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     T-2455-91

Entre :

     UNIVERSAL GRAPHICS LTD.,

     demanderesse,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     défenderesse.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE

JOHN A. HARGRAVE

     Les présents motifs découlent de la requête écrite que la défenderesse a présentée en application de la Règle 324 en vue de faire rejeter pour cause de défaut de poursuite l'action que la demanderesse a intentée en septembre 1991. Subsidiairement, la défenderesse, qui a déposé son affidavit de documents et demandé en vain à la demanderesse de produire certains documents, veut obtenir une ordonnance portant production de documents. Bien qu'elle ait été suffisamment informée, tant par écrit que par la signification des documents, la demanderesse a ignoré la présente requête. Cette conduite de la demanderesse, qui tarde à agir et ignore la défenderesse et, effectivement, l'ensemble de l'affaire, y compris la présente requête, frôle l'abus des procédures de la Cour. Pis encore, cette conduite insolente va à l'encontre de la raison d'être des tribunaux, qui ont été créés pour trancher les différends d'une manière harmonieuse.

     La façon habituelle de trancher les requêtes pour défaut de poursuite consiste à appliquer l'arrêt Birkett v. James (1978) A.C. 297, où la Chambre des lords a approuvé le critère que la Cour d'appel a établi dans Allen v. Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd. (1968), 2 Q.B. 229. Même si lord Diplock et lord Salmon ont tous deux rédigé des motifs concourants complémentaires, les tribunaux invoquent habituellement l'explication que lord Salmon a donnée pour dire que cette règle se compose d'un critère à trois volets selon lequel la partie défenderesse doit prouver qu'il y a eu retard inhabituel, que le retard inhabituel est inexcusable et qu'il risque de causer un grave préjudice à ladite partie défenderesse (p. 268). Il se peut que la formulation plus large de la règle proposée par lord Diplock, laquelle comporterait deux volets distincts et subsidiaires et exigerait la preuve d'un défaut intentionnel et insolent ou d'un retard inexcusable risquant vraiment de rendre impossible le jugement juste des points litigieux (p. 259), soit plus pertinente aujourd'hui, parce qu'elle permet une plus grande marge de manoeuvre pour régler la question du délai, qui constitue un problème de taille de nos jours. Cependant, le critère que la Cour fédérale a appliqué à maintes reprises est le critère à trois volets que lord Salmon a énoncé. Par conséquent, selon la règle qui est énoncée dans l'arrêt Allen v. Sir Alfred McAlpine et que la Cour fédérale applique pour trancher une requête fondée sur la Règle 440, le succès d'une demande de radiation dépend de la preuve qui sera présentée quant au retard inhabituel, à l'absence d'excuse crédible et au préjudice.

    

     Dans la présente affaire, un retard inhabituel a été prouvé et aucune excuse n'a été offerte. Cependant, la défenderesse, qui utilise l'argent des contribuables pour se défendre et pour tenter de faire bouger la demanderesse, laquelle ne semble pas avoir l'intention de procéder en l'espèce, ne peut prouver aucun préjudice, si ce n'est le préjudice inhérent au facteur temps, un délai d'environ six ans s'étant écoulé depuis l'introduction de l'action.

     L'application stricte du critère peut souvent donner lieu à un résultat injuste, car une partie défenderesse ne sera peut-être pas en mesure de prouver qu'elle a subi un préjudice malgré les nombreuses années écoulées. Cette question a récemment été portée à l'attention de la Chambre des lords dans Grovit v. Doctor (1997) 1 W.L.R. 640.

     Dans cette affaire, la partie demanderesse avait intenté une action en diffamation contre plusieurs défendeurs relativement à la publication admise d'une déclaration qui, d'après ceux-ci, était justifiée. En 1992, alors que la partie demanderesse n'avait rien fait pendant deux ans, le juge de première instance a conclu à l'existence d'un préjudice, mais la principale raison qu'il a invoquée pour radier l'action a été l'absence d'intérêt de la partie demanderesse dans la poursuite d'une action qui était pour ainsi dire stagnante. Le juge de première instance a dit que la conduite d'une partie demanderesse qui n'avait nullement l'intention de procéder était intolérable, tout en reconnaissant qu'aucun préjudice n'avait vraiment été causé au sens où le mot est employé dans les demandes de radiation. Le juge de première instance s'est demandé :

         [TRADUCTION] Est-ce à dire que les tribunaux ne peuvent agir à moins que la partie défenderesse n'établisse un préjudice? Certains soutiennent que l'argument de l'épée de Damoclès devrait être invoqué ou retenu uniquement dans les cas exceptionnels. À mon avis, il s'agit ici d'un cas où la Cour a parfaitement le droit de dire que l'existence même d'une action que le demandeur n'a aucun intérêt à poursuivre est intolérable et qu'il n'y a aucune raison pour laquelle les défendeurs, dont quelques-uns n'ont aucun lien avec la société et qui n'ont peut-être pas (à leur grand soulagement) à se soucier des autres litiges, devraient encore avoir cette épée suspendue au-dessus de leurs têtes (extrait cité de la décision de la Chambre des lords à la page 646).         

Le juge de première instance a radié l'action.

     Le lord juge Evans, de la Cour d'appel, a indiqué pour sa part que l'abus des procédures de la Cour que lord Diplock a mentionné lorsqu'il a formulé la règle relative à la radiation dans l'arrêt Birkett v. James, à la page 318, constituait un motif de radiation distinct1. La Cour d'appel a confirmé la décision du juge de première instance, mais pour des raisons légèrement différentes, puisqu'elle a conclu à l'existence d'un préjudice en raison du retard causé par un abus des procédures de la Cour. Cet abus des procédures ainsi que l'anxiété ainsi causée aux défendeurs constituaient un grave préjudice.

     Lord Wolf, qui a rédigé les motifs de la Chambre des lords, a fait état des critiques visant le volet préjudice grave du critère, dont l'affaiblissement du pouvoir du tribunal de radier des procédures comme mesure de sanction des délais, donnant ainsi lieu à une prolongation des litiges. Il a souligné le caractère trop strict de la définition du préjudice, qui ne tient pas suffisamment compte de l'anxiété causée aux parties en raison du retard, ainsi que le dilemme de la partie défenderesse qui doit, d'une part, prouver que la mémoire d'un témoin s'est estompée avec le temps, tout en sachant que, si l'action n'est pas radiée, elle aura affaibli sa propre cause en exprimant des commentaires négatifs sur son témoin. La Chambre des lords a pris acte des critiques spécifiques et souligné la nécessité d'apporter des modifications, tant au fond qu'à la procédure, étant donné que [TRADUCTION] "... les principes énoncés dans l'arrêt Birkett v. James sont insatisfaisants et ne conviennent pas. Ils sont beaucoup trop souples pour permettre de traiter efficacement les retards excessifs. De plus, ils occasionnent eux-mêmes d'autres délais excessifs et des frais supplémentaires" (page 643). Il s'agit là de considérations d'ordre pratique avec lesquelles doit trop souvent composer l'avocat de la défense qui veut rendre un peu plus certaine la situation de son client face à un demandeur qui n'est pas intéressé à poursuivre l'action de façon diligente.

     La Chambre des lords a esquivé le volet du critère qui concerne le préjudice et qui a été appliqué dans les arrêts Allen v. McAlpine et Birkett v. James en soulignant qu'en cas d'abus des procédures de la Cour, il n'est pas nécessaire de prouver l'existence d'un préjudice pour faire rejeter une action pour défaut de poursuite, le retard de plus de deux ans de la part de la partie demanderesse constituant une conduite équivalant à un abus des procédures de la Cour :

         [TRADUCTION] Les tribunaux existent pour permettre aux parties de faire trancher leurs différends. La conduite d'une personne qui intente une action sans avoir l'intention de la mener à terme peut constituer un abus des procédures de la Cour. En pareil cas, la partie contre laquelle l'action est intentée a le droit d'en demander la radiation et, si la justice l'exige (ce qui sera souvent le cas), les tribunaux rejetteront l'action (page 647).         

     Ces commentaires mènent à la conclusion clé selon laquelle la preuve de l'inactivité d'une partie demanderesse peut justifier une demande de l'action pour défaut de poursuite, mais qu'en cas d'abus des procédures de la Cour, il n'est pas nécessaire d'établir le défaut de poursuite selon le critère des arrêts Allen v. McAlpine et Birkett v. James :

         [TRADUCTION] La preuve que la partie défenderesse a invoquée pour prouver l'abus des procédures de la Cour peut être l'inactivité de la part de la partie demanderesse. Cette même preuve pourra sans doute justifier une demande visant à faire rejeter l'action pour défaut de poursuite. Cependant, s'il y a abus des procédures de la Cour, il ne sera pas vraiment nécessaire de prouver défaut de poursuite selon l'un ou l'autre des critères que lord Diplock a établis dans l'arrêt Birkett v. James (1978), A.C. 297 (loc. cit.).         

Cependant, si la Chambre des lords a rejeté l'appel de la partie demanderesse, confirmant par le fait même la radiation que le juge de première instance avait ordonnée, elle n'a pas tranché la question intéressante que celui-ci avait soulevée, soit celle de savoir si une action peut être rejetée pour défaut de poursuite lorsque la preuve ne respecte pas tout à fait les exigences découlant de l'un ou l'autre des volets du critère traditionnel. Lord Wolf, qui a rédigé le jugement auquel les autres lords juristes ont souscrit, a compris les raisons qui ont incité le juge de première instance à adopter cette interprétation, mais il a préféré s'abstenir de trancher la question jusqu'à ce qu'elle puisse être débattue à fond.

     Pour sa part, la Cour fédérale compte dans ses dossiers un nombre important d'actions qui sont intentées depuis belle lurette. Dans certains cas, le délai découle simplement des circonstances et de l'objet de l'affaire. Dans d'autres, il est imputable à une partie demanderesse qui a perdu intérêt, mais qui n'est pas disposée à se désister de l'instance, ce qui occasionne des frais à la partie adverse, que ce soit en temps ou en argent, et suscite de l'anxiété. La Cour devrait pouvoir accorder une réparation lorsque les circonstances le justifient sans devoir conclure à l'existence d'un préjudice en présumant que la mémoire des témoins s'est estompée avec le temps ou, pis encore, en obligeant la partie défenderesse à démontrer effectivement que la mémoire des témoins s'est estompée, ce qui nuirait par le fait même à la position de cette même partie si la requête devait échouer.

     Dans la présente affaire, un délai de six ans s'est écoulé. Or, la demanderesse n'a fourni aucune explication à ce sujet et ne semble pas par ailleurs avoir l'intention de procéder; cependant, aucun préjudice n'a été prouvé. L'action est radiée en raison du retard inhabituel causé par la demanderesse qui, en plus de n'offrir aucune excuse, ne montre aucun intérêt.

                             (S) "John A. Hargrave"

                                 Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 18 août 1997

Traduction certifiée conforme             

                             C. Bélanger, LL.L.

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

INTITULÉ DE LA CAUSE :      UNIVERSAL GRAPHICS LTD.

                     c.

                     SA MAJESTÉ LA REINE

No DU GREFFE :              T-2455-91

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT SANS

LA COMPARUTION DES AVOCATS

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU

PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE

EN DATE DU 18 AOÛT 1997

OBSERVATIONS ÉCRITES DE :

     Me Donald N. Cherniawsky      pour la demanderesse

     Me Bruce Logan              pour la défenderesse

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Bell Felesky Flynn              pour la demanderesse
     Edmonton (Alb.)
     Me George Thomson          pour la défenderesse
     Sous-procureur général
     du Canada
__________________

1      L'extrait que le lord juge Evans cite concerne le pouvoir de radier aux termes de l'article O.25, r.1 :
         [TRADUCTION] Le pouvoir ne doit s'exercer que si la Cour conclut soit (1) que le défaut a été intentionnel ou insolent, par exemple désobéissance à une ordonnance péremptoire de la Cour ou conduite équivalant à un abus des procédures de la Cour; soit (2) a) qu'il y a eu un retard excessif et inexcusable de la part de la part du demandeur ou de ses avocats, et b) ce retard risque vraiment de rendre impossible le jugement juste des points litigieux ou est tel qu'il causera vraisemblablement un grave préjudice aux défendeurs, que ce soit entre eux et le demandeur ou entre eux-mêmes ou encore entre eux et une tierce partie.
     Voir également l'extrait des motifs de lord Diplock dans Allen v. Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd., précité, aux pages 259 et 260, où les critères relatifs à la radiation sont présentés comme des moyens subsidiaires, soit un défaut intentionnel et insolent, soit un retard inexcusable risquant vraiment de rendre impossible le jugement juste des points litigieux.

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