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     T-350-96

ENTRE:          JACQUES MINEAU, détenu, présentement incarcéré au pénitencier de Port-Cartier, situé sur le chemin de l'Aéroport, à Port-Cartier, province de Québec,

     requérant

ET:              Me HUBERT BESNIER, es-qualité de président du tribunal disciplinaire du pénitencier e Port-Cartier, situé sur le chemin de l.Aéroport, à Port-Cartier, province de Québec,
             -et-
             LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     intimés

     MOTIFS d'ORDONNANCE

LE JUGE DENAULT:

     Le requérant demande l'émission d'un bref de certiorari pour annuler une déclaration de culpabilité relativement à une infraction disciplinaire prononcée contre lui par le tribunal disciplinaire de l'établissement de Port-Cartier où il est détenu.

     Le requérant a en effet été accusé d'avoir eu dans sa cellule de l'alcool frelaté en contravention de l'article 40. i) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.R.C. (1985) ch.C.44-6 (la Loi) Selon l'affidavit du président du tribunal disciplinaire, l'agent correctionnel SAVARD, seul témoin entendu à l'enquête, a identifié la substance qui se trouvait dans la cellule du requérant comme étant de l'alcool frelaté, en raison notamment de la texture et de l'odeur que le produit dégageait, de son expérience en la matière et de sa connaissance personnelle de l'alcool. Il importe de signaler à cet égard qu'il est impossible de vérifier la teneur des propos exacts du témoin vu que la transcription de son témoignage à l'enquête n'est pas disponible; en raison d'une erreur lors de l'enregistrement, seuls les commentaires du président, dans l'énoncé de sa sentence, sont disponibles.

     Convaincu hors de tout doute raisonnable que le requérant était coupable de l'infraction prévue à l'article 40. i) de la loi, soit d'avoir eu en sa possession un objet interdit, en l'occurrence de l'alcool frelaté, le président du tribunal disciplinaire l'a condamné à dix jours d'isolement disciplinaire avec perte de privilèges.

     Alors que l'article 40. i) de la Loi énonce l'infraction, les paragraphes 43.(1) et (3) précisent le cheminement de l'accusation. Ils se lisent ainsi:

     40.      Est coupable d'une infraction disciplinaire le détenu qui:
         ...
         i)      est en possession d'un objet interdit ou qui en fait le trafic;
         ...
     43.(1)      L'accusation d'infraction disciplinaire est instruite conformément à la procédure réglementaire et doit notamment faire l'objet d'une audition conforme aux règlements;
     (2)      ...
     (3)      La personne chargée de l'audition ne peut prononcer la culpabilité que si elle est convaincue hors de tout doute raisonnable, sur la foi de la preuve présentée, que le détenu a bien commis l'infraction reprochée.

L'article 2 de la Loi définit les expressions suivantes:

     objet interdit
     a)      substances intoxicantes;
     ...
     substances intoxicantes
     Toute substance qui, une fois introduite dans le corps humain, peut altérer le comportement, le jugement, le sens de la réalité ou l'aptitude à faire face aux exigences normales de la vie. Sont exclus la caféine et la nicotine, ainsi que tous médicaments dont la consommation est autorisée conformément aux instructions d'un agent ou d'un professionnel de la santé.

     La Directive du Commissaire no 580 énonce les mesures disciplinaires prévues à l'endroit des détenus. On y retrouve, entre autres, les dispositions suivantes:

     35.      Les règles régissant le dépôt des témoignages en matière pénale ne s'appliquent pas aux audiences disciplinaires. Le président peut admettre tout élément de preuve qu'il considère valable et digne de foi.
     39.      Le président doit décider si les éléments de preuve produits à l'audience disciplinaire établissent hors de tout doute raisonnable chacune des accusations contre le détenu.

     La procureure du requérant plaide que celui-ci aurait dû être acquitté vu l'absence totale de preuve à l'effet qu'il avait été en possession d'une substance intoxicante.

     Pour sa part, l'avocate de l'intimé plaide que la décision de déclarer le requérant coupable de l'infraction d'avoir été en possession d'un objet interdit, soit de l'alcool frelaté, a été prise correctement, dans le respect des règles de la justice naturelle et de l'équité procédurale. Elle plaide en particulier qu'une cour peu recevoir un témoignage qui n'est pas celui d'un expert mais qui n'en est pas moins l'opinion d'un témoin sur une question fondamentale dans l'affaire, le poids à accorder à ce témoignage relevant complètement de la cour qui a jugé. L'avocate cite, au soutien de sa thèse, l'arrêt de la Cour suprême dans Graat c. La Reine (1982) 2 R.C.S. 819. Dans cette affaire où la cour devait se prononcer à savoir si la capacité de conduire de l'individu était affaiblie par l'effet de l'alcool, la Cour suprême, tout comme le juge du procès, a cru les témoignages d'opinion de deux agents de police selon lesquels la capacité de conduire de l'individu était affaiblie par l'effet de l'alcool. Le juge Dickson, au nom de la cour, s'est exprimé ainsi:

     Il ne s'agit pas ici d'une affaire d'exclusion du témoignage d'un non-expert parce qu'on aurait dû faire appel à un spécialiste. Il est depuis longtemps admis dans notre droit que l'ébriété n'est pas un état si exceptionnel qu'il faille avoir recours à un expert en médecine pour la diagnostiquer. Un témoin ordinaire peut donner son avis sur la question de savoir si une personne est ivre. Ce n'est pas un sujet où il est nécessaire d'obtenir un témoignage scientifique, technique ou spécialisé pour que le tribunal apprécie les faits pertinents à leur juste valeur. L'ébriété et l'affaiblissement de la capacité de conduire sont des questions que, de nos jours, un jury peut résoudre intelligemment en fonction des connaissances et de l'expérience communes. L'aide d'un expert est superflue.
     Dans ces conditions, il paraît illogique de priver la cour de l'aide que l'opinion du témoin peut lui apporter sur le degré d'ébriété, c.-à-d. sur la question de savoir si la capacité de conduire d'une personne était affaiblie par l'usage de l'alcool. S'il fallait exclure les dépositions de témoins ordinaires, la défense en serait gravement gênée. Si l'on doit priver l'accusé du droit de citer des personnes qui l'accompagnaient lors de l'incident et de les faire témoigner qu'à leur avis sa capacité de conduire n'était nullement affaiblie, l'intérêt de la justice en serait atteint.
     C'est une autre question de savoir s'il faut ajouter foi au témoignage des policiers ou d'autres témoins ordinaires. Le poids à accorder au témoignage relève complètement du juge ou du juge et du jury. La valeur probante de l'opinion dépend de la façon dont la cour juge toutes les circonstances.

     Si intéressant que soit cet arrêt de la Cour suprême, il ne peut s'appliquer en l'espèce à moins de faire certaines distinctions. En l'instance, non seulement l'accusation portée contre le requérant n'est-elle pas la même que celle de l'affaire Graat, mais le point essentiel à trancher est aussi fort différent. Dans Graat, la cour devait décider si la capacité de conduire d'une personne était affaiblie par l'usage de l'alcool. En l'espèce, le président devait décider si le requérant était en possession d'un objet interdit, à savoir une substance intoxicante, et plus particulièrement, selon la définition même de cette expression, une "substance qui, une fois introduite dans le corps humain, peut altérer le comportement, le jugement, le sens de la réalité ou l'aptitude à faire face aux exigences normales de la vie."

     De toute évidence, cette preuve n'a pas été faite. Il ne suffit pas qu'un agent témoigne de la texture et de l'odeur que le produit dégageait pour démontrer que ce produit pouvait altérer le comportement, le jugement, le sens de la réalité... de celui qui le possédait. Quant à l'expérience en la matière de l'agent et de sa connaissance personnelle de l'alcool, elles ne pouvaient remplacer un témoignage scientifique, technique ou spécialisé où, à tout le moins, on aurait fait état du degré d'alcool contenu dans le récipient découvert dans la cellule du requérant.

     Dans la mesure où le président du tribunal disciplinaire a rendu une décision entachée d'une erreur de droit, la demande de certiorari doit être accordée. En conséquence, la décision rendue par le président du tribunal disciplinaire du pénitencier de Port-Cartier le 25 janvier 1996, condamnant et imposant au requérant une sentence de dix jours d'isolement disciplinaire avec perte de privilèges, est annulée.

OTTAWA, le 16 avril 1997

J.C.F.C.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

N º DE LA COUR: T-350-96

INTITULÉ:JACQUES MINEAU -et- Me HUBERT BESNIER et al

LIEU DE L'AUDIENCE : MONTRÉAL, QUÉBEC DATE DE L'AUDIENCE : LE 10 AVRIL 1997 MOTIFS DU JUGEMENT DU JUGE DENAULT EN DATE DU 16 AVRIL 1997

COMPARUTIONS

RENÉE MILLETTE POUR LE REQUÉRANT

ROSEMARIE MILLAR POUR L'INTIMÉS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Me RENÉE MILLETTE

MONTRÉAL (QUÉBEC) POUR LE REQUÉRANT

GEORGE THOMSON

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA POUR L'INTIMÉS

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