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Date : 20050202

Dossier : T-1168-96

Référence : 2005 CF 163

Ottawa (Ontario), le 2 février 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JAMES RUSSELL

ENTRE :

                                    ALLISON G. ABBOTT, MARGARET ABBOTT,

et MARGARET ELIZABETH MCINTOSH

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                             et

                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                      défenderesse

                                         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

A.        La réclamation


[1]                Les demanderesses sollicitent un jugement déclaratoire portant que certains baux à loyer du parc national du Mont-Riding prévoient un droit de reconduction à tous les 42 ans, et ce, à perpétuité. Les demanderesses nommément désignées ont présenté la réclamation en leur nom ainsi qu'au nom d'autres locataires de résidences d'été sises dans le parc. En tout, 33 demandeurs font remonter leurs droits de tenure à bail à 33 baux concédés dans le parc, entre environ 1934 et 1959, par la Couronne fédérale.

[2]                Aucun des demandeurs n'est un preneur à bail original de la période 1934-1959. Certains d'entre eux ont acquis leurs droits de tenure à bail suite à des opérations avec lien de dépendance conclues à l'intérieur de leurs familles respectives. La majorité d'entre eux ont toutefois acquis leurs droits à la faveur de cessions, sans lien de dépendance, des droits sur le bien-fonds concerné.

[3]                D'autres parties pourraient avoir un intérêt dans le présent litige mais elles n'y participent pas. Il s'agit des parties suivantes : les 33 preneurs à bail originaux qui ont acquis leurs droits de la Couronne fédérale entre 1934 et 1959, les parties intermédiaires qui ont acheté et vendu leurs droits avant que les demandeurs n'arrivent sur la scène, et les parties qui ont acquis des droits de tenure à bail sur certains des biens-fonds depuis que cette réclamation a été déposée le 21 mai 1996.

B.         Les faits


[4]                La séquence des événements qui ont conduit à cette réclamation n'est pas contestée et les divergences de vue entre les parties ne concernent que l'importance ou l'interprétation de tel ou tel incident et la réalité de tel ou tel détail. Aux fins de l'analyse qui va suivre, on peut résumer très brièvement les faits.

[5]                Le parc national du Mont-Riding a été désigné l'un des parcs nationaux du Canada en 1930, année de l'entrée en vigueur de la Loi sur les parcs nationaux, S.C. 1930, ch. 33.

[6]                À partir de 1930, et au moins jusqu'au 5 mars 1959, la Couronne fédérale a consenti des baux aux résidents d'été du parc. Ces baux renfermaient des options qui permettaient aux preneurs à bail de reconduire les conditions de leurs baux pour une période supplémentaire de 42 ans, et ce, à perpétuité. Les options étaient naturellement subordonnées à certaines conditions de reconduction prévues dans les baux. Jusqu'en 1959, la Couronne a toujours consenti aux cessions de tenures à bail, à condition que le loyer ait été payé, que les termes du bail aient été respectés et que le chalet sis sur le bien-fonds fût en bon état.


[7]                Le 25 août 1965, ou vers cette date, le ministre des Affaires indiennes et des Ressources naturelles, qui était à l'époque chargé des parcs nationaux au Canada, a écrit à tous les occupants des parcs nationaux (y compris celui du Mont-Riding) pour leur dire qu'une nouvelle politique allait être adoptée à propos des baux conclus dans les parcs. En conséquence de cette nouvelle politique, dont l'un des aspects était la mise en valeur ou la récupération des biens-fonds privés pour l'avantage du grand public, le ministre avait décidé d'exiger, comme condition de son consentement à la cession d'un bail, une renonciation au bail initial et la signature d'un nouveau bail type d'une durée de 42 ans, sans possibilité de nouvelle reconduction.

[8]                Entre le 26 mars 1965 et le 3 novembre 1970, approximativement, la Couronne fédérale s'est conformée à la nouvelle politique décrite dans la lettre du 25 août 1965. Pour le parc du Mont-Riding, chaque fois que le consentement du ministre était sollicité en vue d'une cession, le consentement n'était accordé qu'après renonciation au bail initial contenant l'option de reconduction perpétuelle, et après signature d'un nouveau bail qui ne renfermait pas une telle option.

[9]                Pour 31 des 33 demandeurs dans la présente réclamation, la renonciation en cause a été obtenue d'un cessionnaire du bail, et non du cédant à qui la Couronne avait à l'origine donné le bien-fonds à bail.

[10]            Après le 3 novembre 1970, la Couronne a mis fin à la pratique consistant à exiger une renonciation et un nouveau bail lorsqu'une cession avait lieu et qu'un consentement était demandé.


[11]            Le jour du dépôt de la déclaration, le 21 mai 1996, les 33 demandeurs détenaient tous des baux pour des lotissements du parc du Mont-Riding qui avaient à l'origine été donnés à bail à d'autres personnes, entre le 1er avril 1934 et le 5 mars 1959, en vertu de baux offrant la possibilité d'une reconduction perpétuelle.

[12]            À la date du dépôt de la déclaration, les demandeurs détenaient tous de nouveaux baux qui ne conféraient pas un droit de reconduction perpétuelle. Certains des demandeurs étaient les premiers titulaires de ces nouveaux baux alors que d'autres étaient des cessionnaires.

[13]            Il appert immédiatement de ce bref survol que les demandeurs ont le sentiment d'avoir été lésés pour la période comprise entre 1965 à 1970. Cette période est celle où la Couronne appliquait sa politique de récupération en exigeant, comme condition de son consentement à la cession d'un bail, la renonciation à l'ancien bail à reconduction perpétuelle ainsi que la conclusion d'un nouveau bail ne comportant pas cette option. C'est cette pratique suivie par la Couronne fédérale que les demandeurs contestent et à propos de laquelle ils sollicitent un jugement déclaratoire disant que le droit de reconduction perpétuelle pour des durées successives de 42 ans continue d'exister pour les baux en cause.

C.         Les motifs

[14]            Les motifs invoqués par les demandeurs pour solliciter le jugement déclaratoire dans leur déclaration sont importants pour les arguments de droit avancés par les deux parties.

[15]            Les demandeurs affirment qu'ils ont le droit de jouir de tous les droits et intérêts, et ont hérité de tous les droits et intérêts, qui étaient conférés par les baux initiaux à reconduction perpétuelle.

[16]            Ils affirment que la pratique observée par la Couronne entre 1965 et 1970, pratique consistant à exiger la renonciation aux baux à reconduction perpétuelle et la conclusion de nouveaux baux, comme condition du consentement à une cession, a été instituée sans droit et sans justification de droit. Ils affirment également que la perte du droit à la reconduction perpétuelle a eu lieu sans contrepartie et qu'elle est nulle et dépourvue d'effet en droit. En bref, les demandeurs disent qu'ils sont les bénéficiaires de toutes les dispositions prévues dans les baux à reconduction perpétuelle qui ont été irrégulièrement et illégalement désavoués par la Couronne.

[17]            Au soutien de leurs prétentions, les demandeurs affirment également que la perte du droit de reconduction perpétuelle a été concrétisée par la Couronne par l'exercice irrégulier et illicite du droit de la Couronne d'approuver la cession d'un bail. La Couronne, selon eux, a outrepassé ses droits prévus dans les baux à reconduction perpétuelle, et ce, dans un dessein abusif. La déclaration ne le mentionne pas expressément, mais elle donne à entendre (et il en a été fait grand cas au procès) que le comportement de la Couronne en la matière a été inadmissible et qu'il a entraîné pour la Couronne un enrichissement sans cause, de telle sorte que les demandeurs ont droit à la restitution du droit de reconduction perpétuelle qui leur a été illicitement retiré.


D.         L'analyse

1.          Droit au redressement

[18]            Le droit des demandeurs au redressement qu'ils sollicitent s'appuie sur l'affirmation audacieuse selon laquelle, au fil du temps et en conséquence des diverses cessions, l'ensemble des droits inscrits dans les baux initiaux à reconduction perpétuelle a été transmis aux demandeurs. Autrement dit, selon eux, leur droit à l'option de renouvellement perpétuel remonte à la concession initiale accordée par la Couronne et, nonobstant les renonciations consenties et les nouveaux baux conclus dans l'intervalle, eux ainsi que leurs ayants devraient continuer à jouir de ce droit. Sans doute n'y a-t-il pas de lien contractuel entre les demandeurs et la Couronne en ce qui concerne les renonciations aux baux initiaux et les concessions initiales des nouveaux baux, mais il existe, selon les demandeurs, un lien patrimonial.


[19]            L'argument des demandeurs est que, puisque la Couronne a adopté la pratique consistant à obtenir des renonciations des cessionnaires des baux à reconduction perpétuelle, lesdits cessionnaires doivent avoir acquis tous les droits avant la cession (y compris l'option de reconduction perpétuelle) conférés par ces baux. Autrement, ils n'auraient pas été en mesure de consentir aux renonciations. Et, s'il peut être démontré que ces renonciations sont nulles et sans effet, il faut conclure que la totalité de l'intérêt dans les baux à reconduction perpétuelle s'est transmise, avec le temps, aux demandeurs.

[20]            À la date du dépôt de la déclaration, le 21 mai 1996, les 33 demandeurs détenaient, dans le parc national du Mont-Riding, des baux se rapportant à des terrains qui avaient autrefois été donnés à bail à d'autres personnes en vertu de baux à reconduction perpétuelle concédés entre le 1er avril 1934 et le 5 mars 1959.

[21]            Sur ces 33 demandeurs, neuf (et peut-être dix, dépendamment de la manière selon laquelle on interprète le bail Oldcorn/Gilchrist) étaient les premiers preneurs de nouveaux baux dans des cas où des cessions avaient eu lieu, où des renonciations avaient été consenties et où de nouveaux baux avaient été conclus. Certains membres de ce groupe ont par la suite cédé les nouveaux baux à des tierces parties.

[22]            Le reste du groupe des 33 demandeurs, à la date du dépôt de la déclaration, le 21 mai 1996, sont des cessionnaires ultérieurs des droits de tenure à bail et n'étaient pas, quant à leurs terrains respectifs, concernés par les dispositions relatives aux renonciations et aux nouveaux baux.


[23]            Ainsi, de manière générale, lorsqu'a débuté la présente instance, tous les demandeurs détenaient de nouveaux baux ne renfermant pas de clauses de reconduction perpétuelle. Certains d'entre eux étaient les premiers titulaires de nouveaux baux résultant de la procédure de renonciation, tandis que d'autres étaient entrés en scène à la suite de cessions ultérieures.

[24]            En ce qui concerne les demandeurs qui étaient les titulaires originaux de nouveaux baux ne comportant pas de clauses de reconduction perpétuelle et qui étaient parties aux arrangements touchant la renonciation à l'ancien bail et l'octroi d'un nouveau bail, la preuve donne à penser que, sauf une ou deux exceptions, ils étaient des cessionnaires des baux originaux à reconduction perpétuelle avant d'avoir signé les renonciations et d'avoir conclu les nouveaux baux. Cela signifie que, pendant quelque temps du moins (c'est-à-dire entre la date de la cession et la date de la renonciation), ils étaient les cessionnaires de tous les droits inscrits dans les baux originaux concédés entre 1934 et 1959, y compris du droit de reconduction perpétuelle. Pour ce groupe de demandeurs donc, il existe un fondement évident à partir duquel on peut mettre en doute les renonciations et les nouveaux baux, parce qu'ils étaient parties aux opérations effectivement conclues avec la Couronne.

[25]            En ce qui concerne les preneurs à bail qui ont acquis leurs droits à la faveur de cessions ultérieures, mon examen des documents de cession montre que la clause type de cession suivante était employée, sous réserve de quelques variantes mineures qui sont sans importance, pour transmettre les droits conférés par les baux en cause :

[TRADUCTION]


LA PRÉSENTE CESSION ATTESTE que, en contrepartie de la somme de _______________________ dollars, payée par ledit cessionnaire audit cédant (et ledit cédant reconnaît par les présentes l'avoir reçue), ledit cédant ACCORDE, TRANSMET, CÈDE et transporte au cessionnaire CHACUN ET LA TOTALITÉ des biens-fonds et immeubles formant l'objet dudit bail, de même que leurs dépendances, et ledit bail ainsi que tous les avantages qui en découlent sont dévolus audit cessionnaire pour le reste du terme prévu par la présente cession, et pour tout le reste du patrimoine, du terme et de l'intérêt (le cas échéant) du cédant de par ledit bail, sous réserve du paiement du loyer et de l'accomplissement des obligations du preneur telles qu'elles figurent dans ledit bail.

[26]            Manifestement cette clause a pour effet de céder la possession des biens-fonds, des immeubles, des dépendances ainsi que des avantages indiqués dans le bail qui est cédé. Cependant, la clause contient également une disposition fourre-tout qui porte cession de « tout le reste du patrimoine, du terme et de l'intérêt (le cas échéant) du cédant de par ledit bail... » Je partage l'opinion des demandeurs que l'objet de cette disposition est de faire en sorte que tout intérêt non précisé dans le bail est lui aussi transmis au cessionnaire et que les mots sont assez larges pour englober tout droit de reconduction qui figurait dans les baux originaux à reconduction perpétuelle et qui a pu être abandonné à tort, puis rétabli. Par conséquent, je partage l'avis des demandeurs que les documents de cession sont suffisamment complets pour établir l'existence, entre les titulaires originaux des baux à reconduction perpétuelle et les demandeurs, d'une chaîne de droits qui suffit à leur conférer l'intérêt requis pour présenter la présente réclamation.


[27]            Toutefois, cela ne signifie pas que ceux qui ont acquis de nouveaux baux croyaient bénéficier de clauses de reconduction perpétuelle. La preuve dont nous disposons à propos d'événements survenus il y a si longtemps donne à penser que les cessionnaires croyaient qu'ils acquéraient, dans les nouveaux baux, des droits qui ne comprenaient pas de clauses de reconduction perpétuelle, et qu'ils savaient qu'il y avait dans le parc d'autres baux qui renfermaient de telles clauses. Cependant, rien ne permet de dire ce qu'étaient les attentes au regard des mots « tout le reste du patrimoine, du terme et de l'intérêt (le cas échéant) du cédant de par ledit bail... » Il n'y a aucune raison de soupçonner que, si l'attention des cessionnaires avait été appelée sur cette disposition, ils n'auraient pas pensé qu'elle englobait un droit de reconduction perpétuelle qui pouvait être éventuellement retrouvé. Cette question ne semble pas avoir été expressément débattue à l'époque, mais il n'y a aucune raison pour laquelle on devrait restreindre la portée de ces mots même si les parties ne s'y sont pas expressément référées. Les documents de cession qui ont été utilisés étaient des documents types. Il semblerait raisonnable de présumer que les cessionnaires comptaient bénéficier des droits que le texte du document pouvait juridiquement évoquer dans leur esprit, même si à l'époque ils ne comptaient pas bénéficier de droits de reconduction perpétuelle lors de la cession.


[28]            Il y a lieu de croire qu'un certain nombre des cessionnaires croyaient que le problème pouvait être résolu politiquement. Mais après une si longue période, il n'est pas possible de dire si tous les cessionnaires y croyaient ou l'espéraient. D'après moi, cela n'importe guère parce que les deux parties étaient représentées par des avocats et qu'il n'y a aucune raison pour laquelle elles ne devraient pas être liées par les clauses des documents qu'elles ont signés. L'une de ces clauses fait état d'une cession « de tout le reste du patrimoine, du terme et de l'intérêt » , et je ne vois pas de raison de ne pas accorder plein effet à ces mots comme fondement de la réclamation avancée dans la présente instance, même si les parties n'avaient pas conscience à l'époque de leur portée intégrale. C'est la raison pour laquelle les gens vont consulter des avocats et utilisent des documents types.

2.          La validité des renonciations et des nouveaux baux

[29]            Les demandeurs mettent en doute, en invoquant divers moyens, la validité des renonciations et des nouveaux baux. Ils affirment que les renonciations aux baux à reconduction perpétuelle étaient inopérantes en droit, qu'elles ont été obtenues à tort et que la Couronne ne pouvait pas, comme condition de son consentement à la cession des baux originaux à reconduction perpétuelle, exiger des renonciations et des nouveaux baux ne renfermant pas de clauses de reconduction perpétuelle.

[30]            Les demandeurs contestent la validité des renonciations parce qu'ils veulent établir qu'il n'y a aucune rupture dans la chaîne du titre locatif entre, d'une part les preneurs à bail originaux des baux à reconduction perpétuelle, et d'autre part les demandeurs.

[31]            J'ai déjà affirmé que j'accepte la position exprimée par les demandeurs dans la mesure qui est exigée pour qu'ils puissent avancer leurs prétentions dans la présente instance, mais un jugement déclaratoire affirmant que les renonciations étaient invalides soulèverait d'autres difficultés quant aux consentements aux cessions, lesquels n'ont été donnés par la Couronne qu'à la condition qu'elle obtienne une renonciation valide.

[32]            Dans leur déclaration, les demandeurs affirment que les renonciations étaient invalides parce qu'elles ont été obtenues sans justification de droit, sans contrepartie, par un exercice irrégulier et illicite du droit de la Couronne d'approuver les cessions, droit qui était réservé dans les anciens baux à reconduction perpétuelle.

[33]            Les demandeurs ont davantage expliqué cette position lors de l'instance, en affirmant que les renonciations ont été obtenues d'une manière abusive, dans une situation de contrainte économique et d'inégalité manifeste et évidente des pouvoirs respectifs de négociation, et par l'imposition, de la part de la Couronne, d'une condition qu'elle n'avait ni le droit ni le pouvoir d'imposer avant de donner son consentement à une cession.

[34]            Le résultat final, de dire les demandeurs, a été l'enrichissement sans cause de la Couronne, et la nécessité d'une restitution de l'avantage arraché injustement (la suppression par la Couronne du droit de reconduction perpétuelle), restitution que permettra l'exercice par la Cour de son droit de rendre un jugement déclaratoire affirmant que les demandeurs sont (ou étaient) fondés à reconduire leurs baux, à leur expiration, pour un nouveau terme de 42 ans, à perpétuité.

[35]            En raison des dimensions historiques de la présente réclamation, il y a une foule de choses que nous ne savons pas à propos des événements qui ont entouré les renonciations aux anciens baux à reconduction perpétuelle.

[36]            Toutefois, d'après les éléments de preuve dont nous disposons, il semblerait que les événements suivants ont eu lieu :

a.          dans une lettre datée du 25 août 1965, la Couronne informait de façon générale les preneurs à bail inscrits de tous les parcs nationaux que, selon une nouvelle politique relative aux parcs nationaux, les baux en vigueur dans les parcs devaient être normalisés et harmonisés avec les exigences jugées nécessaires pour le contrôle de l'aménagement du territoire dans les parcs nationaux du Canada;

b.          la Couronne faisait également savoir dans sa lettre du 25 août 1965 que :

[TRADUCTION]

En accord avec la nécessité d'arriver à un formulaire type acceptable de bail de biens-fonds résidentiels, lorsque le consentement est demandé pour la cession d'un bail qui comporte un terme non expiré, y compris une clause de reconduction, d'une durée plus longue que quarante-deux ans, un tel bail sera remplacé par le bail type comportant le terme de quarante-deux ans;

c.          les anciens baux à reconduction perpétuelle prévoyaient que le consentement de la Couronne à une cession devait être obtenu avant la prise d'effet de la cession;

d.          les anciens baux à reconduction perpétuelle ne renfermaient aucune clause prévoyant que le consentement de la Couronne à une cession ne pouvait pas, sans motif valable, être refusé;


e.          nonobstant la clause des anciens baux à reconduction perpétuelle selon laquelle le consentement à une cession devait être obtenu au préalable, le consentement était demandé dans la plupart des cas après que les cessions eurent été signées;

f.           en raison des détails pratiques de la situation (cessions prenant effet avant que le consentement soit demandé), la Couronne, après un bref intervalle de temps, a développé une pratique consistant à demander au cessionnaire de renoncer à l'ancien bail à reconduction perpétuelle et à exiger, comme condition de son consentement, la conclusion d'un nouveau bail;

g.          les cessionnaires, dont certains sont des demandeurs dans la présente réclamation, étaient très contrariés par la pratique de la Couronne consistant à exiger des renonciations et de nouveaux baux;

h.          nous ne savons pas dans tous les cas quel avis juridique a été demandé, mais il est clair qu'au moins un certain nombre des cessionnaires ont reçu un avis juridique et se sont opposés, par l'entremise de leurs avocats, aux nouvelles dispositions;

i.           il existe également certains éléments de preuve qu'au moins un certain nombre des cessionnaires originaux, par l'entremise de leurs avocats, ont fait savoir qu'ils n'acceptaient pas que la Couronne puisse imposer, comme condition de son consentement, la renonciation à l'ancien bail et la conclusion d'un nouveau bail;


j.           il y a eu menaces de poursuites en justice dans certains cas, mais aucun des cessionnaires originaux n'a tenté de faire annuler la cession en alléguant qu'ils n'obtenaient pas ce à quoi ils s'étaient attendus, ni d'assigner la Couronne en justice en alléguant que les cessions et les nouveaux baux étaient, dans ces circonstances, illégaux et/ou préjudiciables. Les cessionnaires originaux semblent plutôt avoir choisi d'espérer que, éventuellement, une solution politique disposerait de leurs plaintes.

[37]            Mes conclusions au regard de la preuve sont que, selon les cessionnaires originaux, la décision de la Couronne d'exiger la renonciation aux anciens baux et la conclusion de nouveaux baux était injuste et illicite, que les points de droit soulevés par la décision de la Couronne ont été examinés à fond à l'époque et que la décision a été prise de ne pas engager de procédures mais d'attendre plutôt une éventuelle solution politique. Tous les cessionnaires originaux ont donc continué d'occuper leurs terrains et certains d'entre eux ont cédé leurs baux à des tierces parties par le biais de ventes sans lien de dépendance, laissant les choses suivre leur cours puisque la décision de la Couronne ne ferait pas l'objet d'une contestation juridique, du moins pour l'instant.


[38]            Cela signifie que, dans la présente instance, les points soulevés par les demandeurs concernant la décision préjudiciable et illicite de la Couronne d'exiger des renonciations et des nouveaux baux comme condition de son consentement à une cession sont loin d'être nouveaux. Les éléments de preuve dont nous disposons indiquent clairement que ce sont des points qui ont été soulevés et examinés à fond par au moins un certain nombre de cessionnaires à l'époque des cessions originales, et rien ne nous permet d'affirmer que d'autres cessionnaires originaux n'en avaient pas connaissance et/ou n'ont pas obtenu d'avis juridiques avant de se résigner à signer les renonciations et à conclure les nouveaux baux.

[39]            L'important laps de temps qui s'est écoulé depuis que les transactions ont été conclues soulève la question de savoir si les règles de la prescription des actions empêchent les demandeurs de s'adresser maintenant à la Cour pour lui demander de déclarer illicite la décision de la Couronne. Après examen des règles applicables en matière de prescription, j'arrive à la conclusion que les demandeurs sont aujourd'hui forclos et ne peuvent faire valoir les prétentions exposées dans leur déclaration. Il y a donc peu à gagner, à mon sens, d'un examen de la décision de la Couronne d'exiger les renonciations et les nouveaux baux.

3.          Prescription de l'action

[40]            Les deux parties reconnaissent que, en l'espèce, la loi applicable en matière de prescription est la loi manitobaine appelée Loi sur la prescription, C.P.L.M., ch. L150 (la Loi). La Cour partage cet avis. L'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, commande à mon avis cette conclusion.


[41]            L'inertie a été invoquée dans les actes de procédure, mais la Couronne a abandonné, au procès, toute défense fondée sur le délai préjudiciable, aux motifs que l'alinéa 2(1)n) de la Loi sur la prescription du Manitoba a pour effet de faire de ce texte législatif, dans la province, un code complet en matière de prescription, en prévoyant qu' « une autre action qui ne fait pas explicitement l'objet d'une disposition de la présente loi se prescrit par six ans, à compter de la naissance de la cause d'action » .

[42]            L'abandon par la Couronne d'une défense de délai préjudiciable signifie que la Cour peut immédiatement se pencher sur les dispositions législatives applicables.

[43]            L'élément sur lequel les parties expriment des vues divergentes concerne la disposition de la loi manitobaine qui est applicable en l'espèce. Les demandeurs affirment que leur réclamation concerne le recouvrement de biens-fonds, ce qui fait intervenir la partie IV de la Loi. La Couronne affirme que la réclamation relève de l'equity et qu'il ne s'agit pas d'une action en recouvrement de biens-fonds. Donc, la partie IV de la Loi n'est pas applicable, et l'instance est régie par l'alinéa 2(1)k) ou l'alinéa 2(1)n) de la Loi.

[44]            Les articles 25 et 26 de la Loi sont ainsi formulés :

25.            Les procédures susceptibles d'être engagées par une personne en recouvrement d'un bien-fonds se prescrivent par 10 ans à compter de la date à laquelle le droit de ce faire est échu initialement à la personne du chef de laquelle elle fait demande, ci-après appelé « prédécesseur » ou, si aucun droit n'est ainsi échu à un prédécesseur, par 10 ans à compter de la date à laquelle le droit est échu initialement à la personne qui engage les procédures et qui est ci-après appelée « demandeur » .


26.            Lorsque le demandeur ou un prédécesseur a, en ce qui concerne le domaine ou le droit réclamé, été en possession du bien-fonds ou en a reçu les profits, et a, alors qu'il y avait droit, été dépossédé du bien-fonds ou a cessé de le posséder ou d'en recevoir les profits, le droit d'engager des procédures pour recouvrer le bien-fonds est réputé avoir pris naissance à la date de cette dépossession ou cessation de possession, ou à la dernière date de perception de ces profits.

[45]            Les demandeurs font observer que le mot « bien-fonds » , à l'article 1 de la Loi, est ainsi défini :

« bien-fonds » Les héritages corporels ainsi que toute partie de l'un d'entre eux ou tout domaine franc ou domaine à bail, ou tout intérêt dans l'un d'entre eux.

[46]            L'argument des demandeurs est que tous les réclamants en l'espèce sont actuellement pourvus de baux appelés à expirer en 2006 ou 2007. Leurs prédécesseurs n'ont en aucune manière été dépossédés parce que la possession du domaine à bail, c'est-à-dire des lotissements, a été continue. Toute dépossession à l'époque des renonciations a été le fait de cessionnaires dont les successeurs demeurent en possession. Autrement dit, les demandeurs sont d'avis que, en application des articles 25, 26 et 30 de la Loi, l'action ne prendra pas naissance tant qu'un demandeur n'aura pas été dépossédé du domaine à bail qu'il entend revendiquer. Donc, aucun délai de prescription n'a commencé à courir en l'espèce, et cela parce qu'aucune cause d'action n'a pris naissance.

[47]            La Couronne dit qu'il s'agit ici d'une réclamation en equity, de telle sorte que le délai de prescription qui est applicable se trouve à l'alinéa 2(1)k), ou peut-être à l'alinéa 2(1)n) de la Loi, deux alinéas qui manifestement font obstacle à la procédure introduite par les demandeurs.

[48]            La Couronne affirme également que la partie IV de la Loi s'adresse, et a toujours été appliquée, à des cas de possession de fait, ce qui ne correspond pas aux circonstances de l'espèce. Et, même si les articles 25 et 26 étaient applicables à la réclamation des demandeurs, la réclamation concerne la résurrection du droit de reconduction d'une tenure à bail, ce qui signifie que ce qui est revendiqué ne peut être rien de plus qu'un « intérêt » dans un domaine à bail au sens de la définition de « bien-fonds » , qui figure l'article 1 de la Loi. Si tel est le cas, alors la cause d'action doit prendre naissance lorsque le revendicateur, ou un prédécesseur, a été dépossédé de cet intérêt selon ce que prévoit l'article 26.

[49]            À mon avis, l'argument des demandeurs sur ce point n'est pas recevable. Même si la partie IV de la Loi est applicable, l'article 26 oblige la Cour, par son libellé, lequel parle de dépossession, à se concentrer sur « le domaine ou le droit réclamé » , de telle sorte que la dépossession matérielle du bien-fonds lui-même n'est pas en cause. Les demandeurs, du moins si l'on considère le texte de leur réclamation, tentent de recouvrer un droit de reconduction perpétuelle qui, au mieux, ne peut être décrit que comme un « intérêt » dans un domaine à bail.

[50]            Donc, la réclamation présentée par les demandeurs en vertu des articles 25 et 26 de la Loi a dû prendre naissance le jour où ils ont été dépossédés du droit de reconduction, c'est-à-dire le jour où ils ont renoncé aux baux à reconduction perpétuelle.


[51]            Durant l'argumentation juridique, l'avocat des demandeurs a cherché de diverses manières à surmonter cette difficulté. Il a d'abord fait valoir que le délai n'a pas commencé à courir contre les demandeurs selon l'article 26 de la Loi parce que, si les renonciations au droit de reconduction perpétuelle sont déclarées nulles, il n'y a pas eu dépossession de cet intérêt, de telle sorte que le droit d'engager des procédures en recouvrement de cet intérêt n'a pas pris naissance.

[52]            À mon avis, cet argument ne résiste pas à l'examen. D'abord, la dépossession du droit de reconduction perpétuelle s'est produite avec les renonciations, et les demandeurs cherchent, par la présente poursuite, à faire rétablir ce droit. On aboutirait donc à une absurdité si les demandeurs, ou d'ailleurs n'importe qui, pouvaient dire que, si une renonciation qu'ils ont signée est par la suite déclarée nulle, la question de la prescription ne se pose pas parce que l'annulation de la renonciation signifie qu'il n'y a pas eu dépossession. Cela voudrait en fait dire qu'une action en annulation de la renonciation à un « intérêt » dans un bien-fonds ne pourrait jamais être prescrite par dépossession de cet intérêt, parce que l'annulation de la renonciation élimine la dépossession et empêche la cause d'action de prendre naissance. C'est là un résultat absurde et, si j'applique les principes généralement reconnus d'interprétation des lois, c'est-à-dire si j'interprète les termes de la loi dans leur contexte global, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la Loi, alors je ne puis admettre que tel était le résultat recherché.


[53]            De plus, si l'article 26 de la Loi (qui traite expressément des causes d'action qui prennent naissance par l'effet d'une dépossession) n'entraîne pas ici la naissance d'une cause d'action parce qu'une renonciation nulle signifie qu'il n'y a pas eu dépossession, cela veut dire que l'article 26 n'est pas applicable en l'espèce. Cela ne veut pas dire que la réclamation n'est pas prescrite; cela signifie simplement que l'on doit chercher le délai applicable de prescription dans une autre disposition de la Loi. Les possibilités sont l'article 25, l'alinéa 2(1)k) ou l'alinéa 2(1)n), dispositions qui toutes, à mon avis, ont pour effet de forclore les demandeurs. Les demandeurs affirment que l'alinéa 2(1)k) n'est pas applicable parce que leur réclamation concerne un intérêt dans un bien-fonds. Donc, si l'article 26 n'entre pas en jeu parce que, si les renonciations sont déclarées nulles, il n'y a pas eu dépossession, alors, à mon avis, nous devons avoir recours à l'article 25 ou à l'alinéa 2(1)n). J'accepte l'argument selon lequel la Loi est censée constituer dans la province un code complet en matière de prescription. Il doit donc exister un délai de prescription applicable aux parties qui veulent contester une renonciation à un intérêt dans un bien-fonds (à supposer pour l'instant que les demandeurs aient raison et que nous ayons ici affaire à une action en recouvrement d'un intérêt dans un bien-fonds). Affirmer qu'aucune cause d'action n'a pris naissance si la renonciation est déclarée nulle, c'est prétendre que la naissance de la cause d'action dépend du résultat de la réclamation : si les demandeurs réussissent à faire déclarer nulles les renonciations, alors aucun délai de prescription n'a commencé à courir; s'ils n'y réussissent pas, alors, par l'effet de la dépossession, ils sont forclos. Je ne puis croire que le législateur provincial ait souhaité un tel résultat. L'objet d'un délai de prescription est de faire en sorte que, de manière générale, les actions en justice soient déposées dans un délai raisonnable. À mon avis, ce n'est pas ce qu'ont fait les demandeurs en l'espèce. Ils veulent jouir des avantages découlant d'événements qui se sont produits il y a longtemps, mais ils doivent aussi en accepter les inconvénients.

[54]            Les demandeurs voudraient invoquer la décision rendue par le juge en chef Dewar, de la Cour du banc de la Reine du Manitoba, dans l'affaire Young et al. c. Yoraitis 1980 109 D.L.R. (3d), 215. Cependant, comme la Cour du banc de la Reine le faisait observer dans cette affaire, aucune question de prescription ne se posait parce que le jugement de 1973 était demeuré inchangé et qu'Albert Hamslit était donc dépouillé du droit foncier en cause, pour devenir un simple fiduciaire de cet intérêt pour la partie opposée. Autrement dit, il n'y avait aucune prescription parce qu'une dévolution de l'intérêt avait eu lieu, que le défendeur n'avait pas transféré cet intérêt et qu'aucun intérêt nouveau n'avait été créé. La Cour du banc de la Reine a conclu que [traduction] « la meilleure manière de disposer de la demande est de traiter cette affaire comme si une ordonnance de dévolution avait été rendue. Lorsque le jugement a été enregistré en 1973, il avait toute sa force et les droits du défendeur n'avaient pas été prescrits ni éteints par l'effet d'une loi » (pages 217-218).


[55]            Aucune prescription n'était applicable dans l'affaire Young parce que l'intérêt foncier du défendeur était déjà dévolu. En l'espèce, les demandeurs voudraient recouvrer un intérêt dont ils ont été dépouillés (à tort, disent-ils) par la signature d'une renonciation à cet intérêt. Ils doivent cependant montrer que la renonciation était invalide. S'ils y parviennent, ils seront peut-être en mesure de faire valoir que la Couronne détient en fiducie pour eux le droit de reconduction perpétuelle, jusqu'à ce que soient accomplies les formalités requises pour faire renaître cet intérêt. C'est précisément cette question qu'il faut décider en l'espèce. Il ne saurait y avoir de dévolution tant qu'ils n'auront pas fait valoir leur droit et que la Cour n'aura pas statué en leur faveur. Aucune charge de fiduciaire n'a encore été établie. À mon avis, donc, les demandeurs ne peuvent éluder la question de la prescription en affirmant que, s'ils ont raison et que les renonciations sont déclarées nulles, ils ont un droit à une reconduction perpétuelle, droit que la Couronne détient pour eux en tant que fiduciaire, et que par conséquent ils ont déjà un droit acquis dans cet intérêt, ce qui permet d'éviter les questions de prescription soulevées par la Couronne.

[56]            Les demandeurs affirment également que leur action n'est pas susceptible de prescription parce que la Couronne a ultérieurement confirmé leur droit de reconduction perpétuelle après les renonciations et la signature des cessions ainsi que des nouveaux baux. Avant d'examiner cela, il convient de voir comment les renonciations ont eu lieu.


[57]            Après examen de la preuve concernant les renonciations et la signature de nouveaux baux ne comportant pas la clause de reconduction perpétuelle, il m'apparaît que les parties concernées étaient bien au fait de la portée juridique de ces transactions et que les cessionnaires ultérieurs savaient eux aussi que les baux qu'ils acquéraient ne renfermaient pas de clauses de reconduction perpétuelle. Pour autant qu'il soit possible de généraliser devant tant de demandeurs et tant de transactions qui ont eu lieu il y a si longtemps et qui, dans certains cas, faisaient intervenir d'autres parties, la preuve dont nous disposons montre bien, selon moi, que les parties concernées savaient parfaitement qu'elles n'acquéraient pas des baux à reconduction perpétuelle, mais qu'elles ont quand même effectué les transactions dans l'espoir que, un jour, le droit de reconduction perpétuelle serait rétabli, à la faveur de négociations ou par décision politique. Ce n'était cependant rien de plus qu'un espoir, et certains des demandeurs ont reconnu avec franchise, durant les interrogatoires préalables, qu'ils savaient que le droit de reconduction perpétuelle ne serait sans doute pas racheté. Ils étaient malgré cela prêts à aller de l'avant.

[58]            Toutes les parties concernées semblent avoir obtenu un avis juridique indépendant à l'époque, et certains le leurs avocats avaient bien fait comprendre à la Couronne qu'ils ne croyaient pas que celle-ci avait le droit d'obtenir comme elle l'avait fait la renonciation au droit de reconduction perpétuelle et qu'elle devait s'attendre à une action en justice. Mais aucune action en justice n'a eu lieu jusqu'à ce que la présente réclamation soit déposée en 1996. Il est établi que la décision de ne pas recourir plus tôt à la justice a été prise librement, et ce, à la suite d'avis juridiques indépendants. Chacun semblait espérer un retournement de situation, mais, comme l'a affirmé un demandeur, on espère aussi des miracles.

[59]            Mes conclusions sur la preuve sont donc les suivantes : la perte du droit était tout à fait reconnue; les parties avaient obtenu un avis juridique indépendant; les demandeurs ou leurs prédécesseurs savaient qu'une action en justice contre la Couronne était possible; les demandeurs ou leurs prédécesseurs ont délibérément choisi de ne pas recourir à la justice mais ont plutôt décidé d'espérer une éventuelle solution politique.


[60]            Compte tenu de ce choix, fait librement après obtention d'un avis juridique, il me semble que les parties espéraient une solution, mais savaient fort bien que ce n'était rien de plus qu'un espoir. Elles étaient disposées à vivre s'il le fallait avec la perte du droit de reconduction perpétuelle, et elles ne souhaitaient certainement pas recourir à la justice au moment de la renonciation, de la signature des nouveaux baux ou des cessions ultérieures de ces baux. La décision de recourir à la justice n'a été prise qu'en 1996.

[61]            À mon avis donc, les parties ont pris la décision réfléchie et délibérée de renoncer à tout recours juridique dont elles auraient pu se prévaloir, et d'aller de l'avant en espérant simplement une hypothétique solution politique. Les demandeurs ne peuvent par conséquent pas prétendre que leur action n'est pas prescrite. Rien n'indique que quiconque ait pu croire que ses droits resteraient intacts s'il laissait le délai courir pendant qu'il compterait sur une solution politique.

[62]            Sur cette toile de fond, le seul point restant est celui de savoir si la Couronne a réellement confirmé ultérieurement le droit de reconduction perpétuelle d'une manière qui l'empêcherait aujourd'hui d'invoquer la prescription comme défense à l'encontre de la présente réclamation.

[63]            Mon examen de la preuve me porte à croire que l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c. Walker, [1970] R.C.S. 649, a créé une grande incertitude à propos de ce que serait la position de la Couronne sur les baux à reconduction perpétuelle. Les documents pertinents montrent que la question fut débattue abondamment à tous les niveaux du gouvernement et de l'administration et que, à l'époque, la Couronne avait même songé à rétablir le droit de reconduction perpétuelle. Mais il n'en a rien été. Une lettre adressée par M. Jean Chretien à M. Allen Sulatycky, député de Rocky Mountain, donne une idée de ce qui est arrivé :


[TRADUCTION]

Nous avons accepté en principe l'idée de remettre dans leur position initiale les preneurs à bail qui ont accédé à la demande qui leur avait été faite de renoncer à leurs baux perpétuels en échange de baux d'une durée de 42 ans, mais nous devons encore franchir des obstacles juridiques évidents.


[64]            Cette incertitude semble avoir subsisté durant quelque temps, et les négociations se sont poursuivies, du moins sporadiquement, jusque dans les années 90. Toutefois, après lecture de la correspondance et des notes internes, il m'apparaît que tout cela s'inscrivait dans le débat politique auquel les demandeurs et/ou leurs prédécesseurs avaient choisi de se soumettre, plutôt que de recourir aux tribunaux. L'espoir n'était pas perdu. Mais rien n'indique, à mon avis, que les demandeurs ou leurs prédécesseurs ont été encouragés ou amenés à croire par la Couronne que celle-ci leur reconnaissait un intérêt juridique ininterrompu dans le droit de reconduction perpétuelle, intérêt qu'ils n'auraient pas à faire valoir avec diligence étant donné que les parties seraient éventuellement réintégrées dans le droit de reconduction perpétuelle auquel elles avaient renoncé. Les demandeurs et leurs prédécesseurs ont continué de compter sur une solution politique pour obtenir satisfaction. Rien ne donne à penser qu'ils n'auraient pas pu (comme ils avaient menacé de le faire) recourir aux tribunaux à tel ou tel moment. Encore une fois, l'attitude générale semble avoir été que l'on espérait une solution politique. Je n'ai pas la preuve que les demandeurs ou leurs prédécesseurs se sont abstenus de recourir aux tribunaux avant 1996 au motif que la Couronne aurait admis que le droit de reconduction perpétuelle existait ou qu'il leur serait restitué. Les parties concernées étaient libres à tout moment d'introduire une instance, mais n'ont décidé de le faire qu'en 1996. Lorsqu'on lit les extraits des transcriptions des interrogatoires préalables produits comme preuve au procès, il s'en dégage une impression générale que l'exercice des droits a été volontairement et en toute connaissance de cause abdiqué en faveur d'autres solutions.

[65]            L'arrivée d'un groupe plus actif, l'Association des propriétaires de chalets, ainsi qu'une meilleure organisation, ont rendu l'action en justice plus réaliste en 1996, après que la Couronne eut refusé de concéder de nouveau le droit de reconduction perpétuelle. Mais cela ne signifie pas que l'action n'aurait pas pu ou n'aurait pas dû être déposée plus tôt. L'échange suivant avec l'avocat de la Couronne, lors de l'interrogatoire préalable de M. Andrew Stuart Craig, au paragraphe 37, me semble représentatif :

Q.             Y a-t-il une raison particulière - pour vous personnellement, qui avez effectivement participé à cette transaction de 1969, y a-t-il une raison qui explique que vous n'ayez pas introduit une procédure judiciaire plus tôt?

R.             À l'époque j'ai suivi l'avis de mon avocat et il ne nous a pas recommandé de recourir aux tribunaux. Nous avons pensé le faire quand même, mais je constate que cela ne s'est pas produit.


[66]            Les cessionnaires ultérieurs et leurs avocats ont poursuivi l'option politique, explorant et exploitant chaque fois que cela était possible les changements d'attitude et d'humeur au sein du ministère fédéral compétent. Mais les cessionnaires ultérieurs connaissaient les difficultés au moment d'acquérir leurs droits de tenure à bail, et rien ne donne à penser qu'ils les avaient acquis à la suite d'une mesure ou d'une déclaration quelconque de la part de la Couronne, ni qu'ils s'étaient abstenus d'engager des poursuites judiciaires pour récupérer le droit de reconduction perpétuelle à la suite d'une mesure ou d'une déclaration quelconque de la part de la Couronne. Il a pu y avoir confusion à l'époque sur les intentions de la Couronne à propos du droit de reconduction perpétuelle, suite à l'arrêt Walker, mais cela n'empêchait pas un recours aux tribunaux à l'intérieur du délai de prescription applicable. Je ne trouve aucune déclaration de la Couronne précisant qu'elle ne ferait pas valoir son droit d'invoquer une quelconque prescription, ni aucune preuve montrant que les demandeurs ou leurs prédécesseurs ont pu même être amenés à croire que les règles de la prescription ne s'appliqueraient pas.

[67]            Finalement, quant à la question de la prescription, les demandeurs disent qu'aucune prescription ne devrait s'appliquer en l'espèce au prononcé d'un jugement déclaratoire.

[68]            Les demandeurs font valoir qu'aucun délai de prescription ne devrait s'appliquer au prononcé d'un jugement déclaratoire, et ils invoquent la décision Milliken & Co c. Interface Flooring Systems (Canada) Inc., [1996] A.C.F. no 1571. Au paragraphe 25, la juge Tremblay-Lamer écrit ce qui suit :

Je suis d'avis que la défenderesse a raison d'affirmer que le délai de prescription prévu à l'article 41 ne s'applique pas à une demande d'injonction.


[69]            Puis la juge Tremblay-Lamer écrit, au paragraphe 26, que la justification de cette règle réside dans le caractère équitable du recours en injonction. Dans les requêtes en injonction ou autre redressement fondé sur l'equity, « les dispositions législatives qui limitent le délai accordé pour exercer un recours devraient généralement être considérées comme inapplicables » . Le fondement de cet argument est qu'une injonction a pour objet d'empêcher les violations futures. En l'espèce, le jugement déclaratoire est bel et bien soumis au délai de prescription, car il ne s'agit pas d'un recours en injonction, mais d'un recours qui découle d'un événement passé (la renonciation). À mon avis, la décision Milliken ne vaut pas pour le jugement déclaratoire demandé en l'espèce.

[70]            La Couronne a renvoyé la Cour à l'ouvrage de Jeremy S. Williams, Limitations of Actions in Canada, Toronto, Butterworths, au chapitre 7.

[71]            Dans un descriptif historique complet des délais de prescription applicables aux actions en recouvrement de biens-fonds, M. Williams affirme avec logique, en citant des précédents, que [traduction] « l'action en recouvrement de biens-fonds s'appelait autrefois action en réintégrande » (page 88). Il écrit qu'il doit exister une possession de fait avant que le délai ne commence à courir. À la page 94, M. Williams conclut ce qui suit :

[TRADUCTION]

La naissance de la cause d'action en recouvrement de biens-fonds a lieu lorsqu'il y a possession de fait à l'encontre du propriétaire. Aucun droit d'action en recouvrement d'un bien-fonds n'est réputé prendre naissance à moins que le bien-fonds ne soit en la possession d'une personne en faveur de qui le délai de prescription peut courir.


[72]            Il n'est nullement certain à mon avis que la partie IV de la Loi était censée ne viser que les actions en recouvrement de biens-fonds au sens traditionnel dont parle M. Williams. Toutefois, à supposer que la jurisprudence traditionnelle ou la naissance d'une telle cause d'action demeure applicable au Manitoba (et ni le texte législatif ni la jurisprudence ne donnent à penser que tel est le cas), il serait illusoire, au vu des circonstances de la présente affaire, d'affirmer que le droit foncier qui est revendiqué (c'est-à-dire le droit de reconduction perpétuelle) est « en la possession d'une personne en faveur de qui le délai de prescription peut courir » . Il se trouve que le droit de reconduction perpétuelle a été abdiqué et qu'il n'est maintenant en la possession de personne, y compris la Couronne, qui est le propriétaire. Faire droit à l'action des demandeurs signifierait que la cause d'action ne prendrait jamais naissance pour autant que l'intérêt foncier lui-même demeure en la possession d'un bailleur ou d'un cessionnaire du bailleur. Ce résultat ne me semble pas envisagé par l'article 26 de la Loi, lequel parle expressément de la possession du bien-fonds par un demandeur ou un prédécesseur « en ce qui concerne le domaine ou le droit réclamé » et non en ce qui concerne les intérêts dans le domaine franc ou domaine à bail sous-jacent.

[73]            À mon avis, il n'est pas nécessaire de décider maintenant la question de la possession de fait soulevée par la Couronne. Même si j'admets la position des demandeurs selon laquelle cette réclamation se rapporte à un intérêt foncier qui est sujet à la partie IV de la loi manitobaine, la réclamation demeure, à mon avis, et comme je l'ai expliqué plus haut, éteinte par la prescription.

[74]            Puisque cette conclusion dispose de l'ensemble de la réclamation, il est inutile d'examiner en détail les moyens invoqués par les demandeurs pour contester les renonciations et les nouveaux baux ou pour justifier le jugement déclaratoire qu'elles sollicitent.


                                        ORDONNANCE

1.          Pour les motifs susmentionnés, la réclamation des demandeurs est rejetée pour cause de prescription aux termes de la Loi sur la prescription du Manitoba.

2.          Les parties présenteront à la Cour leurs conclusions, assorties de précédents, concernant les dépens, pour décision ultérieure.

            « James Russell »            

          Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                    T-1168-96

INTITULÉ :                   ALLISON G. ABBOTT, MARGARET ABBOTT,

et MARGARET ELIZABETH McINTOSH

                                                                                  demanderesses

         - et -

SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                      défenderesse

LIEU DE L'AUDIENCE :                              WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 20 SEPTEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE JUGE RUSSELL

DATE DES MOTIFS : LE 2 FÉVRIER 2005

COMPARUTIONS :

Arthur J. Stacey                                                 POUR LES DEMANDERESSES

Thompson Dorfman Sweatman LLP

2200-201, avenue Portage

Winnipeg (MB)

R3B 3L3

Paul Edwards et Jurgen Feldschmidt                              POUR LA DÉFENDERESSE

Duboff Edwards Haight & Schachter

1900 - 155, rue Carlton

Winnipeg (MB)

R3C 3H8


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