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Date: 19971231


Dossier: T-1989-96

ENTRE :

     LE COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA,

     Requérant,

     - et -

     AIR CANADA,

     Intimée,

     - et -

     SYNDICAT NATIONAL DES TRAVAILLEURS ET DES

     TRAVAILLEUSES DE L'AUTOMOBILE, DE

     L'AÉROSPATIALE ET DE L'OUTILLAGE DU CANADA,

     Intervenant.

     MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE DUBÉ:

[1]      Une ordonnance a été rendue par cette Cour le 4 février 1997 autorisant l'intimée ("Air Canada") à soulever des moyens préliminaires à l'encontre de l'avis de requête introductive d'instance du requérant ("le Commissaire"). La présente requête déposée le 18 mars 1997 par Air Canada soulève donc six moyens préliminaires alternatifs demandant que soit rayée en partie la requête présentée par le Commissaire le 6 septembre 1996 en vertu des dispositions de l'article 78 de la Loi sur les langues officielles ("la Loi")1.

     1. Les faits

[2]      La requête introductive du Commissaire, déposée avec le consentement du plaignant Paul Comeau, traite du défaut d'Air Canada de fournir les services au sol dans la langue française à l'aéroport d'Halifax. Le Commissaire demande à cette Cour de déclarer qu'il existe une demande importante de services en français au bureau d'Air Canada à l'aéroport d'Halifax et qu'Air Canada ne remplit pas les obligations que lui impose la Partie IV de la Loi. Cette dernière prévoit des obligations linguistiques en matière de communications avec le public et de prestations de services, notamment à l'égard des voyageurs, lorsqu'il y a demande importante.

[3]      La requête du Commissaire repose sur trois affidavits déposés par le plaignant Paul Comeau, ainsi que par Marcel Charlebois et Jeanne Renault.

[4]      L'affidavit de Paul Comeau dresse un portrait des incidents et des contraventions dont il a été lui-même témoin à cet aéroport. Dans son affidavit Paul Comeau précise les faits qui l'ont mené à déposer deux plaintes contre Air Canada devant le Commissaire en 1994 et décrit toutes les plaintes précédentes qu'il a portées depuis 1988 touchant l'absence de services au sol en français offerts par Air Canada. Ces plaintes visent surtout l'absence de services bilingues au guichet d'enregistrement des bagages et à la billetterie.

[5]      L'affidavit de Marcel Charlebois dresse un portrait général des plaintes portées à l'attention du Commissaire depuis l'entrée en vigueur de la Loi en 1988. Il traite également des nombreuses interventions effectuées par le Commissaire auprès d'Air Canada depuis cette date, notamment dans le cadre de plaintes relativement à l'absence de services en français à cet aéroport. L'affidavit décrit également le problème systémique constaté à cet aéroport et énumère le genre de services au sol visés par les 26 différentes plaintes reçues depuis 1990. L'affidavit précise également les recommandations que le Commissaire a formulées dans ses différents rapports depuis 1993 relativement à cet aéroport, plaintes qui n'ont pas eu de suivis.

[6]      L'affidavit de Jeanne Renault donne un aperçu des problèmes vécus au niveau régional et plus particulièrement à l'aéroport d'Halifax. Il dresse un historique des rencontres et des négociations entre Air Canada et la représentante régionale du Commissaire. Un tableau détaillé des plaintes reçues contre Air Canada concernant cet aéroport est également joint à son affidavit.

     2. La position d'Air Canada

[7]      Air Canada prétend que l'économie de la Loi et la jurisprudence2 de cette Cour sont à l'effet que la réparation recherchée dans un recours sous la Partie X de la Loi doit être reliée aux circonstances d'une plainte dont le Commissaire a fait rapport ou recommandations. En l'espèce, la réparation recherchée par le Commissaire déborde complètement le cadre de la Loi. Le Commissaire demande à cette Cour une ordonnance mandatoire visant tous les services au sol d'Air Canada à l'aéroport d'Halifax ainsi que la désignation des postes bilingues, alors que les plaintes de Paul Comeau n'englobent pas tous les services au sol.

[8]      De plus, la Loi autorise un recours judiciaire formé par le Commissaire à la suite d'une plainte précise, d'une enquête du Commissaire, d'un rapport sans ou avec recommandations, avec le droit à un intimé de répondre aux critiques susceptibles de lui nuire.

[9]      Air Canada soumet que la preuve déposée par le Commissaire basée sur les trois affidavits en question a comme résultat inéluctable de transformer cette Cour en commission d'enquête sur toutes les plaintes contre Air Canada à l'aéroport d'Halifax depuis 1988. Toute documentation sur une plainte basée sur des faits antérieurs au 16 décembre 1992 comporte une dimension rétroactive puisque le Règlement3 sur lequel le Commissaire se base pour établir les éléments essentiels de demandes importantes n'est entré en vigueur qu'à cette date. Il s'ensuit que toute la documentation produite par le Commissaire en l'espèce n'est pas reliée directement aux deux plaintes de Paul Comeau, n'est donc pas envisagée par la Loi, n'est pas pertinente, et porte atteinte au déroulement efficace des procédures devant la Cour.

[10]      De plus, la documentation du Commissaire ne peut inclure mention des dossiers de plaintes déjà "fermées" par le Commissaire. Le mécanisme de la Loi accorde par le biais du paragraphe 77(2) un recours judiciaire à un plaignant non satisfait dont la plainte est fermée par le Commissaire. Attendu qu'aucun plaignant à date n'a exercé un tel recours, il en résulte que les plaintes en question sont périmées.

[11]      L'article 79 dispose que sont recevables en preuve dans un recours les renseignements portant sur des plaintes de même nature concernant une même institution fédérale. En anglais le Parlement utilise les mots "similar complaint". Donc, les plaintes doivent être courantes, vivantes et sous enquête, toujours selon Air Canada.

[12]      En conséquence, Air Canada soumet que doit être radiée du recours du Commissaire toute mention de plainte courante et existante dans la documentation du Commissaire qui, dans le contexte opérationnel des services d'Air Canada à l'aéroport d'Halifax, ne concerne pas le système de la file unique au comptoir d'enregistrement à cet aéroport.

[13]      En conclusion, Air Canada demande donc à cette Cour de radier du recours du Commissaire les éléments de preuve déposés dans les affidavits de Paul Comeau, de Marcel Charlebois et de Jeanne Renault qui ne sont pas reliés directement aux deux plaintes de Paul Comeau, ou qui font mention de dossiers de plaintes fermées, ou qui font mention de toute plainte vivante et sous enquête, qui ne concernent pas le système de la file unique au comptoir en question.

     3. Questions en litige

[14]      1.      La documentation produite par le Commissaire au soutien de sa requête à l'égard des plaintes similaires et visant tous les services au sol offerts par Air Canada à l'aéroport d'Halifax déborde-t-elle le cadre du recours prévu par la Loi?
     2.      Le Commissaire peut-il déposer en preuve des plaintes dont le dossier aurait été fermé?
     3.      Le Commissaire peut-il déposer en preuve, des plaintes se rapportant à des situations survenues avant l'entrée en vigueur du Règlement?

     4. Documentation relativement aux plaintes similaires

     visant tous les services au sol

[15]      Le point de départ se retrouve à l'alinéa 78(1)a), lequel se lit comme suit:

     78. (1) Le Commissaire peut selon le cas:
    
         a) exercer lui-même le recours, dans les soixante jours qui suivent la communication au plaignant des conclusions de l'enquête ou des recommandations visées au paragraphe 64(2) ou dans le délai supérieur accordé au titre du paragraphe 77(2), si le plaignant y consent;         
[16]      La position d'Air Canada est donc à l'effet que le Commissaire est restreint à exercer un recours limité aux faits relatifs à une plainte déterminée, à l'enquête sur cette plainte, et aux rapports et recommandations s'y rapportant. Il m'apparaît que cette interprétation est trop restrictive et est incompatible avec les objectifs généraux de la Loi, son caractère réparateur et sa nature quasi-constitutionnelle. Le dépôt d'une plainte et l'obtention du consentement du plaignant constituent des conditions préalables à un recours. Par contre, l'article suivant, soit l'article 79, prévoit que des renseignements portant sur des plaintes "de même nature" concernant "une même institution fédérale" sont recevables en preuve. L'article 79 se lit comme suit:         
     79. Sont recevables en preuve dans les recours les renseignements portant sur des plaintes de même nature concernant une même institution fédérale.         

[17]      Cet article est unique en son genre et ne se retrouve pas dans d'autres législations similaires. L'intention du législateur est clairement de présenter un contexte complet au tribunal. J'adopte donc la position du Commissaire à l'effet que le recours n'est pas limité à certains types de services au sol énumérés dans les deux plaintes spécifiques de Paul Comeau, mais qu'il peut viser l'ensemble des services au sol offerts par Air Canada à l'aéroport d'Halifax.

[18]      À mon avis, le but de l'article 79 est de permettre au Commissaire de démontrer à la Cour l'existence d'un problème systémique qui persiste depuis un certain nombre d'années. Sans le dépôt en preuve de toutes les plaintes de même nature, la Cour ne pourra pas apprécier l'ampleur du problème et les circonstances du recours.

[19]      Libre au juge présidant l'audition de la requête sur le fond de jauger de la valeur probante de tous ces faits ou renseignements dans le cadre de considérations plus générales. Il ne serait pas sage à ce stage préliminaire de priver ce juge de renseignements additionnels relativement à l'allégation de l'absence de bilinguisme dans l'ensemble des services au sol offerts par Air Canada à l'aéroport d'Halifax. Il est vrai que ce sont les deux plaintes de Paul Comeau qui ont déclenché l'enquête mais elles ne ferment pas la porte à des renseignements additionnels portant sur des plaintes de même nature concernant cette institution fédérale à l'aéroport d'Halifax.

[20]      La recevabilité en preuve de ces renseignements additionnels de même nature ne transforme pas pour autant l'audition en une commission publique d'enquête. Les plaintes en question seront considérées dans le cadre d'allégations d'un comportement systémique à cet aéroport. Il ne s'agit pas ici d'une enquête mais d'un recours judiciaire de novo à l'intérieur des cadres établis par les plaintes originales et les autres plaintes de même nature concernant la même institution.

[21]      Il faut retenir que certaines plaintes formulées en vertu de la Loi peuvent être purement personnelles (i.e. un cours de formation refusé à un employé dans sa langue); par contre, d'autres plaintes affectent le public en général (i.e. les passagers dans un aéroport public) et ouvrent la porte à d'autres renseignements très pertinents de la part d'autres plaignants. Dans le cas présent, le but de l'intervention du Commissaire n'est pas d'obtenir des excuses d'Air Canada pour satisfaire Paul Comeau, mais bien de s'assurer que les obligations d'Air Canada face au public voyageur de langue française soient respectées.

[22]      Il est vrai que la version anglaise de l'alinéa 78(1)a) précité prévoit que le Commissaire "may apply to the Court for a remedy under this Part in relation to a complaint investigated by the Commissioner". Par ailleurs, la version française ne mentionne pas que la réparation doit se limiter aux faits particuliers d'une plainte. En matière d'interprétation, le texte des deux versions font également autorité. Le principe de l'égale authenticité garantit que chacune des deux versions soit de même valeur, tel qu'énoncé clairement à l'article 13 qui se lit comme suit:

     13. Tous les textes qui sont établis, imprimés, publiés ou déposés sous le régime de la présente partie dans les deux langues officielles le sont simultanément, les deux versions ayant également force de loi ou même valeur.         
     5. Les dossiers fermés         
[23]      Rien dans la Loi n'indique que les renseignements contenus dans les dossiers fermés, en l'occurrence des dossiers déjà considérés par le Commissaire, ne puissent être considérés à nouveau en marge de l'étude de plaintes de même nature concernant la même institution fédérale. Il semble qu'en l'espèce les dossiers fermés en question n'ont pas été fermés à la satisfaction des plaignants. Le fait que ceux-ci ne se soient pas prévalus du recours judiciaire qui leur est ouvert en vertu de la Partie X de la Loi, ne rend pas inutiles ou irrecevables les renseignements pertinents contenus dans leurs dossiers. La Loi ne fait aucune distinction entre les plaintes "ouvertes" ou "fermées".         
[24]      De plus, le paragraphe 64(2) permet au Commissaire de faire un suivi, lorsqu'à son avis il n'a pas été donné suite à ses recommandations dans un délai raisonnable, par des mesures appropriées. Ce paragraphe ne prévoit aucune restriction quant au temps où le Commissaire peut faire ce suivi. Il peut se produire que des plaintes soient administrativement fermées suite à des promesses ou à des engagements de la part de l'institution fédérale visée. Toutefois, lorsque les engagements ne sont pas réalisés ou que d'autres plaintes sont par la suite déposées, le Commissaire peut continuer à traiter le problème non résolu.         

     6. Plaintes relatives à des situations survenues avant l'entrée

     en vigueur du Règlement

[25]      Tel que mentionné précédemment, Air Canada prétend que la documentation relative à une plainte basée sur des faits antérieurs au 16 décembre 1992, date de l'entrée en vigueur du Règlement, comporte une dimension rétroactive et est donc irrecevable.

[26]      C'est sur le paragraphe 23(1) que le Commissaire doit se fonder pour décider s'il y a une "demande importante" dans une langue officielle. Cette "demande importante" est déterminée par le paragraphe 7(3) du Règlement. Cette disposition se lit comme suit:

     7. (3) Pour l'application du paragraphe 23(1) de la Loi, l'emploi des deux langues officielles fait l'objet d'une demande importante à un bureau d'une institution fédérale en ce qui a trait aux services offerts aux voyageurs, à l'exclusion des services de contrôle de la circulation aérienne et des services consultatifs connexes, lorsque le bureau est un aéroport ou un bureau situé dans un aéroport et que le nombre total de passagers embarqués et débarqués à l'aéroport, au cours d'une année, s'élève à au moins un million.         
[27]      J'abonde dans le même sens que le Commissaire à l'effet que même si ce paragraphe n'était pas en vigueur avant le 16 décembre 1992, il n'en demeure pas moins que le paragraphe 23(1), en vigueur à l'époque, stipule qu'il incombe aux institutions fédérales offrant des services aux voyageurs de les fournir dans la langue officielle demandée lorsque "l'emploi de cette langue fait l'objet d'une demande importante". Le paragraphe 23(1) se lit comme suit:         
     23. (1) Il est entendu qu'il incombe aux institutions fédérales offrant des services aux voyageurs de veiller à ce que ceux-ci puissent, dans l'une ou l'autre des langues officielles, communiquer avec leurs bureaux et en recevoir les services, là où, au Canada comme à l'étranger, l'emploi de cette langue fait l'objet d'une demande importante.         

[28]      La Loi elle-même remonte à 1988. Le Règlement en question ne fait qu'établir des normes veillant à la meilleure administration de la Loi, de sorte qu'avant la mise en vigueur du Règlement Air Canada se devait d'offrir des services aux voyageurs là où la langue fait l'objet d'une demande importante. Il en résulte donc que le Commissaire peut déposer en preuve des plaintes et des renseignements se rapportant à des situations survenues avant l'entrée en vigueur du Règlement.

     7. Conclusion

[29]      Il n'y a donc pas lieu de radier aucune mention ni aucun élément de preuve déposé par le Commissaire dans les trois affidavits précités, afin de permettre au juge présidant à l'audition au fond d'apprécier correctement la situation à la lumière de tous les éléments pertinents.

[30]      En conséquence, cette requête en radiation de la part d'Air Canada relativement aux moyens préliminaires doit être rejetée.

    

     Juge

OTTAWA, ONTARIO

le 31 décembre 1997

__________________

1      (1985) L.R.C., 4e supplément, c. 31.

2      St-Onge c. Commissariat aux langues officielles (Can.) (1994), 83 F.T.R. 3 et St. Onge c.Canada (Commissariat aux langues officielles), [1992] 3 C.F. 287 (C.A.).

3      SOR/DORS/92-48.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

N º DE LA COUR: T-1989-96

INTITULÉ: LE COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA et AIR CANADA et al

LIEU DE L'AUDIENCE : MONTRÉAL, QUÉBEC DATE DE L'AUDIENCE : LE 16 DÉCEMBRE 1997 MOTIFS DU JUGEMENT DU JUGE DUBÉ

EN DATE DU LE 31 DÉCEMBRE 1997

COMPARUTIONS

DANIEL MATHIEU POUR LE REQUÉRANT

FRANÇOIS LEMIEUX POUR L'INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

COMMISSARIAT AUX LANGUES OFFICIELLES

OTTAWA, ONTARIO POUR LE REQUÉRANT

OSLER, HOSKIN & HARCOURT

OTTAWA, ONTARIO POUR L'INTIMÉ

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