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Date : 20030801

Dossier : T-1864-00

Référence : 2003 CF 949

ENTRE :

                                                               JOHN LETOURNEAU

                                                  et LETOURNEAU LIFE RAIL LTD.

                                                                                                                                                   demandeurs

                                                                                                                  (défendeurs reconventionnels)

                                                                                   et

                                                CLEARBROOK IRON WORKS LTD.

                                                                                                                                               défenderesse

                                                                                                           (demanderesse reconventionnelle)

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                  Le demandeur John Letourneau affirme qu'il a inventé un type de garde-corps simple et ingénieux qui sert à empêcher les travailleurs de tomber lors de la construction d'immeubles en hauteur. Il semble que ce garde-corps est devenu populaire du jour au lendemain et qu'il a suscité des imitations. D'où la présente action intentée par le demandeur ainsi qu'une action parallèle qu'il a introduite et qui y est identique sauf pour le choix des défendeurs.

[2]                  L'action parallèle a été instruite plus rapidement et a fait l'objet d'un règlement d'un commun accord des avocats. L'avocat de la défenderesse souhaite utiliser en l'espèce des documents que les demandeurs ont produits dans l'action parallèle. La règle de l'engagement implicite de confidentialité entre donc en jeu.

ANALYSE

[3]                  La règle de l'engagement implicite de confidentialité est un principe procédural d'origine jurisprudentielle (voir à cet égard le jugement National Gypsum Co. c. Dorrell (1989), 34 C.P.C. (2d) 1 (H.C. Ont.), aux pages 9 et 10). Elle vise à protéger le droit à la vie privée du plaideur et à contrebalancer le caractère inquisiteur de l'enquête préalable (voir aussi le jugement Schreiber c. Canada (Attorney General) [2001] 1 W.W.R. 739 (C.B.R. Alb.), aux pages 742 et 743). Suivant la règle de l'engagement implicite de confidentialité, celui qui produit des documents lors de l'enquête préalable s'engage implicitement envers le tribunal à ce que les personnes à qui ils sont communiqués ne s'en serviront pas à d'autres fins, sous peine d'outrage au tribunal.

[4]                  Dans le jugement Merck and Co. c. Apotex Inc. (1997), 161 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.), le juge Joyal a entrepris l'examen d'une situation dans laquelle on pouvait se dispenser d'appliquer la règle en examinant les raisons de l'existence même de ce principe :


18         Dans l'arrêt Goodman c. Rossi (1995), 24 O.R. (3d) 359, la Cour d'appel de l'Ontario explique que la règle de l'engagement implicite repose sur deux fondements. Le principe se fonde sur la reconnaissance d'un droit général à la confidentialité des documents qui appartiennent à une personne. La communication constitue une atteinte à ce droit dans le cadre des procédures obligatoires du tribunal. Le corollaire nécessaire de ce principe est que cette atteinte ne doit pas être autorisée pour des fins autres que la recherche de la justice dans l'instance au cours de laquelle la communication est faite.

Il s'ensuit qu'il y a lieu de trouver un juste équilibre entre ces deux impératifs, mais qu'il ne faut pas assouplir la règle au point de compromettre l'intégralité de la communication préalable.

[5]                  Une partie peut demander à être dispensée de l'engagement implicite, par exemple lorsque son intérêt à utiliser des renseignements l'emporte sur le droit protégé, ou lorsqu'il est également possible d'obtenir le document en dehors du procès au cours duquel il a été produit. Le juge McGillis explique l'essentiel de ces aspects dans le jugement Mark Anthony Properties Ltd. c. Victor International Inc. (2000), 183 F.T.R. 40 (C.F. 1re inst.), aux pages 43 et 44. Dans ses motifs, le juge McGillis cite un passage de l'arrêt Eli Lily and Co. c. Interpharm Inc. (1993) 50 C.P.R. (3d) 208 (C.A.F.), à la page 213, dans lequel le juge McDonald cite un passage de la décision rendue par le juge Reed dans l'affaire Canada c. Ichi Canada Ltd. (1991), 40 C.P.R. (3d) 119 (C.F. 1re inst.) :

Je fais miens les motifs du juge Reed dans l'affaire Canada c. Ichi, précitée, où elle dit à la fin de son jugement [à la page 126] :


                         La défenderesse apprendra, à la lecture des présents motifs, l'existence d'un engagement implicite automatique, de telle sorte que l'information obtenue lors de l'interrogatoire ne pourra être utilisée qu'aux seules fins du litige pour lequel elle a été obtenue. Bien entendu, cela ne limite pas l'utilisation d'informations qui, subséquemment, feront partie du dossier public. Cette décision n'affecte pas non plus l'utilisation d'informations obtenues lors de l'interrogatoire préalable qui auraient pu être obtenues d'une autre source. L'engagement implicite ne peut porter sur des documents et des informations obtenues d'une source étrangère à l'interrogatoire préalable, sous prétexte qu'ils ont été obtenus pendant l'enquête préalable. De plus, l'engagement implicite n'empêche pas une partie de demander, dans le contexte d'une instance connexe, d'être relevée de cet engagement implicite, afin que les informations obtenues lors de l'interrogatoire préalable puissent être utilisées dans cette autre instance.

                         En dehors de cette citation, les avocats ne nous ont mentionné aucune autre décision où l'on avait ordonné l'exécution d'un engagement qui concernait des renseignements obtenus d'une autre source que l'interrogatoire préalable.

                         J'estime qu'il ne devrait exister aucun engagement implicite dans le cas de documents déposés volontairement devant la Cour par voie d'affidavits ou dans des exposés des faits et du droit.

Dans le cas qui nous occupe, les documents qui ont été produits dans chacune des actions font jusqu'à un certain point double emploi. Toutefois, si j'ai bien compris, il se peut qu'on ait produit dans l'action parallèle des documents qui ont une incidence sur les changements de prix des demandeurs qui sont imputables à la concurrence. Il y a aussi un affidavit complémentaire qui a été souscrit conformément à une ordonnance de la Cour et qui fait état des recherches effectuées par les demandeurs pour trouver les documents. J'estime d'ailleurs que cet affidavit est susceptible de jouer un rôle déterminant sur l'issue de la présente demande. Les éléments d'information en litige ne sont pas de notoriété publique. Je dois donc décider si l'intérêt qu'a la défenderesse à les utiliser l'emporte sur le droit à la vie privée et à la confidentialité des demandeurs. Avant de citer la jurisprudence de la Cour fédérale, je tiens à reproduire le passage lucide et instructif suivant du jugement Schreiber, précité :

[traduction]


12          L'obligation pour un plaideur de se soumettre à l'enquête préalable constitue une atteinte à son droit à la vie privée et à la confidentialité de ses renseignements personnels. Cette atteinte est permise dans le but d'assurer une divulgation complète et, partant, de favoriser le dénouement juste de l'action dans laquelle la communication préalable a lieu. L'engagement implicite de confidentialité vise à limiter les conséquences de cette atteinte en s'assurant que les renseignements ne servent qu'aux fins pour lesquelles le plaideur est tenu de les fournir.

13         Libérer de cet engagement le plaideur qui a obtenu de tels renseignements dans le cadre de l'enquête préalable fausse l'équilibre que cet engagement est censé créer. On ne devrait accorder cette dispense que lorsque l'intérêt qu'une partie cherche à faire valoir en utilisant des renseignements obtenus lors de l'enquête préalable qui seraient autrement confidentiels l'emporte sur le droit de la partie adverse à la protection de sa vie privée et à la confidentialité de ses renseignements. Les mêmes intérêts que l'engagement permet d'équilibrer doivent être réévalués pour déterminer lesquels revêtent le plus d'importance. Si le droit d'une partie à la protection de sa vie privée l'emporte sur l'intérêt visé par la divulgation, l'engagement devrait être maintenu. En revanche, si les intérêts que la divulgation favorise sont plus importants, il y a lieu d'accorder la dispense.

14         Pour évaluer l'intérêt des défendeurs à maintenir l'engagement, je souligne que l'intérêt que l'engagement protège a été qualifié de droit à la vie privée. Dans l'arrêt Harman c. Secretary of State, [1983] 1 A.C. 280, lord Scarman fait observer, à la page 312 :

Mais il y a aussi le droit général des citoyens à la protection de leur vie privée, droit qui comprend celui de protéger la confidentialité de leurs propres documents.       

Lord Keith of Kinkel déclare pour sa part à la page 540 :

La communication préalable constitue une atteinte très grave au droit à la vie privée et à la confidentialité des affaires des justiciables.            


[6]                  L'avocat de la défenderesse soutient qu'il y a lieu de dispenser une partie de l'application de cette règle lorsque cette mesure est juste et équitable, qu'il existe des circonstances spéciales et que l'appréciation de l'injustice causée aux parties favorise celle qui réclame une dispense. L'avocat cite à cet égard le jugement Kastner c. Painblanc (1994), 57 C.P.R. (3d) 321 (C.F. 1re inst.), confirmé par la Cour d'appel fédérale à (1994), 59 C.P.R. (3d) 293, à l'appui de la proposition qu'une partie peut être libérée de son obligation de confidentialité en vertu de la règle de l'engagement implicite, si cette mesure est juste et équitable (à la page 323).

[7]                  Dans le jugement Visx Inc. c. Nidek Co. (1998), 80 C.P.R. (3d) 437 (C.F. 1re inst.), le juge Rothstein, maintenant juge à la Cour d'appel, est encore plus explicite. À la page 438, il résume les facteurs dont il y a lieu de tenir compte avant de décider d'accorder une dispense d'application de la règle de l'engagement implicite :

1) l'existence de circonstances spéciales;

2)    la mesure de l'injustice subie par les parties selon que la dispense d'application de la règle est accordée ou refusée.

[8]                  L'avocat de la défenderesse soutient qu'il y a lieu de dispenser de l'application de la règle de l'engagement implicite lorsque les renseignements recueillis au cours de l'enquête préalable doivent servir dans une action connexe soulevant les mêmes questions litigieuses. À défaut d'autre élément, j'estime qu'il ne s'agit pas là d'une circonstance spéciale. L'avocat poursuit son argument en faisant valoir qu'en tout état de cause, il serait juste et équitable d'accorder cette dispense, car la défenderesse continuerait à être liée par la règle de l'engagement implicite de ne pas se servir des renseignements obtenus lors de l'enquête préalable en dehors du procès. Si on l'applique de façon plus générale, ce raisonnement pourrait conduire à un effritement graduel de la règle sans que l'injustice causée aux parties entre vraiment en ligne de compte.


[9]                  Dans le jugement Lac Minerals Ltd. c. New Cinch Uranium Ltd. (1985), 17 D.L.R. (4th) 745 ( H.C. Ont.), la Cour a dispensé une partie de l'application de la règle de l'engagement implicite dans le cas d'actions parallèles introduites respectivement en Colombie-Britannique et en Ontario, au motif que la nécessité d'introduire deux actions découlait des exigences relatives à la compétence du régime fédéral canadien. Dans le volet ontarien de l'affaire Lac Minerals, le tribunal qui était saisi d'une requête mettant en cause l'application de la règle en question a tenu compte de plusieurs facteurs dont les liens étroits qui existaient entre l'action ontarienne et celle qui avait été intentée en Colombie-Britannique et du fait que les deux actions auraient pu être fondues en une seule n'eut été de l'incapacité du tribunal d'une des provinces d'assujettir de force des non-résidents à sa compétence et du fait que certains des documents qui avaient été produits devant les deux tribunaux au cours de l'enquête préalable étaient d'intérêt public. Dans une requête connexe présentée dans l'instance introduite en Colombie-Britannique sous l'intitulé Lac Minerals c. Vancouver Stock Exchange (1985) 17 D.L.R. (4th) 687 (C.S.C.-B.), le juge Taylor a passé en revue la jurisprudence des tribunaux de l'Angleterre et de la Colombie-Britannique sur la question de la dispense d'application de la règle avant de décider que la nature du système fédéral ainsi que l'objet des deux actions justifiaient l'octroi de cette réparation discrétionnaire, sous réserve des assurances appropriées devant le tribunal ontarien que la règle y serait observée. Les affaires Lac Minerals illustrent non seulement le volet du critère relatif aux circonstances spéciales, mais aussi le volet relatif à l'appréciation de l'injustice causée aux parties, et notamment la question du droit à la vie privée d'un côté et de l'intérêt du public de l'autre. En l'espèce, la situation est différente. Il n'est pas question d'intérêt public ni, manifestement, de fractionnement de compétence qui justifierait de dispenser de l'application de la règle comme dans les deux affaires Lac Minerals.

[10]            L'avocat de la défenderesse cite également l'arrêt Edgeworth Construction Ltd. c. Thurber Consultants Ltd. (2000) 190 D.L.R. (4th) 89 (C.A.C.-B.). Dans l'affaire Edgeworth, la Cour d'appel a déféré à la Section de première instance la requête dont elle était saisie en vue d'ordonner la production de documents tombant sous le coup de la règle de l'engagement implicite. La Cour d'appel a ordonné à la Section de première instance de tenir compte de l'équité procédurale dans l'intérêt de la justice. Dans l'affaire Edgeworth, les documents qui étaient censés contrevenir à la règle avaient été obtenus par la défenderesse Thurber Consultants qui était représentée par le même avocat qu'un autre plaideur qui s'opposait aussi à la demanderesse Edgeworth Construction Ltd. dans une autre instance. J'estime toutefois que le principe général dégagé dans l'arrêt Edgeworth, en l'occurrence celui de l'équité procédurale, n'ajoute rien au critère établi par le juge Rothstein dans le jugement Visx, précité, à savoir le critère de l'existence de circonstances spéciales et de la mesure de l'injustice subie par les parties selon que la dispense d'application de la règle est accordée ou refusée.


[11]            J'accorde un certain poids à l'argument de la défenderesse suivant lequel il est facile d'obtenir les renseignements réclamés au moyen de la présente requête puisque, rappelle la défenderesse, ces renseignements pouvaient être obtenus lors de l'enquête préalable. Les documents en question font cependant partie des affaires privées des demandeurs et il se peut que ceux-ci soient en mesure de maintenir jusqu'à un certain point cet état de fait sur le fondement de la pertinence, puisque les actions, bien que parallèles, ne sont pas complètement identiques. Pour cette raison, la balance penche en faveur de la préservation de la règle, car l'ignorer ferait subir une certaine injustice aux demandeurs.

[12]            Il y a par ailleurs également lieu de tenir compte jusqu'à un certain point du fait que, comme les avocats sont les mêmes dans les deux actions, ils ne pourront faire entièrement abstraction des éléments qui ont été produits dans le cadre de l'action parallèle qui a déjà été décidée, lorsqu'ils formuleront des questions et donneront des réponses dans la présente action. Il leur sera difficile d'éviter ce réflexe. Il convient toutefois de signaler qu'il ne s'agit pas d'une situation unique et que cet aspect ne devrait pas trop nous préoccuper. Je n'irai pas jusqu'à considérer qu'il s'agit d'une circonstance spéciale.


[13]            Finalement, il y a la question de savoir si l'article 3 des Règles, qui insiste fortement sur l'importance de trouver une solution au litige qui soit juste et équitable et la plus expéditive et économique possible, devrait s'appliquer au cas qui nous occupe. Bien qu'il s'agisse d'une disposition louable dont il faut toujours tenir compte, le juge Snider a récemment souligné dans le jugement Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc. 2003 CFPI 40, décision non publiée rendue le 17 janvier 2003 dans le dossier T-2282-01, que cet article comporte des limites. Au paragraphe 18, elle qualifie cette disposition de règle d'interprétation et non de procédure « très générale » . Dans le contexte actuel, il s'agit peut-être là d'une lacune regrettable de l'article 3. Toutefois, dans sa rédaction actuelle et faute de disposition des Règles de la Cour fédérale permettant d'interpréter et d'appliquer les règles « de façon à permettre d'apporter une solution au litige qui soit juste et équitable et la plus expéditive et économique possible » , l'article 3 n'est d'aucun secours en l'espèce. J'en arrive à cette conclusion parce que, comme je l'ai déjà souligné, la règle de l'engagement implicite est d'origine jurisprudentielle et elle ne se trouve pas dans les Règles de la Cour fédérale.

[14]            C'est avec regret que je dois rejeter la demande de dispense d'application de la règle de l'engagement implicite. Les dépens suivront le sort du principal.

« John A. Hargrave »

                                                                                                            Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 1er août 2003

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                                                 COUR FÉDÉRALE

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           T-1864-00

INTITULÉ :                                       John Letourneau et autre c. Clearbrook Iron Works Ltd.

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :              29 juillet 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :Le protonotaire Hargrave

DATE DES MOTIFS :                     1er août 2003

COMPARUTIONS:                       

Me Paul Smith                                      

Me J Kevin Wright

POUR LES DEMANDEURS (défendeurs reconventionnels)

POUR LA DÉFENDERESSE (demanderesse reconventionnelle)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Paul Smith Intellectual Property Law

Vancouver (Colombie-Britannique)    

Davis & Company

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DEMANDEURS (défendeurs reconventionnels)

                                  

POUR LA DÉFENDERESSE (demanderesse reconventionnelle)


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