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Date : 20040129

Dossier : T-1627-88

Référence : 2004 CF 122

ENTRE :

                                                            BANDE DE STONEY

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                      défenderesse

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION

[1]                Les présents motifs font suite à l'audition, à Calgary le 13 novembre 2003, d'un appel par voie de requête, en application de l'article 51 des Règles de la Cour fédérale (1998)[1], interjeté contre une ordonnance de la protonotaire Tabib. À la suite d'un examen de l'état de l'instance, la protonotaire avait rejeté la présente action pour cause de délai dans les procédures s'y rapportant. L'ordonnance de la protonotaire porte la date du 29 juillet 2003.


[2]                À la fin de l'audition de la présente affaire, la Cour a demandé des conclusions écrites sur la question de savoir si le critère établi d'un rejet pour cause de délai, à la suite d'un examen de l'état de l'instance, devrait être modifié lorsque, comme c'est le cas ici, une Première nation a poursuivi la Couronne, étant donné la relation particulière qui existe entre les Premières nations et la Couronne. Des conclusions écrites ont été déposées au nom de la défenderesse le 18 décembre 2003. Des conclusions ont été déposées à titre de réponse au nom de la demanderesse le 16 janvier 2004.

LES FAITS

[3]                La présente instance a débuté par une déclaration déposée en août 1988. La déclaration allègue certaines irrégularités entachant le transfert, par la défenderesse à Calgary Power Company, de terres cédées de la réserve. Les terres cédées et transférées consistaient en trois (3) lotissements distincts appelés respectivement les terres « Ghost Lake » , les terres « Horseshoe » et les terres « Kananaskis » . Les transferts avaient eu lieu en 1907 pour ce qui est des terres Horseshoe, et à des dates ultérieures distinctes, jusqu'en 1947, pour les terres Ghost Lake et Kananaskis.

[4]                En 1985, la demanderesse avait soumis au gouvernement fédéral des revendications se rapportant aux trois parcelles. Seule la revendication relative aux terres Ghost Lake fut acceptée pour négociation au titre du programme des revendications particulières. Les négociations relatives aux terres Ghost Lake ont été conclues avec succès en 1991 et, en conséquence, un avis de désistement de cette action, uniquement en ce qui concerne les terres Ghost Lake, fut déposé le 17 avril 1991.


[5]                Depuis le 17 avril 1991, aucune autre étape n'a été franchie dans cette action. Plus exactement, aucune défense n'a été déposée, aucune suspension d'instance n'a été demandée, aucune requête en rejet pour cause de délai n'a été déposée et aucun examen de l'état de l'instance n'a été institué par la Cour, en application des règles actuelles de la Cour, jusqu'à ce que l'avocat actuel de la demanderesse écrive à la Cour le 10 avril 2002 pour que « ... soit déterminé et confirmé l'état actuel de cette affaire » . La démarche de l'avocat de la demanderesse semblerait avoir suscité une réaction de la Cour, puisqu'un avis d'examen de l'état de l'instance était délivré le 22 avril 2003.

[6]                L'inertie manifestée dans cette action ne voulait pas dire inertie de la part de la demanderesse au regard de ses revendications touchant les terres Horseshoe et Kananaskis. À la suite du règlement satisfaisant de la revendication relative aux terres Ghost Lake, la demanderesse, souhaitant recouvrer la propriété et la possession des terres Horseshoe et Kananaskis, avait engagé des négociations avec TransAlta Utilities Corporation, le successeur en titre de la Calgary Power Company. La mesure dans laquelle des représentants de la défenderesse ont pu participer à telles négociations est incertaine.


[7]                Les négociations menées avec TransAlta Utilities ont conduit à une entente sur la revendication relative aux terres Horseshoe, et un jugement par consentement fut conclu entre la demanderesse et TransAlta Utilities dans une procédure parallèle à la présente action, procédure dont avait été saisie la Cour du banc de la Reine de l'Alberta. La demanderesse dit que le règlement conclu avec TransAlta Utilities « ... a eu pour effet d'atténuer les dommages qu'aurait pu subir la demanderesse si le bien-fonds avait été transféré à un acheteur subséquent » . La demanderesse fait aussi valoir que le règlement conclu représentait une contribution significative à la « liquidation des dommages pécuniaires réclamés à la défenderesse pour les terres Horseshoe » .

[8]                La demanderesse informe aujourd'hui la Cour qu'un règlement satisfaisant avec TransAlta Utilities pour les terres Kananaskis « est improbable et qu'un recours aux tribunaux pourrait être nécessaire » .

[9]                La demanderesse et la défenderesse ont toutes deux répondu à l'avis susmentionné d'examen de l'état de l'instance. À la suite de leurs réponses, la protonotaire Tabib a rendu l'ordonnance dont appel est ici interjeté.

LES CONCLUSIONS RELATIVES À L'EXAMEN DE L'ÉTAT DE L'INSTANCE

            a)         Conclusions déposées au nom de la demanderesse

[10]            Après avoir exposé les faits d'une manière un peu plus détaillée que ne le font les présents motifs, l'avocat de la demanderesse se demandait ensuite pourquoi cette action « ... n'a pas suivi son cours aussi rapidement qu'elle l'aurait pu » . L'avocat mentionnait les points suivants : la nature de l'action elle-même, notamment la difficulté de développer le dossier historique, compte tenu du temps écoulé depuis les cessions et les transferts en cause; les négociations approfondies qui ont eu lieu; et finalement le fait que, à divers moments, cette action s'est déroulée en parallèle avec d'autres procédures introduites par la demanderesse et ses membres devant la Cour et, surtout, devant les tribunaux de l'Alberta. L'avocat relevait que seule la présente action subsiste aujourd'hui.


[11]            Finalement, l'avocat a tenté d'imputer à la Cour une part de responsabilité dans le délai, affirmant qu'un examen de l'état de l'instance n'avait pas été engagé par la Cour aussi rapidement qu'il aurait pu l'être. J'en dirai davantage sur ce point plus tard.

[12]            L'avocat proposait ensuite des mesures pour faire avancer cette action, et il concluait dans les termes suivants :

[traduction] La bande de Stoney a recherché activement la résolution des questions soulevées dans [cette action] depuis le dépôt de la déclaration. La complexité de l'action et la multiplicité des parties qui sont concernées par elle ont eu pour effet d'étirer les échéances qui auraient normalement été applicables à ce procès. Cependant, le succès des négociations qui ont été menées par la bande de Stoney est la preuve évidente de la volonté de la bande de voir cette action progresser.

b)         Conclusions déposées au nom de la défenderesse

[13]            Dans ses conclusions sur l'examen de l'état de l'instance qui ont été déposées le 30 juin 2003, l'avocate de la défenderesse, après un bref examen des faits, évoquait les références de la demanderesse à des procédures « parallèles » . Elle écrivait ce qui suit :

[traduction] Dans ses conclusions écrites, la demanderesse parle de deux autres procédures judiciaires « parallèles » . La première, l'action 8501-10304, déposée devant la Cour du banc de la Reine de l'Alberta en 1985, était une procédure opposant la bande de Stoney et TransAlta Utilities. Le Canada n'était pas partie à cette action, ni n'était partie aux négociations menées entre la bande de Stoney et TransAlta Utilities.

La deuxième procédure parallèle, T-2377-88 [introduite devant la Cour fédérale], a été engagée contre le Canada et TransAlta Utilities par un groupe de membres de la bande de Stoney, qui prétendait agir au nom de tous les membres de la bande de Bearspaw ( « la bande de Bearspaw » ), laquelle est un sous-groupe de la bande de Stoney. En 1990, l'action T-2377-88 était suspendue jusqu'à ce qu'il fût disposé de l'action T-1627-88 [la présente action], car les deux actions faisaient double emploi.

En 1991, la bande de Stoney déposait dans l'action T-2377-88 une requête pour que la bande de Stoney remplace dans l'intitulé la bande de Bearspaw, au motif que seule la bande de Stoney, par l'entremise de son chef et de son conseil, pouvait représenter les membres de la bande dans un procès ou dans des négociations. La requête fut contestée par la bande de Bearspaw, et elle fut éventuellement rejetée.


En 1991, des mesures ont été prises pour que la portion de l'action T-2377-88 intéressant les terres de Ghost Lake soit rejetée, parallèlement avec le désistement partiel déposé dans la présente affaire. Après cela, le dossier est resté inactif jusqu'en 1997, année où TransAlta Utilities a réussi à faire radier l'action engagée contre elle. L'action T-2377-88 fut finalement rejetée à la suite d'un examen de l'état de l'instance en juillet 1999.

[14]            Après de longs paragraphes d'argumentation, qui soulignaient entre autres choses le préjudice subi par la défenderesse, les affirmations de la défenderesse se terminaient par la conclusion suivante :

[traduction] En conséquence de l'inertie de la demanderesse, la présente affaire a subi un délai démesuré de quinze ans. Inutile de le dire, il faudra encore plusieurs années avant qu'elle ne soit effectivement instruite. Les explications données par la demanderesse ne suffisent pas à justifier le délai, et les démarches additionnelles susceptibles d'être entreprises auraient pour seul effet de préjudicier injustement au Canada. Si l'affaire devait aller de l'avant, le Canada subirait probablement un préjudice réel en raison du délai.

Par ailleurs, le délai, et ses effets probables sur l'accessibilité et la qualité des éléments de preuve, auraient une incidence défavorable sur la qualité du procès. Laisser à ce stade l'affaire aller de l'avant, ce serait agir au mépris des normes que la Cour fédérale a établies pour assurer le déroulement juste et ordonné des procès qu'elle instruit.

Le Canada demande respectueusement à la Cour d'exercer son pouvoir discrétionnaire et de rejeter la présente action.

c)         Absence de réponse de la demanderesse

[15]            Par communication datée du 8 juillet 2003, la demanderesse était invitée à signifier et déposer une réponse « au plus tard le 18 juillet 2003 » . Un examen du dossier révèle qu'aucune réponse n'a été déposée.


LA DÉCISION CONTESTÉE

[16]            Dans les attendus de son ordonnance rejetant cette action pour cause de délai, la protonotaire Tabib résumait, plus brièvement que ne le font les présents motifs, les faits qui avaient déclenché l'examen de l'état de l'instance. À la suite de ce résumé, elle écrivait :

[traduction] Il appert de ces éclaircissements [les éclaircissements découlant des conclusions de la défenderesse produites dans l'examen de l'état de l'instance] qu'il n'existait en fait aucune raison pouvant expliquer pourquoi cette procédure a été si lente à progresser depuis le règlement, en 1991, de la revendication relative aux terres de Ghost Lake. La demanderesse était sans doute occupée à négocier et à régler, avec la tierce partie successeur en titre, la revendication relative aux terres Horseshoe, mais la défenderesse n'était pas partie auxdites négociations, et la tierce partie [TransAlta Utilities] n'est pas concernée par la présente action. La demanderesse a pu juger utile l'exercice, ainsi que ses résultats, mais l'avantage pour la défenderesse ou pour l'administration de la justice - et donc la justification du délai - n'est pas évident.

La défenderesse soutient aussi que le délai injustifié de douze ans dans la progression de cette affaire lui causera probablement un préjudice. Dans les procès relatifs aux revendications territoriales, la preuve se fonde souvent sur les événements historiques, mais cette preuve ne reste pas statique au fil du temps, surtout la partie de la preuve qui consiste dans les récits des anciens. Un délai de douze ans dans l'évolution d'une procédure causera sûrement un préjudice à la défenderesse, d'autant plus que la demanderesse ici a eu l'occasion de recueillir et de constituer sa preuve dans une procédure parallèle, alors que la défenderesse demeurait sur la touche.

Dans l'exercice de mon pouvoir discrétionnaire, je suis d'avis que la demanderesse n'a pas montré pourquoi cette action ne devrait pas être rejetée pour cause de délai.

POINTS EN LITIGE

[17]            Les points soulevés dans cet appel par voie de requête sont, à mon avis, les suivants :

a)         le critère à appliquer pour rendre la décision qui s'impose dans un examen de l'état de l'instance;


b)         la norme de contrôle à appliquer dans un appel interjeté contre la décision d'un protonotaire; et

c)         la question de savoir si la protonotaire a commis une erreur, au vu des circonstances de cette affaire, de telle sorte que la Cour se devrait d'intervenir.

ANALYSE

a)         Le critère à appliquer pour rendre la décision qui s'impose dans un examen de l'état de l'instance

[18]            Le cas d'espèce sur cette question est le jugement Baroud c. Canada[2], où le juge Hugessen écrivait, aux paragraphes [4] et [5] de ses motifs :

En décidant de la façon dont elle doit exercer le large pouvoir discrétionnaire qu'elle tient de la règle 382 [des Règles de la Cour fédérale (1998)] à la fin d'un examen de l'état de l'instance, la Cour doit, à mon avis, se préoccuper principalement de deux questions :

1) Quelles sont les raisons pour lesquelles l'affaire n'a pas avancé plus vite et justifient-elles le retard qui a eu lieu?

2) Quelles mesures le demandeur propose-t-il maintenant pour faire avancer l'affaire?


Les deux questions sont clairement en corrélation en ce sens que s'il existe une excuse valable justifiant que l'affaire n'ait pas progressé plus rapidement, il n'est pas probable que la Cour soit très exigeante en requérant un plan d'action du demandeur. D'autre part, si aucune raison valable n'est invoquée pour justifier le retard, le demandeur devrait être disposé à démontrer qu'il reconnaît avoir envers la Cour l'obligation de faire avancer son action. De simples déclarations de bonne intention et du désir d'agir ne suffisent clairement pas. De même, le fait que la défenderesse puisse avoir été négligente et ne s'être pas acquittée de ses obligations procédurales est, dans une grande mesure, sans rapport : la principale obligation de voir à ce que l'affaire se déroule normalement incombe au demandeur et, à un examen de l'état de l'instance, la Cour lui demandera des explications. [Non souligné dans l'original.]

[19]            Plus loin dans mon analyse, j'examinerai le point de savoir si la défenderesse, au vu des circonstances de cette affaire, a pu ne pas accomplir toutes ses « obligations procédurales » , voire ses obligations plus fondamentales, et le point de savoir si cela constitue un facteur à prendre en compte, étant donné la relation entre les parties à la présente action.

b)         La norme de contrôle à appliquer dans un appel interjeté contre la décision d'un protonotaire

[20]            Dans l'arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc.[3], dont les motifs ont été publiés le 22 décembre 2003, et donc après l'instruction de la présente affaire, le juge Décary, s'exprimant pour la majorité, écrivait aux paragraphes [17] et [18] de ses motifs :

Dans l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investment Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.), la Cour énonce dans les termes suivants la norme de contrôle applicable aux ordonnances discrétionnaires des protonotaires :

[...] Selon en particulier la conclusion tirée par lord Wright dans Evans v. Bartlam, [1937] A.C. 473 (H.L.) à la page 484, et par le juge Lacourcière, J.C.A., dans Stoicevski v. Casement (1983), 43 O.R. (2d) 436 (C. Div.), le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a)                      l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits,

b)                    l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal.


Si l'ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.                                       [juge MacGuigan, pages 462 et 463]                                                                                                  [renvoi omis]

Le juge MacGuigan a ensuite expliqué, aux pages 464 et 465, que la question de savoir si une question est déterminante pour l'issue de l'affaire doit être tranchée sans égard à la réponse que le protonotaire y a donnée :

[...] Il me semble qu'une décision qui peut être ainsi soit interlocutoire soit définitive selon la manière dont elle est rendue, même si elle est interlocutoire en raison du résultat, doit néanmoins être considérée comme déterminante pour la solution définitive de la cause principale. Autrement dit, pour savoir si le résultat de la procédure est un facteur déterminant de l'issue du principal, il faut examiner le point à trancher avant que le protonotaire ne réponde à la question, alors que pour savoir si la décision est interlocutoire ou définitive (ce qui est purement une question de forme), la question doit se poser après la décision du protonotaire. Il me semble que toute autre approche réduirait la question de fond de « l'influence déterminante sur l'issue du principal » à une question purement procédurale de distinction entre décision interlocutoire et décision définitive, et protégerait toutes les décisions interlocutoires contre les attaques (sauf le cas d'erreur de droit).

C'est probablement pourquoi, selon moi, il utilise les mots « [l'ordonnance] porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, plutôt que « [l'ordonnance] a une influence déterminante sur l'issue du principal » . L'accent est mis sur le sujet des ordonnances et non sur leur effet. Dans un cas comme celui de l'espèce, la question à se poser est de savoir si les modifications proposées sont en soi déterminantes, qu'elles soient ou non autorisées. Si elles sont déterminantes, le juge doit exercer son pouvoir discrétionnaire de novo.                                                [omissions de certains renvois]

[21]            Vu ce qui précède, je suis d'avis que le point dont était saisie la protonotaire Tabib soulevait une question ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, et cette conclusion est renforcée, évidemment, mais pas fondamentalement modifiée, par le fait que la protonotaire a décidé d'exercer son pouvoir discrétionnaire et de rejeter cette action.

[22]            Le juge Décary s'applique, dans ses motifs, au paragraphe [19], à « préciser » ses propos. Il s'exprime ainsi :

Afin d'éviter la confusion que nous voyons parfois découler du choix des termes employés par le juge MacGuigan, je pense qu'il est approprié de reformuler légèrement le critère de la norme de contrôle. Je saisirai l'occasion pour renverser l'ordre des propositions initiales pour la raison pratique que le juge doit logiquement d'abord trancher la question de savoir si les questions sont déterminantes pour l'issue de l'affaire. Ce n'est que quand elles ne le sont pas que le juge a effectivement besoin de se demander si les ordonnances sont clairement erronées. J'énoncerais le critère comme suit :


Le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal,

b) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits.

[23]            Vu ce qui précède, je suis d'avis que le présent appel soulève une question ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, non en raison de la décision à laquelle est arrivée la protonotaire Tabib, mais plutôt parce que le point dont elle était saisie dans l'examen de l'état de l'instance pouvait produire un résultat ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le résultat étant sa décision elle-même.

c)         Le dispositif qui s'impose après examen de l'affaire depuis le début


[24]            Au vu du critère exposé dans le jugement Baroud, précité, je dois conclure que les raisons pour lesquelles cette action n'a pas progressé plus rapidement sont entièrement imputables à la demanderesse. Il faut sans aucun doute rendre hommage à la demanderesse d'avoir voulu régler par la négociation les points soulevés dans l'action et d'avoir à cet égard obtenu en fait un certain succès, mais elle ne saurait pour autant être excusée d'avoir totalement ignoré l'action. La déclaration n'a pas été modifiée pour rendre compte du désistement partiel déposé en 1991. Aucune procédure n'a été introduite au nom de la demanderesse pour suspendre l'action par suite des négociations en cours. Qui plus est, aucune procédure moins formelle n'a été adoptée au nom de la demanderesse pour tenir la Cour informée des négociations en cours, ou du progrès de telles négociations. Et la preuve dont disposait la Cour ne saurait le moins du monde la convaincre que la défenderesse a été tenue au fait des négociations engagées.

[25]            Les démarches que la demanderesse a proposées devant la protonotaire pour faire avancer l'instance étaient assez illusoires. Une modification de la déclaration s'imposait depuis longtemps. Rien n'a été présenté à la Cour montrant que la déclaration allait être modifiée pour tenir compte de l'effet du règlement négocié avec TransAlta au regard de l'une des deux revendications qui subsistaient. De plus, la demanderesse proposait que soit imposée à la défenderesse, pour les « mesures complémentaires » , des échéances que l'avocate de la défenderesse juge tout à fait irréalistes et qui certainement rendaient compte d'une absence de concertation avec l'avocate de la défenderesse.

[26]            Cela étant dit, je m'en remets aux propos du juge Hugessen, dans le jugement Baroud, pour qui :

... le fait que la défenderesse puisse avoir été négligente et ne s'être pas acquittée de ses obligations procédurales est, dans une grande mesure, sans rapport...

[27]            Au vu des circonstances de cette affaire, et vu la relation entre les parties, je ne suis malheureusement pas persuadé que les propos du juge Hugessen trouvent application ici.


[28]            Comme je l'ai dit plus haut dans les présents motifs, la Cour a invité les avocats à présenter des conclusions écrites sur le point de savoir si la défenderesse avait ou non envers la demanderesse une obligation fiduciaire pouvant s'appliquer aux circonstances particulières de cet examen de l'état de l'instance. L'avocate de la défenderesse a fait valoir que la réponse à ma question devrait être négative. Elle m'a renvoyé à l'arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada[4], où le juge Binnie, s'exprimant pour la Cour, écrivait, aux paragraphes [80] et [81] :

L'aspect positif de l'établissement de ces rapports sui generis fut, historiquement, la protection des intérêts des peuples autochtones (qu'il suffise de rappeler, par exemple, le passage de la Proclamation royale de 1763, ..., précisant « qu'il s'est commis des fraudes et des abus dans les achats de terres des sauvages » ), mais l'étendue de l'autorité et des pouvoirs discrétionnaires assumés par la Couronne à l'égard des populations autochtones sur les plans économique, social et foncier a également eu pour effet d'exposer ces populations aux risques de faute et d'ineptie de la part de la Couronne. L'importance de cette autorité et de ces pouvoirs en tant qu'ingrédients fondamentaux de relations fiduciaires a été soulignée par le professeur E. J. Weinrib dans la phrase suivante, citée dans l'arrêt Guerin, ..., [TRADUCTION] « la marque distinctive d'un rapport fiduciaire réside dans le fait que la situation juridique relative des parties est telle que l'une d'elles se trouve à la merci du pouvoir discrétionnaire de l'autre » . ... L'obligation de préserver [TRADUCTION] « l'honneur de l'État » est liée d'une certaine façon aux normes éthiques que doit respecter un fiduciaire dans le contexte des rapports entre la Couronne et les peuples autochtones : ...

L' « obligation de fiduciaire » est toutefois assortie de limites. Les appelantes semblent parfois invoquer cette obligation comme si elle imposait à la Couronne une responsabilité totale à l'égard de tous les aspects des rapports entre la Couronne et les bandes indiennes. C'est aller trop loin. L'obligation de fiduciaire incombant à la Couronne n'a pas un caractère général, mais existe plutôt à l'égard de droits particuliers des Indiens. En l'espèce, ce sont des terres qui sont en jeu, et les terres jouent généralement un rôle central dans les économies et cultures autochtones. ...                   [omission de plusieurs renvois]

[29]            Le point de savoir s'il existe ou non, au vu des circonstances de cette affaire, un intérêt ou des intérêts indiens particuliers susceptibles de donner naissance à une obligation fiduciaire ne sera résolu que si ce procès suit son cours jusqu'à sa conclusion finale. Mais cela ne dispose pas de la question. Je reviens aux propos du juge Binnie sur la nécessité de préserver l' « honneur de l'État » .


[30]            Il existe une abondante jurisprudence sur le principe fiduciaire dans la mesure où il concerne les relations entre la Couronne et les Premières nations, mais, dès 1987, dans un contexte qui concernait le droit de la famille plutôt que le droit relatif aux Autochtones, la juge Wilson, rédigeant un avis dissident, écrivait dans l'arrêt Frame c. Smith[5], à la page 135 :

... dans le monde de la common law, on a hésité à confirmer l'existence d'un principe fiduciaire général qui puisse être appliqué dans des circonstances appropriées et à lui donner un contenu. Sir Anthony Mason ( « Themes and Prospects » , dans P. Finn, éd., Essays in Equity (1985), à la p. 246) a probablement raison lorsqu'il dit que [TRADUCTION] « le rapport fiduciaire est un concept à la recherche d'un principe » .

Il serait sans doute juste de dire que le concept de relation fiduciaire entre la Couronne et les Premières nations est aujourd'hui nettement mieux défini qu'il l'était en 1987, mais un bref examen de la doctrine relative à la notion d' « honneur de l'État » laisse sans doute croire que c'est encore en effet un « concept à la recherche d'un principe » .

[31]            Je trouve utile, au vu des circonstances de cette affaire, de m'en rapporter à deux autorités, auxquelles les parties ne m'ont pas renvoyé.

[32]            Dans une communication intitulée « L'honneur de l'État » [6], David M. Arnot, alors Commissaire de la Saskatchewan pour les traités, écrivait :

[traduction] Notre Cour suprême a récemment donné une nouvelle vie à la notion de ce qui est essentiellement, à défaut de la terminologie exacte, « l'honneur de l'État » . Le rejet unanime par la Cour du privilège gouvernemental, dans l'arrêt Guerin c. La Reine, ... est véritablement l'étape essentielle du rétablissement au Canada d'un système de droit fondé sur les principes plutôt que sur les personnes. Dans ce qu'il est convenu d'appeler l' « obligation fiduciaire » de la Couronne, la Cour suprême a rétabli l'ancien concept consistant à soumettre les ministres à une norme d'équité qui transcende la lettre de la loi. Les ministres doivent songer à ce qui est source de crédit et d'honneur pour le pays, plutôt qu'à ce qu'ils peuvent justifier sur le plan technique d'après les lois en vigueur.                                                                                             [renvoi omis]


[33]            Dans un commentaire de l'arrêt R. c. Marshall[7], W. H. Hurlburt, LL.D. (Hon.), c.r., du Barreau de l'Alberta, écrivait, au paragraphe [26] :

[traduction] L'effet réel de ce qu'a fait la Cour suprême du Canada, avec l'idée d' « honneur de l'État » , c'est de dire que l'État se trouvait dans une relation confidentielle avec les groupes autochtones et que le caractère confidentiel de la relation imposait à l'État l'obligation d'observer des normes de conduite plus élevées que celles qui sont imposées par les règles ordinaires de moralité commerciale. Il vaudrait mieux à mon avis dire les choses de cette façon. Une analyse relationnelle peut produire le résultat souhaité (l'imposition d'une norme de conduite plus élevée à l'État) sans donner comme source de l'obligation plus élevée une notion abstraite indéfinissable exprimée en des termes presque mystiques. Il vaut mieux énoncer la proposition directement plutôt que l'expliquer en faisant intervenir un concept d' « honneur de l'État » .

[34]            Je ferai donc maintenant un bref examen de la conduite de l'État dans cette affaire.

[35]            D'après le dossier, la défenderesse a manifestement décidé de ne pas produire une défense. Elle a choisi de ne pas réunir des documents au soutien d'une défense. Elle a choisi de ne pas demander à la Cour une prorogation du délai imparti pour le dépôt d'une défense. Elle a choisi de ne pas demander une suspension de la procédure pour justifier son inaction. Finalement, elle a choisi de ne pas demander à la Cour de rendre une ordonnance rejetant cette action pour cause de délai.


[36]            Pour parler dans un style familier, l'État, par l'entremise de ses représentants, a choisi « de ne pas s'en faire » , en espérant que cette procédure se dissiperait d'elle-même. Elle a choisi « de ne pas réveiller le chat qui dort » . Puis, ce n'est que lorsqu'a été déclenché l'examen de l'état de l'instance (qui, dois-je le rappeler, n'a pas été déclenché à l'initiative de la Cour, mais plutôt en réaction à une demande de renseignements de l'avocat de la demanderesse) que la Couronne a choisi de « bondir » et d'évoquer le préjudice qu'elle subirait en raison du long délai écoulé.

[37]            Je suis d'avis que, vu les circonstances non contestées de cette affaire, les actes de la défenderesse ne sont tout simplement pas compatibles avec l' « honneur de l'État » dans ses rapports avec une Première nation telle que la demanderesse, ni avec le sens donné à cette expression par les autorités susmentionnées, et cela sans qu'il soit nécessaire d'examiner s'il existe une obligation fiduciaire, un tel examen, ainsi que je l'ai dit précédemment, étant plus indiqué un autre jour.

[38]            Vu les circonstances particulières de cette affaire, je suis d'avis que la conduite de la défenderesse est un facteur pertinent, voire déterminant, de cet examen de l'état de l'instance. Cette conduite milite contre un résultat de l'examen de l'état de l'instance qui aurait pour effet de favoriser la défenderesse et d'encourager peut-être une conduite semblable dans l'avenir.

d)         Pensée après coup


[39]            Plus haut dans les présents motifs, j'ai relevé que l'avocat de la demanderesse, implicitement du moins, avait laissé entendre que la Cour était partiellement responsable de la longue période d'inactivité de la présente affaire parce que, alors qu'avaient été promulguées les Règles de la Cour fédérale (1998) et que la Cour s'était vu confier le pouvoir de déclencher de sa propre initiative des examens de l'état des instances, et avait d'ailleurs décidé d'appliquer un programme intensif d'examens du genre, elle avait perdu de vue cette action et n'avait pas déclenché en ce qui la concerne un examen de l'état de l'instance. C'est là une critique que je rejette. Les Règles de la Cour fédérale (1998) établissent une obligation de conduire des examens de l'état des instances[8], et ici on ne saurait mettre en doute que cette obligation n'a pas été remplie rapidement, mais les Règles ne libèrent pas un demandeur, selon les mots employés dans l'affaire Baroud, de sa « ... principale obligation de voir à ce que l'affaire se déroule normalement... » . La demanderesse ici ne pouvait tout simplement pas invoquer l'inertie de la Cour à déclencher un examen de l'état de l'instance pour justifier ou excuser sa propre inertie.

DISPOSITIF

[40]            Eu égard à ce qui précède, cet appel par voie de requête à l'encontre de la décision de la protonotaire Tabib rejetant cette action pour cause de délai sera accueilli. Cette action devrait être continuée en tant qu'instance à gestion spéciale. L'avocat de la demanderesse et l'avocate de la défenderesse devraient, sans délai, et de préférence après s'être pleinement consultés, présenter des conclusions à la Cour sur les étapes complémentaires requises pour que cette action soit instruite dans un délai raisonnable.

DÉPENS

[41]            Il n'est pas adjugé de dépens.

          « Frederick E. Gibson »          

          Juge    


Ottawa (Ontario)

le 29 janvier 2004

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                         COUR FÉDÉRALE OF CANADA

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            T-1627-88

INTITULÉ :                                           BANDE DE STONEY

demanderesse

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

LIEU DE L'AUDIENCE :                     CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L'AUDIENCE :                   LE 13 NOVEMBRE 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :      LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                          LE 29 JANVIER 2004

COMPARUTIONS :

Mark Maxwell                                    POUR LA DEMANDERESSE

Jolaine Antonio                                   POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rae et Compagnie                              POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

2910, 715-5e Avenue S.O.

Calgary (Alberta), T2P 2X6

Ministère de la Justice                         POUR LA DÉFENDERESSE

510, 606-4e Rue

Calgary (Alberta), T2P 1T1



[1]         DORS/98-106.

[2]         (1998), 160 F.T.R. 91 (C.F. 1re inst.).

[3]         [2003] A.C.F. n ° 1925 (Q.L.) (C.A.F.).

[4]         [2002] 4 R.C.S. 245.

[5]         [1987] 2 R.C.S. 99.

[6]         (1996), 60 Sask. L. Rev. 339.

[7]         R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; le commentaire d'arrêt se trouve à (2000) 38 Alta. L. Rev. (no 2) 563-577.

[8]         Voir l'article 380 des Règles.


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