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                                               Date : 19971201

                                         Dossier : IMM-4922-97

ENTRE

                       ALI REZA MOKTARI,

                                                    requérant,

                              et

      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

                                                       intimé.

                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LUTFY

[1]        Le requérant demande que soit suspendue son expulsion vers l'Iran, son pays de citoyenneté. Il s'est enfui de l'Iran en tant que déserteur, a été déclaré réfugié au sens de la Convention et a depuis été déclaré coupable d'infractions criminelles au Canada. Sa demande d'injonction repose sur deux procédures entre les mêmes parties, soulevant essentiellement les mêmes questions et engagées le même jour.


[2]        Dans le dossier IMM-4923-97, une déclaration a été faite, contestant son expulsion vers l'Iran. Le demandeur sollicite un jugement déclarant qu'il devrait être expulsé vers un pays où il ne sera pas en danger, et que soit le refus de le faire renvoyer à un autre pays choisi en application de l'article 52 de la Loi sur l'immigration soit la disposition elle-même est une violation de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité prévu à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. L'article 52 prévoit le moment où, avec l'approbation de l'intimé, la personne frappée d'une mesure d'expulsion peut choisir le pays dans lequel elle sera renvoyée.

[3]        Dans la présente procédure, le requérant demande l'autorisation et le contrôle judiciaire de la décision d'un agent d'immigration qui a rejeté sa demande de départ du Canada vers un pays où il ne sera pas en danger. La décision refuse également de reporter son départ en attendant l'issue d'une prochaine demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire en application du paragraphe 114(2), et de discuter des conditions de sa libération de sa détention possible par l'Immigration. Cette décision de l'agente d'immigration est communiquée dans ses lettres du 30 octobre 1997 et du 19 novembre 1997. La demande d'autorisation et de contrôle judiciaire soulève, comme dans l'action, les mêmes arguments fondés sur la Charte.


[4]        Dans l'affaire Sivaraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 107 F.T.R. 64, ma collègue le juge Tremblay-Lamer a conclu, sur le fondement du paragraphe 18(3) de la Loi sur la Cour fédérale, qu'un jugement déclaratoire sous le régime de la Charte et relativement à une mesure d'expulsion doit être demandé par voie de contrôle judiciaire et non par voie d'action. Sa décision a été confirmée par la Cour d'appel le 23 mai 1996, [1996] F.C.J. no 700 (QL). Le jour suivant, dans l'affaire Sivakumar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] 2 C.F. 872, la Cour d'appel a accordé une injonction dans une action en jugement déclaratoire portant que le renvoi du demandeur au Sri Lanka violerait les droits qu'il tenait des articles 7 et 12 de la Charte. La question procédurale ne semble pas avoir été soulevée dans l'affaire Sivakumar. Dans les procédures devant moi, il n'existe aucune requête en radiation soit de la demande de contrôle judiciaire soit de l'action. Quoi qu'il en soit, l'urgence entourant la demande d'injonction n'a pas permis de procéder à un examen approfondi des questions procédurales et, avec la même importance, de la distinction qui peut exister entre la décision Sivaraj et la décision Sivakumar concernant le choix des procédures.


[5]        Le requérant prétend qu'il a été arrêté et détenu par les autorités iraniennes pendant plus de deux ans dans les années 1980 du fait de ses points de vue politiques et, pour des raisons semblables, sa soeur a été arrêtée et tuée. D'après le requérant, il a été enrôlé dans l'armée iranienne et envoyé à la frontière Iraq-Iran pour combattre. Il a été signalé à son supérieur militaire comme quelqu'un qui ne voulait pas participer au massacre de soldats iraquiens et, craignant d'être exécuté pour trahison, il a déserté. Le requérant a été déclaré réfugié au sens de la Convention à l'étranger avant son arrivée au Canada en avril 1990.

[6]        En juin 1994, après trois condamnations antérieures depuis son arrivée au Canada, le requérant a été condamné à quatre ans d'emprisonnement pour le trafic de la cocaïne. Le 13 mai 1996, le délégué de l'intimé s'est fondé sur l'alinéa 53(1)b) et le paragraphe 70(5) de la Loi sur l'immigration pour émettre des avis selon lesquels le requérant constituait un danger pour le public au Canada. Le 5 septembre 1996, une mesure d'expulsion a été prise contre le requérant pour le motif qu'il avait été déclaré coupable d'une infraction pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois avait été imposé. Alors qu'il était en liberté conditionnelle en octobre 1996, il a été arrêté pour d'autres graves infractions alléguées prévues par la Loi sur les stupéfiants, et il est depuis détenu dans un pénitencier fédéral. L'avocat de l'intimé a proposé que le renvoi du requérant, qui était prévu pour le 24 novembre 1997, soit suspendu jusqu'à ce qu'il ait été statué sur la requête en sursis d'exécution.


[7]        Dans l'affaire Sivakumar, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié avait conclu que le demandeur avait de bonnes raisons de craindre d'être persécuté dans l'éventualité de son renvoi au Sri Lanka. Toutefois, il a été exclu du statut de réfugié au sens de la Convention en raison de ses crimes contre l'humanité. Dans la recherche d'une injonction à l'encontre de l'expulsion, il existait des éléments de preuve provenant de l'ancien agent des visas du Haut-commissariat sri-lankais en Inde qui étayaient le propre affidavit du demandeur selon lequel il serait arrêté, détenu et soumis à de sévères formes de torture dans l'éventualité de son retour au Sri Lanka. Pendant qu'il se trouvait au Canada, le demandeur a entretenu des relations de travail avec des agents du Service canadien du renseignement de sécurité. Compte tenu de cela et d'autres éléments de preuve non contredits, la Cour d'appel était convaincue qu'une sérieuse question avait été soulevée lorsque le demandeur avait contesté son expulsion vers le Sri Lanka en se fondant sur les articles 7 et 12 de la Charte. Selon les propos tenus par le juge Stone à la

page 880 :

L'affaire en instance pose pour la première fois la question de savoir s'il y a violation des articles 7 et 12 de la Charte du fait de l'exécution de la mesure d'expulsion vers un pays en particulier où, selon l'appelant et à la lumière des preuves produites, celui-ci court un grave danger physique...Nous concluons par conséquent que l'affaire en instance pose effectivement une « question sérieuse » à trancher, savoir si le renvoi de l'appelant au Sri Lanka en exécution de la mesure d'expulsion dans les circonstances évoquées supra, met en jeu la protection des articles 7 et 12 de la Charte.


[8]        Dans l'affaire Sivaraj, le juge Tremblay-Lamer a conclu qu'il existait une cause défendable dans la contestation, fondée sur la Charte, de l'expulsion vers le Sri Lanka de personnes dont on avait conclu qu'elles n'étaient pas des réfugiées au sens de la Convention. Les déclarations dans les affaires Sivakumar et Sivaraj contestent l'expulsion en soulevant des questions fondées sur la Charte sans alléguer qu'une disposition particulière de la Loi sur l'immigration est inconstitutionnelle. Toutefois, dans les motifs qu'elle a prononcés dans l'affaire Sivaraj, le juge Tremblay-Lamer a effectivement fait état de l'article 52. Dans l'affaire Ghorvei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), le juge Rothstein a accordé un sursis d'exécution sans donner de motifs lorsqu'un déserteur de l'armée iranienne et réfugié au sens de la Convention allait être expulsé après l'émission d'un avis de danger pour le public fondé sur l'alinéa 53(1)d) de la Loi. Le 16 septembre 1997, la demande de contrôle judiciaire a été accueillie par le juge en chef adjoint, [1997] F.C.J. no 1198 (QL).

[9]        La question sérieuse soulevée en l'espèce n'est pas essentiellement différente de celles soulevées dans les affaires Sivakumar et Sivaraj. Dans toutes les trois affaires, l'exécution des mesures d'expulsion est contestée pour des motifs fondés sur la Charte. Dans notre cas, l'application de l'article 52 et sa constitutionnalité sont mises en question dans le contexte des avis de danger pour le public, dont l'un a été émis en application de l'alinéa 53(1)d). Les mots d'ouverture de l'article 53 sont : « Par dérogation aux paragraphes 52(2) et (3),... » . Je suis convaincu que le requérant a soulevé une question sérieuse.


[10]       Aucune question sérieuse n'est toutefois soulevée dans l'affirmation selon laquelle l'expulsion doit être reportée en attendant l'issue d'une demande, qui n'a pas encore été déposée, en application du paragraphe 114(2). Le délégué de l'intimé a reçu des observations concernant la considération des raisons d'ordre humanitaire avant l'émission des avis de danger en mai 1996. Il n'existe aucune preuve d'un changement de circonstances important ultérieur à cet égard.

[11]       La preuve produite par le requérant concernant le préjudice irréparable est générale et limitée. Par suite de sa désertion de l'armée en temps de guerre, il est certain qu'il sera arrêté et subira de très sévères punitions au cas où il retournerait en Iran. La preuve documentaire datant de 1993 est que les déserteurs [TRADUCTION] « ...connaissent de sévères formes de punition telles que la torture systématique, l'emprisonnement et les mauvais traitements généraux, qui parfois occasionnent la mort ou l'affaiblissement physique et psychologique. » Il n'existe aucune preuve d'une évaluation du risque faite par l'intimé concernant le retour du requérant en Iran.

[12]       Dans l'affaire Shayesteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 112 F.T.R. 161, il a été décidé qu'un déserteur de l'armée iranienne et réfugié au sens de la Convention qui s'était converti au christianisme pourrait connaître un préjudice irréparable s'il était expulsé vers son pays de citoyenneté. Dans l'affaire Bavi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 106 F.T.R. 149, où le profil du requérant ressemblait à celui du requérant de l'espèce, le juge des requêtes a conclu que la preuve ne révélait ni une question sérieuse ni un préjudice irréparable.


[13]       Le requérant s'appuie sur la Charte pour s'assurer qu'il est expulsé vers un pays autre que l'Iran. Je sais que l'affidavit et la preuve documentaire dont je dispose ne sont peut-être pas aussi explicites que ceux de l'affaire Sivakumar. Toutefois, il existe suffisamment d'éléments de preuve non contredits selon lesquels, en tant que déserteur, le requérant s'exposerait à certaines conséquences en Iran qui ne pourraient être compensées par des dommages-intérêts. Cela ne veut pas dire qu'un emprisonnement pour une infraction, constituera, dans toutes les circonstances, un préjudice irréparable lorsqu'on retourne au pays de citoyenneté. Toutefois, en l'espèce, le préjudice irréparable est directement lié à la question sérieuse. Tout succès que le requérant peut avoir dans la présente procédure n'aurait aucun effet pratique si, en tant que déserteur, il a été renvoyé en Iran.


[14]       La balance des inconvénients penche en faveur du requérant. Le comportement criminel du requérant au Canada a sérieusement compromis les privilèges conférés par son statut de réfugié. Néanmoins, la Cour doit peser les conséquences irréparables de son retour en Iran par rapport au pouvoir et à l'obligation légale de l'intimé dans l'exécution de la mesure d'expulsion. Le fait pour le requérant d'avoir tardé à commencer cette contestation fondée sur la Charte s'explique, ne fût-ce que dans une certaine mesure, par son espoir que les accusations criminelles additionnelles auxquelles il fait face auraient reporté encore l'exécution de la mesure d'expulsion. Il n'existe aucune preuve qui laisse entendre que le requérant était au courant des récentes consultations de l'intimé avec l'avocat principal du Procureur général du Canada concernant la suspension des accusations criminelles pendantes dans l'éventualité de son renvoi du Canada. Le requérant est actuellement incarcéré et n'est pas encore en détention de l'Immigration. Un mandat d'arrestation du requérant conformément au paragraphe 103(1) de la Loi sur l'immigration a été émis le 12 novembre 1996, et un ordre sous le régime de l'article 105 permettant son transfert à la détention de l'Immigration a été signé le 20 novembre 1997. La balance des inconvénients en l'espèce, comme dans les affaires Sivakumar et Sivaraj, penche en faveur de l'octroi du sursis d'exécution.

[15]       Par ces motifs, la demande de sursis d'exécution de la mesure d'expulsion sera accueillie. Les parties voudront déterminer si les questions de fond dans le présent litige devront être tranchées par voie de demande de contrôle judiciaire ou d'action.

    « Allan Lutfy »   

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 1er décembre 1997

Traduction certifiée conforme                          

    Tan Trinh-viet


                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                 SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

           AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                     IMM-4922-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :             Ali Reza Moktari c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

DATE DE L'AUDIENCE :               Les 20 et 21 novembre 1997

REQUÊTE TRANCHÉE PAR VOIE DE TÉLÉCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA ET EDMONTON            

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE LUTFY

EN DATE DU                         1er décembre 1997

ONT COMPARU :

John Gill et Wendy Danson        pour le requérant

William J. Blain                 pour l'intimé

        

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER:

John Gill et Wendy Danson        pour le requérant

George Thomson

Sous-procureur général du Canada

pour l'intimé

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