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Date: 19980828


Dossier: IMM-3725-97

Entre :      Yuri GRIGORENKO

     Requérant

Et:          La ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration,

     Intimée

     MOTIFS D'ORDONNANCE et ORDONNANCE

LE JUGE DENAULT:

[1]      Les principales questions soulevées par cette demande de contrôle judiciaire sont fort restreintes. Je les résume ainsi: qui doit apprécier le critère d'une crainte raisonnable de partialité chez un observateur renseigné et raisonnable, tel qu'énoncé par la Cour suprême1, la personne à qui on demande de se récuser ou celle appelée à réviser cette décision? De façon incidente, si cette obligation incombe d'abord au commissaire dont l'impartialité est mise en doute, celui-ci commet-il une erreur de droit en appliquant le test subjectif à l'appréciation de la crainte de partialité plutôt qu'en l'appréciant de manière objective? Qu'en est-il du cas en l'espèce?

[2]      Les faits sont fort simples. La Section du statut de réfugié (le tribunal ou le commissaire), saisie d'une revendication d'un citoyen israélien de nationalité ukrainienne, a rejeté sa demande, jugeant qu'elle n'accordait aucune foi à son témoignage et qu'il y avait, dans son cas, absence de minimum de fondement. Le litige porte essentiellement sur une demande de récusation formulée dès le début de l'enquête devant le Section du statut le 7 juillet 1997 à l'encontre d'un des membres du tribunal, Jacques La Salle.

[3]      Rien dans la demande de récusation n'étayait un conflit personnel entre le requérant et le membre du tribunal. On alléguait une crainte raisonnable de partialité du requérant à l'égard de Jacques La Salle résultant des faits suivants: le séjour de celui-ci dans un kibboutz en Israël entre 1969 et 1972, son poste de directeur de l'information du Comité Canada-Israël à Montréal de 1972 à 1976 et de 1981 à 1985, une conversation privée que le procureur du requérant aurait eue avec ce commissaire à une époque indéterminée, et un article du journal La Presse intitulé "Un commissaire du Statut de réfugié accusé de partialité" 2

[4]      En substance, après avoir reconnu ses faits et gestes survenus plus de 12 ans auparavant, nié le sens du propos qu'on lui imputait, fait état qu'il avait entendu plusieurs causes d'Israël dont "des décisions positives dans des causes émanant d'Israël, dont les revendicateurs étaient originaires d'Ukraine ou de Russie, ou d'ex-URSS", le commissaire s'est prononcé ainsi: (dossier du tribunal p. 576)

     La façon dont j'entends rendre une décision aujourd'hui, c'est la même que j'utilise dans toutes les causes que j'entends, que ce soit d'Israël ou d'ailleurs. J'ai uniquement l'intention d'entendre toute la preuve qui me sera présentée aujourd'hui.
     Et ma décision, et celle de mon collègue, cette décision ne sera prise que sur la preuve qui sera présentée, preuve documentaire et testimoniale. C'est le seul critère.

La demande de récusation fut rejetée et, après enquête, la revendication de statut de réfugié fut également rejetée.

[5]      La façon d'appliquer le critère de la partialité est maintenant bien connue après avoir fait l'objet d'au moins deux arrêts de la Cour suprême du Canada dans Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie [1978] 1 R.C.S. 369, R. c. S. (R.D.) [1997] 3 R.C.S. 484. Dans le premier de ces arrêts, le juge de Grandpré a énoncé le critère qui est maintenant retenu: (p. 394)

    
     ...la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. [...] [C]e critère consiste à se demander "à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique.

Dans R. c. S. (R.D.), le juge Cory a précisé ceci : (p.524)

    
     L'équité et l'impartialité doivent être à la fois subjectivement présentes et objectivement démontrées dans l'esprit de l'observateur renseigné et raisonnable. Si les paroles ou les actes du juge qui préside suscitent, chez l'observateur renseigné et raisonnable, une crainte raisonnable de partialité, cela rend le procès inéquitable.

[6]      C'est ici qu'intervient le litige entre les parties. Le procureur du requérant allègue une erreur de droit de la part du tribunal qui, dans son analyse, n'aurait appliqué que le critère subjectif en s'estimant impartial; il aurait par ailleurs négligé de se demander si une personne bien renseignée et raisonnable en serait venue à la même conclusion d'impartialité, à savoir le critère objectif du test. L'avocate de l'intimé prétend, pour sa part, qu'il n'incombe pas à la personne à qui on demande de se récuser d'appliquer elle-même le test reconnu par la jurisprudence mais plutôt au tribunal chargé de vérifier si l'attitude de cette personne peut susciter une crainte raisonnable de partialité3; en d'autres mots, le membre d'un tribunal ou le juge qui préside une audition et à qui l'une des parties demande de se récuser aux motifs de crainte de partialité n'est pas l'observateur décrit dans la jurisprudence4.

[7]      J'affirme tout de go que la thèse soutenue par l'avocate de l'intimé est sans fondement, risque de conduire à des situations absurdes si elle devait être appliquée et enfin ne correspond nullement à la pratique des tribunaux ni à la jurisprudence.

[8]      Il va sans dire que les critères d'analyse de la crainte de partialité s'appliquent non seulement aux juges à qui on demande de réviser la décision mais aussi à celui-là même envers qui on a formulé cette crainte. Dans R. c. S. (R.D.), le juge Cory a écrit ceci:

     C'est un principe bien établi que tous les tribunaux juridictionnels et les corps administratifs sont tenus d'agir équitablement envers les parties qui ont à comparaître devant eux. [...] Afin de remplir cette obligation, le décideur doit être impartial et paraître impartial (c'est moi qui souligne).
    
    

Il ressort de cet extrait qu'en dépit de la difficulté, plus apparente que réelle pour un juge à qui on demande de se récuser pour apparence de partialité, de se placer dans la peau d'un observateur renseigné et raisonnable, c'est pourtant ce qu'il lui faut faire. Il arrive d'ailleurs fréquemment qu'un juge se récuse non seulement à cause d'un conflit réel ou appréhendé avec une partie mais aussi en raison d'une crainte appréhendée. À titre de référence jurisprudentielle, il suffit de lire les propos du juge Teitelbaum à qui on demandait de se récuser dans l'affaire Le chef Victor Buffalo et al c. R., C.F. T-2022-89, décision du 8 décembre 1997, confirmée par la Cour d'appel fédérale le 12 mai 1998 (A-893-97). Après s'être prononcé sur chacun des motifs de récusation, il écrivait ceci: (p.32)

    
     Je ne puis conclure, après avoir entendu la présente requête en récusation, qu'une personne raisonnable et bien renseignée éprouverait une crainte raisonnable de partialité de ma part si je présidais l'instruction de ces deux causes.

J'estime enfin que si seul le juge à qui on demande de réviser la décision d'un tribunal qui a refusé de le faire devait appliquer le critère objectif de la crainte de partialité, cela obligerait la partie non satisfaite de la décision d'un juge de se récuser après avoir analysé le critère subjectif, d'aller faire redécider par un autre forum de la crainte raisonnable de partialité dans l'esprit d'un observateur renseigné et raisonnable. Ce n'est sans doute pas ce que souhaitait la Cour suprême en énonçant ce test.

[9]      En l'espèce, le procureur du requérant reproche au commissaire La Salle d'avoir erré dans la formulation du principe de droit et d'avoir plutôt appliqué un test subjectif à l'appréciation de la crainte de partialité.

[10]      J'estime d'abord que rien n'oblige le tribunal à énoncer dans sa décision, verbale ou écrite, les critères applicables. En autant qu'il appert de la décision qu'il en a tenu compte, il n'y a pas matière à intervention de cette Cour. En l'occurrence, je me dois de constater que le commissaire connaissait ou devait connaître le test à appliquer puisque le procureur du requérant le lui a clairement indiqué5. Quant à la façon utilisée par le commissaire pour rejeter la demande de récusation, comme je l'ai relatée plus haut (paragraphe [4]), sans doute eût-elle pu être plus claire s'il avait indiqué qu'il analysait alors la crainte de partialité dans l'esprit d'un observateur renseigné et raisonnable. J'estime cependant qu'en référant au laps de temps écoulé depuis ses activités au sein du Comité Canada-Israël douze ans auparavant, et en faisant état des décisions positives rendues en faveur de revendicateurs en provenance d'Israël, c'est précisément ce qu'il a fait. Quant à la méthode qu'il a déclaré vouloir suivre, à savoir juger selon la preuve faite devant le tribunal, elle est conforme non seulement à la règle de base selon laquelle un juge se prononce d'abord sur les faits qui lui sont soumis, mais aussi à ce qu'a rappelé le juge Cory de la Cour suprême dans l"arrêt Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, à la page 639:

     ... les tribunaux doivent faire preuve de souplesse face à ce problème, de manière que la norme appliquée [pour déterminer s'il y a partialité] varie selon le rôle et la fonction de la commission en cause. En dernière analyse, cependant, les commissaires doivent fonder leur décision sur la preuve qui leur a été présentée. Bien qu'ils puissent faire appel à leur expérience, à leurs connaissances et à leur compréhension du domaine, cela doit se faire dans le cadre de la preuve produite devant la Commission.

[11]      Comme argument additionnel, le requérant reproche au tribunal d'avoir mal apprécié son témoignage en le jugeant non crédible. La Cour n'est pas convaincue qu'il y a matière à intervention de sa part sur cette question.

[12]      Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n'ont pas demandé à la Cour de certifier une question grave de portée générale aux termes de l'article 83 de la Loi sur l'Immigration.

     J.C.F.C.

__________________

     1      Il s'agit des arrêts Committee for Justice and Liberty v. Office national de l'énergie et R c. S. (R.D.) dont il sera question plus loin dans le texte.

     2      Cet article portant comme sous-titre "Il rejette toutes les demandes d'asile politique faites par des Israéliens", référait à un arrêt récent de cette Cour, soulignant "en passant" que le commissaire était l'ex-époux de la ministre canadienne de l'Immigration, Lucienne Robillard, et enfin indiquait que "selon un relevé des décisions rendues par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié à Montréal entre juillet 1994 et juin 1995, les revendicateurs en provenance d'Israël obtenaient l'asile politique dans 52% des cas sauf s'ils se présentaient devant Jacques La Salle. Dans ces cas, le taux d'acceptation était de zéro".

     3      Paragraphe 33 du Mémoire supplémentaire du défendeur.

     4      Paragraphe 35 du Mémoire supplémentaire du défendeur.

     5      Pages 572-573 du dossier du tribunal.

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