est approximativement à 21 h 45 que le Beograd a mis son cap à 63 degrés, quelques minutes avant l'abordage. C'est seulement à ce moment-là que le Federal Danube a pu réellement se rendre compte qu'il se passait quelque chose d'inhabituel. Après que le Beograd eut porté son cap à 63 degrés, ses mouvements ont été suivis de façon continue par le premier officier De Deken, qui se trouvait placé à la proue du Federal Danube.


f)    L'ancre du Federal Danube chassait-elle

[173]                        Je vais trancher cette question au vu de la prépondérance des probabilités et de mon évaluation du poids de la preuve.

[174]        Le capitaine Mueller est le seul témoin qui a prétendu que l'ancre du Federal Danube chassait, ce qui expliquerait son mouvement vers l'avant comme agresseur du Beograd. Tous les autres témoins ont vu la chose différemment, y compris le Dr Doust.

[175]                        J'ai évalué l'ensemble de la preuve présentée par le capitaine Mueller. Il a beaucoup aidé la Cour en lui fournissant ses idées sur certaines questions de navigation qu'il importait d'examiner. Toutefois, je ne peux accepter son témoignage à ce sujet et il ne me semble pas concluant selon la prépondérance des probabilités du fait que : 1) le capitaine Mueller n'avait pas calculé la capacité de retenue de l'ancre du Federal Danube, ce que le Dr Doust avait fait en arrivant à une conclusion différente; 2) l'importance en matière maritime que la Cour ne fonde pas sa décision sur des questions de fin détail, dans l'intérêt de la sécurité et de la protection des biens.

[176]                        La demanderesse s'est appuyée surtout sur le mouvement du Federal Danube sur son ancre entre 21 h et 22 h 40, ce qui est après l'abordage. La demanderesse soutient que l'ancre s'est déplacée d'à peu près 600 pieds, ce qui démontre qu'elle chassait.


[177]                        Je ne suis pas disposé à conclure que l'ancre du Federal Danube s'était déplacée de 600 pieds juste avant l'abordage. Pour ce faire, je me fonde sur les faits suivants : 1) il est admis dans la documentation préliminaire du Beograd, déposée en vertu du paragraphe 498(2) des Règles de la Cour fédérale de 1998 (les Règles), que l'ancre du Federal Danube était dans la même position à 16 h 30 que lorsque l'abordage s'est produit; 2) le capitaine Mueller ne tient aucunement compte des effets possibles de la marche arrière à demi-vitesse et de l'abordage lui-même; et 3) il doit y avoir une certaine marge d'interprétation en matière de mesures radar.

f)    Le propulseur d'étrave qui n'était pas en état de marche

[178]                        C'est un fait que le propulseur d'étrave du Federal Danube n'était pas en état de marche au moment de l'abordage et que cette situation durait depuis un bon moment. Les défendeurs ne nient pas que le propulseur d'étrave aurait pu limiter son déplacement à bâbord, mais ils cherchent à neutraliser ce fait en déclarant que la plupart des navires qui transitent par la voie maritime du Saint-Laurent ne sont pas équipés d'un propulseur d'étrave.


[179]                        Bien que je n'accepte pas la tentative des défendeurs de se dissimuler derrière le fait que d'autres navires empruntant le Saint-Laurent ne sont pas équipés d'un propulseur d'étrave, selon moi le fait que le sien n'ait pas été en état de marche n'a pas contribué à l'abordage et, plus particulièrement, il n'aurait pas empêché qu'il prenne des mesures efficaces d'évitement en utilisant sa machine ou sa tuyère Kort, s'il avait été prévenu à temps.

g)    La mauvaise évaluation du risque et le défaut d'éviter l'abordage

[180]                        Au vu de la preuve qui m'est présentée, je ne suis pas disposé à accepter le point de vue de la demanderesse qui porte que les défendeurs auraient mal évalué le risque d'abordage et qu'ils n'auraient rien fait pour l'éviter.

[181]                        J'accepte la preuve des deux parties qui porte qu'elles croyaient toutes deux que le Beograd pourrait passer en toute sécurité devant le Federal Danube, bien qu'il en serait fort près. L'explication fournie pour le fait qu'on ne s'est rendu compte qu'à la dernière minute de l'imminence de l'abordage peut différer, mais elle permet de comprendre pourquoi les navires en cause n'ont pas utilisé leurs cloches ou sifflets d'alerte.

[182]                        Le capitaine Daneau a témoigné qu'après s'être approché du Federal Danube, il a eu l'impression que sa machine était en marche et qu'il tournait ou se déplaçait rapidement dans sa direction, observation qui se situe peu de temps avant l'abordage. Selon lui, le Federal Danube a avancé vers le Beograd très rapidement. Le capitaine Janicic a déclaré qu'une ou deux minutes après avoir porté son cap à 63 degrés, il a remarqué que le Federal Danube tournait très rapidement.


[183]                        Le premier officier De Deken, du Federal Danube, a témoigné qu'il a cru jusqu'à la dernière minute que le Beograd passerait en toute sécurité; il a regardé l'arrière du Beograd pour voir « quand il serait passé » et a témoigné qu'il s'approchait du Federal Danube. Il a constaté le danger pour lui et fait rapport à la passerelle qu'il évacuait la proue, pour ensuite courir se mettre en sécurité.

[184]                        Selon moi, il n'est pas nécessaire que je décide comme le demandent les défendeurs que la manoeuvre de dernière minute du Beograd a consisté à mettre sa machine à tribord toute, plutôt qu'à bâbord toute, ce qui expliquerait pourquoi son arrière a tourné vers le Federal Danube. Même si je présume que la manoeuvre du Beograd était à bâbord toute, et que le Federal Danube se déplaçait un peu vers l'avant, la cause principale de l'abordage réside dans le fait que le Beograd a mal calculé la distance requise pour passer sans encombre devant le Federal Danube, ce que j'attribue à un certain nombre de facteurs : 1) son défaut d'emprunter le chenal de navigation; 2) son défaut d'assurer une veille appropriée du Federal Danube; 3) sa vitesse non sécuritaire qui est venue réduire indûment la distance à laquelle il avait prévu passer; 4) son défaut de respecter la position du Federal Danube à l'ancre au moment de la levée de l'ancre, ce qui constitue une infraction à son obligation de rester à bonne distance.


[185]                        Je n'assigne aucune faute au Federal Danube pour avoir manoeuvré de façon limitée à l'instant critique. L'apparition du Beograd droit devant était une surprise complète. Il a interrompu la levée de l'ancre à 21 h 45 et mis sa machine en demi-vitesse arrière à 21 h 47. Dans Re Viper, 24 Lloyd's List Law Reports 10, on a reconnu qu'un navire à l'ancre n'est pas complètement libre de toute obligation face à un navire faisant route, mais que les manoeuvres qu'il peut réaliser sont limitées. C'est ce que je constate en l'instance. Voir aussi Re Dalemead v. King City 1923 Lloyd's Law List Reports 22.

h)    Le défaut de faire témoigner le pilote du Federal Danube

[186]                        Les avocats de la demanderesse m'ont invité à tirer une conclusion négative du fait que les défendeurs n'ont pas assigné Denis Duchênes, le pilote du Federal Danube, à comparaître.

[187]                        La demanderesse soutient que je suis autorisé à conclure qu'il aurait confirmé que le Federal Danube marchait vers l'avant dans l'eau au moment où il levait son ancre, ainsi que jusqu'à l'abordage; qu'il oscillait rapidement à bâbord dans les quelques instants précédant immédiatement l'abordage; qu'il n'a pas tenu vraiment compte du Beograd avant qu'il ne soit trop tard; et que, sauf l'ordre d'interrompre la levée de l'ancre, les responsables du Federal Danube n'ont pris aucune autre mesure pour éviter l'abordage ou pour en minimiser le risque et donner avis de sa manoeuvre.

[188]                        Dans les circonstances de la présente affaire, je ne suis pas disposé à tirer les conclusions qu'avance la demanderesse du seul fait que le capitaine Duchênes n'a pas témoigné.


[189]                        Si j'en décide ainsi, c'est que les défendeurs ont apporté des preuves au sujet des questions sur lesquelles on voudrait me voir faire certaines déductions. De plus, le Federal Danube a déposé en preuve les enregistrements de son enregistreur de route, ainsi que de son enregistreur de mouvement du moteur. Le capitaine Derenne, qui était sur la passerelle avec le pilote, a témoigné, ainsi que plusieurs des membres de l'équipage du Federal Danube.

Dispositif

[190]                        Pour les motifs exposés, je conclus que le Beograd porte l'entière responsabilité de l'abordage. L'action de la demanderesse est donc rejetée, avec dépens (je suis disponible pour discuter).

          François    Lemieux        

Juge

MONTRÉAL (QUÉBEC)

Le 31 janvier 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                              T-2057-85

INTITULÉ DE LA CAUSE :             PORTO SEGURO COMPANHIA

DE SEGUROS GERAIS

demanderesse

et

BELCAN S.A. ET AUTRES

défendeurs

LIEU DES AUDIENCES :                 Montréal (Québec)

DATES DES AUDIENCES :             les 8 au 12 et le 25 novembre 1999;

le 22 décembre 1999 et le 18 février 2000

MOTIFS DE JUGEMENT DE M. LE JUGE LEMIEUX

EN DATE DU :                                   31 janvier 2001

ONT COMPARU

M. Kenrick Sproule

M. George Pollack

Mme Allison Breen

SPROULE, POLLACK                                                POUR LA DEMANDERESSE

M. Richard Gaudreau

M. Yves Derome

LANGLOIS GAUDREAU                                           POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Sproule, Pollack

Montréal (Québec)                                                        POUR LA DEMANDERESSE

Langlois Gaudreau

Québec (Québec)                                                          POUR LES DÉFENDEURS


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

Date : 20010131

Dossier : T-2057-85

ENTRE :

PORTO SEGURO COMPANHIA

DE SEGUROS GERAIS

demanderesse

et

BELCAN S.A.

FEDNAV LIMITED

UBEM S.A.

LES PROPRIÉTAIRES DU NAVIRE « FEDERAL DANUBE » ET TOUTES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE ET LE NAVIRE « FEDERAL DANUBE »

défendeurs

                                                                       

MOTIFS DE JUGEMENT

                                                                       

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