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Date : 20021219

Dossier : T-1956-01

Ottawa (Ontario), le jeudi 19 décembre 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE GIBSON

ENTRE :

                                              PRODUITS SHELL CANADA LIMITÉE

                                                                                                                                                  demanderesse

                                                                              - et -

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                                   défenderesse

                                                    ORDONNANCE ET JUGEMENT

LA COUR :

1.         RÉPOND PAR LA NÉGATIVE au point de droit sur lequel il a été ordonné à la Cour de statuer en l'espèce, c'est-à-dire :             

Un producteur d'essence qui vend de l'essence à un acheteur qui utilise cette essence comme solvant et non dans un moteur à combustion interne est-il assujetti à la taxe imposée par l'article 23 de la Loi sur la taxe d'accise, L.R.C. (1985) ch. E-15, dans sa rédaction en vigueur en 1998?

            2.         ACCORDE en conséquence les réparations suivantes à la demanderesse :


a)         ACCUEILLE l'appel interjeté par la demanderesse en vertu de l'article 81.2 de la Loi sur la taxe d'accise d'un avis de détermination daté du 10 octobre 2000 et confirmé le 7 août 2001 par lequel la demande présentée par la demanderesse en vue d'obtenir le remboursement de la taxe d'accise payée sur l'essence utilisée comme solvant de dégraissage a été refusée;

                         b)         RENVOIE la détermination et la confirmation en litige au ministre du Revenu national pour qu'il les réexamine en partant du principe que la demanderesse a droit au remboursement de la taxe d'accise sur l'essence qu'elle a vendue le 25 juillet 1998 et le 14 septembre 1998 à Interprovincial Pipeline Inc. pour être utilisée par Interprovincial Pipeline Inc. comme solvant dans un ou plusieurs de ses pipelines;

                         c)         CONDAMNE la défenderesse à payer à la demanderesse ses dépens de la présente action, qui seront taxés conformément à la colonne III du tableau du tarif B des Règles de la Cour fédérale (1998).

                                                                             « Frederick E. Gibson »     

                                                                                                             Juge                   

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


Date : 20021219

Dossier : T-1956-01

Référence neutre : 2002 CFPI 1304

ENTRE :

                    PRODUITS SHELL CANADA LIMITÉE

                                                                                              demanderesse

                                                    - et -

                                  SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                               défenderesse

                                 MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION


[1]                 Par la déclaration qu'elle a déposée le 30 octobre 2001, les Produits Shell Canada Limitée (la demanderesse) a interjeté appel, en vertu de l'article 81.2 de la Loi sur la taxe d'accise[1], d'un avis de détermination daté du 10 octobre 2000 et confirmé le 7 août 2001 par lequel la demande qu'elle avait présentée en vue d'obtenir le remboursement de la taxe d'accise payée sur l'essence utilisée comme solvant de dégraissage a été refusée. L'avis de détermination et de confirmation en question (la décision) se rapportait à deux ventes de grandes quantités d'essence que la demanderesse avait consenties à Interprovincial Pipe Line Inc. (IPL) en 1998. La taxe d'accise payée pour ces deux ventes dépassait 400 000 $.

[2]                 La demanderesse demande à la Cour :

            a)         d'accueillir son appel;

            b)         de renvoyer l'affaire au ministre du Revenu national pour qu'il la réexamine en partant du principe que la demanderesse a droit au remboursement de la taxe d'accise sur l'essence qu'elle a vendue lors des ventes en question à IPL;

            c)         de lui adjuger les dépens de la présente action.

La défenderesse demande pour sa part à la Cour :

            a)         de répondre par l'affirmative au point de droit soumis à la Cour, en l'occurrence la question de savoir si le producteur d'essence qui vend de l'essence à un acheteur qui utilise cette essence comme solvant et non dans un moteur à combustion interne est assujetti à la taxe imposée par l'article 23 de la Loi sur la taxe d'accise, dans sa rédaction en vigueur en 1998;

            b)         de lui adjuger ses dépens;

            c)         de lui accorder toute autre réparation qu'elle estime juste.

Le point de droit soumis à la Cour sera analysé plus loin.


[3]                 Aux termes de l'ordonnance prononcée avec le consentement des parties le 4 avril 2002, la Cour a déclaré qu'elle statuerait sur le point de droit exposé par la demanderesse et la défenderesse dans un mémoire spécial en remplacement de l'instruction de l'action, le tout conformément à l'article 220 des Règles de la Cour fédérale (1998)[2] dont voici le libellé :


220. (1) Une partie peut, par voie de requête présentée avant l'instruction, demander à la Cour de statuer sur :

a) tout point de droit qui peut être pertinent dans l'action;

b) tout point concernant l'admissibilité d'un document, d'une pièce ou de tout autre élément de preuve;

c) les points litigieux que les parties ont exposés dans un mémoire spécial avant l'instruction de l'action ou en remplacement de celle-ci.

220. (1) A party may bring a motion before trial to request that the Court determine

(a) a question of law that may be relevant to an action;

(b) a question as to the admissibility of any document, exhibit or other evidence; or

(c) questions stated by the parties in the form of a special case before, or in lieu of, the trial of the action.


(2) Si la Cour ordonne qu'il soit statué sur l'un des points visés au paragraphe (1), elle :

a) donne des directives sur ce qui doit constituer le dossier à partir duquel le point sera débattu :

b) fixe les délais de dépôt et de signification du dossier de requête;

c) fixe les date, heure et lieu du débat.

(2) Where, on a motion under subsection (1), the Court orders that a question be determined, it shall

(a) give directions as to the case on which the question shall be argued;

(b) fix time limits for the filing and service of motion records by the parties; and

(c) fix a time and place for argument of the question.

(3) La décision prise au sujet d'un point visé au paragraphe (1) est définitive aux fins de l'action, sous réserve de toute modification résultant d'un appel.

(3) A determination of a question referred to in subsection (1) is final and conclusive for the purposes of the action, subject to being varied on appel.


[4]                 La Cour a également ordonné que le point de droit serait débattu à partir de l'exposé conjoint des faits annexé à son ordonnance.

LE POINT DE DROIT SUR LEQUEL IL A ÉTÉ ORDONNÉ À LA COUR DE STATUER

[5]                 Voici le point de droit sur lequel il a été ordonné à la Cour de statuer :

Un producteur d'essence qui vend de l'essence à un acheteur qui utilise cette essence comme solvant et non dans un moteur à combustion interne est-il assujetti à la taxe imposée par l'article 23 de la Loi sur la taxe d'accise, L.R.C. (1985) ch. E-15, dans sa rédaction en vigueur en 1998?


EXPOSÉ CONJOINT DES FAITS

[6]                 Voici le texte de l'exposé conjoint des faits à partir duquel le point de droit susmentionné doit être tranché :

1.         La demanderesse, les Produits Shell Canada Limitée, est une société constituée en personne morale sous le régime de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. (1985), ch. C-44.

2.         La défenderesse est Sa Majesté la Reine, représentée par le ministère du Revenu national (l'Agence des douanes et du revenu du Canada depuis le 1er novembre 1999) dans la présente action.

3.         La demanderesse est un « fabricant ou un producteur » au sens de la Loi sur la taxe d'accise, L.R.C. (1985), ch. E-15 (la Loi), étant donné qu'elle produit de l'essence destinée à la vente à partir de pétrole et de brut.

4.         La demanderesse est titulaire, en vertu de l'article 64, de la Loi d'une licence en tant que personne tenue de payer des taxes aux termes de la partie III de la Loi.


5.         Le 25 juillet 1998 et le 14 septembre 1998, la demanderesse a vendu de l'essence fabriquée par elle (l'essence) à Interprovincial Pipe Line Inc. (IPL) que cette dernière devait utiliser comme solvant dans un de ses pipelines.

6.         IPL a utilisé l'essence comme solvant pour déloger des dépôts de souffre accumulés dans les parois intérieures des pipelines qu'elle exploitait pour le transport de pétrole brut.

7.         IPL n'a pas utilisé l'essence dans un moteur à combustion interne.

8.         Alors qu'elle était utilisée comme solvant par IPL, l'essence s'est mélangée avec le pétrole brut dans le pipeline et a été vendue par IPL comme du pétrole brut à un tiers absolument étranger.

9.         La demanderesse a payé la taxe d'accise sur l'essence qu'elle avait vendue à IPL en 1998.

10.       Le 31 juillet 2000, le ministre du Revenu national a reçu la demande présentée par la demanderesse en vue d'être remboursée de la taxe d'accise qu'elle avait payée à l'égard de l'essence (la demande de remboursement).

11.       Par avis de détermination daté du 10 octobre 2000, le ministre du Revenu national a refusé la demande de remboursement de la demanderesse.


12.       À la suite du dépôt par la demanderesse d'un avis d'opposition, le ministre du Revenu national a confirmé le 7 août 2001 le refus de la demande de remboursement.

13.       Par une déclaration datée du 30 octobre 2001, la demanderesse a interjeté appel devant la Cour fédérale (Section de première instance) de la confirmation par le ministre du Revenu national de son refus de la demande de remboursement de la demanderesse.

LE RÉGIME LÉGISLATIF

[7]                 Les paragraphes 23(1) et 23(2) de la Loi imposent une taxe d'accise sur les marchandises mentionnées aux annexes I et II de la Loi et prévoient que cette taxe est, lorsque les marchandises sont de fabrication ou de provenance canadienne, exigible du fabricant ou du producteur au moment de la livraison de ces marchandises à leur acheteur. Voici le texte des paragraphes 23(1) et 23(2)[3], dans leur rédaction en vigueur à l'époque qui nous intéresse en l'espèce :



23. (1) Sous réserve des paragraphes (6) à (8.3) et 23.2(6), lorsque les marchandises énumérées aux annexes I et II sont importées au Canada, ou y sont fabriquées ou produites, puis livrées à leur acheteur, il est imposé, prélevé et perçu, outre les autres droits et taxes exigibles en vertu de la présente loi ou de toute autre loi, une taxe d'accise sur ces marchandises, suivant le taux applicable figurant à l'article concerné de l'annexe pertinente, calculée, lorsqu'il est précisé qu'il s'agit d'un pourcentage, d'après la valeur à l'acquitté ou le prix de vente, selon le cas.

23. (1) Subject to subsections (6) to (8.3) and 23.2(6), whenever goods mentioned in Schedules I and II are imported into Canada or manufactured or produced in Canada and delivered to a purchaser thereof, there shall be imposed, levied and collected, in addition to any other duty or tax that may be payable under this or any other Act or law, an excise tax in respect of those goods at the applicable rate set out in the applicable section in whichever of those Schedules is applicable, computed, where that rate is specified as a percentage, on the duty paid value or the sale price, as the case may be.(2) Lorsque les marchandises sont importées, la taxe d'accise prévue par le paragraphe (1) est payée conformément à la Loi sur les douanes, et lorsque les marchandises sont de fabrication ou de provenance canadienne et vendues au Canada, cette taxe d'accise est exigible du fabricant ou du producteur au moment de la livraison de ces marchandises à leur acheteur.

(2) Where goods are imported, the excise tax imposed by subsection (1) shall be paid in accordance with the provisions of the Customs Act by the importer, owner or other person liable to pay duties under that Act, and where goods are manufactured or produced and sold in Canada, the excise tax shall be payable by the manufacturer or producer at the time of delivery of the goods to the purchaser thereof.


[8]                 L'essence, avec ou sans plomb, et l'essence d'aviation, elle aussi avec ou sans plomb, sont des marchandises mentionnées à l'annexe I de la Loi. L'article 9[4] de cette annexe est ainsi libellé :


9. a) Essence sans plomb et essence d'aviation sans plomb, 0,10_$ le litre;

b) Essence avec plomb et essence d'aviation avec plomb, 0,11_$ le litre.


9. (a) Unleaded gasoline and unleaded aviation gasoline,_$0.10 per litre.

(b) Leaded gasoline and leaded aviation gasoline,_$0.11 per litre.


[9]                 Le terme « essence » est défini au paragraphe 2(1) de la Loi. Voici le préambule du paragraphe 2(1) et la définition du mot « essence » qu'on trouve dans ce paragraphe[5] :


2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent au présent article, aux parties I à VIII (sauf l'article 121) et aux annexes I à IV.

« essence » Les carburants du genre de l'essence utilisés dans les moteurs à combustion interne autre que les moteurs d'aéronefs.                                                                                                            [je souligne]


2. (1) The following definitions apply in this section, Parts I to VIII (other than section 121) and Schedules I to IV :

"gasoline" means gasoline type fuels for use in internal combustion engines other than aircraft engines;                                                                                                                                       [emphasis added]


[10]            Par contraste, la définition que le paragraphe 2(1) donne de l'expression « combustible diesel » est reproduite ici[6] :


« combustible diesel » S'entend notamment de toute huile combustible qui peut être utilisée dans les moteurs à combustion interne de type allumage par compression, à l'exception de toute huile combustible destinée à être utilisée et utilisée de fait comme huile à chauffage.                                                                                                       [je souligne]


"diesel fuel" includes any fuel oil that is suitable for use in internal combustion engines of the compression-ignition type, other than any such fuel oil that is intended for use and is actually used as heating oil;                                                                                                                               [emphasis added]


[11]            Il y a lieu de noter que la définition d' « essence » est limitative alors que l'expression « combustible diesel » « s'entend notamment » des éléments énumérés dans la définition. En recourant à une définition limitative dans le cas du mot « essence » au lieu d'employer l'expression « s'entend notamment de » , le législateur voulait limiter les carburants du genre de l'essence qui sont assujettis à la taxe d'accise à ceux qui sont utilisés dans les moteurs à combustion interne autres que les moteurs d'aéronefs. Dans l'arrêt Nova, an Alberta Corp. c. Amoco Canada Petroleum Co.[7], la Cour suprême du Canada a statué, sous la plume du juge Estey, à la page 460 :

« Il est, on le sait, constant en jurisprudence depuis longtemps que l'emploi des mots "y compris" par le rédacteur d'une loi constitue une méthode d'amplification qui élargit le sens des mots qui le précèdent » .

Je suis convaincu qu'on peut dire la même chose des mots qui suivent l'expression « s'entend notamment de » dans la définition de « combustible diesel » .


[12]            Il y a également lieu de noter qu'on trouve dans la définition de l'expression « combustible diesel » les expressions « qui peut être utilisée » et « destinée à être utilisée et utilisée de fait comme » au lieu du mot « utilisés » qui fait partie de la définition du mot « essence » . Je vais formuler quelques brèves observations sur ces distinctions plus loin.

[13]            Finalement, il convient de remarquer que, dans la version anglaise de la définition du mot « essence » ( « gasoline » , en anglais), le législateur emploie l'expression « for use » , alors que dans la version française, il emploie le terme « utilisés » , qui, à mon avis, n'a pas exactement le même sens que l'expression anglaise « for use » . Je reviendrai sur cette question plus loin dans les présents motifs pour formuler quelques brèves observations sur ces distinctions.

ANALYSE

a)          Principes généraux d'interprétation des lois et commentaires spécifiques sur l'interprétation de la Loi sur la taxe d'accise

[14]            Dans le jugement Sunoco Inc. c. Canada[8], mon collègue le juge Lemieux, qui était saisi d'une affaire portant sur la Loi sur la taxe d'accise, a formulé des commentaires détaillés sur l'interprétation des lois, tant sur le plan général qu'en particulier. Je ne puis faire mieux que de citer les paragraphes [13] à [15] de ses motifs :

Dans l'arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, le juge Iacobucci traite, aux pages 40 et 41, du principe fondamental de l'interprétation des lois eu égard à l'interprétation de dispositions législatives, dans les termes qui suivent :


                 Bien que l'interprétation législative ait fait couler beaucoup d'encre (voir par ex. Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (1997); Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994) (ci-après « Construction of Statutes » ); Pierre-André Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990)), Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l'interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé de texte de loi. À la page 87, il dit :

Aujourd'hui il n'y a qu'un seul principe ou solution : il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

                                                                         [. . .]

                 Je m'appuie également sur l'art. 10 de la Loi d'interprétation, L.R.O. 1980, ch. 219, qui prévoit que les lois « sont réputées apporter une solution de droit » et doivent « s'interpréter de la manière la plus équitable et la plus large qui soit pour garantir la réalisation de leur objet selon leurs sens, intention et esprit véritables. »

                 Bien que la Cour d'appel ait examiné le sens ordinaire des dispositions en question dans le présent pourvoi, en toute déférence, je crois que la cour n'a pas accordé suffisamment d'attention à l'économie de la LNE, à son objet ni à l'intention du législateur; le contexte des mots en cause n'a pas non plus été pris en compte adéquatement. Je passe maintenant à l'analyse de ces questions.

Je retiens ensuite le principe qui se dégage de l'arrêt Shell Canada Limitée c. Sa Majesté la Reine, [1999] 3 R.C.S. 622 de la Cour suprême du Canada lorsqu'il s'agit d'examiner une loi fiscale, comme la Loi de l'impôt sur le revenu, (ou la Loi sur la taxe d'accise dans le cas qui nous occupe). La juge McLachlin, actuellement juge en chef, y a fait les remarques qui suivent :

[40] Deuxièmement, la jurisprudence fiscale de notre Cour est bien établie : l'examen de la « réalité économique » d'une opération donnée ou de l'objet général et de l'esprit de la disposition en cause ne peut jamais soustraire le tribunal à l'obligation d'appliquer une disposition non équivoque de la Loi à une opération du contribuable. Lorsque la disposition en cause est claire et non équivoque, elle doit simplement être appliquée...

                                                                     [. . .]


[43] . . . les tribunaux doivent par conséquent faire preuve de prudence lorsqu'il s'agit d'attribuer au législateur, à l'égard d'une disposition claire de la Loi, une intention non explicite : [...] sous couvert d'une interprétation fondée sur l'objet, l'on risque de rompre l'équilibre que le législateur a tenté d'établir

[...]

[45] Il incombe aux tribunaux d'interpréter et d'appliquer la Loi telle qu'elle a été adoptée par le Parlement. [Non souligné dans l'original.]

S'agissant spécifiquement de l'interprétation de la LTA, j'adhère à l'opinion du juge Malone dans l'arrêt Sa Majesté la Reine c. RJR-MacDonald Inc., [2001] 2 C.F. 191, où il s'exprime ainsi :

[5] D'autres formations de la Cour ont été aux prises avec l'interprétation des dispositions de la Loi sur la taxe d'accise, qui a fait l'objet de nombreuses modifications. Les difficultés que cela pose ont été récemment notées par mon collègue, le juge Décary, J.C.A., dans les termes suivants :

Lorsqu'il est question d'une loi fragmentée comme la Loi sur la taxe d'accise [...] qui, pour commencer, contrairement, disons, à la Loi de l'impôt sur le revenu, n'a aucune structure cohérente ni aucune règle de base, et qui est modifiée régulièrement pour faire face à certaines situations ou y remédier dans un contexte économique qui évolue constamment,

[6] Je partage sa répugnance compte tenu de l'histoire complexe des parties III et VI de la Loi et des diverses politiques administratives suivies par le Ministère depuis 1935. Ma tâche est donc d'interpréter la signification des termes employés aux paragraphes 23(1), (2) et (10) et leur rapport mutuel pour déterminer l'intention véritable du législateur. [Non souligné dans l'original.] [Certains renvois omis.]

Je fais miens les propos précités du juge Lemieux de même que ceux qu'il cite lui-même.


b)          Recours aux travaux préparatoires

[15]            Dans l'arrêt R. c. Morgentaler[9], le juge Sopinka, qui s'exprimait au nom de la Cour, a formulé quelques observations au sujet du recours à des éléments extrinsèques lorsqu'il s'agit d'interpréter des textes de loi. Voici en quels termes il s'exprime, aux pages 483 et 484 :

Pour déterminer l'historique, le contexte et l'objet du texte législatif attaqué, la cour a le droit de se reporter aux types de preuve extrinsèque qui sont pertinents et qui ne sont pas douteux en soi [...] Ils incluent de toute évidence les textes connexes [...] et la preuve du « mal » que le texte vise à corriger [...] Ils comprennent aussi l'historique du texte, c'est-à-dire les circonstances de sa rédaction et de son adoption; comme le dit le juge Ritchie dans ses motifs concordants dans le Renvoi relatif à la Loi anti-inflation, [...] il nous est « non seulement permis, mais nécessaire » de prendre en considération les renseignements que le législateur avait devant lui lorsqu'il l'a adopté.

       [Renvois et certains passages omis.]

c)          Interprétation de la définition du mot « essence »

[16]            Ainsi qu'il ressort de l'exposé conjoint des faits que j'ai déjà cité dans les présents motifs, il n'est pas contesté devant moi que la demanderesse est un fabricant ou un producteur d'essence. Il est également acquis aux débats que la demanderesse a vendu à IPL de l'essence qu'elle avait produite au Canada et que IPL a utilisé l'essence qu'elle a achetée à la demanderesse comme solvant et non dans un moteur à combustion interne. Ainsi, en l'espèce, le débat tourne essentiellement autour du sens du mot « utilisés » que l'on trouve dans la définition du terme « essence » , de même qu'autour du sens des mots que l'on trouve dans la définition anglaise correspondante, en l'occurrence « for use » .


[17]            L'avocat de la demanderesse soutient que le mot « utilisés » devrait être interprété en fonction de l'intention des parties au moment de la vente et de l'achat et que cette intention pourrait en partie être déterminée selon l'utilisation finale éventuelle de l'essence. En d'autres termes, l'utilisation finale que l'acheteur a faite de l'essence servirait de preuve de l'intention des parties au moment de la vente et de l'achat. Ainsi, le terme « utilisés » serait interprété comme signifiant la même chose que les mots « destinée à être utilisée et utilisée » que l'on trouve dans la définition de « combustible diesel » . Bien qu'elle n'ait pas été plaidée devant moi, je suis convaincu que cette interprétation est celle qui s'accorde mieux que toute autre avec la version française de la définition du mot « essence » .

[18]            En revanche, l'avocat de la défenderesse affirme que le mot « utilisés » devrait être interprété comme équivalent à « aptes à être utilisés » au moment de l'achat et de la vente. Cet argument se rapproche dangereusement selon moi de l'idée que le mot « utilisés » que l'on trouve dans la définition de « essence » signifie essentiellement la même chose que les mots « qui peut être utilisée » dans la définition de « combustible diesel » . J'ai beaucoup de difficulté avec une telle proposition.


[19]              Bien que je sois conscient que la Cour « [...] devrait répugner à comparer à la loupe les termes » des dispositions de la Loi, je suis persuadé que, dans le cas qui nous occupe, si le législateur fédéral avait voulu que le terme « utilisés » signifie essentiellement la même chose que l'expression « qui peut être utilisée » ou « destinée à être utilisée et utilisée » , il aurait employé les mêmes mots dans les deux définitions, en l'occurrence la définition du terme « essence » et la définition de l'expression « combustible diesel » . J'en arrive à cette conclusion malgré le fait que, compte tenu des propos du juge Malone auxquels le juge Lemieux a souscrit et, partant, auxquels j'ai moi-même souscrit, cette opinion est peut-être un peu trop optimiste dans le contexte de la Loi sur la taxe d'accise.

[20]            L'avocat m'a cité un seul précédent que j'ai trouvé utile pour interpréter le concept du mot « utilisés » que l'on trouve dans la définition du mot « essence » dans la Loi. Dans l'affaire Sous-ministre du Revenu national pour les douanes et l'accise c. Steel Company of Canada Limited[10], la Cour d'appel avait la tâche d'interpréter, dans le contexte de la Loi sur la taxe d'accise, les termes suivants :

a)              les machines et les appareils vendus aux fabricants ou producteurs ou importés par eux et destinés à être utilisés par eux directement

(i) dans la fabrication ou la production de marchandises;

[...]

                                                                                                       [Non souligné dans l'original.]

Le juge Heald, a écrit ce qui suit, au nom de la Cour, à la page 5303 :

À mon avis, en employant l'expression « destinés à être utilisés » , il est manifeste que le législateur voulait que la question de l'exonération de la taxe de vente soit réglée avant que les marchandises ne soient utilisées.

J'en arrive à la même conclusion en l'espèce.


[21]            Je trouve peu éclairants les renvois aux travaux préparatoires remontant à l'époque où la taxe d'accise en litige en l'espèce, ainsi que la définition du mot « essence » , ont été insérés dans la Loi. Dans l'allocution qu'il a prononcée au sujet du budget le 23 juin 1975 devant la Chambre des communes et qui était intitulée « Exposé financier du ministre des Finances » , le ministre des Finances a déclaré ce qui suit :

C'est pourquoi je propose l'imposition, à partir de ce soir, d'une taxe d'accise spéciale sur l'essence achetée à des fins personnelles. Elle s'élèvera à 10 cents le gallon et sera perçue auprès du producteur ou de l'importateur d'essence, comme l'est la taxe générale de 12 p. cent sur la vente, prélevée au niveau de la fabrication. Toutefois, des dispositions seront prises pour rembourser le montant total de la taxe sur l'essence utilisée pour l'agriculture, la pêche, la construction, l'exploitation minière et la plupart des transports commerciaux. Ces utilisateurs seront remboursés sur la foi de certificats, qui seront présentés, avec des reçus, à Revenu Canada[11].

[22]            Dans un document intitulé « Budget - Faits saillants et renseignements supplémentaires » daté du 23 juin 1975, qui semble avoir été publié par le ministère des Finances[12], on trouve les énoncés qui suivent sous la rubrique « Taxe d'accise spéciale sur l'essence » :

Étant donné que ce nouveau prélèvement sera acquitté par le producteur d'essence avant la vente de cette dernière au consommateur, la taxe frappant les achats d'essence effectués à d'autres fins pourra être remboursée sur présentation d'une demande, accompagnée de pièces justificatives à Revenu Canada.

[...]

Les acheteurs d'essence qui exercent des activités commerciales ou industrielles ou exploitent les ressources naturelles, ainsi que les pouvoirs publics, pourront récupérer la taxe versée.

[...]


[23]            Ainsi que je l'ai déjà dit, je trouve très peu utiles ces citations extraites des travaux préparatoires de même que les autres extraits auxquels les avocats m'ont renvoyé. La seule chose que je peux en tirer est le fait qu'il est évident que le ministre des Finances, et par son intermédiaire, par la suite le Parlement, voulaient que la taxe d'accise spéciale sur l'essence exigible au moment de la vente, c'est-à-dire la taxe en question en l'espèce, soit remboursable dans certaines circonstances. Or, le débat porte en l'espèce sur une telle demande de remboursement et sur le rejet de cette demande.

[24]            On trouve le paragraphe suivant dans l'exposé conjoint des faits qui a déjà été reproduit dans les présents motifs :

5.             Le 25 juillet 1998 et le 14 septembre 1998, la demanderesse a vendu de l'essence fabriquée par elle [...] à Interprovincial Pipe Line Inc. (IPL) que cette dernière devait utiliser comme solvant dans un de ses pipelines. [Non souligné dans l'original.]

[25]            J'interprète le paragraphe qui précède comme une entente par laquelle la demanderesse et la défenderesse convenaient qu'au moment de la vente de l'essence en question, les parties à cette vente s'entendaient pour dire qu'il s'agissait d'une vente d'essence qui n'était pas utilisée dans des moteurs à combustion interne. Le même exposé conjoint des faits indique que la demanderesse et la défenderesse ont convenu qu'Interprovincial Pipe Line Inc. n'utiliserait pas l'essence ainsi achetée dans un ou des moteurs à combustion interne. Je suis convaincu que ces faits constants sont déterminants.


[26]            Ainsi que le juge Heald l'a fait remarquer dans l'arrêt Steel Company[13], en employant l'expression « destinés à être utilisés » , le législateur voulait de toute évidence que la question soit réglée « avant que les marchandises ne soient utilisées » , et non au moment de la production de l'essence ou à celui de l'utilisation finale. Vu l'ensemble des faits de la présente affaire, je conclus que ce moment est celui où la vente et l'achat ont eu lieu. Le fait que l'intention du vendeur et de l'acheteur à ce moment-là était que l'essence soit utilisée autrement que dans des moteurs à combustion interne est renforcé par les faits admis précités contenus dans l'exposé conjoint des faits.

CONCLUSION

[27]            Je répète ici le point de droit sur lequel la Cour est appelée à statuer :

Un producteur d'essence qui vend de l'essence à un acheteur qui utilise cette essence comme solvant et non dans un moteur à combustion interne est-il assujetti à la taxe imposée par l'article 23 de la Loi?

[28]            Compte tenu des faits constants à la base de la présente affaire, et vu la brève analyse qui précède, je conclus qu'il faut répondre par la négative à cette question. Ceci étant dit, il est incontestable que la demanderesse a correctement suivi la procédure prescrite par l'article 23 de la Loi en payant la taxe et en en demandant ensuite le remboursement. Je suis convaincu que la décision de la défenderesse de refuser le remboursement demandé est contraire à la loi.


[29]            Vu la réponse que j'ai décidé de donner à la question qui m'a été soumise, la demanderesse obtient gain de cause dans l'action à l'origine de la question qui m'a été soumise. Les réparations que la demanderesse réclame au principal dans cette action seront accordées par jugement.

DÉPENS

[30]            À la clôture de l'audience que j'ai présidée, j'ai constaté que la demanderesse et la défenderesse réclamaient toutes les deux les dépens de l'action. Les avocats ont convenu devant moi qu'il convenait que les dépens suivent le sort du principal. Aucun des deux avocats n'a laissé entendre qu'il existait des circonstances exceptionnelles qui justifieraient d'adjuger un montant plus élevé que le montant habituel à titre de dépens. Aux termes du jugement qui sera prononcé en l'espèce, la défenderesse sera donc condamnée à payer à la demanderesse ses dépens de la présente action, lesquels seront taxés conformément à la colonne III du tableau du tarif B des Règles de la Cour fédérale (1998).

                                                                                                                                 « Frederick E. Gibson »     

                                                                                                                                                                 Juge                   

Ottawa (Ontario)

Le 19 décembre 2002

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            T-1956-01

INTITULÉ :                                           PRODUITS SHELL CANADA LIMITÉE c.

SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                   Calgary (Alberta)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                        19 décembre 2002

COMPARUTIONS:

H. George McKenzie, c.r.                                   POUR LA DEMANDERESSE

Calgary (Alberta)

Derek Rasmussen                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Ministère de la Justice

Ottawa (Ontario)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

H. George McKenzie, c.r.                                   POUR LA DEMANDERESSE

FELESKY FLYNN s.r.l.

350 - 7e Avenue S.W., bureau 3400

Calgary (Alberta)    T2P 3N9

(403) 260-3303

Derek Rasmussen                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Ministère de la Justice

Section du contentieux des affaires civiles

284, rue Wellington, 2e étage

Ottawa (Ontario)    K1A OH8

(613) 641-7330



[1] L.R.C. (1985), ch. E-15.

[2] DORS/98-106.

[3]     Paragraphe (1) : L.C. 1993, ch. 25, art. 55.

Paragraphe (2) : L.R.C. (1985), 2e suppl., ch.1, art. 187.

[4] L.C. 1995, ch. 36, paragr. 8(1).

[5] L.R.C. (1985), ch. E-15.

[6] L.R.C. (1985), ch. E-15.

[7] [1981] 2 R.C.S. 437.

[8] (2001), 206 F.T.R. 278.

[9] [1993] 3 R.C.S. 463.

[10] (1983), 37 D.T.C. 5301 (C.A.F.)

[11] Débats de la Chambre des communes, Compte rendu officiel, première session, 30e législature, vol. VII, 1975, 23 juin 1975, à la page 7032.

[12] Dossier de la requête de la défenderesse, onglet 7.

[13] Précité, note 10.


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