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Date: 19991209


Dossier : T-106-99

Ottawa (Ontario), le 9 janvier 1999

EN PRÉSENCE DE MADAME LE PROTONOTAIRE ROZA ARONOVITCH

ENTRE :


     MOLSON BREWERIES, A PARTNERSHIP,

     demanderesse,


     et


     MARCUS KUETTNER, JASON MURRAY

ET SAYCAN INDUSTRIES,

     défendeurs.

    

     ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]          La demanderesse désire obtenir l'autorisation de déposer auprès du greffe de la Cour la déclaration en date du 5 octobre 1999 de Leonard L. Orentas, le directeur intérimaire de Dispute Administration for Network Solutions, Inc. ( « NSI » ), laquelle déclaration vise à offrir le contrôle relatif à l'utilisation et à l'enregistrement des noms de domaine molsons.com et molsonbeer.com.


Faits à l'origine du litige

[2]          La présente demande découle d'une action que la demanderesse a engagée le 25 janvier 1999 relativement à la substitution et à la contrefaçon des marques de commerce déposées MOLSON et MOLSON'S ainsi qu'à la diminution de la valeur d'achalandage s'y rapportant. Dans cette action, la demanderesse demande, notamment, une ordonnance enjoignant aux défendeurs de transférer le titre de propriété afférent aux noms de domaine Internet molsons.com et molsonbeer.com.
[3]          NSI, société américaine située à Herndon (Virginie), s'occupe de l'enregistrement des noms de domaine Internet de deuxième niveau, en l'occurrence, « molson » et « molsonbeer » , dans les domaines de « premier niveau » , soit .com, .org, .net et .edu.
[4]          Au moyen de l'affidavit de Barry E. Hutsell, la demanderesse dépose en preuve la politique de NSI au sujet des différends concernant les noms de domaine ainsi que la page des « questions fréquemment posées » de cette même politique.
[5]          Selon la politique en question. NSI enregistre les noms de domaine suivant le principe du « premier arrivé, premier servi » . Elle ne détermine pas la légalité de l'enregistrement des noms de domaine ni ne cherche à savoir si cet enregistrement ou cet emploi pourrait porter atteinte aux droits d'une tierce partie.
[6]          Conformément à la politique, NSI a le droit de révoquer, de suspendre, de transférer ou de modifier par ailleurs un enregistrement de nom de domaine lorsqu'elle reçoit un avis en ce sens ou encore une ordonnance dûment authentifiée dans laquelle un tribunal compétent exige cette mesure.
[7]          Même si NSI n'agit pas en qualité d'arbitre ni ne s'engage à résoudre les différends découlant de l'enregistrement et de l'utilisation de noms de domaine, lorsqu'elle est informée qu'un nom de domaine pourrait porter atteinte aux droits d'un titulaire de marque de commerce, elle applique une procédure énoncée de façon détaillée dans la politique. Ainsi, lorsqu'elle reçoit une plainte comportant une preuve satisfaisante du droit de propriété afférent aux marques de commerce ainsi que du préjudice auquel le titulaire de ce droit est exposé, elle est autorisée à mettre le nom de domaine en question en « attente » .
[8]          Dans la présente affaire, la demanderesse ayant déclenché l'application de la politique au moyen d'un avis, les noms de domaine contestés molsons.com et molsonbeer.com sont actuellement en « attente » et la demanderesse cherche à offrir le contrôle relatif à leur utilisation et à leur enregistrement en déposant la déclaration de M. Orentas.
[9]          Selon la déclaration, les registres de NSI indiquent que la défenderesse SAYCAN Industries est le titulaire de l'enregistrement des noms de domaine molsons.com et molsonbeer.com. Étant donné qu'elle a placé les noms de domaine en attente, NSI déclare qu'elle ne permettra aucune modification touchant leur enregistrement ou leur statut avant de recevoir une renonciation volontaire produite par la demanderesse ou avant que la Cour rende une décision temporaire ou définitive au sujet des droits de la partie nommée ci-dessus sur les noms en question.
[10]          Entre-temps, NSI veut déposer la présente déclaration auprès du greffe de la Cour afin de remettre à celle-ci le contrôle complet du traitement de l'enregistrement des noms de domaine molsons.com et molsonbeer.com.
[11]          Selon ses dispositions, la déclaration expire automatiquement et, si la Cour refuse d'en accepter le dépôt, le contrôle et les pouvoirs relatifs à l'enregistrement et à l'utilisation des noms de domaine en question reviennent à NSI cent vingt (120) jours après la date de la déclaration en question, soit le 5 octobre 1999.

Les arguments de la demanderesse

[12]          La requête a été présentée à l'origine sans être contestée et les défendeurs particuliers y ont consenti par écrit conformément à la Règle 369 des Règles de la Cour fédérale (1998) ( « les Règles » ). Soulignant l'absence de dispositions concernant la production de la déclaration à la Cour, la requérante s'est fondée sur la Règle 4 des Règles de la Cour fédérale (1998). Des observations supplémentaires ont été demandées au sujet de la question de savoir si la Cour avait compétence pour accepter le dépôt et la requête a été inscrite pour audition. Bien qu'ils aient consenti à la requête ou qu'ils ne s'y soient pas opposés, les défendeurs n'ont formulé aucun argument visant à l'appuyer.
[13]          NSI n'est pas partie à l'action et, selon la demanderesse, la déclaration a pour effet de maintenir la situation qui existait antérieurement en ce qui a trait aux noms de domaine jusqu'à ce que la Cour rende une autre ordonnance temporaire ou définitive au sujet des droits opposés en l'espèce.
[14]          La demanderesse ajoute qu'à compter du 1er janvier 2000, NSI a l'intention de modifier sa politique au sujet des différends et ne placera plus les noms de domaine contestés en « attente » . Par conséquent, si la Cour refusait d'accepter le dépôt des noms de domaine, il se pourrait que les noms de domaine contestés soient retirés de la mise en attente et utilisés à nouveau par les défendeurs ou peut-être même par une tierce partie, dans l'éventualité où la défenderesse cesserait de payer ses droits, de sorte qu'ils pourraient être enregistrés par un tiers.
[15]          La demanderesse soutient donc qu'il serait préférable, afin de régler le litige de la façon la plus satisfaisante qui soit, que la Cour accepte le dépôt des noms de domaine contestés et qu'elle conserve le contrôle relatif aux noms afin d'en assurer la protection. Ainsi, les marques de commerce de la demanderesse ne seraient pas utilisées comme noms de domaine de deuxième niveau sans son consentement et aucune tierce partie ne pourrait les utiliser de cette façon [TRADUCTION] « sans avoir d'abord obtenu l'approbation de la Cour » .
[16]          Sur ce point, la demanderesse fait valoir que la Cour a le pouvoir, en vertu des Règles 377 et 378 des Règles de la Cour fédérale (1998), de rendre une ordonnance pour la garde et la conservation de biens et peut, par conséquent, ordonner le dépôt de la déclaration de M. Orentas auprès du greffe.
[17]          Les biens en question, les noms de domaine, constituent des biens incorporels se trouvant en la possession d'une tierce partie; la demanderesse invoque donc l'arrêt Reading & Bates Construction Co. et al c. Baker Energy Resources Corp. et al, (1998) 20 C.P.R. 3d 396. Dans cette affaire, la Cour a ordonné à une tierce partie de consigner au greffe les profits au sujet desquels les défendeurs seraient tenus de rendre des comptes à la demanderesse, craignant que lesdits profits ne soient dissipés.
[18]          Subsidiairement, la demanderesse invoque la Règle 4 des Règles de la Cour fédérale (1998), la « règle des lacunes » , qui permet à la Cour de rendre une ordonnance à l'égard des questions de procédure qui ne sont pas prévues dans les Règles, s'il est prouvé que cette ordonnance pourrait être envisagée par d'autres lois fédérales pertinentes ou par les règles de pratique de la cour supérieure de la province concernée de plus près par l'objet de l'instance.
[19]          Étant donné qu'aucune autre loi fédérale ne permet de déposer une déclaration de cette nature relativement aux éléments de propriété intellectuelle, la demanderesse invoque les Règles 30.11 et 45.01 des Règles de procédure civile de l'Ontario (R.R.O. 1990, Reg 194) ainsi que la règle 46 des Supreme Court Rules (règlement de la Colombie-Britannique 221/90). Ces juridictions sont choisies en raison du lieu de résidence ainsi que des bureaux de la demanderesse et des défendeurs.
[20]          Voici le texte des Règles 377 et 378 des Règles de la Cour fédérale (1998) :

377. (1) On motion, the Court may make an order for the custody or preservation of property that is, or will be, the subject-matter of a proceeding or as to which a question may arise therein.



(2) Rule 374 applies to interim orders for the custody or preservation of property referred to in subsection (1), with such modifications as the circumstances require.

378. (1) An order under subsection 377(1) shall

(a) identify the property to be kept or

preserved;

(b) state where, by whom, for how long and at whose cost the property is to be kept or preserved; and

(c) if the property is to be insured, state at whose expense it shall be insured.




(2) An order under subsection 377(1) shall be directed solely to the protection of the property in question.

377. (1) La Cour peut, sur requête, rendre une ordonnance pour la garde ou la conservation de biens qui font ou feront l'objet d'une instance ou au sujet desquels une question peut y être soulevée.


(2) La règle 374 s'applique, avec les adaptations nécessaires, aux ordonnances provisoires pour la garde ou la conservation de biens.


378. (1) L'ordonnance rendue en vertu du paragraphe 377(1) :

a) identifie les biens à garder ou à conserver;

b) précise dans quel lieu, par qui, pendant combien de temps et aux frais de qui les biens doivent être gardés ou conservés;

c) précise si les biens doivent être assurés et, dans l'affirmative, la personne qui assumera le coût de l'assurance.


(2) L'ordonnance rendue en vertu du paragraphe 377(1) porte exclusivement sur la protection des biens en cause.

[21]          La Règle 30.11 des Règles de procédure civile de l'Ontario permet le dépôt de documents confidentiels en lieu sûr auprès du registraire, tandis que la Règle 45.01 autorise la Cour à rendre une ordonnance provisoire relativement à la garde ou à la conservation de tout bien en litige dans une instance. En Colombie-Britannique, la règle 46 des Supreme Court Rules autorise la détention des biens ainsi que leur garde et leur conservation.

Analyse

[22]          D'abord, je ne crois pas que la Cour doit tenir compte des règles de pratique susmentionnées ou que la règle des lacunes s'applique lorsqu'existe une Règle de la Cour fédérale pertinente. Si la demanderesse ne peut invoquer les Règles 377 et 378, l'application par la Cour d'une règle similaire d'une cour provinciale, qui pourrait avoir une portée plus large, aurait pour effet de modifier les Règles, ce qui n'est pas l'objet visé par la règle des lacunes ni la façon souhaitable de l'appliquer.
[23]          Par conséquent, la question que je dois trancher est celle de savoir si les Règles 377 et 378 peuvent s'appliquer aux circonstances de la présente affaire.
[24]          Pour pouvoir invoquer les Règles 377 et 378, la demanderesse doit décrire avec précision les biens à l'égard desquels la Cour exercera sa compétence et convaincre celle-ci que ces biens doivent être protégés. En fait, la délivrance d'une ordonnance fondée sur la Règle 377 doit viser uniquement la protection des biens concernés. Dans l'affaire Perini America Inc. c. Alberto Consani North America Inc. (1992), 57 F.T.R.139, le juge Rothstein, alors juge de la Section de première instance de la Cour, a énoncé les critères à respecter à cet égard. L'affaire portait sur une demande fondée sur la Règle 470, qui a été remplacée par l'actuelle Règle 377 :
     Le principe régissant les demandes fondées sur la règle 470 a été défini dans Société pour l'administration du Droit de Reproduction Mécaniques des auteurs, compositeurs et éditeurs (S.D.R.M.) c. Trans World Record Corp., [1977] 2 C.F. 602, où le juge Pratte a fait cette observation en page 604 :
         La Règle 470, qui ressemble en cela à celles qui concernent les injonctions interlocutoires, est une disposition, il faut se le rappeler, qui a pour seul but de préserver le statu quo, en conservant un bien qui fait l'objet d'un litige.

     Puisqu'il en est ainsi, il est nécessaire de se référer aux critères qui ont été fixés pour les injonctions interlocutoires. Ces critères, formulés à l'origine dans l'arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.) sont maintenant bien connus. Ils ont été adoptés par la Cour suprême du Canada dans Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110.Les voici :

  1. )      le requérant a-t-il établi une apparence de droit suffisante, ou a-t-il fait valoir au moins une question sérieuse à juger?
  2. )      le requérant a-t-il démontré que faute d'injonction, il subira un préjudice irréparable, préjudice qu'il est impossible ou difficile de réparer par les dommages-intérêts?
  3. )      de quel côté penche la balance des préjudices éventuels?

[25]Le juge Rothstein a ajouté que le critère préalable oblige le demandeur à prouver qu'il y a une question sérieuse à trancher dans l'action principale et non dans le cadre de la requête procédurale fondée sur la Règle 470, aujourd'hui devenue la Règle 377.

[26]Tel qu'il est mentionné ci-dessus, il appartient à la requérante de décrire de façon précise les biens qu'elle veut faire protéger ainsi que les droits respectifs s'y rapportant. Il n'est pas certain que les éléments de propriété intellectuelle ne peuvent être des biens au sens des Règles 377 et 378 ou que les catégories d'éléments pouvant constituer des biens sont fermées (Unilux Manufacturing Co. c. Miller, [1995] A.C.F. no 455). De plus, la conservation ou la garde des biens à la Cour n'est interdite d'aucune façon, notamment par le libellé des Règles susmentionnées (Reading & Bates Construction Co. et al c. Baker Energy Resources Corp. et al (1998), 20 C.P.R. 3d 396). Cependant, la demande ne peut être accueillie, parce que ni la nature exacte ni les conséquences du dépôt de la déclaration ne sont claires.

[27]Au cours de ses plaidoiries, la demanderesse a fait valoir que le dépôt de la déclaration aurait pour effet de transférer une partie du droit bénéficiaire sur les noms de domaine. L'avocat de SAYCAN explique que, quel que soit le sens de la phrase de la déclaration visant à transférer le contrôle des noms de domaine, les droits que son client peut avoir sur les noms en question [TRADUCTION] « suivraient le dépôt à la Cour » et seraient protégés en conséquence.

[28]Il est vrai que peu de règles de droit existent pour l'instant au sujet des noms de domaine et de leur enregistrement ainsi que des droits de propriété s'y rapportant. Cela étant dit, la demanderesse souhaite que la Cour assure la garde et ordonne la préservation de droits ou de biens dont la nature n'est pas claire pour les parties elles-mêmes. Parmi les questions toujours sans réponse, il y a celles de savoir si l'acceptation du dépôt par la Cour pourrait donner naissance à des droits en faveur de tierces parties ou pourrait être contestée par celles-ci et si une obligation ou une responsabilité pourrait être imputée à la Cour de ce fait. Il semblerait que NSI cherche à transférer sa responsabilité à la Cour, qui aurait à sa disposition un mécanisme plus satisfaisant sous forme d'entente de blocage en mains tierces. Or, il est loin d'être certain que cette forme de dépôt soit nécessaire pour que la Cour tranche les droits des parties au litige.

[29]De plus, la Cour n'est saisie d'aucun affidavit qui respecte les critères établis dans l'affaire Perini. Aucun élément de preuve indiquant, par exemple, que la demanderesse ou les défendeurs subiront un préjudice irréparable si la demande est refusée n'a été présenté. La Cour n'a pas été saisie non plus de la politique qui sera bientôt en vigueur au sujet du règlement des différends et qui serait apparemment affichée en ligne. Aucun élément de preuve ne permet de dire dans quelle mesure la nouvelle politique touchera les droits des parties, notamment de celles qui, comme c'est le cas en l'espèce, sont titulaires d'enregistrements antérieurs.

[30]Par conséquent, même si j'estime que la requérante ne peut avoir gain de cause en l'espèce, je rejetterais la requête sans porter atteinte au droit de la demanderesse de présenter une autre requête au soutien de laquelle elle invoquera suffisamment d'arguments et déposera une preuve par affidavit satisfaisante pour respecter les critères applicables en droit.


ORDONNANCE

  1. .      La requête est rejetée, sous réserve du droit des parties de présenter une requête subséquente à la lumière des motifs exposés ci-dessus.

                             Roza Aronovitch

                                 Protonotaire

Traduction certifiée conforme


Martine Guay, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :                  T-106-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :          MOLSON BREWERIES c.
                         MARCUS KUETTNER ET AL.
LIEU DE L'AUDIENCE :              OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE :              4 NOVEMBRE 1999

ORDONNANCE ET MOTIFS

DE MADAME LE PROTONOTAIRE ROZA ARONOVITCH

EN DATE DU :                  9 DÉCEMBRE 1999


ONT COMPARU :

Me SHAWN PEERS                  POUR LA DEMANDERESSE
Me STEPHEN HAMILTON                  POUR LES DÉFENDEURS

                             KUETTNER & SAYCAN

Me JOANNE KUROYAMA                  POUR LE DÉFENDEUR

                             JASON MURRAY


PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

MACERA JARZENA                  POUR LA DEMANDERESSE

OTTAWA (ONTARIO)

HEMMERBERG & CO.                  POUR LES DÉFENDEURS
RICHMOND (C.-B.)                      KUETTNER & SAYCAN
PAINE EDMONDS                      POUR LE DÉFENDEUR
VANCOUVER (C.-B.)                  JASON MURRAY

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