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Federal Court Reports
Lavigne v. Canada (Human Resources Development) (T.D.) [1997] 1 F.C. 305

     T-1977-94

             AFFAIRE INTÉRESSANT une demande fondée sur l'article 77 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, ch. 31 (4ième suppl.)                         

ENTRE :

     ROBERT LAVIGNE,

                                         requérant,

     DÉVELOPPEMENT DES RESSOURCES HUMAINES,

     (ANCIENNEMENT SANTÉ ET BIEN-ÊTRE SOCIAL CANADA),

                                         intimé,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE,

                                         intimée,

     et

     COMMISSARIAT AUX LANGUES OFFICIELLES,

                                         intervenant.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE PINARD

         Il s'agit d'une demande de plusieurs réparations conformément à l'article 77 de la Loi sur les langues officielles (la Loi)1. L'article 77 dit ce qui suit :

         77.      (1) Quiconque a saisi le commissaire d'une plainte visant une obligation ou un droit prévus aux articles 4 à 7 et 10 à 13 ou aux parties IV ou V, ou fondée sur l'article 91 peut former un recours devant le tribunal sous le régime de la présente partie.                 
         [...]                 
             (4) Le tribunal peut, s'il estime qu'une institution fédérale ne s'est pas conformée à la présente loi, accorder la réparation qu'il estime convenable et juste eu égard aux circonstances.                 
             (5) Le présent article ne porte atteinte à aucun autre droit d'action.                 

HISTORIQUE

         Le requérant a réussi le concours 92-NHW-QU-OC-166, tenu par Santé et Bien-être social ("SBSC") en juillet 1992. Il s'est classé dix-neuvième sur la liste d'admissibilité établie à l'égard des postes bilingues. Le requérant a été nommé pour une période déterminée au poste de commis aux renseignements au groupe et au niveau CR-04 au poste bilingue ISQZC-8540C, pour la période allant du 27 août 1992 au 31 mars 1993. Il s'agissait d'un poste bilingue à nomination impérative (profil linguistique BBB). La langue préférée du requérant est l'anglais. Après avoir subi les épreuves appropriées, le requérant s'est mérité la note B pour la lecture, la même note pour la rédaction et la note E pour l'expression orale. Le niveau B pour la lecture signifie que le requérant pouvait comprendre la plupart des textes descriptifs et factuels ayant trait à des sujets reliés à son travail, saisir l'idée principale de la plupart des textes reliés à son travail, tirer des renseignements particuliers et distinguer les idées principales de celles d'une importance secondaire. Le niveau B à l'égard de la rédaction indique que le requérant est capable d'écrire de courts textes descriptifs ou factuels dans sa seconde langue et qu'il en maîtrise suffisamment le vocabulaire et la grammaire pour traiter des renseignements explicites ayant trait à des sujets reliés à son travail. La note E dans l'épreuve orale indique que le requérant s'exprime en français à un niveau si élevé qu'il n'a jamais à être testé de nouveau tant qu'il est à l'emploi du gouvernement fédéral.

         En mars 1993, avant la fin de la durée de leur emploi, les 31 commis aux renseignements engagés à la suite du concours 92-NHW-QU-OC-166 ont fait l'objet d'un examen du rendement en vue d'être réembauchés. Le chef d'unité responsable de la supervision des commis les a tous appréciés en fonction de leur rendement au cours de la durée de leur emploi qui prenait fin le 31 mars 1993 aux fins de les réembaucher. À la conclusion de ce processus d'examen, 22 candidats ont été placés sur une liste d'admissibilité. Les 22 candidats ont reçu la note globale de 65 % ou plus sur leur appréciation. Les candidats devaient obtenir la note de passage d'au moins 65 % afin de figurer sur la liste d'admissibilité. Cinq des 22 candidats placés sur la liste d'admissibilité se sont désignés comme étant anglophones. Des 22 candidats figurant sur la liste d'admissibilité, 19 ont accepté l'offre d'emploi qui leur a été faite et trois l'ont refusée. Quelques-uns des 19 candidats réembauchés ont vu leurs contrats renouvelés par la suite. Toutefois, en septembre 1994, aucun des 19 candidats qui avaient été réembauchés en mars 1993 travaillait encore dans le cadre des programmes de la sécurité du revenu.

         Comme c'est le cas pour tous les processus de sélection dans la fonction publique du Canada, les employés visés ont été notés en fonction de trois facteurs : leurs connaissances, leurs compétences et leurs qualités personnelles. Les notes des 31 commis aux renseignements allaient de la note la plus élevée de 85 % à celle la plus basse de 34,2 %. Le requérant a obtenu la note globale de 52,8 %. Conséquemment, il n'a pu être placé sur la liste d'admissibilité et n'a pas été embauché de nouveau par l'intimée depuis que son emploi a pris fin le 31 mars 1993. La note du requérant à l'égard de ses connaissances était de 79 sur 140, soit 56,42 %. Il s'est mérité, au niveau de ses compétences, la note de 115 sur 220, soit 52,2 %, et celle de 70 sur 140 à l'égard de ses qualités personnelles, soit 50 %. Le 8 février 1994, l'intimée a demandé à la Commission de la fonction publique du Canada de lui fournir une liste de candidats tirée de son répertoire pour qu'elle puisse s'en servir dans un autre concours, soit le concours 94-NHW-QU-OC-004. Ce concours visait l'établissement d'une nouvelle liste d'admissibilité pour répondre aux besoins supplémentaires du centre de services aux clients de Montréal. La liste d'admissibilité précédente, établie à la suite du concours 92-NHW-QU-OC-166 en août 1992, était encore valide mais elle ne contenait plus de noms; en d'autres termes, tous ceux qui y avaient figuré travaillaient dans le cadre des programmes de la sécurité du revenu ou alors n'étaient pas disponibles. Les 11 et 16 février 1994, la Commission de la fonction publique du Canada a adressé à l'intimé DRH des avis de présentation contenant les noms des candidats qui pourraient vouloir participer au concours. Le nom du requérant ne figurait pas sur les listes de présentation de la Commission de la fonction publique. Le fait que le nom du requérant ne figurait pas sur les listes en question n'était pas le fait de l'intimé DRH, le choix des candidats présentés étant la responsabilité de la Commission de la fonction publique.

         Au cours de son emploi auprès de SBSC, le requérant a déposé quatre plaintes auprès du Commissaire aux langues officielles ("CLO"). Le rapport rédigé par le CLO les expose comme suit :

         6      sa surveillante exige que la correspondance, adressée au bureau régional situé à Québec, soit écrite en français (dossier COLO 1950-92-H2);                 
         6      Les notes de service envoyées au bureau du district de Montréal, en provenance du bureau régional de Québec sont unilingues françaises (dossier COLO 0174-93-H2);                 
         6      la plupart des cours de formation liés à l'emploi sont offerts en français seulement au bureau du district de Montréal (dossier COLO 0175-93-H2);                 
         6      plusieurs messages unilingues anglais envoyés par courrier électronique, du bureau du district de Montréal au bureau régional de Québec, sont retournés avec la mention "en français s.v.p." (dossier 0357-93-H2).                 
             Dans une lettre du 4 juillet 1993, le plaignant nous présentait des éléments additionnels aux allégations initiales; il précisait ainsi que :                 
         6      le climat linguistique qui régnait au bureau de Montréal reflétait le fait que l'institution n'y avait pas créé un environnement propice à l'utilisation de l'anglais;                 
         6      son employeur n'aurait rien fait pour promouvoir l'emploi de la langue anglaise et lui aurait refusé de travailler en anglais;                 
         6      le fait qu'on lui ait refusé la formation et les instruments de travail en anglais a affecté défavorablement l'acquisition de connaissances ainsi que son rendement et, par conséquent l'évaluation qu'en a faite sa surveillante; l'employeur s'est basé sur cette évaluation pour décider de ne pas le réembaucher pour une autre période terme (déterminée).                 

         Le COL a considéré que les plaintes touchaient à "la langue de travail et aux chances d'emploi et d'avancement au sein des institutions fédérales", conformément aux dispositions de la partie V de la Loi. La région de travail de Montréal est désignée bilingue et, conséquemment, les employés ont le droit de se servir de la langue de leur choix dans l'exercice de leurs fonctions. Le bureau régional de Québec n'est pas désigné comme étant bilingue. Le bureau de Montréal relève du bureau de Québec. Le rapport a précisé que "le bureau de Québec doit accommoder les employés du bureau de Montréal dans leur droit de travailler dans la langue officielle de leur choix. Ainsi, dans le cadre du traitement interne des dossiers de la clientèle de SBS, les employés du bureau de Montréal peuvent communiquer avec le bureau de Québec dans leur langue préférée."

         Les conclusions du CLO, rendues dans son rapport déposé en juin 1994, sont les suivantes :

         < & nbsp;     la gestion du bureau de Montréal n'a pas préalablement identifié la préférence linguistique du plaignant (ni celle des autres commis dans des postes déterminés) à son arrivée en fonction;                 
         < & nbsp;     la gestion du bureau de Montréal ne s'est pas assurée que le plaignant et les autres membres du personnel d'expression anglaise reçoivent dans leur langue officielle la documentation produite tant au niveau régional qu'au niveau local;                 
         < & nbsp;     les chances du plaignant de faire valoir ses capacités et son potentiel furent affectées compte tenu du fait qu'il fut obligé, pendant environ la moitié de son emploi, de travailler en français; et                 
         < & nbsp;     le plaignant fut défavorisé dans ses chances d'acquérir et de maîtriser des connaissances reliées à l'emploi parce qu'il n'a pas reçu la formation initiale dans sa langue officielle et ne disposait pas des instruments de travail dans sa langue. Le plaignant se trouvait ainsi désavantagé par rapport à ses pairs d'expression française lors du processus de sélection. Cette situation a pu avoir un effet négatif sur ses chances d'emploi au sein du ministère.                 

         En concluant que les plaintes du requérant au sujet de sa langue de travail étaient justifiées, il a fait les recommandations suivantes au DRH :

         1.      de revoir, sans tarder, l'évaluation de rendement du plaignant (celle qui fut faite dans le cadre du processus de sélection des commis retenus pour une autre période d'emploi) en tenant compte du fait que le plaignant a été placé dans une position défavorable pour faire valoir ses connaissances et ses capacités; et, si possible, la décision concernant le non-renouvellement de son emploi.                 
         [...]                 
         2.      mettre en place, d'ici le 30 juin 1994, des séances d'information à l'intention des gestionnaires du bureau de Montréal afin de les sensibiliser à leurs obligations linguistiques;                 
         3.      s'assurer que les gestionnaires du bureau de Montréal prennent, d'ici le 30 juin 1994, toutes les mesures visant à fournir à ses employés d'expression anglaise les instruments de travail dans leur langue officielle et à créer un climat favorable à l'usage des deux langues officielles en milieu de travail;                 
         4.      s'assurer que la formation du personnel en régions bilingues au Québec soit offerte dès maintenant dans la langue officielle des employés; et                 
         5.      mettre en place, d'ici le 30 juin 1994, les mesures correctives que prévoyait, en juillet 1993, la Directrice régionale, services des ressources humaines, concernant les services centraux au bureau de Québec.                 

         L'examen original d'appréciation du rendement a été préparé par Mme Dubé (le chef d'unité responsable de la supervision du requérant), qui a conclu que ce dernier ne répondait pas aux exigences minimales (un niveau d'examen de 65 %) lui permettant de figurer sur une liste de rappel pour une autre période. Une certaine Mme Lavoie a procédé à une nouvelle appréciation des compétences du requérant conformément à la recommandation du CLO. Selon l'affidavit de Mme Lavoie, elle a conclu que le requérant, même en tenant compte du fait qu'il était placé dans une situation désavantageuse selon le rapport du CLO, ne répondait tout de même pas aux exigences minimales nécessaires pour figurer sur une liste de réembauchage.

         Le 23 août 1994, le requérant a déposé son avis de requête introductive d'instance conformément à l'article 77 de la Loi.

LA QUESTION LITIGIEUSE

         Comme l'intimé DRH a admis avoir enfreint la partie V de la Loi, la seule question restante est la réparation appropriée que doit accorder la Cour.

ANALYSE

         Étant donné que l'intimé DRH a admis qu'il y avait eu infraction aux droits du requérant en matière de langue de travail, lesquels sont garantis par la partie V de la Loi, le requérant recherche les réparations suivantes conformément aux paragraphes 77(1) et (4) de la Loi :

         1.      une ordonnance contraignant le DRH à fournir au requérant et au CLO les résultats de l'examen du dossier du requérant, y compris les motifs de la décision prise à l'égard de son défaut, en 1993, de réembaucher le requérant, tel que le recommandait le CLO dans son rapport;
         2.      des dommages-intérêts s'élevant aux montants suivants :
             -      50 000 $ de dommages-intérêts exemplaires en raison de la conduite discriminatoire du DRH
             -      39 393,648 $ pour perte de salaire
             -      4 924,152 $ pour avantages perdus (congés/congés de maladie)
             -      25 000 $ pour angoisse physique et morale et la perte de la [TRADUCTION] "jouissance de la vie", y compris tous les frais médicaux
             Au total :      119 317,80 $
         3.      une ordonnance imposant au DRH de rétablir le requérant dans la fonction publique fédérale;
         4.      une ordonnance déclarant que les antécédents professionnels du requérant lorsqu'il était au DRH doivent être vérifiés et rectifiés si nécessaire;
         5.      une lettre de recommandation sans réserves;
         6.      une ordonnance enjoignant au DRH de donner au requérant une lettre d'excuse, laquelle sera affichée dans toutes les installations du DRH;
         7.      l'adjudication des dépens.

         Pour sa part, l'intimé DRH soutient que la Cour devrait déclarer que compte tenu de toutes les circonstances, le requérant a déjà reçu une réparation juste et appropriée pour les infractions alléguées.

         Ainsi, comme l'indique la discussion précédente, l'intimé DRH a déjà reconnu avoir enfreint la Loi. De plus, l'intimé DRH a convenu d'appliquer les recommandations du rapport du CLO. Je suis convaincu, d'après les faits, que la nouvelle appréciation recommandée par le rapport du CLO et réalisée par le DRH a été faite raisonnablement et de façon adéquate par Mme Lavoie. Bien que le requérant aurait préféré ne pas être comparé à ses collègues francophones, selon le témoignage de Mme Lavoie, elle a revu l'appréciation du rendement du requérant, selon les recommandations du rapport du CLO, "en tenant compte du fait que le plaignant a été placé dans une situation défavorable pour faire valoir ses connaissances et ses capacités". Vu les paragraphes 37 à 50 de l'affidavit de Mme Lavoie, je suis persuadé qu'elle a procédé à l'examen conformément aux lignes directrices du rapport du CLO et qu'elle a apprécié le requérant de façon équitable. Je note cependant que même si la nouvelle appréciation de Mme Lavoie constitue un redressement objectif et très important dans les circonstances, la Cour n'a pas à s'en tenir aux recommandations du rapport du CLO. Le paragraphe 77(4) de la Loi donne clairement à la Cour un grand pouvoir discrétionnaire lorsqu'il s'agit d'accorder une réparation appropriée. Afin de déterminer laquelle conviendrait dans les circonstances de l'espèce, je propose de considérer chacune des réparations particulières demandées par le requérant.

         Je note qu'en ce qui concerne la première réparation réclamée par le requérant, celui-ci a indiqué au cours de l'audition devant moi que l'intimé s'était conformé à sa demande de communication des résultats de l'examen de son dossier.

         Quant aux réparations qui demeurent en litige, je conclus qu'il n'y a aucune preuve sérieuse à l'appui de trois des ordonnances recherchées par le requérant contre l'intimé DRH. À mon sens, la preuve n'appuie pas non plus la demande du requérant en vue d'obtenir une ordonnance enjoignant au DRH de le réintégrer dans la fonction publique fédérale, ni la demande du requérant visant à obtenir une ordonnance déclarant que ses antécédents professionnels lorsqu'il était au DRS doivent être vérifiés et rectifiés si nécessaire. En outre, la preuve n'étaye pas la demande du requérant visant à obtenir une lettre de recommandation sans réserves. Je fonde ma première conclusion sur le fait que le requérant n'a pas, à mon avis, établi un lien causal entre le non-respect, par l'intimé DRH, de la partie V de la Loi et le fait qu'il n'a pas été réembauché lorsque son contrat pour une période déterminée a pris fin le 31 mars 1993. Quant à la seconde conclusion, je me contente de remarquer que le requérant ne m'a pas convaincu que ses antécédents professionnels avaient besoin d'être rectifiés. Finalement l'intimé DRH a déjà adressé une lettre au requérant confirmant son embauchage par SBSC du 27 août 1992 au 31 mars 1993. Par ces motifs, et compte tenu du résultat du nouvel examen du rendement du requérant communiqué par Mme Lavoie, les trois ordonnances susmentionnées que recherche le requérant seraient des réparations inappropriées en l'espèce.

         Pour ce qui est des dommages-intérêts, j'aimerais tout d'abord traiter de la première observation de l'intimé selon laquelle il n'y a pas lieu d'accorder des dommages-intérêts parce que cette procédure a été introduite par voie d'avis de requête. L'intimé prétend que vu la répugnance traditionnelle des tribunaux à accorder des dommages-intérêts lorsque les procédures ont été engagées par voie d'avis de requête, il s'ensuit que l'article 77 de la Loi ne donne aucun droit d'en réclamer. Les avocats des intimés ont renvoyé à l'arrêt Lussier c. Collin, une décision de la Cour d'appel fédérale, à l'appui de la proposition selon laquelle "[...] même si on suppose que l'article 24 de la Charte donne le droit de réclamer des dommages-intérêts, il n'autorise certainement pas à ignorer les règles de procédure qui prescrivent comment de pareilles réclamations doivent être faites."2 Dans cette décision, le juge Hugessen, J.C.A., pour sa part, a indiqué qu'il était d'accord avec ses collègues, et il s'est montré d'avis qu'en ce qui concerne une demande d'ordonnance visant le paiement de dommages-intérêts "Les règles de procédure ne permettent pas qu'une telle condamnation puisse être prononcée sur simple requête; prétendre le contraire porterait gravement atteinte aux droits du défendeur de faire valoir tous ses moyens de défense." À mon sens, cette affaire peut se distinguer de la présente du fait que la Charte n'indique nullement de quelle façon la demande de réparation visée à l'article 24 devrait être instruite et décidée. La Loi sur les langues officielles , par contre, contient l'article 80 libellé comme suit :

         80. Le recours est entendu et jugé en procédure sommaire, conformément aux règles de pratique spéciales adoptées à cet égard en vertu de l'article 46 de la Loi sur la Cour fédérale .                 

         Ainsi, le législateur a précisé que la demande prévue à l'article 77 est entendue et jugée en procédure sommaire, conformément aux règles de pratique spéciales adoptées à cet égard en vertu de l'article 46 de la Loi sur la Cour fédérale. Aucune règle de ce genre n'a été adoptée . . . Le requérant s'est conformé à la partie V de la Loi en agissant par voie de demande plutôt que par voie d'action. En l'absence de règles spéciales adoptées en application de l'article 46 de la Loi sur a Cour fédérale, la procédure établie en vertu de la partie V de la Loi devrait être respectée et recevoir plein effet de la façon pratique prévue par le législateur. Conséquemment, la Règle 400 des Règles de la Cour fédérale, invoquée par les avocats des intimés, n'est pas enfreinte et, en tout état de cause, ne peut être utilisée pour contourner l'intention du législateur. Comme le dit la Règle 2(2), les Règles de la Cour fédérale "visent à faire apparaître le droit et en assurer la sanction; elles doivent s'interpréter les unes par les autres et autant que possible faciliter la marche normale des procès plutôt que de la retarder ou y mettre fin prématurément." De plus, la Règle 302 dicte qu'"aucune procédure devant la Cour ne sera annulée pour simple objection de forme." En outre, compte tenu des procédures en l'espèce, de la preuve documentaire et des moyens avancés pour le compte de toutes les parties à l'égard de la demande de dommages-intérêts du requérant, et attendu que les intimés n'ont pas démontré ni même ne se sont plaints qu'un préjudice leur avait été causé par la procédure employée par le requérant, je conclus que le droit des intimés d'opposer toutes les défenses possibles à la demande de dommages-intérêts du requérant n'a aucunement été atteint.

         Je suis aussi d'accord avec l'observation de l'intervenant selon laquelle l'interprétation proposée par les intimés, qui nie le droit aux dommages-intérêts, est restrictive et incompatible avec l'interprétation de la nature et des fins de la Loi que la Cour d'appel fédérale a donnée dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Viola.3

             La Loi sur les langues officielles de 1988 n'est pas une loi ordinaire. Elle reflète à la fois la Constitution du pays et le compromis social et politique dont il est issu. Dans la mesure où elle est l'expression exacte de la reconnaissance des langues officielles inscrite aux paragraphes 16(1) et 16(3) de la Charte canadienne des droits et libertés, elle obéira aux règles d'interprétation de cette Charte telles qu'elles ont été définies par la Cour suprême du Canada6. Dans la mesure, par ailleurs, où elle constitue un prolongement des droits et garanties reconnus dans la Charte, et de par son préambule, de par son objet défini en son article 2, de par sa primauté sur les autres lois établies en son paragraphe 82(1), elle fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi-constitutionnelles qui expriment "certains objectifs fondamentaux de notre société", et qui doivent être interprétées "de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui (les) sous-tendent.7" Dans la mesure, enfin, où elle constitue une loi relative à des droits linguistiques qui, au Canada, ont pris valeur de droits fondamentaux mais n'en demeurent pas moins le fruit d'un compromis social et politique fragile, elle invite les tribunaux à faire preuve de prudence, et à "hésiter à servir d'instruments de changement" ainsi que le rappelait le juge Beetz dans Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick Inc. et autre c. Association of Parents for Fairness in Education et autres8 :                 
                     . . . les garanties juridiques ainsi que les droits linguistiques relèvent de la catégorie des droits fondamentaux.                         

     . . .

                     À la différence des droits linguistiques qui sont fondés sur un compromis politique, les garanties juridiques tendent à être de nature plus féconde parce qu'elles se fondent sur des principes.                         


     . . .

                     Cette différence essentielle entre les deux types de droits impose aux tribunaux une façon distincte d'aborder chacun. Plus particulièrement, les tribunaux devraient hésiter à servir d'instruments de changement dans le domaine des droits linguistiques.                                 
                         
             6 R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Therens et autres, [1985] 1 R.C.S. 613; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486.                 
             7 Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, aux p. 89 et 90. Voir également : Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536, à la p. 547; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) , [1987] 1 R.C.S. 1114, à la p. 1134; Scowby c. Glendinning [1986] 2 R.C.S. 226, à la p. 236; Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, à la p. 224; Winnipeg School Division No. 1 c. Craton et autre, [1985] 2 R.C.S. 150, à la p. 156; Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink et autre, [1982] 2 R.C.S. 145, aux p. 157 et 158.                 
             8 [1986] 1 R.C.S. 549, à la p. 578.                 

         Le paragraphe 77(4) de la Loi est la reprise du paragraphe 24(1) de la Charte qui permet à quiconque dont les droits ou les libertés garantis par la Charte ont été violés ou niés de s'adresser à un tribunal compétent pour "obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances". Tout comme le paragraphe 24(1) de la Charte donne à la Cour un large pouvoir discrétionnaire d'accorder la réparation d'une violation de la Charte, le paragraphe 77(4) de la Loi donne à la Cour le pouvoir discrétionnaire également étendu d'accorder une réparation à l'égard de la violation des droits linguistiques que la Loi protège. À l'époque de l'adoption de la Loi sur les langues officielles de 1988, la Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Mills c. La Reine4, avait déjà établi que les dommages-intérêts étaient une réparation possible en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. Plus tard, dans l'arrêt R. c. Gamble5, la Cour suprême du Canada a confirmé que les réparations prévues au paragraphe 24(1) de la Charte devraient recevoir une interprétation large et fondée sur l'objet visé, et que les "distinctions devenues obscures, formalistes, artificielles et qui plus est ne tiennent aucun compte de l'objet visé, devraient être rejetées." Dans ce contexte, vu l'importance des dommages-intérêts dans le système judiciaire, je partage l'avis de l'intervenant selon lequel restreindre le genre de réparations accordées de façon à exclure les dommages-intérêts serait incompatible avec le sens évident du paragraphe 77(4) de la Loi. Si le législateur avait voulu restreindre les pouvoirs que cette disposition particulière confère à la Cour d'accorder une réparation de façon à exclure les dommages-intérêts, il l'aurait dit explicitement.

         En interprétant le paragraphe 77(4), il faut garder à l'esprit l'objet de la Loi, exposé à l'alinéa 2a), qui consiste à atteindre l'objectif suivant en ce qui concerne la langue de travail dans les institutions fédérales :

         a) [d']assurer le respect du français et de l'anglais à titre de langues officielles du Canada, leur égalité de statut et l'égalité de droits et privilèges quant à leur usage dans les institutions fédérales, notamment en ce qui touche les débats et travaux du Parlement, les actes législatifs et autres, l'administration de la justice, les communications avec le public et la prestation des services, ainsi que la mise en oeuvre des objectifs de ces institutions;                 

         Ainsi, une analyse fonctionnelle mène aussi à une interprétation large et libérale du paragraphe 77(4) qui donnerait à la Cour le pouvoir discrétionnaire d'adjuger des dommages-intérêts en guise de réparation en vertu de la partie V de la Loi (voir l'arrêt Clarke c. Clarke, [1990] 2 R.C.S. 795, aux pages 806 et 807, les motifs du juge Wilson).

         De plus, le choix de la réparation appropriée prévue au paragraphe 77(4) doit relever entièrement du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Dans l'arrêt Mills, précité, à la page 965, la Cour suprême du Canada a fait des commentaires sur l'étendue de ce pouvoir discrétionnaire dans le contexte de l'article 24 de la Charte :

             Quelle réparation peut-on obtenir lorsqu'il est fait droit à une demande fondée sur le par. 24(1) de la Charte ? Là encore le par. 24(1) n'apporte pas de réponse. Il ne fait que prévoir que l'appelant peut obtenir la réparation que le tribunal estime "convenable et juste eu égard aux circonstances". Il est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu. Ce large pouvoir discrétionnaire n'est tout simplement pas réductible à une espèce de formule obligatoire d'application générale à tous les cas, et les tribunaux d'appel ne sont nullement autorisés à s'approprier ce large pouvoir discrétionnaire ni à en restreindre la portée . . .                 

         À mon avis, l'interprétation proposée par les intimés nuirait au bon exercice du pouvoir discrétionnaire judiciaire.

         Finalement, la Loi sur les langues officielles de 1988 est une loi destinée à créer des droits et des obligations efficaces et pratiques. Pour atteindre cet objectif, et pour s'assurer que la Loi sert efficacement à protéger les droits linguistiques des Canadiens, les dommages-intérêts doivent faire partie de la panoplie des réparations que peut accorder la Cour conformément au paragraphe 77(4). J'estime la possibilité pour la Cour d'adjuger des dommages-intérêts essentielle à la mise en vigueur des droits quasi-constitutionnels garantis.

         Conséquemment, je dois maintenant traiter de la demande de dommages-intérêts du requérant. Comme j'ai déjà décidé que le requérant n'a établi aucun lien causal entre la non-observation, par le DRH, de la partie V de la Loi et le fait qu'il n'a pas été réembauché lorsque son contrat pour une période déterminée a pris fin le 31 mars 1993, le requérant n'a droit à aucune compensation pour perte de salaire et d'avantages.

         En ce qui concerne la demande de dommages-intérêts pour l'angoisse physique et mentale du requérant subie et la perte de la [TRADUCTION] "jouissance de la vie", y compris tous les frais médicaux engagés, le lien causal entre d'une part, la violation, par le DRH, des droits linguistiques du requérant et d'autre part, la preuve médicale, qui se limite à la lettre du docteur Dalton en date du 25 janvier 1996 et aux frais médicaux (remèdes) qui s'élèvent à 139,51 $, n'a pas été établi de façon satisfaisante. Toutefois, la violation par le DRH a incité le requérant à déposer de nombreuses plaintes auprès du CLO. Ces efforts légitimes du requérant de protéger ses droits linguistiques lui ont causé une gêne considérable et la perte de la jouissance de la vie, qui doivent se compenser par des dommages-intérêts s'élevant à trois mille dollars (3 000 $), avec intérêt à compter de la date de l'ordonnance rendue dans cette affaire.

         Pour ce qui est de la demande de dommages-intérêts exemplaires le requérant n'a pas établi que le DRH s'était conduit de façon dure, rancunière, répréhensible ni malveillante. La Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit relativement aux dommages-intérêts exemplaires ou punitifs dans l'arrêt Vorvis c. I.C.B.C.6 :

             De plus, il n'est possible d'accorder des dommages-intérêts punitifs qu'à l'égard d'un comportement qui justifie une peine parce qu'il est essentiellement dur, vengeur, répréhensible et malicieux. Je ne prétends pas avoir énuméré tous les qualificatifs aptes à décrire un comportement susceptible de justifier l'attribution de dommages-intérêts punitifs, mais de toute façon, pour que de tels dommages-intérêts soient accordés, il faut que le comportement soit de nature extrême et mérite, selon toute norme raisonnable, d'être condamné et puni.                 

         En l'espèce, pour ce qui est des plaintes 1950-92-H2 et 0357-93-H2 (l'obligation faite au requérant par DRH de rédiger en français les rapports écrits relatifs aux clients francophones qu'il adressait aux commis-analystes du bureau de Québec), les intimés reconnaissent que le requérant aurait dû avoir le droit de rédiger tous les rapports qu'il a adressés aux commis-analystes du bureau de Québec en anglais. Cependant, il semblerait qu'à l'époque ou le requérant a été tenu d'écrire les rapports en question en français, le DRH croyait honnêtement que, en application des parties IV et V de la Loi et des politiques du Conseil du Trésor, ces rapports devaient être rédigés en français. À la suite de discussions entre le DRH et le CLO, le requérant a finalement été autorisé à rédiger ses rapports en anglais.

         Quant à la plainte 0174-93-H2 (l'usage du français par l'intimé dans deux lettres adressées au requérant le 28 août 1992 et le 8 septembre 1992), les intimés reconnaissent qu'en vertu de l'alinéa 36(1)a)(i) de la Loi, le DRH était tenu de voir à ce que les services centraux et personnels soient offerts au requérant dans la langue officielle de son choix. Cependant, à l'époque où lui ont été adressées les deux lettres faisant l'objet de la plainte, le requérant n'avait pas encore choisi la langue officielle dans laquelle il préférait recevoir ce genre de communications écrites.

         En ce qui concerne la plainte 0175-93-H2 (cours de formation reliés au travail), les intimés reconnaissent que le requérant aurait dû avoir la possibilité de recevoir toute la formation reliée à son travail et tous les instruments de travail dans la langue officielle de son choix. Cependant, il semble que la plupart des instruments de travail ont été, de fait, fournis au requérant dans la langue officielle qu'il préfère.

         Dans ces circonstances, le DRH ayant aussi convenu de suivre les recommandations contenues dans le rapport du CLO, je ne puis conclure que la conduite de DRH a été excessive, ni que selon tout critère raisonnable, il mérite une condamnation et une peine pleines et entières. Par conséquent, le requérant n'a droit à aucune somme en guise de dommages-intérêts pour la conduite discriminatoire des employés de l'intimé.

         Finalement, étant donné que le CLO a conclu que les plaintes du requérant à l'égard de sa langue de travail étaient fondées, et vu que les intimés ont admis les infractions à la partie V de la Loi sur les langues officielles, je conviens avec le requérant que le DRH lui doit des excuses formelles. J'estime que ces excuses serviront les fins de la Loi. Elles signaleront à chaque employé d'une institution fédérale qu'en ce qui concerne la langue au travail et la fourniture des services, le DRH est fermement déterminé, conformément à la Loi, à maintenir et à accorder un statut égal aux deux langues officielles, aussi bien qu'à voir à ce que chaque employé ait des droits et des privilèges égaux, indépendamment de la langue officielle qu'il préfère. Conséquemment, il sera ordonné que des excuses formelles soient faites par écrit au requérant et qu'elles soient affichées dans toutes les installations de DRH.

         Après avoir entendu les observations des parties au sujet des frais, le requérant aura droit à ses frais sur la base des frais entre parties.

OTTAWA (Ontario)

                        
                                     JUGE
Traduction certifiée conforme     
                         Louise Dumoulin-Clark

     T-1977-94

OTTAWA (ONTARIO)

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PINARD

             AFFAIRE INTÉRESSANT une demande fondée sur l'article 77 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, ch. 31 (4ième suppl.)                         

ENTRE :

     ROBERT LAVIGNE,

                                         requérant,

     DÉVELOPPEMENT DES RESSOURCES HUMAINES,

     (ANCIENNEMENT SANTÉ ET BIEN-ÊTRE SOCIAL CANADA),

                                         intimé,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE,

                                         intimée,

     et

     COMMISSARIAT AUX LANGUES OFFICIELLES,

                                         intervenant.

     ORDONNANCE

         Une ordonnance portant paiement de dommages-intérêts au montant de trois mille dollars (3 000 $), avec intérêt à compter de la date susmentionnée, est rendue aux présentes en faveur du requérant contre les intimés. Il est en outre ordonné, conformément aux motifs déposés à l'appui des présentes, que l'intimé Développement des ressources humaines fasse au requérant, par écrit, des excuses formelles et qu'elles soient affichées dans toutes les installations du Développement des ressources humaines. Les frais sont adjugés contre les intimés et en faveur du requérant.

                        
                                     JUGE
Traduction certifiée conforme     
                         Louise Dumoulin-Clark
__________________

     1      L.C. 1988, ch. 38, sanctionnée le 28 juillet 1988.

     2      [1985] 1 C.F. 124, à la page 125, le juge Pratte, J.C.A.

     3      [1991] 1 C.F. 373 aux pages 386 et 387, le juge Décary, J.C.A.

     4      [1986] 1 R.C.S. 863.

     5      [1988] 2 R.C.S. 595 à la page 640.

     6      [1989] 1 R.C.S. 1085 aux pages 1107 et 1108, le juge McIntyre.

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